Enquêtes sur l`identité des pauvres en Espagne

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Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle)
Marie-Lucie Copete
Présentation – débat
Mardi 31 octobre 2006
Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle)
Marie-Lucie Copete
Les pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe), et plus largement en Europe, n'ont pas fait
l'objet d'une construction identitaire ou d'une quête d'identité. Il s'agit d'une identité sociale
fragmentée, révélatrice de stratégies économiques, sociales ou religieuses. L'enjeu identitaire
n'est pas ici celui du groupe social des pauvres, mais de ceux qui élaborent des discours nombreux au XVIe, puis au XVIIIe siècle- ou développent des pratiques d'assistance – qui
fleurissent partout dans la deuxième moitié du XVIe jusqu'au XVIIIe -.
Mais qu'est-ce qu'un pauvre ?
1- Définitions d'historiens
Premier constat et première difficulté1 : il s'agit, comme le souligne Gutton, de
"raconter" un groupe social analphabète, " …des gens qui ne se sont presque jamais racontés".
Les témoignages sur ces "masses muettes" (Gutton), qui ont suscité des peurs par leur nombre
(à la fin du Moyen Âge, le phénomène du paupérisme est quantitatif à cause de l'exode rural
qui frappent les campagnes), mais aussi des attentes (dans le cadre de l'économie du salut ou
des grands changements économiques et sociaux de la fin du XVe siècle, les pauvres
deviennent alors des réservoirs de main-d'œuvre). Les sources sont orientées par des
préoccupations - charité, assistance, ordre public-, " informées par une certaine vision qu'ont
les auteurs des pauvres et du problème du paupérisme (Gutton)".
Au Bas Moyen Âge, une prolifération de termes rend compte des ambiguïtés du regard
porté sur les pauvres. Mollat avance que l'on peut reconstruire les étapes d'une chronologie
médiévale de la pauvreté à partir des évolutions sémantiques des mots "pauvre" et "pauvreté":
ces termes conservent une connotation religieuse, mais à partir du milieu du XIVe siècle, la
terminologie se caractérise par une dégradation du sens des mots et l'apparition d'un
vocabulaire dépréciatif. On assiste à la constitution d'un "outillage verbal" important pour
désigner les états de la pauvreté et les catégories de pauvres.
La définition du pauvre doit donc être large (Mollat et Farge) : il faut avant tout
prendre en compte les conséquences des situations de faiblesse, de dépendance ou
d'humiliation, temporaires ou permanentes, et les mettre en regard avec l'assistance. On peut
ainsi constater trois degrés de pauvreté (Farge) : la misère perçue non plus comme necessitas,
mais comme faute liée à l'oisiveté, la fainéantise, la débauche qui caractérisent le
vagabondage ou le nomadisme social; les détresses individuelles qui atteignent le vieillard, le
malade, l'imbécile, l'infirme, l'orphelin, la veuve; la "société des démunis" qui est celle des
ouvriers, des journaliers, des manœuvres, des êtres sans qualification et sans position. La
pauvreté est par ailleurs relative, elle comporte des degrés. Il y aurait ainsi un seuil à partir
duquel la pauvreté est une menace constante : celui de la "hantise du pain quotidien" ; un seuil
représenté par l'absence de réserves, de biens ( les pauvres sont alors ceux qui sont
susceptibles de le devenir : les paupérisables); les marges enfin : ceux qui ne sont rattachés à
1
Michel Mollat, Les pauvres au Moyen Age, Paris, 1978, Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié. L'Europe
et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Paris, 1987 [1978], Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en
Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 1974, Arlette Farge et alii, Sans visages. L'impossible regard sur le pauvre,
Paris, 2004.
Séminaire sur les Identités 2006-2007
Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC
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aucun corps et dont la principale caractéristique est la mobilité 2. Dans une définition du
pauvre en lien avec la question des identités, il convient de souligner l'intérêt du seuil de
tolérance sociale à la misère (pourcentage de marginaux qu'une société peut tolérer sans
perturbations ni répression).
Ces définitions font état d'une inflation de termes pour nommer les pauvres qui
dessinent des lignes de démarcation, elles fondent des discriminations qui ne "racontent" pas
des vécus, mais des attitudes sociales, politiques ou religieuses. Elles sont du domaine des
représentations. Une histoire de la pauvreté, dans une tentative pour circonscrire une identité,
ne serait-elle qu'une histoire des représentations collectives ?
2- "Enquêtes de terrain" : les théoriciens de la pauvreté
A la fin du Moyen Age, l'exode rural massif et l'indigence des "classes laborieuses"
urbaines, conséquences de changements économiques et sociaux importants, débouchent sur
une prise de conscience des dimensions du paupérisme. Or "les mécanismes traditionnels
d'assimilation progressive cessent de fonctionner (Geremek)" et face à ce changement
d'échelle du paupérisme, l'assistance et les systèmes de représentations traditionnels du pauvre
sont inopérants. Il y a, par ailleurs, des besoins économiques en main-d'œuvre et une volonté
politique de sortir du champ théologique dans lequel était circonscrite l'image du pauvre afin
d'installer les politiques d'assistance dans le champ politique en faisant de la misère un
problème d'ordre public et social.
Le mouvement des réformes de l'assistance part des villes d'Europe du Nord dans les
années 1520, ces initiatives municipales sont réunies dans l'ordonnance de Charles V de 1531
qui s'applique aux Flandres, étendue en 1540 à la Castille. Le mouvement atteint les villes
castillanes dans les années 1540 : plusieurs villes appliquent les mesures, dont la ville de
Zamora. Les mesures consistent à limiter la mendicité et à réorganiser l'assistance en la
sécularisant. Il s'agit de recenser les pauvres afin de fixer qui a droit à l'assistance, c'est-à-dire
de déterminer qui sont les vrais pauvres (infirmes, orphelins, vieillards), et qui sont les
usurpateurs : faux pauvres ou mendiants valides, pauvres professionnels. Cette dernière
catégorie doit travailler : le travail obligatoire est la clé de voûte des réformes. J. Vilar3 parle
du "rêve de la grande mutation du marginal (économique) en prolétaire". Il faut souligner
également l'influence de l'humaniste Juan Luis Vives (De subventione pauperum, 1526) qui
théorise dans son traité les politiques municipales en matière d'assistance4.
Les réformes décidées à Zamora provoquent en 1545 une controverse, "un choc doctrinal
(J. Vilar)", entre le dominicain Domingo de Soto, haute autorité théologique de l'université de
Salamanque, et le bénédictin Juan de Medina ou de Robles, promoteur de la réforme
municipale de Zamora5. La controverse pose la question : qu'est-ce qu'un pauvre ? Si Juan de
Robles suit les initiatives municipales en matière d'assistance, Domingo de Soto les conteste :
il est ainsi amené à définir le pauvre qu'il associe à l'aumône et à la mendicité; il entérine, tout
en la discutant, la discrimination entre d'une part vrais pauvres et pauvres honteux –
catégories liées à la faiblesse physique ou économique – et d'autre part faux pauvres, les
2
Voir à ce propos les travaux de B. Geremek. Sur la question de la mobilité, Daniel Roche, Humeurs
vagabondes. De la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Paris, 2003.
3
Jean Vilar, "Le picarisme espagnol : de l'interférence des marginalités à leur sublimation esthétique", in B.
Vincent (coord.), Les marginaux et les exclus dans l'histoire, Paris, 1979.
4
Voir Marcel Bataillon, "J. L. Vivès réformateur de la bienfaisance", Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance.
Mélanges Augustin Renaudet, t. XIV, 1952, 141-158.
5
Les textes de Soto et de Medina ont été récemment publiés à nouveau avec une introduction qui fait l'état des
recherches sur la question des traités d'assistance aux pauvres en Espagne : Félix Santalaria Sierra, El gran
debate sobre los pobres en el siglo XVI. Domingo de Soto y Juan de Robles 1545, Barcelone, 2003.
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mendiants valides. Il insère ce constat dans une dichotomie riche/pauvre, tout en préconisant
une solidarité entre les trois ordres de la société. Domingo de Soto associe le nomadisme
social à l'oisiveté, il dresse cependant un plaidoyer pour la liberté de mouvement du pauvre.
Sa définition du pauvre est large, il insiste surtout sur la fragilité des conditions sociales du
peuple et sur les décalages entre une vision traditionnelle – et idéologique – de la société
divisée entre trois états, chacun d'eux ayant une fonction spécifique, et les réalités
économiques et sociales de son temps.
A la fin du XVIe siècle, Pérez de Herrera6, écrit un traité pour endiguer le paupérisme et
sortir l'économie et la société castillanes de la crise. Il ne revient pas sur la distinction vrais et
faux pauvres, les mendiants valides doivent travailler. Il propose des catégories de pauvres (et
des traitements spécifiques pour chacune d'entre elles) : pauvres honteux, prisonniers, captifs,
orphelins, soldats, femmes vagabondes, prostituées. Pérez de Herrera propose une synthèse :
il reprend des catégories traditionnelles, liées aux œuvres de miséricorde corporelles,
auxquelles il ajoute des catégories nouvelles, les laissés-pour-compte frappés par la crise de la
fin du XVIe ; il propose d'en faire des secteurs sociaux émergents, de les transformer en
classes moyennes industrieuses. Les projets de Pérez de Herrera ont un lien étroit avec les
traités d'économie politique contemporains.
Ces deux exemples montrent que les pauvres acquièrent des identités sociales, en lien
avec un "ethos du travail" (Bataillon), mais qui restent théoriques car elles reflètent les
positions idéologiques de leurs auteurs. Pour Soto, la pauvreté reste un problème théologique,
ce qui explique sa défense de la liberté du pauvre, notamment du vagabond, dont la
criminalisation est liée à la mobilité, or c'est bien là un des enjeux les plus importants des
réformes de l'assistance. Pour Pérez de Herrera, la pauvreté est une question pragmatique liée
au développement économique. La discrimination des pauvres - vrais et faux, bons et
mauvais, valides et invalides - reste de l'ordre du discours même si elle traduit des
préoccupations économiques et sociales. On reste cependant dans le domaine des
représentations.
3- Enquêtes de terrain : les pratiques (les confréries jésuites)
Les congrégations ou les confréries sont des associations de laïcs, parfois de membres
du clergé séculier, à caractère religieux. Dès l'installation de la Compagnie de Jésus en
Espagne au milieu du XVIe siècle, les congrégations rattachées à l'ordre deviennent un outil
d'apostolat complémentaire de l'évangélisation ou du développement de la spiritualité des
élites urbaines. J'ai suivi certaines confréries, en Andalousie notamment, sur le long terme. Je
ne me suis intéressée qu'aux confréries d'assistance7.
On remarque qu’il y a coexistence des formes d’assistance aux pauvres. On rencontre,
au XVIe comme au XVIIIe siècle, des pratiques caritatives traditionnelles, souvent ponctuelles
et visant au prestige, par exemple, la distribution de nourriture aux pauvres lors de la fête
annuelle de la congrégation ou à Pâques. Et on voit des associations plus efficaces qui
anticipent sur des formes de protection sociale futures et amènent les projets de réforme de
l’assistance aux pauvres de la première modernité à leurs ultimes développements : par
exemple, à travers la prise en charge planifiée de pauvres honteux (souvent du domaine de la
pauvreté laborieuse) dans le cadre des paroisses (argent, nourriture, vêtements, soins).
Les œuvres de miséricorde corporelles ont servi de base à l’organisation de
l’assistance aux pauvres des confréries jésuites. D’abord parce qu’elles définissent, identifie,
6
Cristóbal Pérez de Herrera, Amparo de pobres, édition, introduction et notes de Michel Cavillac, Madrid, 1979.
Pour l'enquête, voir Marie-Lucie Copete, "Pauvreté et confréries jésuites en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle)" in
M.-L. Copete et R. Caplán, Identités périphériques. Péninsule ibérique, Méditerranée, Amérique latine, Paris,
2004, p. 109-139.
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des catégories prioritaires de pauvres à secourir. Les bénéficiaires de la charité des confréries
jésuites sont donc, dès l'origine du mouvement, les malades, les prisonniers et les pauvres
honteux. La charité pratiquée par ces associations s’inscrit dans les réalisations qu’avaient
connus les siècles précédents. Car la participation des élites urbaines à l’assistance a pour
origine, non une préoccupation sociale, mais un engagement religieux. L’assistance n’est
conçue que comme un prolongement nécessaire à un cheminement spirituel. Au XVIe siècle,
les devoirs du chrétien ont été redéfinis et si le catholicisme doit être vécu dans l’intelligence
d’une foi intérieure, l’action sociale devient un des éléments d’extériorisation de ce renouveau
spirituel. C’est une des facettes de la spiritualité développée par les jésuites dans le sillage de
la Contre-Réforme8. C’est une constante du mouvement congréganiste jésuite pendant toute
l’époque moderne.
On constate cependant une "périphérisation", une marginalisation, de l’image du
pauvre. Si les représentations des pauvres dans les traités de réforme de l’assistance insistent
surtout sur la pauvreté vicieuse et relèvent, plus que de l’observation sociologique, d’une
construction idéologique dans laquelle la problématique du travail joue un rôle fondamental,
elles accordent une place centrale aux pauvres. Les faux mendiants, les enfants ou les
femmes notamment, constituent des réservoirs de main-d’œuvre qui consolident les
transformations économiques du début des Temps modernes et débouchent sur des
transformations sociales et politiques. Les réformateurs perçoivent le pauvre comme un
danger social, insistant sur son mode de vie asocial ou son déracinement, et s’inclinent pour
des solutions relevant de l’ordre public, mais, au-delà des stéréotypes, ils posent la question
de l’insertion économique et sociale des pauvres par le travail et l’éducation. Ces deux thèmes
disparaissent dans les pratiques caritatives dont la principale préoccupation vis-à-vis du
paupérisme est la survie des assistés. Les réalités auxquelles sont confrontées les confréries
d’assistance ( les descriptions du dénuement, des difficultés à survivre sont nombreuses)
traduisent le désarroi des laissés-pour-compte, nombreux - entre 20 et 40 % de la population intégrés à la société, dont la principale caractéristique est l’absence de réserves qui les
fragilise et peut, au moindre accident, les faire basculer dans l’indigence, la hantise de la
famine et de la survie. Elles éclairent l’instabilité de conditions sociales inhérentes au menu
peuple : on est bien là confronté à ces « masses muettes », dont parle Jean-Pierre Gutton, qui
n’ont laissé pour témoignage que le regard des autres. Mais l'image des pauvres, leur identité
sociale, est cependant conforme aux systèmes de représentation des discours (traités de
réforme).
4- Enquête de terrain : les missions intérieures ( les missions aux madragues)
Je développe ici un exemple où l'identité initiale d'un groupe spécifique est façonnée
pour construire une identité politique et religieuse9.
Au cours du premier siècle d’existence de la Compagnie, tous les établissements
jésuites pratiquent « les activités habituelles » de l’Ordre. Les missionnaires du XVIe et du
début du XVIIe, qui ont pour objectif de « réformer le monde », comme l’indiquait Ignace de
Loyola, entreprennent la mise en place d’une œuvre d’acculturation des populations
européennes et surtout du peuple des villes et des campagnes à travers les missions intérieures
8
Voir Michel DE CERTEAU, « Le 17e siècle français », in Les jésuites. Spiritualité et activités. Jalons d’une
histoire, Paris/Rome, Eds. Beauchesne/Centrum Ignatianum, 1974, p. 71-109.
9
Marie-Lucie Copete et Federico Palomo, "Des carêmes après le Carême. Stratégies de conversion et fonctions
politiques des missions intérieures en Espagne et au Portugal (1540-1650) », in Pierre-Antoine Fabre et
Antonella Romano (dir.), Les jésuites dans le monde moderne. Nouvelles approches, Revue de synthèse, tome
120, n° 2-3, avril-septembre 1999, p. 359-380.
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qui s’adressent aux masses illétrées. Il s'agit d'une "stratégie éducatrice et conquérante"
(Certeau) qui se caractérise par les formes de la mission organisées autour de la prédication, la
confession, la catéchèse et les pacifications.
Les jésuites en mission rédigent des rapports d’activité qui servent de base
documentaire aux histoires de collèges, voire de provinces, qui fleurissent sous le généralat
d’Aquaviva qui entreprend une réforme de la Compagnie10 qui se caractérise par une
rénovation spirituelle et un retour aux origines. La correspondance dans la Compagnie de
Jésus représente le lien entre les membres d’un ordre qui, selon ses Constitutions, doit être
disséminé de par le monde. Cette documentation est destinée à circuler : pour certains c'est un
outil de propagande, notamment interne, qui permettrait d'orienter les pères vers les missions
intérieures; pour d'autres, le survol des difficultés, l'insistance sur les succès, les nombreux
stéréotypes et silences qui la ponctuent autoriseraient à la classer dans la littérature édifiante.
On est en présence d’un discours missionnaire qui présente les croyances religieuses des
populations visitées comme aussi lointaines que celle des habitants des Indes soulignant ainsi
la nécessité d'une « reconquête catholique » selon l’expression de Mario Rosa. Par ailleurs,
dans l’entreprise de rénovation spirituelle, la mission est considérée comme "un mode
fondamental de vivre sa relation à Dieu et au monde" (Dompnier)11.
Pedro de León, missionnaire andalou de la fin du XVIe siècle, écrit : « …nous
parcourûmes ces montagnes ayant affaire non pas à des hommes, mais à des sauvages… »
ou, à propos d'une autre mission, « et là le notaire de toute cette région nous demanda où
nous allions et quelle était notre finalité. Je lui répondis que nous allions confesser et prêcher
à tous les gens de cette contrée, lui expliquant que notre but est de nous rendre dans les
villages les plus oubliés du monde, comme les pères qui se rendent aux Indes» ; il en vient à
conclure : « Ces sentiers ont autant besoin de doctrine et d’éducation que les sentiers les plus
cachés des Indes ; et je ne sais pas quel besoin peut-il y avoir de plus grand que celui de
montrer le chemin du ciel à ceux qui, tout en étant chrétiens, ne le connaissent pas et n’ont
personne pour le leur montrer ».
"Les écrits provenant des missions lointaines jouent à l’intérieur le rôle d’un repère
symbolique" note Michel de Certeau. Les Indes de l’intérieur apparaissent comme des
références aux « sauvages » souvent identifiés par l’absence de doctrine et par leur
analphabétisme, « gens rudes », « simples » disent les textes. La tâche missionnaire est de
faire reculer l’ignorance des points fondamentaux de la doctrine, du péché, de la prière : la
« mission intérieure est perçue par ses acteurs comme une initiation au christianisme ». Et
dans ce sens, la mission lointaine, comme le souligne Dompnier, apparaît comme « un
prototype ou matrice de la mission intérieure12 ».
L’exemple le plus significatif à cet égard est celui des missions commanditées par les
ducs de Medinasidonia, propriétaires des pêcheries de thon de la côte gaditane. Ces missions,
considérées par les missionnaires comme « une terre promise », sont documentées pour la
deuxième moitié du XVIe siècle. La pêche aux thons est un travail saisonnier qui se déroule
sur la plage même où se trouvent les installations nécessaires à la pêche et où résident les
quelques 2000 journaliers affluant de toute la péninsule, des « prolétariats flottants »,
nécessaires à la pêche et à la salaison des thons. Les jésuites sont appelés pour intervenir
comme médiateurs : ils interviennent lors des affrontements, parfois sanglants, entre les
10
Michel de Certeau, « La réforme de l’intérieur au temps d’Aquaviva », in Les jésuites. Spiritualité et activités.
Jalons d’une histoire, Eds Beauchesne/Centrum Ignatien, Paris/Rome, 1974, p. 53-69.
11
Bernard Dompnier, « Les jésuites et la mission de l’intérieur », in Luce Giard et Louis de Vaucelles (dir.), Les
jésuites à l'âge baroque (1540-1640), Grenoble, 1996, p. 155-179.
12
Bernard Dompnier, « La France du premier XVIIe siècle et les frontières de la mission », MEFRIM, 109, 1997,
2, p. 621-652. Voir également Dominique Deslandres.
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équipes de pêcheurs et dans les nombreux conflits qui opposent les saisonniers aux autorités
seigneuriales. Ils oeuvrent à une pacification politique : ils sont négociateurs au cours des
grèves de journaliers, médiateurs dans les procès intentés aux travailleurs par la justice du
duc. Ils s’occupent également de soigner les malades. Une première étape de pacification leur
permet d’entreprendre une démarche d’éducation morale et religieuse similaire à celle des
missions rurales.
Les saisonniers des madragues présenteraient, selon les informateurs jésuites, toutes
les caractéristiques propres aux milieux criminels. Ils sont qualifiés de gueux et décrits
comme des bandits et des hors-la-loi : "…ils commettent mille délits et outrages. Les
meurtres, vols et excès en tout genre sont quotidiens", écrit Martin de Roa au début du XVIe
siècle. La note dominante de la documentation relative aux missions des madragues est celle
du chaos : "Ils vivent comme des gens sans loi ni roi", dit Roa, "ils vivent comme des Maures
sans roi", renchérir Pedro de León. Ils constituent une population flottante de déclassés et de
pauvres : "la période de pêche est leur Carême car ce sont des vagabonds qui ne s'arrêtent
jamais nulle part et sont à la recherche de leur pauvre pitance" (Roa). Les épisodes relatés
donnent une représentation des journaliers des pêcheries de thon qui oscille entre le stéréotype
et l'observation sociologique. L'absence d'organisation politique, due à leur mobilité, en fait
des sauvages et rend impossible un équilibre communautaire.
Quel est le but de la mission aux madragues ? Le travail des missionnaires se situe à
plusieurs niveaux : organisation politique - par le respect des hiérarchies sociales - et
économique des pêcheurs, moralisation des mœurs, éducation religieuse. La mission vise à
articuler le corps social : elle fournit un patron de comportement social et politique structuré
par la pratique religieuse. On a là un processus de construction d’un équilibre politique qui
repose sur une entreprise d’acculturation religieuse. Ainsi la mission est orientée vers le salut
de l’âme (par la confession) et la rédemption sociale (par la remise en ordre et en règle du
quotidien) : on passe alors du chaos initial, marqué par les stéréotypes propres aux milieux
populaires, à la construction d'une cité temporaire dont les membres sont des sujets et des
fidèles. Dans la conversion des "marginaux", la mission apparaît comme un instrument
d'articulation du corps social dans le cadre de la subordination du politique au religieux.
Qu'apporte-t-elle en terme d'identité des pauvres? Elle leur confère une identité politique.
Ainsi si l’utilisation du lieu commun récurrent des « Indes d’ici » se rapporte
essentiellement à l’ignorance religieuse dans les campagnes, il indique aussi la nécessité, à
travers l’action évangélisatrice, d’instaurer une paix sociale, de rétablir l’harmonie de la
communauté, dont les principaux vecteurs sont la pratique religieuse et la réforme des mœurs.
Il s'agit d'instaurer temporairement une communauté chrétienne qui ne vise cependant pas à
transformer l’ordre social. La dimension politique des missions s’exprime dans la médiation
c’est-à-dire la redéfinition des rapports internes de chaque communauté.
Nommer, identifier, est-ce suffisant pour conférer une identité ?
Les sources invitent à considérer l'identité des pauvres comme un enjeu social,
économique, politique et religieux. Pour A. Farge, "ne pas avoir n'est pas égal à n'être pas".
Cependant, les pauvres n'ont pas, et ne sont pas" car il y aurait un certain nombre de
dispositifs ou de motifs qui éclairent "cette manière si particulière de faire de la pauvreté un
lieu sans visages", écrit-elle. Il ne s'agit pas de faire une histoire des pauvres, ni de retracer la
législation les concernant, mais de "dire leur défiguration" car le pauvre vit dans la "nonreprésentation sociale". Il faut dépasser "l'appareillage sémantique", les différents termes qui
désignent les pauvres, pour s'intéresser au vécu des pauvres. Nommer le pauvre n'est pas
l'identifier. La "figure du pauvre serait emblématique d'une altérité".
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