Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete Présentation – débat Mardi 31 octobre 2006 Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete Les pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe), et plus largement en Europe, n'ont pas fait l'objet d'une construction identitaire ou d'une quête d'identité. Il s'agit d'une identité sociale fragmentée, révélatrice de stratégies économiques, sociales ou religieuses. L'enjeu identitaire n'est pas ici celui du groupe social des pauvres, mais de ceux qui élaborent des discours nombreux au XVIe, puis au XVIIIe siècle- ou développent des pratiques d'assistance – qui fleurissent partout dans la deuxième moitié du XVIe jusqu'au XVIIIe -. Mais qu'est-ce qu'un pauvre ? 1- Définitions d'historiens Premier constat et première difficulté1 : il s'agit, comme le souligne Gutton, de "raconter" un groupe social analphabète, " …des gens qui ne se sont presque jamais racontés". Les témoignages sur ces "masses muettes" (Gutton), qui ont suscité des peurs par leur nombre (à la fin du Moyen Âge, le phénomène du paupérisme est quantitatif à cause de l'exode rural qui frappent les campagnes), mais aussi des attentes (dans le cadre de l'économie du salut ou des grands changements économiques et sociaux de la fin du XVe siècle, les pauvres deviennent alors des réservoirs de main-d'œuvre). Les sources sont orientées par des préoccupations - charité, assistance, ordre public-, " informées par une certaine vision qu'ont les auteurs des pauvres et du problème du paupérisme (Gutton)". Au Bas Moyen Âge, une prolifération de termes rend compte des ambiguïtés du regard porté sur les pauvres. Mollat avance que l'on peut reconstruire les étapes d'une chronologie médiévale de la pauvreté à partir des évolutions sémantiques des mots "pauvre" et "pauvreté": ces termes conservent une connotation religieuse, mais à partir du milieu du XIVe siècle, la terminologie se caractérise par une dégradation du sens des mots et l'apparition d'un vocabulaire dépréciatif. On assiste à la constitution d'un "outillage verbal" important pour désigner les états de la pauvreté et les catégories de pauvres. La définition du pauvre doit donc être large (Mollat et Farge) : il faut avant tout prendre en compte les conséquences des situations de faiblesse, de dépendance ou d'humiliation, temporaires ou permanentes, et les mettre en regard avec l'assistance. On peut ainsi constater trois degrés de pauvreté (Farge) : la misère perçue non plus comme necessitas, mais comme faute liée à l'oisiveté, la fainéantise, la débauche qui caractérisent le vagabondage ou le nomadisme social; les détresses individuelles qui atteignent le vieillard, le malade, l'imbécile, l'infirme, l'orphelin, la veuve; la "société des démunis" qui est celle des ouvriers, des journaliers, des manœuvres, des êtres sans qualification et sans position. La pauvreté est par ailleurs relative, elle comporte des degrés. Il y aurait ainsi un seuil à partir duquel la pauvreté est une menace constante : celui de la "hantise du pain quotidien" ; un seuil représenté par l'absence de réserves, de biens ( les pauvres sont alors ceux qui sont susceptibles de le devenir : les paupérisables); les marges enfin : ceux qui ne sont rattachés à 1 Michel Mollat, Les pauvres au Moyen Age, Paris, 1978, Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié. L'Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours, Paris, 1987 [1978], Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 1974, Arlette Farge et alii, Sans visages. L'impossible regard sur le pauvre, Paris, 2004. Séminaire sur les Identités 2006-2007 Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC 1 Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete aucun corps et dont la principale caractéristique est la mobilité 2. Dans une définition du pauvre en lien avec la question des identités, il convient de souligner l'intérêt du seuil de tolérance sociale à la misère (pourcentage de marginaux qu'une société peut tolérer sans perturbations ni répression). Ces définitions font état d'une inflation de termes pour nommer les pauvres qui dessinent des lignes de démarcation, elles fondent des discriminations qui ne "racontent" pas des vécus, mais des attitudes sociales, politiques ou religieuses. Elles sont du domaine des représentations. Une histoire de la pauvreté, dans une tentative pour circonscrire une identité, ne serait-elle qu'une histoire des représentations collectives ? 2- "Enquêtes de terrain" : les théoriciens de la pauvreté A la fin du Moyen Age, l'exode rural massif et l'indigence des "classes laborieuses" urbaines, conséquences de changements économiques et sociaux importants, débouchent sur une prise de conscience des dimensions du paupérisme. Or "les mécanismes traditionnels d'assimilation progressive cessent de fonctionner (Geremek)" et face à ce changement d'échelle du paupérisme, l'assistance et les systèmes de représentations traditionnels du pauvre sont inopérants. Il y a, par ailleurs, des besoins économiques en main-d'œuvre et une volonté politique de sortir du champ théologique dans lequel était circonscrite l'image du pauvre afin d'installer les politiques d'assistance dans le champ politique en faisant de la misère un problème d'ordre public et social. Le mouvement des réformes de l'assistance part des villes d'Europe du Nord dans les années 1520, ces initiatives municipales sont réunies dans l'ordonnance de Charles V de 1531 qui s'applique aux Flandres, étendue en 1540 à la Castille. Le mouvement atteint les villes castillanes dans les années 1540 : plusieurs villes appliquent les mesures, dont la ville de Zamora. Les mesures consistent à limiter la mendicité et à réorganiser l'assistance en la sécularisant. Il s'agit de recenser les pauvres afin de fixer qui a droit à l'assistance, c'est-à-dire de déterminer qui sont les vrais pauvres (infirmes, orphelins, vieillards), et qui sont les usurpateurs : faux pauvres ou mendiants valides, pauvres professionnels. Cette dernière catégorie doit travailler : le travail obligatoire est la clé de voûte des réformes. J. Vilar3 parle du "rêve de la grande mutation du marginal (économique) en prolétaire". Il faut souligner également l'influence de l'humaniste Juan Luis Vives (De subventione pauperum, 1526) qui théorise dans son traité les politiques municipales en matière d'assistance4. Les réformes décidées à Zamora provoquent en 1545 une controverse, "un choc doctrinal (J. Vilar)", entre le dominicain Domingo de Soto, haute autorité théologique de l'université de Salamanque, et le bénédictin Juan de Medina ou de Robles, promoteur de la réforme municipale de Zamora5. La controverse pose la question : qu'est-ce qu'un pauvre ? Si Juan de Robles suit les initiatives municipales en matière d'assistance, Domingo de Soto les conteste : il est ainsi amené à définir le pauvre qu'il associe à l'aumône et à la mendicité; il entérine, tout en la discutant, la discrimination entre d'une part vrais pauvres et pauvres honteux – catégories liées à la faiblesse physique ou économique – et d'autre part faux pauvres, les 2 Voir à ce propos les travaux de B. Geremek. Sur la question de la mobilité, Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Paris, 2003. 3 Jean Vilar, "Le picarisme espagnol : de l'interférence des marginalités à leur sublimation esthétique", in B. Vincent (coord.), Les marginaux et les exclus dans l'histoire, Paris, 1979. 4 Voir Marcel Bataillon, "J. L. Vivès réformateur de la bienfaisance", Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance. Mélanges Augustin Renaudet, t. XIV, 1952, 141-158. 5 Les textes de Soto et de Medina ont été récemment publiés à nouveau avec une introduction qui fait l'état des recherches sur la question des traités d'assistance aux pauvres en Espagne : Félix Santalaria Sierra, El gran debate sobre los pobres en el siglo XVI. Domingo de Soto y Juan de Robles 1545, Barcelone, 2003. Séminaire sur les Identités 2006-2007 Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC 2 Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete mendiants valides. Il insère ce constat dans une dichotomie riche/pauvre, tout en préconisant une solidarité entre les trois ordres de la société. Domingo de Soto associe le nomadisme social à l'oisiveté, il dresse cependant un plaidoyer pour la liberté de mouvement du pauvre. Sa définition du pauvre est large, il insiste surtout sur la fragilité des conditions sociales du peuple et sur les décalages entre une vision traditionnelle – et idéologique – de la société divisée entre trois états, chacun d'eux ayant une fonction spécifique, et les réalités économiques et sociales de son temps. A la fin du XVIe siècle, Pérez de Herrera6, écrit un traité pour endiguer le paupérisme et sortir l'économie et la société castillanes de la crise. Il ne revient pas sur la distinction vrais et faux pauvres, les mendiants valides doivent travailler. Il propose des catégories de pauvres (et des traitements spécifiques pour chacune d'entre elles) : pauvres honteux, prisonniers, captifs, orphelins, soldats, femmes vagabondes, prostituées. Pérez de Herrera propose une synthèse : il reprend des catégories traditionnelles, liées aux œuvres de miséricorde corporelles, auxquelles il ajoute des catégories nouvelles, les laissés-pour-compte frappés par la crise de la fin du XVIe ; il propose d'en faire des secteurs sociaux émergents, de les transformer en classes moyennes industrieuses. Les projets de Pérez de Herrera ont un lien étroit avec les traités d'économie politique contemporains. Ces deux exemples montrent que les pauvres acquièrent des identités sociales, en lien avec un "ethos du travail" (Bataillon), mais qui restent théoriques car elles reflètent les positions idéologiques de leurs auteurs. Pour Soto, la pauvreté reste un problème théologique, ce qui explique sa défense de la liberté du pauvre, notamment du vagabond, dont la criminalisation est liée à la mobilité, or c'est bien là un des enjeux les plus importants des réformes de l'assistance. Pour Pérez de Herrera, la pauvreté est une question pragmatique liée au développement économique. La discrimination des pauvres - vrais et faux, bons et mauvais, valides et invalides - reste de l'ordre du discours même si elle traduit des préoccupations économiques et sociales. On reste cependant dans le domaine des représentations. 3- Enquêtes de terrain : les pratiques (les confréries jésuites) Les congrégations ou les confréries sont des associations de laïcs, parfois de membres du clergé séculier, à caractère religieux. Dès l'installation de la Compagnie de Jésus en Espagne au milieu du XVIe siècle, les congrégations rattachées à l'ordre deviennent un outil d'apostolat complémentaire de l'évangélisation ou du développement de la spiritualité des élites urbaines. J'ai suivi certaines confréries, en Andalousie notamment, sur le long terme. Je ne me suis intéressée qu'aux confréries d'assistance7. On remarque qu’il y a coexistence des formes d’assistance aux pauvres. On rencontre, au XVIe comme au XVIIIe siècle, des pratiques caritatives traditionnelles, souvent ponctuelles et visant au prestige, par exemple, la distribution de nourriture aux pauvres lors de la fête annuelle de la congrégation ou à Pâques. Et on voit des associations plus efficaces qui anticipent sur des formes de protection sociale futures et amènent les projets de réforme de l’assistance aux pauvres de la première modernité à leurs ultimes développements : par exemple, à travers la prise en charge planifiée de pauvres honteux (souvent du domaine de la pauvreté laborieuse) dans le cadre des paroisses (argent, nourriture, vêtements, soins). Les œuvres de miséricorde corporelles ont servi de base à l’organisation de l’assistance aux pauvres des confréries jésuites. D’abord parce qu’elles définissent, identifie, 6 Cristóbal Pérez de Herrera, Amparo de pobres, édition, introduction et notes de Michel Cavillac, Madrid, 1979. Pour l'enquête, voir Marie-Lucie Copete, "Pauvreté et confréries jésuites en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle)" in M.-L. Copete et R. Caplán, Identités périphériques. Péninsule ibérique, Méditerranée, Amérique latine, Paris, 2004, p. 109-139. 7 Séminaire sur les Identités 2006-2007 Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC 3 Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete des catégories prioritaires de pauvres à secourir. Les bénéficiaires de la charité des confréries jésuites sont donc, dès l'origine du mouvement, les malades, les prisonniers et les pauvres honteux. La charité pratiquée par ces associations s’inscrit dans les réalisations qu’avaient connus les siècles précédents. Car la participation des élites urbaines à l’assistance a pour origine, non une préoccupation sociale, mais un engagement religieux. L’assistance n’est conçue que comme un prolongement nécessaire à un cheminement spirituel. Au XVIe siècle, les devoirs du chrétien ont été redéfinis et si le catholicisme doit être vécu dans l’intelligence d’une foi intérieure, l’action sociale devient un des éléments d’extériorisation de ce renouveau spirituel. C’est une des facettes de la spiritualité développée par les jésuites dans le sillage de la Contre-Réforme8. C’est une constante du mouvement congréganiste jésuite pendant toute l’époque moderne. On constate cependant une "périphérisation", une marginalisation, de l’image du pauvre. Si les représentations des pauvres dans les traités de réforme de l’assistance insistent surtout sur la pauvreté vicieuse et relèvent, plus que de l’observation sociologique, d’une construction idéologique dans laquelle la problématique du travail joue un rôle fondamental, elles accordent une place centrale aux pauvres. Les faux mendiants, les enfants ou les femmes notamment, constituent des réservoirs de main-d’œuvre qui consolident les transformations économiques du début des Temps modernes et débouchent sur des transformations sociales et politiques. Les réformateurs perçoivent le pauvre comme un danger social, insistant sur son mode de vie asocial ou son déracinement, et s’inclinent pour des solutions relevant de l’ordre public, mais, au-delà des stéréotypes, ils posent la question de l’insertion économique et sociale des pauvres par le travail et l’éducation. Ces deux thèmes disparaissent dans les pratiques caritatives dont la principale préoccupation vis-à-vis du paupérisme est la survie des assistés. Les réalités auxquelles sont confrontées les confréries d’assistance ( les descriptions du dénuement, des difficultés à survivre sont nombreuses) traduisent le désarroi des laissés-pour-compte, nombreux - entre 20 et 40 % de la population intégrés à la société, dont la principale caractéristique est l’absence de réserves qui les fragilise et peut, au moindre accident, les faire basculer dans l’indigence, la hantise de la famine et de la survie. Elles éclairent l’instabilité de conditions sociales inhérentes au menu peuple : on est bien là confronté à ces « masses muettes », dont parle Jean-Pierre Gutton, qui n’ont laissé pour témoignage que le regard des autres. Mais l'image des pauvres, leur identité sociale, est cependant conforme aux systèmes de représentation des discours (traités de réforme). 4- Enquête de terrain : les missions intérieures ( les missions aux madragues) Je développe ici un exemple où l'identité initiale d'un groupe spécifique est façonnée pour construire une identité politique et religieuse9. Au cours du premier siècle d’existence de la Compagnie, tous les établissements jésuites pratiquent « les activités habituelles » de l’Ordre. Les missionnaires du XVIe et du début du XVIIe, qui ont pour objectif de « réformer le monde », comme l’indiquait Ignace de Loyola, entreprennent la mise en place d’une œuvre d’acculturation des populations européennes et surtout du peuple des villes et des campagnes à travers les missions intérieures 8 Voir Michel DE CERTEAU, « Le 17e siècle français », in Les jésuites. Spiritualité et activités. Jalons d’une histoire, Paris/Rome, Eds. Beauchesne/Centrum Ignatianum, 1974, p. 71-109. 9 Marie-Lucie Copete et Federico Palomo, "Des carêmes après le Carême. Stratégies de conversion et fonctions politiques des missions intérieures en Espagne et au Portugal (1540-1650) », in Pierre-Antoine Fabre et Antonella Romano (dir.), Les jésuites dans le monde moderne. Nouvelles approches, Revue de synthèse, tome 120, n° 2-3, avril-septembre 1999, p. 359-380. Séminaire sur les Identités 2006-2007 Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC 4 Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete qui s’adressent aux masses illétrées. Il s'agit d'une "stratégie éducatrice et conquérante" (Certeau) qui se caractérise par les formes de la mission organisées autour de la prédication, la confession, la catéchèse et les pacifications. Les jésuites en mission rédigent des rapports d’activité qui servent de base documentaire aux histoires de collèges, voire de provinces, qui fleurissent sous le généralat d’Aquaviva qui entreprend une réforme de la Compagnie10 qui se caractérise par une rénovation spirituelle et un retour aux origines. La correspondance dans la Compagnie de Jésus représente le lien entre les membres d’un ordre qui, selon ses Constitutions, doit être disséminé de par le monde. Cette documentation est destinée à circuler : pour certains c'est un outil de propagande, notamment interne, qui permettrait d'orienter les pères vers les missions intérieures; pour d'autres, le survol des difficultés, l'insistance sur les succès, les nombreux stéréotypes et silences qui la ponctuent autoriseraient à la classer dans la littérature édifiante. On est en présence d’un discours missionnaire qui présente les croyances religieuses des populations visitées comme aussi lointaines que celle des habitants des Indes soulignant ainsi la nécessité d'une « reconquête catholique » selon l’expression de Mario Rosa. Par ailleurs, dans l’entreprise de rénovation spirituelle, la mission est considérée comme "un mode fondamental de vivre sa relation à Dieu et au monde" (Dompnier)11. Pedro de León, missionnaire andalou de la fin du XVIe siècle, écrit : « …nous parcourûmes ces montagnes ayant affaire non pas à des hommes, mais à des sauvages… » ou, à propos d'une autre mission, « et là le notaire de toute cette région nous demanda où nous allions et quelle était notre finalité. Je lui répondis que nous allions confesser et prêcher à tous les gens de cette contrée, lui expliquant que notre but est de nous rendre dans les villages les plus oubliés du monde, comme les pères qui se rendent aux Indes» ; il en vient à conclure : « Ces sentiers ont autant besoin de doctrine et d’éducation que les sentiers les plus cachés des Indes ; et je ne sais pas quel besoin peut-il y avoir de plus grand que celui de montrer le chemin du ciel à ceux qui, tout en étant chrétiens, ne le connaissent pas et n’ont personne pour le leur montrer ». "Les écrits provenant des missions lointaines jouent à l’intérieur le rôle d’un repère symbolique" note Michel de Certeau. Les Indes de l’intérieur apparaissent comme des références aux « sauvages » souvent identifiés par l’absence de doctrine et par leur analphabétisme, « gens rudes », « simples » disent les textes. La tâche missionnaire est de faire reculer l’ignorance des points fondamentaux de la doctrine, du péché, de la prière : la « mission intérieure est perçue par ses acteurs comme une initiation au christianisme ». Et dans ce sens, la mission lointaine, comme le souligne Dompnier, apparaît comme « un prototype ou matrice de la mission intérieure12 ». L’exemple le plus significatif à cet égard est celui des missions commanditées par les ducs de Medinasidonia, propriétaires des pêcheries de thon de la côte gaditane. Ces missions, considérées par les missionnaires comme « une terre promise », sont documentées pour la deuxième moitié du XVIe siècle. La pêche aux thons est un travail saisonnier qui se déroule sur la plage même où se trouvent les installations nécessaires à la pêche et où résident les quelques 2000 journaliers affluant de toute la péninsule, des « prolétariats flottants », nécessaires à la pêche et à la salaison des thons. Les jésuites sont appelés pour intervenir comme médiateurs : ils interviennent lors des affrontements, parfois sanglants, entre les 10 Michel de Certeau, « La réforme de l’intérieur au temps d’Aquaviva », in Les jésuites. Spiritualité et activités. Jalons d’une histoire, Eds Beauchesne/Centrum Ignatien, Paris/Rome, 1974, p. 53-69. 11 Bernard Dompnier, « Les jésuites et la mission de l’intérieur », in Luce Giard et Louis de Vaucelles (dir.), Les jésuites à l'âge baroque (1540-1640), Grenoble, 1996, p. 155-179. 12 Bernard Dompnier, « La France du premier XVIIe siècle et les frontières de la mission », MEFRIM, 109, 1997, 2, p. 621-652. Voir également Dominique Deslandres. Séminaire sur les Identités 2006-2007 Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC 5 Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete équipes de pêcheurs et dans les nombreux conflits qui opposent les saisonniers aux autorités seigneuriales. Ils oeuvrent à une pacification politique : ils sont négociateurs au cours des grèves de journaliers, médiateurs dans les procès intentés aux travailleurs par la justice du duc. Ils s’occupent également de soigner les malades. Une première étape de pacification leur permet d’entreprendre une démarche d’éducation morale et religieuse similaire à celle des missions rurales. Les saisonniers des madragues présenteraient, selon les informateurs jésuites, toutes les caractéristiques propres aux milieux criminels. Ils sont qualifiés de gueux et décrits comme des bandits et des hors-la-loi : "…ils commettent mille délits et outrages. Les meurtres, vols et excès en tout genre sont quotidiens", écrit Martin de Roa au début du XVIe siècle. La note dominante de la documentation relative aux missions des madragues est celle du chaos : "Ils vivent comme des gens sans loi ni roi", dit Roa, "ils vivent comme des Maures sans roi", renchérir Pedro de León. Ils constituent une population flottante de déclassés et de pauvres : "la période de pêche est leur Carême car ce sont des vagabonds qui ne s'arrêtent jamais nulle part et sont à la recherche de leur pauvre pitance" (Roa). Les épisodes relatés donnent une représentation des journaliers des pêcheries de thon qui oscille entre le stéréotype et l'observation sociologique. L'absence d'organisation politique, due à leur mobilité, en fait des sauvages et rend impossible un équilibre communautaire. Quel est le but de la mission aux madragues ? Le travail des missionnaires se situe à plusieurs niveaux : organisation politique - par le respect des hiérarchies sociales - et économique des pêcheurs, moralisation des mœurs, éducation religieuse. La mission vise à articuler le corps social : elle fournit un patron de comportement social et politique structuré par la pratique religieuse. On a là un processus de construction d’un équilibre politique qui repose sur une entreprise d’acculturation religieuse. Ainsi la mission est orientée vers le salut de l’âme (par la confession) et la rédemption sociale (par la remise en ordre et en règle du quotidien) : on passe alors du chaos initial, marqué par les stéréotypes propres aux milieux populaires, à la construction d'une cité temporaire dont les membres sont des sujets et des fidèles. Dans la conversion des "marginaux", la mission apparaît comme un instrument d'articulation du corps social dans le cadre de la subordination du politique au religieux. Qu'apporte-t-elle en terme d'identité des pauvres? Elle leur confère une identité politique. Ainsi si l’utilisation du lieu commun récurrent des « Indes d’ici » se rapporte essentiellement à l’ignorance religieuse dans les campagnes, il indique aussi la nécessité, à travers l’action évangélisatrice, d’instaurer une paix sociale, de rétablir l’harmonie de la communauté, dont les principaux vecteurs sont la pratique religieuse et la réforme des mœurs. Il s'agit d'instaurer temporairement une communauté chrétienne qui ne vise cependant pas à transformer l’ordre social. La dimension politique des missions s’exprime dans la médiation c’est-à-dire la redéfinition des rapports internes de chaque communauté. Nommer, identifier, est-ce suffisant pour conférer une identité ? Les sources invitent à considérer l'identité des pauvres comme un enjeu social, économique, politique et religieux. Pour A. Farge, "ne pas avoir n'est pas égal à n'être pas". Cependant, les pauvres n'ont pas, et ne sont pas" car il y aurait un certain nombre de dispositifs ou de motifs qui éclairent "cette manière si particulière de faire de la pauvreté un lieu sans visages", écrit-elle. Il ne s'agit pas de faire une histoire des pauvres, ni de retracer la législation les concernant, mais de "dire leur défiguration" car le pauvre vit dans la "nonreprésentation sociale". Il faut dépasser "l'appareillage sémantique", les différents termes qui désignent les pauvres, pour s'intéresser au vécu des pauvres. Nommer le pauvre n'est pas l'identifier. La "figure du pauvre serait emblématique d'une altérité". Séminaire sur les Identités 2006-2007 Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC 6