Enquêtes sur l'identité des pauvres en Espagne (XVIe-XVIIIe siècle) Marie-Lucie Copete
qui s’adressent aux masses illétrées. Il s'agit d'une "stratégie éducatrice et conquérante"
(Certeau) qui se caractérise par les formes de la mission organisées autour de la prédication, la
confession, la catéchèse et les pacifications.
Les jésuites en mission rédigent des rapports d’activité qui servent de base
documentaire aux histoires de collèges, voire de provinces, qui fleurissent sous le généralat
d’Aquaviva qui entreprend une réforme de la Compagnie10 qui se caractérise par une
rénovation spirituelle et un retour aux origines. La correspondance dans la Compagnie de
Jésus représente le lien entre les membres d’un ordre qui, selon ses Constitutions, doit être
disséminé de par le monde. Cette documentation est destinée à circuler : pour certains c'est un
outil de propagande, notamment interne, qui permettrait d'orienter les pères vers les missions
intérieures; pour d'autres, le survol des difficultés, l'insistance sur les succès, les nombreux
stéréotypes et silences qui la ponctuent autoriseraient à la classer dans la littérature édifiante.
On est en présence d’un discours missionnaire qui présente les croyances religieuses des
populations visitées comme aussi lointaines que celle des habitants des Indes soulignant ainsi
la nécessité d'une « reconquête catholique » selon l’expression de Mario Rosa. Par ailleurs,
dans l’entreprise de rénovation spirituelle, la mission est considérée comme "un mode
fondamental de vivre sa relation à Dieu et au monde" (Dompnier)11.
Pedro de León, missionnaire andalou de la fin du XVIe siècle, écrit : « …nous
parcourûmes ces montagnes ayant affaire non pas à des hommes, mais à des sauvages… »
ou, à propos d'une autre mission, « et là le notaire de toute cette région nous demanda où
nous allions et quelle était notre finalité. Je lui répondis que nous allions confesser et prêcher
à tous les gens de cette contrée, lui expliquant que notre but est de nous rendre dans les
villages les plus oubliés du monde, comme les pères qui se rendent aux Indes» ; il en vient à
conclure : « Ces sentiers ont autant besoin de doctrine et d’éducation que les sentiers les plus
cachés des Indes ; et je ne sais pas quel besoin peut-il y avoir de plus grand que celui de
montrer le chemin du ciel à ceux qui, tout en étant chrétiens, ne le connaissent pas et n’ont
personne pour le leur montrer ».
"Les écrits provenant des missions lointaines jouent à l’intérieur le rôle d’un repère
symbolique" note Michel de Certeau. Les Indes de l’intérieur apparaissent comme des
références aux « sauvages » souvent identifiés par l’absence de doctrine et par leur
analphabétisme, « gens rudes », « simples » disent les textes. La tâche missionnaire est de
faire reculer l’ignorance des points fondamentaux de la doctrine, du péché, de la prière : la
« mission intérieure est perçue par ses acteurs comme une initiation au christianisme ». Et
dans ce sens, la mission lointaine, comme le souligne Dompnier, apparaît comme « un
prototype ou matrice de la mission intérieure12 ».
L’exemple le plus significatif à cet égard est celui des missions commanditées par les
ducs de Medinasidonia, propriétaires des pêcheries de thon de la côte gaditane. Ces missions,
considérées par les missionnaires comme « une terre promise », sont documentées pour la
deuxième moitié du XVIe siècle. La pêche aux thons est un travail saisonnier qui se déroule
sur la plage même où se trouvent les installations nécessaires à la pêche et où résident les
quelques 2000 journaliers affluant de toute la péninsule, des « prolétariats flottants »,
nécessaires à la pêche et à la salaison des thons. Les jésuites sont appelés pour intervenir
comme médiateurs : ils interviennent lors des affrontements, parfois sanglants, entre les
10 Michel de Certeau, « La réforme de l’intérieur au temps d’Aquaviva », in Les jésuites. Spiritualité et activités.
Jalons d’une histoire, Eds Beauchesne/Centrum Ignatien, Paris/Rome, 1974, p. 53-69.
11 Bernard Dompnier, « Les jésuites et la mission de l’intérieur », in Luce Giard et Louis de Vaucelles (dir.), Les
jésuites à l'âge baroque (1540-1640), Grenoble, 1996, p. 155-179.
12 Bernard Dompnier, « La France du premier XVIIe siècle et les frontières de la mission », MEFRIM, 109, 1997,
2, p. 621-652. Voir également Dominique Deslandres.
Séminaire sur les Identités 2006-2007
Université de Rouen - Faculté des Lettres et Sciences Humaines - ERIAC