P. Henry – De la méchanceté du je(u) Il y aurait « jeu », à la fois au

P. Henry De la méchanceté du je(u)
Il y aurait « jeu », à la fois au sens dabsence de sérieux et de décalage, quand une réalité
sérieuse serait confondue avec un jeu, et cest alors quon risquerait de faire de très graves
erreurs, de commettre des exactions : la guerre est lexemple le plus terrible de ces réalités où
jeu et sérieux se mêlent inextricablement, valeurs et perversions.
La politique, en général, est confusion de désirs et de règles, de composantes ludiques et de
composantes sérieuses.
Par exemple, dans la pièce « Montserrat » dEmmanuel Roblès : on voit à quel point les
occupants espagnols comme Izquierdo, Moralès, Antonanzas, se comportent avec leurs
victimes comme des chats avec leur souris. Ce dispositif de torture imaginé pour faire parler
Montserrat (arrêter six personnes au hasard dans la rue, des « innocents », et les exécuter au
bout dune heure si Montserrat ne révèle pas lendroit où il a caché Bolivar) ressemble fort à
un jeu. Or, contrairement aux jeux « habituels », il ne conduit pas à se détacher de la réalité,
pour en imaginer une autre, virtuelle : cest la réalité.
Les bourreaux retirent, comme dans un jeu, lhumanité des participants, leur identité, mais
nen accordent pas pour autant une existence virtuelle : les bourreaux nient tout simplement
leurs victimes. Ils disent, en gros, ceci : « toi, tu nes rien » ; « ça na pas dimportance si tu
meurs, puisque tu nes quun moyen pour faire parler Montserrat ». Voilà ce quils pourraient
dire.
Cet état de confusion entre jeu et sérieux, entre irréel et réel, atteint son paroxysme avec les
camps. Cest la pire horreur quon puisse imaginer : la pseudoscience, le « jeu » qui consiste à
concevoir la possibilité de concevoir lêtre humain comme une simple chose, une matière
première. Après cela, le génocide, la négation absolue de toute dignité humaine, il faut
repenser lidée de « jeu » et celle de « savoir ». Il y a des choses avec lesquelles on ne peut
pas jouer, en particulier : la dignité et le savoir véritable, la science.
« Il ny a pas didée claire et distincte en politique » : oui, sauf quil existe un « jeu »
politique, et que cette idée de « jeu », même si elle est obscure et confuse, on peut essayer de
la clarifier et de la distinguer. Dune certaine manière, la philosophie se comporte aussi à la
manière dun jeu : cest une quête, celle de la vérité, ou bien une enquête, une recherche de la
solution aux problèmes posés. Il faudrait donc différencier les jeux sains, bénéfiques pour
lesprit, dautres jeux, quon peut qualifier de « malsains ».
Dun autre côté, des jeux qui nont dautre but que de procurer de lamusement, du
divertissement, sont motivés par un désir de compétition qui, parfois, peut virer au sadisme
même sil ne prête pas immédiatement à conséquence, puisque ces jeux sont purement
virtuels. Cependant on peut sinterroger sur les « valeurs » que véhiculent ces jeux : ne
propagent-ils pas des idées ou des émotions qui pourraient altérer la mentalité, la personnalité,
du joueur ? jeux dune violence extrême, comme « Man Hunt », ou « Chasse à lHomme »,
lequel a donné lieu à des faits divers terrifiants et sordides, en Angleterre notamment.
Positivement parlant, le jeu peut sauver, rendre acceptable le tragique de la vie : tous les
Hommes mourront un jour. La mise en sne de notre propre mort, ou de celle dautrui, serait
par là une sorte dexutoire. Un exemple est présenté dans le film de Benito Benigni sur les
camps : « La vie est belle ». Cest curieux de voir les réactions suscitées par ce film, souvent
contradictoires. Le contraire aurait étonné. On peut dailleurs se demander si cest même
légitime de jouer avec une telle réalité, une telle inhumanité historique que fut le Génocide.
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En tant que cinéaste on peut dire que Benigni a par il a voulu montrer au monde que la
Vie était plus forte que la bestialité destructrice, et que le jeu pouvait (au moins aux yeux dun
enfant) rendre supportable les souffrances du monde. Le cinéma semble être une forme dart
spéciale, pour laquelle on pourrait légitimement (ou pas) se jouer du sérieux1.
Cependant le jeu peut aussi pervertir, rendre floue la frontière entre virtuel et réel. Ce sont les
valeurs mêmes de la société quil faut re-questionner : compétition, domination de lautre. Et
même des massacres, destructions de toutes sortes.
Sans même aller jusquau fait divers, les jeux (vidéos en particulier) modifient notre
comportement, peut-être imperceptiblement, peut-être inconsciemment. En effet, le monde
dans lequel le jeu est censé se dérouler a beau être virtuel, fictif, faux, les émotions que lon
ressent en y jouant (peur, sadisme, angoisse, « thrill » - frisson) sont bien réelles. Leur
recherche peut se révéler addictive, à la manière dune drogue.
Plus que les jeux, ce sont les comportements sociaux qui révèlent ces « valeurs ». Il y aurait
entre expression des jeux et de la société qui leur a donné naissance. On dit bien « jeu de
société » pour parler de ces jeux dixit le Petit Robert « où le manquement aux règles est
sanctionné par le dét dun gage et une pénitence ». Lidée de sanction, voire de souffrance,
nest jamais totalement absente de bien des jeux : le but étant de ne pas souffrir soi-même,
tout en prenant plaisir à voir souffrir lautre.
A un moment donné, dans Montserrat de Roblès, une des victimes dIzquierdo se révolte :
« Ah ! Je hais cet homme qui se sert de ma vie ! Qui joue avec ma vie ! » ; un autre texte, plus
connu encore, celui de Kafka dans « La Colonie pénitentiaire », fait appel au jeu pour décrire
le processus de larbitraire conduisant à la mort : « Une fois que lhomme est sur le lit et que
celui-ci se met à vibrer, la herse descend au contact du corps. Delle-même, elle se place de
fon à ne toucher le corps que de lextrémité de ses pointes ; cette mise en place opérée, ce
ble dacier se tend aussitôt et devient une tige rigide. Dès lors, le jeu commence. »2 Alors
que Kafka est mort en 1924, il annonce, par son imagination morbide, les perfectionnements
technico-sadiques que les nazis mettront réellement en service. Doù vient cette perversité
« ludique » ? Tout laisse à penser quune des passions les plus noires, mais aussi les plus
fortes, pousse lhomme à se nier en niant ses semblables comme le disait Bernanos quil
apprend, avec soulagement, que lâme nest rien. Or cest cela le plus grand péril : nier à toute
occasion la véritable nature humaine, le « cogito » ; nier la possibilité de parole à lautre ; nier
quil y ait un semblable, un prochain. En ce sens, le jeu qui fait dautrui un « autre »
véritable peut se révéler éminemment dangereux. Non pas parce quil invoque le hasard (et
les gains dargent au passage) mais bien plutôt parce quil déploie en lui la machinerie dune
implacable méchanceté.
Pour finir ces quelques pensées sur une note un peu moins sinistre, on pourrait, en première
approche, définir le jeu comme loubli de soi, essentiellement : le jeu, cest oublier le « je »
véritable. « Je suis » devient « je suis un autre ». Or nous jouons tout le temps à être un autre
1 Autre exemple, Aviator ou Casino, de Martin Scorsese, sont des films qui semblent montrer tout d’abord que la
vie nest qu’un simple jeu ; tout semble facile pour ces deux héros que sont, lun un riche inventeur, aventurier,
producteur de cinéma, et lautre un habile retraité des affaires maffieuses converti en directeur de palace à Las
Vegas. Cependant leur fin tragique (qui est d’ailleurs le générique de début pour cette voltige incroyable de De
Niro dans Casino figure qu’on retrouve magnifiée dans ce crash dont Di Caprio réchappe miraculeusement).
Oui Scorsese joue magistralement du cliché, mais cest pour démontrer que la vie est toujours tragique.
2 Kafka, « La Colonie Pénitentiaire », in « La Métamorphose » collection « Librio » n°3, p. 74
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(cest ce que dit mieux la Pensée 126 de Pascal Ed. Le Guern : « Divertissement ») parce
quen étant nous-mêmes nous nous ennuyons, et surtout nous nous mettons en face de ce qui
nous effraie : notre Salut. Comme le disait Socrate, nous naurions légitimement peur que
dune seule chose, que nous nayons pas été justes. Or nous passons bien souvent notre
temps à ne pas penser à la justice, mais bien plutôt au plaisir (et surtout à celui du corps).
Nous sommes alors celui-là qui pilote telle voiture (dont la calandre, dont le nom, dont la
carrosserie arbore telle marque, telle valeur si puissamment sociale quon le veuille ou
quon le méconnaisse), celui-ci qui porte tel parfum ou tel costume. Ce sont nos emblèmes,
nos perruques. Aussi bien lidentité courante nest-elle quun leurre, quune façade devant
notre être authentique un jeu de miroirs. Je suis censé être celui qui porte tel nom, qui a telle
nationalité, tel niveau social, etc. Très tôt à nos enfants nous « enseignons » - ou plutôt nous
dressons bien inconsciemment de porter tels beaux habits, et plus tard ceux-ci nous forcent à
leur acheter tels disques à la mode, tels téléphones portables, comme nous laurions fait nous-
mêmes, le « progrès » technique en moins. Bref je vis comme un joueur sur un échiquier plus
ou moins dicté par des conventions presque organiques. Tout cela ne renvoie pas à ma
véritable identité. La seule réalité véritable, mon « moi profond » comme dirait Proust, cest
Descartes qui la découverte : le cogito. Nous ne pouvons être véritablement quun « je pense,
je suis », quune conscience. Or il semble que nous navons que des moments de conscience,
des moments de « cogitatum », dont la philosophie figure sans doute, parmi eux, comme un
moment privilégié.
Quaton perdu pour en arriver là ? Ou bien que naton pas gagné ? La capacité à
sétonner. On a perdu (pas pour tout le monde, espérons-le) la possibilité de sétonner de soi,
de la vie, dautrui, de lexistence. Le « Pari » de Pascal, cest en ce sens le seul jeu qui ne
consiste pas à oublier cet étonnement et cette vigueur de conscience. Au fond, toutes les
erreurs (mais quelques beautés aussi) de lâme humaine, toutes les violences du monde,
viennent de ce quon se nie soi-même comme cogito, et de ce quon nie aussi toute possibilité
pour autrui dêtre un cogito. On nie la conscience dautrui, on joue avec lui comme par
exemple, la propagande avec les électeurs.
On nie sa liberté, on joue de sa crédulité, de ses espérances. Jouer, en ce sens, est
fondamentalement mauvais. En revanche, ce serait le bien suprême, si philosopher nétait
quun jeu, le plus grand, ou le jeu des jeux. Mais le régime du « comme si », du « prendre des
vessies pour des lanternes », ne peut faire de bien à personne sil sagit de progresser sur le
chemin de la recherche de la vérité. Woyzeck, le simple, le trompé, le dit bien : « LHomme
est un abîme : on a le vertige quand on regarde dedans ». Ce que veut dire Büchner, cest que
la vérité est toujours tragique, et sérieuse. On ne peut guère jouer avec le Salut, sauf à miser
sur lexistence de Dieu (comme le fait Pascal). Mais, en réalité, ce nest plus un jeu cest un
jeu sur le jeu (de l« anti-jeu », comme dirait un journaliste sportif).
Dans la réalité, nous jouons plutôt à nous oublier nous-mêmes, plutôt quà parier sur
Dieu et notre Salut. En fait, on soublie tout le temps, on ne cesse de soublier. On ne peut pas
ne pas soublier, pour continuer à exercer sa « vie sociale », ce jeu de rôles, soi-disant si
sérieux.
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