P. Henry – De la méchanceté du je(u)
En tant que cinéaste on peut dire que Benigni a parié – il a voulu montrer au monde que la
Vie était plus forte que la bestialité destructrice, et que le jeu pouvait (au moins aux yeux d’un
enfant) rendre supportable les souffrances du monde. Le cinéma semble être une forme d’art
spéciale, pour laquelle on pourrait légitimement (ou pas) se jouer du sérieux1.
Cependant le jeu peut aussi pervertir, rendre floue la frontière entre virtuel et réel. Ce sont les
valeurs mêmes de la société qu’il faut re-questionner : compétition, domination de l’autre. Et
même des massacres, destructions de toutes sortes.
Sans même aller jusqu’au fait divers, les jeux (vidéos en particulier) modifient notre
comportement, peut-être imperceptiblement, peut-être inconsciemment. En effet, le monde
dans lequel le jeu est censé se dérouler a beau être virtuel, fictif, faux, les émotions que l’on
ressent en y jouant (peur, sadisme, angoisse, « thrill » - frisson) sont bien réelles. Leur
recherche peut se révéler addictive, à la manière d’une drogue.
Plus que les jeux, ce sont les comportements sociaux qui révèlent ces « valeurs ». Il y aurait
entre expression des jeux et de la société qui leur a donné naissance. On dit bien « jeu de
société » pour parler de ces jeux – dixit le Petit Robert – « où le manquement aux règles est
sanctionné par le dépôt d’un gage et une pénitence ». L’idée de sanction, voire de souffrance,
n’est jamais totalement absente de bien des jeux : le but étant de ne pas souffrir soi-même,
tout en prenant plaisir à voir souffrir l’autre.
A un moment donné, dans Montserrat de Roblès, une des victimes d’Izquierdo se révolte :
« Ah ! Je hais cet homme qui se sert de ma vie ! Qui joue avec ma vie ! » ; un autre texte, plus
connu encore, celui de Kafka dans « La Colonie pénitentiaire », fait appel au jeu pour décrire
le processus de l’arbitraire conduisant à la mort : « Une fois que l’homme est sur le lit et que
celui-ci se met à vibrer, la herse descend au contact du corps. D’elle-même, elle se place de
façon à ne toucher le corps que de l’extrémité de ses pointes ; cette mise en place opérée, ce
câble d’acier se tend aussitôt et devient une tige rigide. Dès lors, le jeu commence. »2 Alors
que Kafka est mort en 1924, il annonce, par son imagination morbide, les perfectionnements
technico-sadiques que les nazis mettront réellement en service. D’où vient cette perversité
« ludique » ? Tout laisse à penser qu’une des passions les plus noires, mais aussi les plus
fortes, pousse l’homme à se nier en niant ses semblables – comme le disait Bernanos – qu’il
apprend, avec soulagement, que l’âme n’est rien. Or c’est cela le plus grand péril : nier à toute
occasion la véritable nature humaine, le « cogito » ; nier la possibilité de parole à l’autre ; nier
qu’il y ait un semblable, un prochain. En ce sens, le jeu – qui fait d’autrui un « autre »
véritable – peut se révéler éminemment dangereux. Non pas parce qu’il invoque le hasard (et
les gains d’argent au passage) mais bien plutôt parce qu’il déploie en lui la machinerie d’une
implacable méchanceté.
Pour finir ces quelques pensées sur une note un peu moins sinistre, on pourrait, en première
approche, définir le jeu comme l’oubli de soi, essentiellement : le jeu, c’est oublier le « je »
véritable. « Je suis » devient « je suis un autre ». Or nous jouons tout le temps à être un autre
1 Autre exemple, Aviator ou Casino, de Martin Scorsese, sont des films qui semblent montrer tout d’abord que la
vie n’est qu’un simple jeu ; tout semble facile pour ces deux héros que sont, l’un un riche inventeur, aventurier,
producteur de cinéma, et l’autre un habile retraité des affaires maffieuses converti en directeur de palace à Las
Vegas. Cependant leur fin tragique (qui est d’ailleurs le générique de début pour cette voltige incroyable de De
Niro dans Casino – figure qu’on retrouve magnifiée dans ce crash dont Di Caprio réchappe miraculeusement).
Oui Scorsese joue magistralement du cliché, mais c’est pour démontrer que la vie est toujours tragique.
2 Kafka, « La Colonie Pénitentiaire », in « La Métamorphose » collection « Librio » n°3, p. 74
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