La grammaire, il est vrai, est une science immense. Si l'on vouloit ne laisser
échapper aucune des vérités grammaticales, il faudrait se livrer à des recherches
vraiment effrayantes: mais c'est le sort de toutes les branches de nos
connaissances. Il n'y en a pas une, même la plus futile, qui ne soit réellement
inépuisable, et qui n'offre toujours un plus grand nombre de combinaisons
nouvelles à examiner, à mesure qu'on l'approfondit davantage. (Tracy 1803: 16)
1 Introduction
Dans l’introduction à son essai Cartesian Linguistics, Noam Chomsky montre un aspect
intéressant de la linguistique moderne:
Modern linguistics […] has self-consciously dissociated itself from traditional linguistic theory
and has attempted to construct a theory of language in an entirely new and independent way.
The contributions to linguistic theory of an earlier European tradition have in general been of
little interest to professional linguists, who have occupied themselves with quite different topics
within an intellectual framework that is not receptive to the problems that gave rise to earlier
linguistic study or the insights that it achieved ; and these contributions are by now largely
unknown or regarded with unconcealed contempt. (Chomsky1966: 1)
Il est vrai que dans la tradition universitaire moderne, les étudiants en linguistique
rencontrent rarement des travaux qui soient antérieurs aux Cours de linguistique générale de
Ferdinand de Saussure. Ceci donne l'impression comme si la linguistique était une invention du
XXe siècle, ou du moins comme si toutes les analyses antérieures ne méritaient pas qu'on leur
porte l'attention. Bien sûr, les études de la linguistique historique existent, mais trop souvent elles
traitent les ouvrages qu'elles examinent seulement comme les objets à analyser et trop rarement
comme une possible source d'inspiration.
Dans ce travail, je vais parler d'un ouvrage linguistique historique qui est presque oublié de
nos jours. Il s'agit de Léxicologie latine et française, écrite par Pierre Roland François Butet de la
Sarthe et publié en 1801.
P. R. F. Butet (1769-1825) était professeur de physique avec formation en mathématiques et
en médecine. En 1801, il était directeur de l'Ecole polymatique, qu'il avait fondée lui-même et
dont le but était de préparer les élèves pour l'Ecole polytechnique. A l'usage de ses élèves, il a
composé un manuel où il « examine la possibilité d'un Système de Lexicologie […] et la
nécessité de son existence » (Dougnac 1982: 69) en analysant les langues latine et française. Or,
cet ouvrage dépasse largement l'objectif didactique qui est sa première motivation. Les thèses
que Butet y présente sont reconnues par ses contemporains et elles influencent de manière
importante la linguistique de son époque. L'analyse qu'il y propose est très méthodique et
consciencieuse et son approche à la problématique du lexique, donnée certainement par sa
formation, est très originale, car il traite les langues à la manière des sciences naturelles.
Cependant, ce n'est ni l'originalité de l'inspiration de Butet ni le caractère minutieux de son
analyse qui fait que sa Léxicologie mérite notre attention. S'il vaut la peine d'étudier cet ouvrage
extraordinaire, c'est surtout pour la modernité des conclusions auxquelles Butet y arrive, en dépit
des outils linguistiques relativement limités qu'il a à sa disposition en 1801.
Dans mon travail, je vais analyser la Léxicologie de Butet, en la situant dans le contexte de
son époque, mais aussi en examinant sa relation aux théories linguistiques modernes. Puisqu'il
s'agit d'un ouvrage à la limite de la philosophie, de la linguistique et des sciences naturelles, je
vais d'abord parler du contexte philosophique, scientifique et linguistique du XVIIIe siècle. Dans
la seconde partie de mon travail, je vais décrire l'ouvrage lui-même: je vais expliciter les
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