effets négatifs sur la croissance. D'où la notion de "banquier central conservateur" (Rogoff 1)
qui, à l'inverse du gouvernement, pondère davantage la stabilité des prix que la croissance, de
sorte que leur fonction jointe (politique macro-économique) se rapproche de l'optimum. Cela
n'implique pas que ce banquier central reste indifférent à la croissance et à l'emploi : sa charte
(loi instituant la banque centrale et définissant ses missions) hiérarchise les objectifs et met la
stabilité des prix en premier. A condition de ne pas nuire à celle-ci, la banque centrale doit
soutenir la croissance et les autres politiques du gouvernement.
Cette indépendance n'est donc pas synonyme d'irresponsabilité. La banque centrale est
soumise à sa charte. C'est une agence de l'Etat qui doit rendre des comptes aux citoyens
(généralement par un rapport périodique 2), formellement à travers leurs représentants
(Parlement), et informellement par sa communication et ses explications. Jadis, les banques
centrales ne communiquaient pas. Elles considéraient même que l'opacité était nécessaire à la
réussite de leur action 3. Aujourd'hui, la stabilité des prix passant par les anticipations, elles ont
compris que leur crédibilité est un instrument psychologique aussi important que les outils
techniques dont elles disposent. Pour cela, elles doivent définir et expliquer leur cadre d'action
et leur mode d'intervention afin que la politique monétaire soit prévisible pour les acteurs
professionnels et 'intuitable" pour le public.
La banque centrale américaine (Federal Reserve System) présente une particularité : sa
charte lui assigne plusieurs objectifs non hiérarchisés. Outre la stabilité des prix, le Fed doit
viser un objectif de production (plus haut niveau d'emploi possible) et un objectif financier (taux
d'intérêt à long terme bas). Cette pluralité d'objectifs suscite un danger de conflit ou
d'incohérence (par exemple en 2007 : choisir entre l'inflation élevée et les perturbations
financières). Pour les autres banques centrales, la politique monétaire est asservie à la stabilité
des prix, leur indépendance concerne les moyens et non le but. Le Fed choisit son objectif 4
selon les circonstances de la période et l'analyse qu'il en fait, ce qui lui assure une
indépendance stratégique. Ainsi, en 2007, a-t-il décidé que la hausse des prix était accidentelle
(non inflationniste) et qu'il fallait stabiliser la finance et l'économie. En contrepartie de cette
liberté, le Fed rend compte au Congrès (hearings périodiques) qui peut modifier ses objectifs ou
leur importance relative par une simple loi 5.
De son côté, la BCE a reçu d'un traité international, Traité sur l'Union européenne (TUE) dit
"Traité de Maastricht", l'objectif prioritaire de la stabilité des prix. Dans la mesure où cet objectif
est atteint, et à condition de ne pas lui porter préjudice, la BCE soutient les politiques
communautaires (objectif de production). Il y a donc une stricte hiérarchie que la BCE est
légalement obligée de respecter. A l'inverse du Fed, la dépendance stratégique a pour corollaire
l'indépendance juridique. Cela ne la dispense pas de justifier son action (rapport annuel), de
l'expliquer ("dialogue monétaire" avec la Commission des affaires monétaires et financières du
Parlement européen), de communiquer et de convaincre, à la fois à cause de sa responsabilité
à l'égard des citoyens et pour que son action soit efficace. Dès le début, elle a accompagné la
séance mensuelle du Conseil des gouverneurs consacrée à la politique monétaire d'une
conférence de presse suivie de questions ouvertes.
1 K. Rogoff, 1985, "The Optimal Degree of Commitment to an Intermediate Monetary Target", Quarterly Journal of Economics ;
Rogoff, 1987, "Reputational Constraint on Monetary Policy", Carnegie-Rochester Conference series on public policy, 26.
2 Par son compte rendu d'activité, la Banque nationale présente à l’Assemblée fédérale de la Confédération suisse un rapport rendant compte de
l’accomplissement de ses tâches. Le rapport annuel, avec les comptes annuels détaillés, est soumis à l'approbation du Conseil fédéral et de
l'assemblée générale des actionnaires.
3 Symbolisée par le never explain, never apologize atrribué à Norman Montagu, gouverneur de la Banque d'Angleterre de 1920 à 1944. Cf. aussi
le fameux Greenspan grumbling : "si vous m'avez compris, c'est que je me suis mal exprimé" !.
4 Sans entrer dans les détails, ce n'est pas le "Board" du Federal System qui prend les décisions de politique monétaire, c'est un organe spécial,
le Federal Open Market Committee FOMC dont les 12 membres votants sont les 7 gouverneurs (board) + 5 présidents des Federal Reserve
Banks (FRBNY + 4 désignés par rotation parmi les 11 présidents des FRB).
5 Néanmoins, les tentatives du Congrès de modifier les conditions d'activité de la banque centrale se heurtent à de fortes réactions de celle-ci. Elle
dispose d'un pouvoir d'expertise, d'argumentation et de communication considérable qu'elle n'hésite pas à mobiliser.