Habent sua fata
Guy Lardreau
»Les sympmes aussi ont leur destin.«
Charcot
Cet énoncé de Charcot toujours ma fait songer; l’avoir remâché ma en
tout cas suggéré quil ny avait nulle raison pour qu’il n’en aille pas des
philosophèmes, des arrangements de notions quils nagent, des questions
mêmes quils rendent accessibles, comme il en va du symptôme: juste retour,
somme toute, puisque Charcot concluait du sort des livres à celui du symptôme,
et que je conjecture à rebours, de lhistoricité du symptôme, lévanescence des
pensées publiées.
Car le problème dont soriente le recueil ne me paraît en rien éternel, mais
proprement situable, au contraire, en sorte quil ne se saurait réclamer de la
seule histoire de la pensée supposer quil en soit une qui se puisse
raisonnablement articuler), mais convoque encore lhistoire empirique, en sa
positivi: celle en loccasion qui voulut, de façon probablement contingente,
quil y ait un Etat moderne.
Pour que la rencontre de l’éthique et de la politique, en effet, devienne déjà
simplement problématique, deux axiomes au moins devront être reçus dont,
loin qu’ils simposent à la pensée quelconque, cest le propre de la pensée
qualifiée comme moderne de les avoir clairement et distinctement affirmés, de
les avoir, davantage, ensemble énoncés, inventions qui me semblent inséparables
de l’émergence dun exercice nouveau des rapports de pouvoir, dune nouvelle
»technologie« politique, comme eût dit Foucault.
On formulera ainsi ces deux axiomes:
1— lintét théorique et linrêt pratique de la raison sont absolument dis
joints;
2 - au seinme du second, éthique et politique désignent des domaines
dapplication, et des gimes, essentiellement hétérogènes.
Et l’on avancera alors quatre thèses qui, des axiomes, se laissent assez aisément
atteindre:
Fil. vest. / Acta Phil., XVI (2/1995), 125-133.
126 Guy Lardreau
1 - puisque le problème na sens quà reconnaître la raison divisée selon des
intérêts, non pas cessairement conflictuels mais du moins autonomes, il
ne saurait en avoir aucun pour Platon;
2 - sil est, chez Aristote qui produit la division, de quelque façon formulable,
il ny trouve cependant de réponse quinstable;
3 - le premier axiome na pas rencontré, avant Kant, sa frappe finale;
4 - le second, en revanche, dés Machiavel, Bodin, Boro - voire Dante -
reçoit une expression adéquate (et la chicane nest pas indifférente, qui
veut quait été longtemps difrée la perfection du premier, en droit
préjudiciel, précoce en fait, sinon prématuré, lachèvement du second,
quand même il ne pouvait pas, bien r, ne pas se trouver alors refondu;
sordre que nous devrions rendre, dans la suite, mieux explicable).
Mais aucune de ces propositions, que jestime triviales, ne va de soi absolument,
jen conviens. En sorte quil importe sans doute de les fendre, de les illustrer
au moins, avant de prétendre offrir lesquisseme duneponse au probme
demandé.
Cest un grief majeur dAristote à lendroit de Platon, que davoir confondu
les intérêts. Même, je penserais volontiers que la ritournelle où généralement
on pcipite leur opposition: »il a sépa les idée nest au vrai qu’une
formulation possible de ce grief plus décisif, et que cest de lui, en tout cas,
qu’elle tire sa nécessité. Car si l’on résorbe l’intét pratique, qui commande
ce qu’il faut faire pour vivre heureux, dans linrêt théorique, qui veut savoir
d vient, et à quelles marques s’assure la connaissance1, on ne peut que
manquer la dimension spécifique de la pratique, tout en contaminant la théorie,
ni lune ni lautre des facultés en quoi la raison se sépare ne saurait trouver
son content, atteindre sa forme pure. Quon épouse ou non la conclusion à
laquelle le constat mena Aristote, quon juge Platon en pouvoir ou non
triompher, la critique, comme telle, nen sera pas moins irrécusable. Il est vrai
que Platon, en effet, suspend le bien-agir à la connaissance du bien, ainsi
quexige la nature séparée de lidée (où l’on retrouve la ritournelle, et ce qui la
noue à la reconnaissance dintérêts sui generis: on ne sépare les idées quà
mélanger les intérêts, ne divise les intérêts quà engager les idées). Vrai encore
quil ne peut a fortiori accorder à léthique un régime propre, à la politique un
mode spécial dusage de la pensée. Pour quoi, à la fin des fins, il ny a, chez
Platon, ni éthique ni politique, mais une proposition seulement touchant la
possibilité me dune connaissance en général, ce quelle implique de la
nature de lâme, qui davantage lapparenterait peuttre aux exigences du
discours spirituel quaux réquisits normaux dun discours de savoir2.
Et quen est-il chez Aristote lui-même qui, disions-nous, fit sur Platon point
dattaque de linvention des intérêts, et sut en effet rigoureusement parer
Habent sua fata 127
théoria, praxis, poïesis, (inscrivant en outre, au sein de cette dernière, la
différence que commande le concept de mimésis, entre beaux-arts et fabrica
tions)? Dune part, il est douteux quil parvienne à isoler de la théoria la
praxis, sauf à rendre celle-ci dangereusement voisine de la poïesis - en pit
du statut, immanent ou transcendant, quil accorde à lobjet que respectivement
elles travaillent -, à couper de la poïesis, sinon au péril dune excessive
accointance de la praxis à la toria, comme enmoigne le livre X de
VEthique à Nicomaque qui, à la fin des fins, suspend le succès de celle- à
lactuali de celle-ci, en faisant impératif de vivre en immortel, en retrouve
ainsi la leçon du platonisme. Dautre part, on voit mal quil puisse soutenir la
fonction architectonique de la politique pour léthique, comme dailleurs
quon entende lexpression, qui se peut dire en plusieurs sens et nassure pas
de la préséance de lun sur lautre discours3, sans en tout cas refuser denvisager
la possibilité dun conflit entre ces régimes distincts de lintérêt pratique.
Bref, l’on soutient que la probmatisation du rapport entre éthique et politique
devait attendre que ces termes apparussent évidemment disjoints, cest-à-dire
le moment où la politique acquiert sa stricte autonomie. Instant quon saccorde
classiquement à épingler du nom de Machiavel. Affirmation certainement
disputable, aussi bien pour le nom dont elle fait ainsi emblème, que pour la
chronologie que par elle impose4. Quoi qu’il en soit, de quelque nom quon
la marque, à quelque date exacte quon la situe, une rupture moderne sera
reconnue.
Si celle-ci, cependant, emporte les conditions suffisantes de notre problème,
elle ne le rend nullement nécessaire: bien au contraire, exigeant lindépendance
de la politique au regard de toute valeur qui la prétendrait surplomber, elle
lannule aussitôt quelle le rend accessible.
C’est quil fallait, pour qu’il devienne proprement un problème, soit un conflit
la raison sintéresse parce quelle sy éprouve partagée, quelle connût à la
fois, comme demblée nous disions, la différence des intérêts qui laniment,
spéculatif et pratique, et la division de celui-ci, selon quune Loi absoment y
commande ou quune régie conditionnellement sen suppose. Noeud pour
quoi lon dût attendre Kant. Car il est tout à fait possible davoir conçu la
différence des intérêts, d’avoir même rappor l’ordre qui lengendre à
ltérogénéi de deux faculs, entendement et volonté, davoir enfin connu
ce qui sépare la politique de léthique, et de navoir su entrelacer ces découvertes,
comme il fit en effet. La distinction nécessaire, que les grecs ont ignoré, de la
volonté et de lentendement, ny suffit pas; il faut un troisième terme, qui des
deux se contre-distingue, la raison. Trois questions, du coup, non pas deux5.
s lors, cependant, c’est de morale quil sagit, non plus déthique, et il
conviendra de dire quil ny a que pour la morale que la politique devient
128 Guy Lardreau
réellement problématique, quant au rapport qu’elle entretient à la vocation
suprasensible du vivant mortel appe à vivre en immortel6.
Car au regard de la morale, il est bien clair que la politique ne saurait jamais
commander absolument, mais toujours seulement »en vue de«, quelle ne
connait dimpératifs quhypothétiques, conseils de la prudence, voire régies de
lhabile, quelle a toujours de quelque façon affaire à Vespoir. Il faut alors
quelle sinscrive du de la troisme question, quand même celle-ci ny
trouverait que sa réponse la plus faible, en retour de lexpression dégradée
quelle y revêt7, et se situe à l’improbable jointure des deux premres; que la
politique, bref, puisse indiquer un certain savoir qui me dicterait ce que je dois
faire: demande paradoxale, qui explique que lautonomie du politique par
rapport à la morale ait été gage avant quait été pensée la distinction
rigoureuse des intérêts: davantage, et contre létonnement quau départ nous
feignions, sans doute cette autonomie voulait-elle, en fin de compte, que la
distinction restât incertaine.
Kant seul, davoir inventé la morale, put donc énoncer en rigueur le probme
qui nous occupe, sil est vrai du moins quon nentend pas généralement
demander par lui, autant que ellement il nous habite, quel lien se tisse de la
politique au bonheur dun individu déterminé, mais quelle relation des impératifs
hypothétiques, qui ne valent que dune fin particulière, et requièrent ainsi le
savoir spécial qui permet de latteindre en sa particulari, peuvent entretenir à
limpératif catégorique qui, de n’espérer aucun effet sil ordonne sans condi
tion, nexige aucun savoir.
La solution kantienne me semble donc inpassable, puisque je juge quaucun
philosophie ne sut modeler le probme avant lui, et quaucun neût à sy
affronter après lui. Certainement pas Hegel, qui le dissout en faisant de lEtat,
cest-à-dire de la figure la plus haute que la philosophie se soit donnée du
politique, la alisation de lidée éthique, ni Marx, a fortiori, que sa pensée
oblige à nenvisager le problème moral que comme un accident du politique.
Je sais quil y eut, dit-on, des philosophes depuis ceux que j’ai nommés: mais
il faudra me montrer qu’ils naient ni épou la solution kantienne, bien sûr
souvent en lui apportant quelque modification (où irait, sans cela, le narcisse
se nicher?), ni choisi le parti de Hegel et de Marx, le parti qui refuse qu’il y ait,
lêtre au devoir être, du réel au rationnel, quelque béance que ce soit8.
Cette solution, on la peut estimer suffisamment connue pour la ramasser en
quelques mots.
La politique n’existe à la pratique quautant quelle se propose des fins si
déterminées que leurs moyens requrent, comme dé lon a dit, des savoirs
spéciaux. Suivent deux conséquences, également obligées:
- il y a une autonomie du politique, qui se fonde sur la possibili dénoncer
Habent sua fata 129
des régies qui, communes à la nature humaine, empiriquement constatables,
permettent aussi bien de comprendre pourquoi l’espèce humaine non
seulement tolère, mais exige encore de se plier à des régies communes,
historiquement attestables. Ce que cette autonomie alors suppose, c’est
précisément quon ne puisse relever, en aucun des sujets où la nature
humaine se distribue, lautonomie par où il se séparerait de la règle pour se
donner à soi-même la Loi. Il ny a, bref, de liberté que celle de toumebroche,
et le savoir politique est un mode sui generis de la mécanique.
- Soutenir, inversement, lautonomie du sujet, la possibiliqui le fonde de
reconnaître sa volonté sujette à une Loi que sa raison seule, hors tout
mobile empirique, lui dicte, ce qui est uneme chose avec la conscience
de son caracre suprasensible, implique quune limite soit à la politique
prescrite, que la gestion raisonnée des intérêts sensibles tolère de se
subordonner à un impératif raisonnable, à une Loi que la sensibilité jamais
ne saurait rencontrer.
Bref, lautonomie du politique et lautonomie du sujet ne se peuvent dire quen
sens hostiles, et si cest pour la seconde quon décide, il faut quon suspende
de quelque façon la premre. Si l’on tient, en outre, que ce choix nest pas
accidentel, mais consubstantiel à la philosophie pour autant quelle se résume
à convoquer chaque homme à son immortali ou, si lon préfère, à avoir souci
de soi, il ne saurait y avoir de philosophie politique, mais seulement une
politique philosophique, cest-à-dire telle quelle accepte la gation que la
philosophie repsentera aups delle. Kant ne dit rien dautre lorsquil op
pose linsanité dune morale politique à la gitimité dune politique morale.
Affirmer le caracre indépassable de la solution kantienne ne signifie pas,
cependant, qu’on l’épuise sans réserve, et quon ne puisse aucunement y
toucher.
- Dune part, je crois quon la peut déployer, renforcer, épurer de ce qu’elle
offre parfois encore de positif, pour en manifester plus évidement la
simple négativité. C’est, en tout cas, ce à quoi je me suis efforcé dans lune
des sections de La Véracité.
- Dautre part, et surtout, il va de soi quelle nest indépassable que sous la
condition quil y ait un probme auquel il faille nécessairement répondre.
Or, si le probme, comme on a dit, est né, si dailleurs, comme Goethe
donnait à penser, tout ce qui est mérite de périr, il se pourrait quil ne
soit pas davantage sempiternel quéternel. Quil soit clair, alors, que cest
par simple »provision« que j ai dit la solution »définitive«.
A la vérité, je ne suis pas du tout certain que le problème mérite encore dêtre
posé, ni qu’il puisse admettre aujourdhui, tel quel, dautres réponses que
fournit la doxa: journalistes, decins humanistes, essayistes de tréteaux. Je
suis même convaincu que, si la philosophie na pas de ponse neuve à lui
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !