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Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Le « renversement des principes ». La seconde
révolution selon F. W. J. Schelling
Teresa Pedro
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1443
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 133-146
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Teresa Pedro, « Le « renversement des principes ». La seconde révolution selon F. W. J. Schelling »,
Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 27
décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1443 ; DOI : 10.4000/rgi.1443
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Tous droits réservés
CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 133
Le « renversement des principes ».
La seconde révolution selon
F. W. J. Schelling
Teresa Pedro
Dans un texte de 1795 intitulé Du Moi comme principe de la philosophie ou
sur l’inconditionné dans le savoir humain (Vom Ich als Princip der Philosophie oder
über das Unbedingte im menschlichen Wissen), le jeune Schelling a recours au motif
de la « révolution »1 pour caractériser le rapport entre la « nouvelle philosophie »
et la philosophie précédente. D’après Schelling, la nouvelle philosophie dont il se
fait le héraut doit accomplir une « seconde révolution », comprise comme un
« renversement » (Umkehrung) des principes :
La première révolution a eu lieu lorsqu’on a établi comme principe de tout savoir
la connaissance des objets ; jusqu’à cette seconde révolution aucun changement n’a
affecté les principes eux-mêmes. Tout changement consistait seulement dans le passage
continu d’un objet à un autre, et dans la mesure où il est indifférent, sinon pour l’Ecole,
du moins pour l’humanité elle-même, de savoir à quel objet elle est asservie, la progression de la philosophie d’un objet à un autre pouvait ne pas représenter un progrès de
l’esprit humain lui-même. Si donc l’on doit jamais attendre d’une quelconque philosophie une influence sur la vie humaine elle-même, on ne peut l’attendre que de cette
nouvelle philosophie qui n’est elle-même rendue possible que par le renversement
complet des principes2.
1. Pour une réflexion sur la notion de « révolution » chez Schelling en tant que celle-ci est pensée
comme révolution scientifique (wissenschaftliche Revolution) et qu’elle renvoie à une conception déterminée du processus historique de l’histoire de la science, voir Hans Jörg Sandkühler, « Natur und
geschichtlicher Prozeß. Von Schellings Philosophie der Natur und der Zweiten Natur zur Wissenschaft
der Geschichte », in : Hans Jörg Sandkühler (éd.), Natur und geschichtlicher Prozeß. Studien zur Naturphilosophie F.W.J. Schellings, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1984, p. 20-28. Sur les transformations
que la notion de « révolution » connaît dans la philosophie classique allemande, on pourra se rapporter
à l’article de Domenico Losurdo, « Le categorie della rivoluzione nella filosofia classica tedesca », in :
Domenico Losurdo (éd.), Rivoluzione francese e filosofia classica tedesca, Urbino, Quattro venti, 1993,
p. 343-358.
2. Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Du Moi comme principe de la philosophie ou sur
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Le motif de la « révolution » est, on le sait, déjà mobilisé par Kant dans la
Critique de la raison pure pour caractériser la nouveauté apportée par la philosophie
critique par rapport à la philosophie qui la précède3. Il n’est d’ailleurs pas difficile
de reconnaître que la « première révolution » à laquelle Schelling se réfère dans
le passage ci-dessus n’est autre que la révolution kantienne en philosophie4. Dans
ce cadre, Schelling donne à entendre, avec l’idée d’une « seconde révolution »,
que la nouvelle philosophie prolonge la radicalité de la philosophie kantienne,
comprise comme « première révolution », tout en instaurant une nouvelle rupture
avec elle. Le motif d’une seconde révolution exprime, en effet, l’exigence, conjointe,
de continuité et de rupture avec la première révolution kantienne5.
Cette exigence est aussi exprimée par la distinction, dans Du Moi, entre le
« criticisme inachevé », c’est-à-dire le criticisme kantien, et le « criticisme achevé »
que Schelling prétend élaborer dans le sillage de Fichte. La seconde révolution en
philosophie signifie ainsi l’accomplissement du criticisme en un criticisme achevé
et elle constitue la réponse du jeune Schelling à la question de savoir quelle
philosophie demeure possible après la Critique kantienne6.
l’inconditionné dans le savoir humain (désormais cité Du Moi), in : F. W. J. Schelling. Premiers écrits
(1794-1795) (désormais cité PE), trad. Jean-François Courtine, Paris, PUF, 1987, p. 55-56. Éditions
allemandes : Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Vom Ich als Princip der Philosophie oder über
das Unbedingte im menschlichen Wissen, in : Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Sämtliche Werke,
éd. K. F. A. Schelling, 14 Bde., Stuttgart/Augsburg, Cotta, 1856-1861 (désormais cité SW), I, p. 156157 ; et in : Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Historisch-Kritische Ausgabe, im Auftrag der Schelling-Komission der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, éds. H. M. Baumgartner, W. G. Jacobs,
H. Krings, H. Zeltner, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1976 sq. (désormais cité HKA), I, 2, p. 77.
3. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, « Préface de la seconde édition », (désormais cité
CRP), in : Immanuel Kant. Œuvres philosophiques, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, 1980, (désormais cité OP), p. 743. Édition allemande : Immanuel Kant, Kritik der reinen
Vernunft, in : Kants Gesammelte Schriften, éd. Preussische Akademie der Wissenschaften, Berlin,
G. Reimer, 1902 (désormais cité AK), tome III, p. 32, p. 15. Pour une analyse détaillée de la « fiction
copernicienne de la Critique », on pourra consulter Martial Guéroult, La philosophie transcendantale
de Salomon Maïmon, Paris, F. Alcan, 1929, p. 15-20.
4. Le thème de la révolution kantienne constitue un motif courant lorsque Schelling rédige ses
premiers textes philosophiques. Cf. par exemple la lettre de Hegel à Schelling datée du 16 avril 1795
in F. W. J. Schelling. Briefe und Dokumente, éd. Horst Fuhrmans, Bonn, Bouvier Verlag Herbert
Grundmann, 1973, Band II : 1775-1803 : Zusatzband, p. 67. La référence postkantienne au motif de
la révolution n’est pas sans rapport avec la Révolution française de 1789. Schelling y fait référence
explicitement, dans la notice qu’il rédige en 1804 à l’occasion de la mort de Kant. Le parallèle entre
les deux révolutions se justifie à ses yeux à partir de l’unité d’une époque et de sa philosophie. Dans
ce cadre, Schelling rapproche la philosophie kantienne qui, comme révolution idéale, se présente
comme solution insatisfaisante au conflit entre abstraction et réalité, de son pendant réel qu’est la
Révolution française. Cf. Schelling, Immanuel Kant, trad. Pascal David in : Philosophie 22, 1989
(p. 3-10), p. 4 ; SW, IV, p. 4-5.
5. Schelling, Du Moi, p. 55-56 ; SW, I, p. 156-157 ; HKA, I, 2, p. 24.
6. Pour une reconstruction de la genèse de la pensée de Schelling jusqu’en 1800 moyennant le fil
conducteur de l’achèvement du projet kantien de fondation du système du savoir, on pourra se
rapporter à Emmanuel Cattin, Transformations de la métaphysique. Commentaires sur la philosophie
transcendantale de Schelling, Paris, Vrin, 2001. On pourra aussi consulter l’ouvrage d’Alexander
Schnell, Réflexion et Spéculation. L’idéalisme transcendantal chez Fichte et Schelling, Grenoble,
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Dans le présent article, nous nous proposons de déterminer plus précisément
le « renversement » qu’opère, d’après Schelling, la seconde révolution et dont le
sens n’est indiqué explicitement nulle part dans le texte. Cela doit permettre
d’éclairer d’un jour nouveau la conception schellingienne de la tâche de la philosophie après la Critique kantienne. À cette fin, nous nous attacherons d’abord à
élucider le motif de la révolution chez Kant, pour montrer ensuite, à partir d’une
interprétation d’un texte de 1795-1796, les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme
(Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus), sous le prisme du motif
du « renversement », la manière dont la révolution schellingienne consiste en une
affirmation très particulière du primat de la raison pratique.
La première révolution ou la question critique
Comme il appert de l’extrait cité en commençant, dans l’optique de Schelling,
Kant a accompli une première révolution en philosophie. Schelling reprend ainsi
un motif déjà utilisé par Kant lui-même pour se situer historiquement par rapport
à la philosophie précédente.
Dans la perspective de Kant, la philosophie critique tente d’introduire un changement dans la métaphysique, changement que la préface à la seconde édition de
la Critique de la raison pure considère comme une révolution de la manière de
penser (Revolution der Denkart)7. Kant établit alors une analogie entre la philosophie critique et l’astronomie copernicienne, la première accomplissant dans la
métaphysique – en tant que connaissance a priori par concepts – un changement
comparable à celui introduit par Copernic dans la science :
Que l’on essaie donc une fois de voir si nous ne serions pas plus heureux dans
les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre
connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité demandée d’une connaissance a priori de ces objets, qui doit établir quelque chose à leur égard avant qu’ils nous
soient donnés. Il en est ici comme de l’idée première de Copernic : voyant qu’il ne
pouvait venir à bout de l’explication des mouvements du ciel en admettant que toute
l’armée des étoiles tournait autour du spectateur, il essaya de voir s’il ne réussirait pas
mieux en faisant tourner le spectateur, et en laissant en revanche les astres en repos8.
Ce passage de la première Critique a marqué de manière indélébile l’interprétation de la révolution critique par les auteurs postkantiens : à l’image de ce
que Copernic fait dans la science, Kant opère un renversement du rapport classique
à la vérité, – dont le critère se trouve dans l’adéquation de la représentation (sujet)
à l’objet -, soulignant ainsi la dimension constitutive de la subjectivité dans la
J. Millon, 2009, où l’auteur propose de confronter les philosophies fichtéenne et schellingienne à partir
de l’interprétation et de la réappropriation, par les deux philosophes, de la philosophie kantienne.
7. Kant, CRP, « Préface de la seconde édition », p. 740 ; AK III, 10. Cf. aussi Ibid., p. 743 ; AK,
III, p. 15 : « Dans cet essai de changer la démarche jusqu’ici suivie en métaphysique, opérant ainsi en
elle une complète révolution à l’exemple des géomètres et physiciens, consiste donc la tâche de cette
critique de la raison pure spéculative ».
8. Ibid., p. 742 ; AK, III, p. 12.
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connaissance des objets. Avec la révolution kantienne, la connaissance n’est plus
expliquée à partir de l’objet, mais à partir du sujet.
La citation que nous avons donnée au début du présent article montre que
Schelling rejoint cette perspective, en considérant que la première révolution
consiste dans l’établissement de « la connaissance des objets » comme « principe
de tout savoir »9. La philosophie qui se trouve en-deçà de la révolution kantienne
est qualifiée par Schelling, à l’instar de Fichte, de « dogmatisme », terme déjà utilisé
par Kant10. D’après Schelling, le dogmatisme désigne une philosophie qui explique
le savoir et la représentation à partir de l’objet de la connaissance et, par conséquent, conçoit le principe de la philosophie lui-même comme objet11.
Néanmoins, si nous nous en tenons à cette caractérisation de la révolution
kantienne, il n’est pas aisé de voir en quoi consiste effectivement le tournant
philosophique qu’accomplit Kant, puisque le philosophe de Königsberg n’est pas
le premier auteur à affirmer le rôle constitutif de la subjectivité dans la connaissance12. Afin de comprendre en quoi le renversement kantien des rapports entre
sujet et objet de connaissance constitue une « révolution », il faut expliciter la
manière dont ce renversement se concrétise dans la philosophie kantienne.
Nous considérons ici que le renversement kantien se laisse lire de manière
paradigmatique dans la question posée au seuil de la première Critique. En d’autres
termes, la révolution kantienne consiste à poser une question qui n’avait jamais
été posée auparavant, celle de savoir comment des jugements synthétiques a priori
sont possibles13. Il est à cet égard significatif que Kant lui-même se situe historiquement par rapport à ses prédécesseurs par le truchement de la question qu’il
soulève dans sa première Critique. Ainsi, dans la Critique de la raison pure, Kant
9. De même, dans la notice nécrologique que Schelling a rédigée en 1804 à la mort de Kant, la
révolution opérée par Kant est pensée comme un renversement des rôles du sujet et de l’objet,
renversement compris comme un renversement du rôle actif et passif des deux pôles du savoir.
Cf. Schelling, Immanuel Kant, p. 5 ; SW, V, p. 5 : « Kant a posé le fondement d’un nouveau mode de
considération. Tel son compatriote Copernic, qui déplaça le mouvement du centre vers la périphérie,
il renverse tout d’abord radicalement la représentation selon laquelle le sujet est réceptif de façon
inactive et au repos, tandis que l’objet est opérant : renversement qui se propagea comme une décharge
électrique dans toutes les ramifications du savoir ».
10. Kant, CRP, « Préface de la seconde édition », p. 751 AK, III, p. 21, caractérise le « dogmatisme » comme le « procédé dogmatique de la raison pure sans critique préalable de son propre pouvoir ».
11. Dans les Lettres, Schelling distingue aussi le dogmatisme du criticisme par l’esprit de leurs
postulats pratiques : alors que l’exigence du dogmatisme est de réaliser l’absolu à titre d’objet, l’absolu
demeure pour le criticisme achevé une tâche infinie. Cf. Schelling, Lettres, « Neuvième Lettre »,
p. 205-206 ; SW, I, p. 333-334 ; HKA ; I, 3, p. 103-104.
12. Dans un article, Christoph Asmuth attire l’attention sur ce fait et affirme que la théorie de
l’anamnèse chez Platon implique déjà la reconnaissance d’éléments a priori dans la connaissance qui
sont constitutifs des objets. Cf. Christoph Asmuth, « Von der Kritik zur Metaphysik. Der transzendentalphilosophische Wendepunkt Kants und dessen Wende bei Fichte », in : Klaus Kahnert et Burkhard Mojsisch, Umbrüche. Historische Wendepunkte der Philosophie von der Antike bis zur Neuzeit.
Festschrift für Kurt Flasch zu seinem 70. Geburtstag, Amsterdam/Philadelphia, Grüner, 2001, (p. 167187), p. 169.
13. Kant, CRP, « Introduction », p. 772 ; AK, III, p. 39.
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caractérise-t-il la nouveauté de son procédé par la question qui y est posée14. Il
affirme, en outre, dans les Prolégomènes à toute métaphysique future, que l’une des
raisons pour lesquelles on n’avait pas jusqu’alors répondu à la question portant
sur la possibilité des jugements synthétiques a priori réside dans le fait que personne
ne s’était encore aperçu qu’il y avait là une question15.
Mais en quoi réside le problème posé par la question de la possibilité des
jugements synthétiques a priori ? Il est bien connu que le jugement synthétique
est, d’après la définition kantienne, un jugement où l’entendement adjoint un
prédicat qui n’est pas contenu analytiquement dans le concept du sujet et que,
partant, il s’agit d’un jugement qui étend notre connaissance16. Le problème posé
par l’explication des jugements synthétiques a priori réside pour Kant en ceci que
le jugement synthétique établit une liaison entre un sujet et un prédicat, dont la
légitimité ne peut être justifiée ni par le concept de sujet (comme c’est le cas dans
les jugements analytiques) ni par l’expérience (comme dans les jugements synthétiques a posteriori)17. Or, il doit y avoir un troisième terme, un « x » sur lequel se
fonde la liaison exprimée dans le jugement.
Cette question de la première Critique comporte une double dimension : il s’agit,
d’une part, de s’interroger sur les conditions a priori de l’expérience en général
et, d’autre part, de s’enquérir de la légitimité de la connaissance philosophique en
tant que connaissance a priori. Certaines lectures privilégient l’aspect critique de
la philosophie que comprend cette question, en considérant qu’elle renvoie d’abord
au problème du fondement de la métaphysique. Cette lecture souligne que ce qui
fait problème, c’est bien le fait qu’une synthèse soit effectuée a priori, sans aucun
rapport avec l’expérience18. Dans cette perspective, les Prolégomènes à toute métaphysique future viendraient renforcer cet aspect de la question19. La question
kantienne serait ainsi à comprendre comme une sorte de demande d’explication
adressée à la métaphysique, qui se trouve par-là contrainte de rendre compte de
sa légitimité. Cette interprétation de la philosophie critique est appuyée par le
constant recours kantien à un vocabulaire juridique pour la caractérisation de
14. Dans une note de l’introduction de la Critique de la raison pure, p. 768 ; AK, III, p. 36, Kant
affirme : « S’il était venu à l’idée de quelque ancien de soulever seulement cette question, elle se serait
à elle seule puissamment opposée à tous les systèmes de la raison pure élaborés jusqu’à nos jours et
aurait épargné de nombreuses tentatives vaines que l’on a entreprises à l’aveuglette, sans savoir à quoi
proprement on avait affaire ».
15. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, § 5, in :
OP, tome II, p. 44 ; AK, IV, p. 277. Néanmoins, Kant reconnaît, dans une note de Sur un ton supérieur
nouvellement pris en philosophie, in : OP, tome III, p. 398 ; AK, VIII, p. 391 que Platon a eu le
pressentiment obscur de la question qui n’a été exprimée de façon claire que depuis la Critique de la
raison pure, à savoir « comment des propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ? ».
16. Kant, CRP, « Introduction », p. 765 ; AK, III, p. 33.
17. Dans la mesure où les jugements synthétiques a priori énoncent la nécessité d’un rapport entre
le sujet et le prédicat, l’expérience ne peut pas être ici la source à partir de laquelle le lien entre les
deux termes de la proposition est établi.
18. Par exemple Jean Grondin, Kant et le problème de la philosophie : l’a priori, Paris, Vrin, 1989.
19. À ce propos cf. Michel Meyer, Science et métaphysique chez Kant, Paris, PUF, 1998.
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l’entreprise critique, dont l’expression « tribunal de la raison » est un exemple très
suggestif20.
D’autres lectures ont pu mettre l’accent sur une dimension plus large de la
question posée par Kant. Selon celles-ci, il s’agirait pour le philosophe du problème
de la synthèse en général dans la connaissance21. Ce serait alors la possibilité même
de l’expérience qui serait ici en jeu pour Kant22.
Nous pouvons admettre que ces deux aspects sont impliqués dans le problème
posé par Kant : il y va à la fois de la possibilité d’une connaissance systématique
de l’expérience et de la possibilité d’une connaissance qui dépasse les limites de
l’expérience. En effet, les jugements synthétiques a priori caractérisent à la fois le
type de jugements de la métaphysique, mais aussi ceux de la mathématique et de
la science pure de la nature. C’est pourquoi dans les Prolégomènes à toute métaphysique future, Kant distingue entre quatre questions qui restent implicites dans
la question critique : 1) Comment la mathématique pure est-elle possible ? ; 2)
Comment la science pure de la nature est-elle possible ? 3) Comment la métaphysique en général est-elle possible ? et 4) Comment la métaphysique comme science
est-elle possible ?23 Nous savons que la perspective des Prolégomènes est à distinguer de celle de la première Critique. Reste qu’il s’agit pour Kant, dans les deux
cas, de mener son combat sur un double front : c’est à la fois contre le scepticisme
et contre une (certaine) métaphysique que la philosophie critique s’inscrit. La
question posée par Kant sous-tend ainsi à la fois une critique de la métaphysique
et la fondation de l’objectivité de l’expérience.
A partir de ce qui précède, nous sommes en état de comprendre plus précisément en quoi la philosophie kantienne opère une révolution en philosophie. Le
renversement des rapports entre sujet et objet de la connaissance, tels qu’ils sont
pensés dans le critère de vérité comme adéquation de la représentation (sujet) à
l’objet, implique que la philosophie critique, à la différence de la philosophie
précédente, pose la question des conditions de possibilité des objets pour expliquer
la connaissance. Cette question comporte en même temps un enjeu critique en
tant qu’elle exige, pour être résolue, un examen des facultés de connaître. Avec
cette question, l’affirmation de la dimension constitutive de la subjectivité dans la
connaissance prend un pli spécifique dans la philosophie kantienne, dans la mesure
où elle signifie que c’est dans le sujet que les conditions de possibilité de notre
connaissance résident24.
20. Kant, CRP, « Préface de la première édition », p. 727 ; AK, IV, p. 9. Cf. aussi ibid., « Dialectique
transcendantale », p. 1145 ; AK, III, p. 345.
21. Jocelyn Benoist, Kant et les limites de la synthèse. Le sujet sensible, Paris, PUF, 1996, p. 50.
22. Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant. La philosophie critique, Paris, Vrin, tome I, 1969, p. 118.
Pour la lecture particulière que donne Heidegger du problème kantien de la possibilité de l’expérience
en tant qu’elle désigne la totalité unifiée de ce qui rend essentiellement possible la connaissance finie,
cf. Martin Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trad. Alphonse de Waelhens et Walter
Biemel, Paris, Gallimard, 1953, § 24, p. 174.
23. Kant, Prolégomènes, p. 47 ; AK, IV, p. 280.
24. Notre lecture rejoint ici la position de Christoph Asmuth, qui considère que le tournant opéré
par la philosophie de Kant consiste dans l’élaboration d’une philosophie transcendantale qui analyse
les conditions de possibilité de la connaissance. Cf. Christoph Asmuth, art.cit., p. 171.
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Le « renversement des principes »
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Or, la seconde révolution doit faire fond sur le renversement kantien des
rapports entre objet et sujet dans la connaissance (elle s’inscrit, comme révolution,
dans la continuité de la première révolution), mais elle doit aussi opérer un autre
renversement en tant que seconde révolution. Mais, si la seconde révolution en
philosophie opère un renversement des principes à l’image de ce que fait la révolution kantienne, ne retourne-t-elle pas au moment philosophique que la philosophie kantienne entend dépasser? En effet, renverser ce qui a été déjà renversé
semble bien ramener au point de départ, c’est-à-dire remettre l’objet à la place du
sujet comme principe de la connaissance.
Notre hypothèse est que le renversement des principes en lequel consiste la
seconde révolution schellingienne ne concerne pas le renversement des rapports
entre sujet et objet dans la connaissance, ce qui reviendrait en effet à nier le
renversement kantien, mais plutôt le renversement de la primauté des principes
théoriques sur les principes pratiques. En effet, pour Schelling, le renversement
kantien s’inscrit avant tout dans le domaine de la philosophie théorique, car il
s’agit, dans la révolution kantienne, du « principe de tout savoir ». La seconde
révolution quant à elle concerne le rapport entre des principes qui relèvent de
différents usages de la raison.
Puisque ce qui est en jeu dans l’idée de « seconde révolution » est le rapport
de la philosophie schellingienne à Kant tel que Schelling le comprend, nous
suivrons le fil conducteur de la reformulation de la question kantienne de la
première Critique par Schelling, dans le but d’une élucidation du « renversement »
en tant que structure de la nouvelle philosophie rendue possible par l’époque de
l’« après Kant ».
La révolution schellingienne ou le primat de la raison pratique
Cela a été évoqué au début du présent article, la seconde révolution correspond à ce que Schelling nomme dans Du Moi le « criticisme achevé ». D’après le
texte, il s’agit, dans une philosophie nouvelle, d’achever le criticisme en mettant
en lumière les prémisses des résultats auxquels la philosophie kantienne est parvenue25. Mais pourquoi cette tâche suppose-t-elle un « renversement complet des
principes » ? En quoi la mise en lumière des prémisses constitue ou suppose une
seconde révolution en philosophie ?
Afin de déterminer le sens du « renversement » d’après Schelling et pouvoir
ainsi comprendre plus précisément comment le philosophe allemand définit son
propre projet philosophique par rapport à Kant, nous aurons recours à l’analyse
de la reformulation de la question kantienne par Schelling, ce qui, d’après notre
hypothèse, pourra constituer une piste pour l’interprétation du renversement schellingien.
25. Cf. aussi la Lettre de Schelling à Hegel du 6 janvier de 1795, in : BuD, Band II : 1775-1803 :
Zusatzband, p. 56-57 : « La philosophie n’est pas encore à sa fin, Kant a délivré les résultats : les
prémisses font encore défaut. Mais qui peut comprendre des résultats sans les prémisses ? »
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En effet, quoique Schelling n’explicite pas le sens de la seconde révolution à
partir de la question posée par la « nouvelle philosophie26 », son rapport à Kant
et donc à la « première révolution» se reflète dans la reprise et reformulation de
la question kantienne dans le criticisme achevé ou la nouvelle philosophie. Nous
voudrions montrer que c’est dans la reformulation de la question kantienne que
peut être trouvé un exemple paradigmatique de l’idée schellingienne de la seconde
révolution comme renversement des principes.
Dans la philosophie du premier Schelling, la question kantienne connaît des
reformulations distinctes dans deux textes : l’une dans le texte de Du Moi ; l’autre
dans les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme. C’est particulièrement dans la
reformulation de la question kantienne présente dans les Lettres que nous pouvons
déceler la figure du renversement27 et cela, plus particulièrement, à propos du
point d’articulation entre philosophie théorique et philosophie pratique. Par conséquent, afin de montrer que le renversement schellingien concerne le rapport entre
le principe théorique et le principe pratique de la philosophie, nous nous attacherons surtout à l’analyse de la reformulation de la question kantienne présente
dans ce texte, en nous rapportant toutefois aussi au Du Moi.
Dans Du Moi déjà, Schelling affirme l’impossibilité de l’idéalisme théorique28.
Cependant, c’est seulement dans les Lettres que Schelling tire toutes les conséquences de l’affirmation du primat de la raison pratique déjà présente dans Du
Moi, en y considérant que la question kantienne ne trouve de réponse qu’à partir
du point de vue de la subjectivité pratique.
Nous observons que, dans les Lettres, la question kantienne est interprétée par
Schelling à travers la notion d’opposition (Entgegensetzung), dans la mesure où le
problème de la philosophie y est considéré comme l’expression même d’un conflit
constitutif de la raison théorique dans son rapport à la raison pratique. C’est dans
la troisième lettre que Schelling évoque, pour la première fois dans ce texte, le
problème kantien et procède à sa reformulation. Le philosophe attribue alors à
Kant la question suivante : « Comment parvenons-nous en général à juger synthétiquement ? ». Après cette formulation, Schelling ajoute une deuxième question,
qui correspond, de son aveu même, à une autre formulation du même problème.
26. Néanmoins, au sujet du caractère novateur de chaque philosophie, Schelling affirme, dans le
Système de l’idéalisme transcendantal, trad. Ch. Dubois, Paris, Vrin, p. 1 ; SW, I, 3, p. 330 ; HKA, I,
9-1, p. 23-24 que « tout système trouve la pierre de touche la plus certaine de sa vérité en ceci que
non seulement il résout avec facilité des problèmes auparavant insolubles, mais encore qu’il suscite de
tout nouveaux problèmes, demeurés impensés jusque-là, et que, d’un ébranlement général de ce qui
était reçu pour vrai, il fait surgir un nouveau genre de vérité ».
27. Dans la philosophie du jeune Schelling, nous retrouvons à nouveau le motif du renversement
dans l’Aperçu général sur la littérature philosophique la plus récente (Allgemeine Übersicht der neuesten
philosophischen Literatur) pour caractériser la philosophie transcendantale. Cf. Schelling, l’Aperçu
général sur la littérature philosophique la plus récente, SW, I, p. 403 ; HKA, I, 4, p. 130.
28. Schelling, Du Moi, p. 116 ; SW, I, p. 211 ; HKA, I, 2, p. 140. C’est cette primauté accordée à
la philosophie pratique qui permet à Reinhard Lauth d’affirmer que Schelling a rédigé le Du Moi dans
une perspective pratique. Cf. Reinhard Lauth, Die Entstehung von Schellings Identitätsphilosophie in
der Auseinandersetzung mit Fichtes Wissenschaftslehre (1795-1801), Freiburg/München, Karl Alber,
1975, p. 16.
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Le « renversement des principes »
141
La voici : « Comment puis-je arriver en général à sortir de l’Absolu et à me diriger
sur un terme op-posé 29? », le problème étant bien ici celui de savoir « où réside le
principe de cette unité qui trouve son expression dans le jugement synthétique30 ».
Dans ces passages, le problème kantien est reformulé dans une question qui
exprime les difficultés qu’il y a à penser une opposition entre l’absolu et ce qui
semble être posé hors de lui en même temps qu’il est question d’un principe
d’unité entre les deux. Si nous nous rapportons à la reformulation du problème
kantien de la sixième lettre, dans laquelle il est question de l’« énigme du monde »
(Räthsel der Welt)31, nous pouvons facilement concevoir que l’opposition à laquelle
Schelling fait référence dans la troisième lettre met en jeu, d’une part, la contradiction entre l’absolu ou l’exigence d’inconditionné et, d’autre part, l’expérience
comme sphère de la conditionnalité. La question qui se pose alors est de savoir
ce que signifie cette reformulation de la question kantienne.
Plusieurs commentateurs32 ont voulu y voir une critique de la question posée
dans la première Critique. En effet, Schelling semble vouloir ramener le problème
de la possibilité des jugements synthétiques a priori à la question du fondement
de l’expérience, alors que, comme nous l’avons souligné plus haut, le problème
propre de la question portant sur la possibilité des jugements synthétiques a priori
réside dans l’identification du terme « x », sur lequel l’entendement s’appuie pour
établir le rapport entre le sujet et le prédicat et qui ne peut pas résider dans
l’expérience.
Au contraire, la reformulation du problème kantien par Schelling laisse entendre
que, au fond, il n’y a pas de problème particulier à la synthèse a priori relativement
à la synthèse a posteriori, car elle suppose la synthèse de l’expérience et que celle-ci
demande aussi, d’après Schelling, à être explicitée dans son fondement. Pour le
jeune auteur, la réponse de Kant à la question des jugements synthétiques a posteriori suppose ainsi déjà l’expérience comme domaine constitué33.
Cette interprétation de la question kantienne rejoint la formulation schellingienne de la question de la première Critique dans Du Moi34. En effet, d’après ce
29. Schelling, Lettres, « Troisième Lettre », p. 164 ; SW, I, 294 ; HKA, I, 3, p. 60.
30. Ibid., p. 165 ; SW, I, 295 ; HKA, I, 3, p. 61.
31. Ibid., « Sixième Lettre », p. 180-181 ; SW, I, 309-310 ; HKA, I, 3, 77-78.
32. Christoph Wild, Reflexion und Erfahrung. Eine Interpretation der früh- und spätphilosophie
Schellings, Freiburg/München, Karl Albert, 1968, p. 23. Cf. aussi Michaela Boenke, Transformation
des Realitätsbegriffs. Untersuchungen zur frühen Philosophie Schellings im Ausgang von Kant, StuttgartBad Cannstatt, Fromann-Holzboog, 1990, p. 238, qui défend la même position.
33. Ibid., « Sixième Lettre », p. 181 ; SW, I, 310 ; HKA, I, 3, p. 79 : « Certes, le criticisme peut
démontrer la nécessité de propositions synthétiques pour le domaine de l’expérience. Mais qu’a-t-on
gagné par là eu égard à notre question ? Je pose une nouvelle fois la question : Pourquoi y a-t-il en
général un domaine de l’expérience ? Toute réponse à cette question présuppose déjà l’être-là d’un
monde de l’expérience ».
34. Schelling, Du Moi, p. 77 ; SW, I, p. 175 ; HKA, I, 2, p. 99 : « Il [l’auteur de la Critique de la
raison pure] formula en ces termes la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils
possibles ? On verra, au cours de la présente recherche, que cette question, représentée dans sa plus
haute abstraction, se ramène à celle-ci : Comment le Moi en vient-il à sortir de soi-même et à s’opposer
purement et simplement un Non-Moi ? »
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Schelling
texte, le problème posé par la question kantienne réside dans la possibilité de
rendre compte du système de l’expérience en général ou encore de sa pièce
maîtresse qu’est la représentation. Par conséquent, la reformulation de la question
par Schelling a pour corollaire l’élargissement du problème kantien de la synthèse
a priori à la question de la synthèse en général.
Néanmoins, dans les Lettres, la reformulation de la question kantienne acquiert
une signification supplémentaire par rapport à la reformulation présente dans Du
Moi, dans la mesure où, dans les Lettres, le problème du fondement de l’expérience
est explicitement ramené à une tension entre raison théorique et raison pratique.
En effet, le caractère problématique de la question, que Schelling formule aussi
comme portant sur le « passage de l’infini au fini35 » (telle est, en effet, la dernière
formulation du problème retenue par Schelling dans les Lettres), réside en ceci
qu’elle comporte une indécidabilité théorique entre les deux systèmes philosophiques que sont le dogmatisme et le criticisme. Cela a pour corollaire la nécessité
d’une fondation pratique des systèmes philosophiques36. Le fait que le conflit entre
absolu et conditionné ne puisse pas être résolu dans le domaine de la philosophie
théorique constitue d’ailleurs un résultat auquel la philosophie critique de Kant
est parvenue d’après Schelling37, alors que le criticisme achevé se donne pour tâche
de dépasser l’opposition entre l’absolu et le monde, dans laquelle la raison théorique reste prise.
En effet, la raison théorique, pour Schelling, se caractérise par la recherche de
la condition de la synthèse, procédant ainsi de synthèse en synthèse sans pouvoir
remonter en-deçà d’une première synthèse comme premier membre d’une série.
Dans la quatrième Lettre, Schelling énonce la double condition de toute synthèse :
1) un antagonisme entre une unité absolue et une multiplicité qui nous délivre,
par la synthèse, une unité empirique ; 2) une thèse38 à titre de but final de toute
synthèse.
Plus précisément, nous pouvons considérer que la question portant sur la possibilité des jugements synthétiques est, aux yeux de Schelling, problématique, dans
la mesure où la synthèse qui fonde toute réalité est conditionnée par l’exigence
d’une thèse ou d’une position d’identité entre deux termes qui se présentent tout
d’abord comme contradictoires, à savoir d’un côté l’inconditionné, l’absolu, et de
l’autre côté, le monde.
Cela signifie, en termes plus proches de ceux de la question kantienne, qui,
elle, porte sur la synthèse effectuée dans les jugements synthétiques a priori, que
l’exigence rationnelle d’identité signifie tout d’abord, pour ce qui est des jugements,
que le lien exprimé par la copule dans les jugements synthétiques doit viser à
35. Schelling, Lettres, « Septième Lettre », p. 185 ; SW, I, p. 314 ; HKA, I, 3, p. 82-83.
36. Ibid., « Cinquième Lettre », p. 176 ; SW, I, p. 306 ; HKA, I, 3, p. 73-74.
37. Ibid., « Quatrième Lettre », p. 169 ; SW, I, p. 299 ; HKA, I, 3, p. 65.
38. Ibid., « Quatrième Lettre », p. 166-167 ; SW, I, p. 296-297 ; HKA, I, 3, p. 62-63. Cf. encore
le début de la neuvième lettre, où Schelling affirme que la philosophie exige une thèse absolue comme
but de toute synthèse : Ibid., « Neuvième Lettre », p. 199-200 ; SW, I, p. 327 ; HKA, I, 3, p. 97. Ces
conditions de la synthèse correspondent dans une certaine mesure à la méthode synthétique du système
chez Fichte.
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Le « renversement des principes »
143
l’évidence et à la nécessité que les propositions analytiques renferment. Puisque
la philosophie théorique a affaire à des propositions synthétiques, seules possibles
pour ce qui est du domaine de l’expérience, il incombe à la philosophie pratique
ou aux jugements de la philosophie pratique d’apporter une réponse à une contradiction que la philosophie théorique ne saurait résoudre. En effet, comme Schelling
l’affirme dans Du Moi, la philosophie théorique procède de synthèse en synthèse
sans parvenir à un dernier terme où la contradiction entre le Moi absolu et le
Non-Moi soit résolue39.
La réponse au problème théorique consiste ainsi dans l’exigence de réalisation
d’unité de l’opposition par le « commandement moral » (Moralgebot) de la raison
pratique40. Cette exigence d’inconditionné est précisée par Schelling surtout à l’aide
de deux formules : 1) il s’agit de l’exigence pour le sujet fini d’être libre ou encore
2) de l’effort du fini pour devenir infini. Alors que la version dogmatique conséquente de l’exigence pratique est Anéantis-toi toi-même au moyen de la causalité
absolue41, l’exigence du criticisme achevé se laisse énoncer comme « Sois ! » ou
encore « Efforce-toi non point de te rapprocher de la déité, mais de rapprocher celle-ci
de toi à l’infini »42. Dans ce cadre, l’idée pratique, d’inspiration fichtéenne, d’un
effort (Streben) du moi fini pour s’identifier à l’absolu sert ici à répondre au
problème théorique du passage de l’infini au fini, alors même que par cet effort
l’idée d’un tel passage est niée43.
En effet, c’est parce que l’effort du Moi empirique pour devenir identique au
Moi absolu accomplit un passage non pas de l’infini au fini, mais du fini à l’infini
que le philosophe se croit autorisé à affirmer l’identité des deux. Aux yeux de
Schelling, la possibilité, pour la philosophie, de passer du fini à l’infini revient à
nier qu’il puisse y avoir un véritable passage de l’infini au fini, dans la mesure où
cette possibilité suppose leur identité, que la notion d’un passage met en cause. Nier
le passage de l’infini au fini signifie alors nier l’hétérogénéité de l’absolu et du
monde, négation qui se renverse ainsi dans l’affirmation positive de leur identité par
le truchement de l’effort. En d’autres termes, la raison pratique « tranche le nœud »44
39. On remarque que, de manière semblable, le passage à la partie pratique de la Doctrine de la
Science se fait quand les opposés ne se laissent plus unir dans une synthèse. Cf. Johann Gottlieb Fichte,
Les principes de la Doctrine de la Science, in : Œuvres choisies de philosophie première, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1990, p. 33-34. Édition allemande : Johann Gottlieb Fichte, Werke, éd. I. H. Fichte,
1834/1835 et 1845/1846, 12 vol., Berlin, De Gruyter, vol. I, p. 115.
40. Si Schelling envisage le commandement moral comme une réponse au « problème de la synthèse », ce n’est donc pas dans la perspective d’un intérêt pour la moralité de l’action, mais c’est parce
que le commandement moral exprime l’exigence d’inconditionné.
41. Schelling, Lettres, « Septième Lettre », p. 187 ; SW, I, p. 316 ; HKA, I, 3, p. 85.
42. Ibid., « Neuvième Lettre », p. 207 ; SW, I, 335 ; HKA, I, 3, p. 105. Aux §§ 3-4 de la Nouvelle
déduction du droit naturel, Schelling explicite le sens de l’exigence qui énonce : « Sois ! » comme étant
une exigence d’autonomie. Cf. Schelling, Nouvelle déduction du droit naturel, trad. S. Bonnet et
L. Ferry, Cahiers de philosophie politique 1, 1983, (p. 96-127), p. 96 ; SW, I, p. 247-248 ; HKA, I, 3,
p. 139-140.
43. Schelling, Lettres, « Septième Lettre », p. 186 ; SW, I, p. 314-315 ; HKA, I, 3, p. 82-83.
44. Ibid., « Sixième Lettre », p. 181 ; SW, I, p. 310-311 ; HKA, I, 3, p. 79. Cf. Ibid., « Septième
Lettre », p. 185 ; SW, I, p. 314 ; HKA, I, 3, p. 83.
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Schelling
face au problème de la synthèse en niant le passage de l’infini, dont la possibilité
fait l’objet de questionnement par la raison théorique.
Cet « effort infini » exigé par la proposition particulière qu’est le « commandement moral » implique que la synthèse contenue dans cette proposition, à savoir
celle de l’inconditionné et du conditionné (l’absolu et le sujet fini) enferme une
exigence de position de l’inconditionné (proposition analytique), dans la mesure
où elle exige l’identité du fini et de l’infini45. Cela signifie à notre avis que la
réponse au problème de savoir comment les jugements synthétiques a priori sont
possibles suppose que l’on montre que ces jugements doivent au fond être conditionnés par une proposition thétique.
Or, c’est justement dans la convocation de la raison pratique pour répondre à
un problème posé par la raison théorique dans les Lettres que nous croyons trouver
la structure du renversement dont il est question dans Du Moi. En effet, en
considérant que les contradictions auxquelles la philosophie théorique aboutit ne
sont pas le signe de la faiblesse et des limites de la raison, mais plutôt de la
spontanéité de la faculté théorique de connaître qui révèle déjà la liberté comme
essence de l’homme (raison pratique), Schelling renverse le résultat négatif de la
philosophie théorique dans l’affirmation positive de la liberté de l’homme de la
philosophie pratique. C’est parce que la faculté de connaître de l’homme n’est pas
rivée à un objet qui la détermine qu’elle manifeste la liberté du sujet fini, comme
le suggère Schelling dans sa dixième Lettre :
Vous reprochez à la raison de ne rien savoir des choses en soi, des objets d’un
monde intelligible. Mais n’avez-vous jamais pressenti – fût-ce seulement obscurément –
que ce n’est pas la faiblesse de votre raison, mais la liberté absolue en vous qui fait que
le monde intellectuel est inaccessible pour toute puissance objective ; que ce n’est pas
le caractère limité de votre savoir, mais votre liberté illimitée qui a assigné les objets
du connaître dans les limites des simples phénomènes46 ?
C’est un tel mouvement de renversement de la signification des résultats de
la philosophie théorique qui permet à Schelling d’échapper au résultat négatif
d’une critique de la faculté de connaître, qui conclut à partir des contradictions
entre les idées de la raison aux limites de la faculté de connaître du sujet fini. En
effet, Schelling inverse le sens d’un tel constat des limites de la raison à travers la
primauté accordée à la raison pratique : ce n’est pas la limitation de la raison qui
permet de reconnaître les limites de la faculté de connaître, mais c’est plutôt la
liberté intrinsèque à la raison (raison pratique) qui, du fait de son caractère illimité,
est à même d’envisager la limitation de la faculté de connaître. Dans ce cadre, la
thèse théorique de la négation de l’hétérogénéité de l’infini et du fini se renverse
45. Ibid., « Neuvième Lettre », p. 200 ; SW, I, p. 327 ; HKA, I, 3, p. 97 : « Elle [la proposition
qu’est le commandement moral] est synthétique, pour autant qu’elle exige purement et simplement
une identité absolue, une thèse absolue ; mais elle est aussi thétique (analytique), puisqu’elle tend
nécessairement à l’unité absolue (et pas simplement synthétique). » Nous remarquerons que, d’après
Kant, la loi morale est une proposition synthétique a priori qui n’est fondée sur aucune intuition.
Cf. Kant, Critique de la raison pratique, « L’analytique de la raison pure pratique », in : OP, II, p. 645 ;
AK, V, p. 31.
46. Schelling, Lettres, « Dixième Lettre », p. 212 ; SW, I, p. 340 ; HKA, I, 3, p. 111.
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Le « renversement des principes »
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dans l’affirmation de leur identité au moyen de l’effort pratique d’identification
du moi fini à l’absolu, qui révèle la destination de l’homme en tant qu’être libre.
Cela signifie que le renversement des principes dont il est question dans Du
Moi correspond au renversement des rapports entre principe théorique et principe
pratique. En d’autres termes, il désigne l’inversion de la primauté dogmatique de
la détermination théorique du principe de la philosophie (l’absolu comme objet
qui se donne comme quelque chose d’extérieur au sujet) sur sa détermination
pratique (l’absolu comme sujet et corrélativement comme visée d’un effort de la
part du sujet empirique).
Dans ce cadre, mettre en lumière les prémisses des résultats auxquels Kant a
abouti revient à considérer que le renversement kantien des rapports théoriques
entre sujet et objet suppose déjà la compréhension de la subjectivité à partir de
sa dimension pratique. Autrement dit : les prémisses de la philosophie théorique
kantienne supposent l’unité de la raison théorique et de la raison pratique, même
si Kant n’a pas explicitement pensé le principe de cette unité.
Nous pouvons conclure que la seconde révolution en philosophie selon le jeune
Schelling consiste dans l’affirmation du primat de la raison pratique. Toutefois, il
faut remarquer que la raison pratique ne possède pas chez Schelling le sens kantien
d’une raison législatrice pour la volonté, mais est avant tout une « faculté réalisatrice » (realisirendes Vermögen)47 et fait donc signe vers une compréhension très
particulière du primat de la raison pratique.
Les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme peuvent ainsi être lues comme une
explication avec l’idée kantienne du « primat de la raison pratique ». Dans ce
contexte, la détermination de la raison pratique comme raison réalisatrice48 rompt
avec la distinction kantienne au début de « L’idéal de la raison pure » entre force
pratique (praktische Kraft) et force créatrice (schöpferische Kraft)49 pour affirmer
l’univocité de l’« activité » dans l’action morale et dans l’action créatrice. Agir
signifie dès lors produire. C’est pourquoi le primat de la raison pratique chez
Schelling ne s’accompagne pas d’une attention spécialement portée sur les dimensions qui ont trait à l’éthique ou à la politique comme c’est le cas dans la philosophie de Fichte50.
47. Ibid., « Sixième Lettre », p. 182 ; SW, I, p. 311-312 ; HKA, I, 3, p. 80.
48. Ibid., p. 182 ; SW, I, p. 311-312 ; HKA, I, 3, p. 80.
49. Kant, CRP, « Dialectique transcendantale », p. 1193-1194 (traduction modifiée) ; AK, III,
p. 384 : « Cependant, sans nous élever si haut, nous devons avouer que la raison humaine ne contient
pas seulement des idées, mais des idéaux qui n’ont pas, il est vrai, comme ceux de Platon, une force
créatrice, mais qui ont (comme principes régulateurs) une force pratique, et servent de fondement à
la possibilité de la perfection de certaines actions ».
50. Jean-François Courtine souligne ainsi dans « La situation d’Hölderlin au seuil de l’idéalisme
allemand », in : Jean-François Courtine, Extase de la raison, Paris, Galilée, 1990, p. 36 toute la différence
qu’il y a entre la doctrine schellingienne qui voit dans l’accomplissement de la moralité la destruction
du Moi, et la position fichtéenne.
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Schelling
Conclusion
Nous avons montré que la seconde révolution annoncée dans Du Moi comme
un « renversement total des principes » revient à une affirmation du primat de la
raison pratique en philosophie, dans la mesure où les principes dont il s’agit
d’opérer le renversement sont les principes de la philosophie théorique et de la
philosophie pratique. Plus précisément, la seconde révolution concerne le renversement du rapport de primauté du mode théorique d’appréhension de l’objet sur
la détermination pratique de ce dernier. D’après Schelling, c’est seulement dans
ce contexte que le criticisme peut s’achever, car la reconnaissance du rôle constitutif
de la subjectivité dans le savoir ou ce que Schelling nomme la « spontanéité théorique » du sujet ne peut se comprendre qu’à partir de l’affirmation de la liberté
pratique du sujet et de la détermination positive de l’absolu comme liberté51.
C’est pourquoi, dans la perspective de Schelling, il faut délivrer les prémisses
des résultats de la philosophie critique. L’achèvement du criticisme n’est possible
que par la résolution de ce que Schelling diagnostique chez Kant comme des
contradictions ; la contradiction nodale parmi celles-ci est la contradiction entre
raison théorique et raison pratique, entre ce que la raison peut connaître et l’essence
de la raison comme liberté. C’est aussi en mettant en avant le primat de la raison
pratique que la nouvelle philosophie peut avoir une influence sur la vie humaine,
dans la mesure où elle permet à l’être humain de devenir conscient de sa propre
liberté.
Nous retrouvons le motif du « renversement » dans la philosophie tardive de
Schelling pour rendre compte de l’articulation de la philosophie négative et de la
philosophie positive52. Dans ce cadre, il ne s’agit pas d’opérer un renversement au
niveau des principes, comme c’est le cas dans la première philosophie de Schelling,
mais bien plutôt d’accomplir un bouleversement dans le « modus progrediendi »
de la philosophie négative53.
Le motif du renversement marque ainsi deux moments cruciaux dans le développement de la philosophie schellingienne, où le philosophe tente de situer sa
propre philosophie par rapport à ses prédécesseurs et penser, à partir de la situation
de la philosophie de son temps, comment une nouvelle philosophie est encore
possible.
51. Schelling affirme dans Du Moi, p. 78 ; SW, I, p. 176 ; HKA, I, 2, p. 100 : « Si donc le principe
de toute philosophie était le Moi empiriquement conditionné (point sur lequel s’accordent au fond le
dogmatisme et le criticisme inachevé), toute spontanéité du Moi, qu’elle soit théorique ou pratique,
deviendrait entièrement inexplicable. »
52. Cf. Schelling, Contribution à l’histoire de la philosophie, trad. J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1983,
p. 175-176 ; SW, X, p. 156-157 et Schelling, Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. GDR
Schellingiana sous la dir. J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, Paris, Gallimard, 1998, p. 519-520 ; SW,
XII, p. 565 et encore Schelling, Philosophie de la Révélation, trad. RCP Schellingiana sous la dir.
J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1989, p.185 ; SW, XIII, p. 159.
53. Schelling, Philosophie de la Révélation, p. 115 ; SW, XIII, p. 92.
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