Revue germanique internationale
18 | 2013
Schelling. Le temps du système, un système des
temps
Le « renversement des principes ». La seconde
révolution selon F. W. J. Schelling
Teresa Pedro
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1443
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 10 octobre 2013
Pagination : 133-146
ISBN : 978-2-271-07923-7
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Teresa Pedro, « Le « renversement des principes ». La seconde révolution selon F. W. J. Schelling »,
Revue germanique internationale [En ligne], 18 | 2013, mis en ligne le 10 octobre 2016, consulté le 27
décembre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1443 ; DOI : 10.4000/rgi.1443
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CNRD Éditions - RGI nº 18 - Schelling - 170 x 240 - 10/9/2013 - 15 : 53 - page 133
Le « renversement des principes ».
La seconde révolution selon
F. W. J. Schelling
Teresa Pedro
Dans un texte de 1795 intitulé Du Moi comme principe de la philosophie ou
sur l’inconditionné dans le savoir humain (Vom Ich als Princip der Philosophie oder
über das Unbedingte im menschlichen Wissen), le jeune Schelling a recours au motif
de la « révolution »1pour caractériser le rapport entre la « nouvelle philosophie »
et la philosophie précédente. D’après Schelling, la nouvelle philosophie dont il se
fait le héraut doit accomplir une « seconde révolution », comprise comme un
« renversement » (Umkehrung) des principes :
La première révolution a eu lieu lorsqu’on a établi comme principe de tout savoir
la connaissance des objets ; jusqu’à cette seconde révolution aucun changement n’a
affecté les principes eux-mêmes. Tout changement consistait seulement dans le passage
continu d’un objet à un autre, et dans la mesure où il est indifférent, sinon pour l’Ecole,
du moins pour l’humanité elle-même, de savoir à quel objet elle est asservie, la progres-
sion de la philosophie d’un objet à un autre pouvait ne pas représenter un progrès de
l’esprit humain lui-même. Si donc l’on doit jamais attendre d’une quelconque philoso-
phie une influence sur la vie humaine elle-même, on ne peut l’attendre que de cette
nouvelle philosophie qui n’est elle-même rendue possible que par le renversement
complet des principes2.
1. Pour une réflexion sur la notion de « révolution » chez Schelling en tant que celle-ci est pensée
comme révolution scientifique (wissenschaftliche Revolution) et qu’elle renvoie à une conception déter-
minée du processus historique de l’histoire de la science, voir Hans Jörg Sandkühler, « Natur und
geschichtlicher Prozeß. Von Schellings Philosophie der Natur und der Zweiten Natur zur Wissenschaft
der Geschichte », in : Hans Jörg Sandkühler (éd.), Natur und geschichtlicher Prozeß. Studien zur Natur-
philosophie F.W.J. Schellings, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1984, p. 20-28. Sur les transformations
que la notion de « révolution » connaît dans la philosophie classique allemande, on pourra se rapporter
à l’article de Domenico Losurdo, « Le categorie della rivoluzione nella filosofia classica tedesca », in :
Domenico Losurdo (éd.), Rivoluzione francese e filosofia classica tedesca, Urbino, Quattro venti, 1993,
p. 343-358.
2. Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Du Moi comme principe de la philosophie ou sur
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Le motif de la « révolution » est, on le sait, déjà mobilisé par Kant dans la
Critique de la raison pure pour caractériser la nouveauté apportée par la philosophie
critique par rapport à la philosophie qui la précède3. Il n’est d’ailleurs pas difficile
de reconnaître que la « première révolution » à laquelle Schelling se réfère dans
le passage ci-dessus n’est autre que la révolution kantienne en philosophie4. Dans
ce cadre, Schelling donne à entendre, avec l’idée d’une « seconde révolution »,
que la nouvelle philosophie prolonge la radicalité de la philosophie kantienne,
comprise comme « première révolution », tout en instaurant une nouvelle rupture
avec elle. Le motif d’une seconde révolution exprime, en effet, l’exigence, conjointe,
de continuité et de rupture avec la première révolution kantienne5.
Cette exigence est aussi exprimée par la distinction, dans Du Moi, entre le
« criticisme inachevé », c’est-à-dire le criticisme kantien, et le « criticisme achevé »
que Schelling prétend élaborer dans le sillage de Fichte. La seconde révolution en
philosophie signifie ainsi l’accomplissement du criticisme en un criticisme achevé
et elle constitue la réponse du jeune Schelling à la question de savoir quelle
philosophie demeure possible après la Critique kantienne6.
l’inconditionné dans le savoir humain (désormais cité Du Moi), in : F. W. J. Schelling. Premiers écrits
(1794-1795) (désormais cité PE), trad. Jean-François Courtine, Paris, PUF, 1987, p. 55-56. Éditions
allemandes : Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Vom Ich als Princip der Philosophie oder über
das Unbedingte im menschlichen Wissen, in : Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Sämtliche Werke,
éd. K. F. A. Schelling, 14 Bde., Stuttgart/Augsburg, Cotta, 1856-1861 (désormais cité SW), I, p. 156-
157 ; et in : Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, Historisch-Kritische Ausgabe, im Auftrag der Schel-
ling-Komission der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, éds. H. M. Baumgartner, W. G. Jacobs,
H. Krings, H. Zeltner, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1976 sq. (désormais cité HKA), I, 2, p. 77.
3. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, « Préface de la seconde édition », (désormais cité
CRP), in : Immanuel Kant. Œuvres philosophiques, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Galli-
mard, 1980, (désormais cité OP), p. 743. Édition allemande : Immanuel Kant, Kritik der reinen
Vernunft,in:Kants Gesammelte Schriften, éd. Preussische Akademie der Wissenschaften, Berlin,
G. Reimer, 1902 (désormais cité AK), tome III, p. 32, p. 15. Pour une analyse détaillée de la « fiction
copernicienne de la Critique », on pourra consulter Martial Guéroult, La philosophie transcendantale
de Salomon Maïmon, Paris, F. Alcan, 1929, p. 15-20.
4. Le thème de la révolution kantienne constitue un motif courant lorsque Schelling rédige ses
premiers textes philosophiques. Cf. par exemple la lettre de Hegel à Schelling datée du 16 avril 1795
in F. W. J. Schelling. Briefe und Dokumente, éd. Horst Fuhrmans, Bonn, Bouvier Verlag Herbert
Grundmann, 1973, Band II : 1775-1803 : Zusatzband, p. 67. La référence postkantienne au motif de
la révolution n’est pas sans rapport avec la Révolution française de 1789. Schelling y fait référence
explicitement, dans la notice qu’il rédige en 1804 à l’occasion de la mort de Kant. Le parallèle entre
les deux révolutions se justifie à ses yeux à partir de l’unité d’une époque et de sa philosophie. Dans
ce cadre, Schelling rapproche la philosophie kantienne qui, comme révolution idéale, se présente
comme solution insatisfaisante au conflit entre abstraction et réalité, de son pendant réel qu’est la
Révolution française. Cf. Schelling, Immanuel Kant, trad. Pascal David in : Philosophie 22, 1989
(p. 3-10), p. 4 ; SW, IV, p. 4-5.
5. Schelling, Du Moi, p. 55-56 ; SW, I, p. 156-157 ; HKA, I, 2, p. 24.
6. Pour une reconstruction de la genèse de la pensée de Schelling jusqu’en 1800 moyennant le fil
conducteur de l’achèvement du projet kantien de fondation du système du savoir, on pourra se
rapporter à Emmanuel Cattin, Transformations de la métaphysique. Commentaires sur la philosophie
transcendantale de Schelling, Paris, Vrin, 2001. On pourra aussi consulter l’ouvrage d’Alexander
Schnell, Réflexion et Spéculation. L’idéalisme transcendantal chez Fichte et Schelling, Grenoble,
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Dans le présent article, nous nous proposons de déterminer plus précisément
le « renversement » qu’opère, d’après Schelling, la seconde révolution et dont le
sens n’est indiqué explicitement nulle part dans le texte. Cela doit permettre
d’éclairer d’un jour nouveau la conception schellingienne de la tâche de la philo-
sophie après la Critique kantienne. À cette fin, nous nous attacherons d’abord à
élucider le motif de la révolution chez Kant, pour montrer ensuite, à partir d’une
interprétation d’un texte de 1795-1796, les Lettres sur le dogmatisme et le criticisme
(Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kriticismus), sous le prisme du motif
du « renversement », la manière dont la révolution schellingienne consiste en une
affirmation très particulière du primat de la raison pratique.
La première révolution ou la question critique
Comme il appert de l’extrait cité en commençant, dans l’optique de Schelling,
Kant a accompli une première révolution en philosophie. Schelling reprend ainsi
un motif déjà utilisé par Kant lui-même pour se situer historiquement par rapport
à la philosophie précédente.
Dans la perspective de Kant, la philosophie critique tente d’introduire un chan-
gement dans la métaphysique, changement que la préface à la seconde édition de
la Critique de la raison pure considère comme une révolution de la manière de
penser (Revolution der Denkart)7. Kant établit alors une analogie entre la philo-
sophie critique et l’astronomie copernicienne, la première accomplissant dans la
métaphysique – en tant que connaissance a priori par concepts – un changement
comparable à celui introduit par Copernic dans la science :
Que l’on essaie donc une fois de voir si nous ne serions pas plus heureux dans
les tâches de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur notre
connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité demandée d’une connais-
sance a priori de ces objets, qui doit établir quelque chose à leur égard avant qu’ils nous
soient donnés. Il en est ici comme de l’idée première de Copernic : voyant qu’il ne
pouvait venir à bout de l’explication des mouvements du ciel en admettant que toute
l’armée des étoiles tournait autour du spectateur, il essaya de voir s’il ne réussirait pas
mieux en faisant tourner le spectateur, et en laissant en revanche les astres en repos8.
Ce passage de la première Critique a marqué de manière indélébile l’inter-
prétation de la révolution critique par les auteurs postkantiens : à l’image de ce
que Copernic fait dans la science, Kant opère un renversement du rapport classique
à la vérité, – dont le critère se trouve dans l’adéquation de la représentation (sujet)
à l’objet -, soulignant ainsi la dimension constitutive de la subjectivité dans la
J. Millon, 2009, où l’auteur propose de confronter les philosophies fichtéenne et schellingienne à partir
de l’interprétation et de la réappropriation, par les deux philosophes, de la philosophie kantienne.
7. Kant, CRP, « Préface de la seconde édition », p. 740 ; AK III, 10. Cf. aussi Ibid., p. 743 ; AK,
III, p. 15 : « Dans cet essai de changer la démarche jusqu’ici suivie en métaphysique, opérant ainsi en
elle une complète révolution à l’exemple des géomètres et physiciens, consiste donc la tâche de cette
critique de la raison pure spéculative ».
8. Ibid., p. 742 ; AK, III, p. 12.
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connaissance des objets. Avec la révolution kantienne, la connaissance n’est plus
expliquée à partir de l’objet, mais à partir du sujet.
La citation que nous avons donnée au début du présent article montre que
Schelling rejoint cette perspective, en considérant que la première révolution
consiste dans l’établissement de « la connaissance des objets » comme « principe
de tout savoir »9. La philosophie qui se trouve en-deçà de la révolution kantienne
est qualifiée par Schelling, à l’instar de Fichte, de « dogmatisme », terme déjà utilisé
par Kant10. D’après Schelling, le dogmatisme désigne une philosophie qui explique
le savoir et la représentation à partir de l’objet de la connaissance et, par consé-
quent, conçoit le principe de la philosophie lui-même comme objet11.
Néanmoins, si nous nous en tenons à cette caractérisation de la révolution
kantienne, il n’est pas aisé de voir en quoi consiste effectivement le tournant
philosophique qu’accomplit Kant, puisque le philosophe de Königsberg n’est pas
le premier auteur à affirmer le rôle constitutif de la subjectivité dans la connais-
sance12. Afin de comprendre en quoi le renversement kantien des rapports entre
sujet et objet de connaissance constitue une « révolution », il faut expliciter la
manière dont ce renversement se concrétise dans la philosophie kantienne.
Nous considérons ici que le renversement kantien se laisse lire de manière
paradigmatique dans la question posée au seuil de la première Critique. En d’autres
termes, la révolution kantienne consiste à poser une question qui n’avait jamais
été posée auparavant, celle de savoir comment des jugements synthétiques a priori
sont possibles13. Il est à cet égard significatif que Kant lui-même se situe histori-
quement par rapport à ses prédécesseurs par le truchement de la question qu’il
soulève dans sa première Critique. Ainsi, dans la Critique de la raison pure, Kant
9. De même, dans la notice nécrologique que Schelling a rédigée en 1804 à la mort de Kant, la
révolution opérée par Kant est pensée comme un renversement des rôles du sujet et de l’objet,
renversement compris comme un renversement du rôle actif et passif des deux pôles du savoir.
Cf. Schelling, Immanuel Kant, p. 5 ; SW, V, p. 5 : « Kant a posé le fondement d’un nouveau mode de
considération. Tel son compatriote Copernic, qui déplaça le mouvement du centre vers la périphérie,
il renverse tout d’abord radicalement la représentation selon laquelle le sujet est réceptif de façon
inactive et au repos, tandis que l’objet est opérant : renversement qui se propagea comme une décharge
électrique dans toutes les ramifications du savoir ».
10. Kant, CRP, « Préface de la seconde édition », p. 751 AK, III, p. 21, caractérise le « dogma-
tisme » comme le « procédé dogmatique de la raison pure sans critique préalable de son propre pouvoir ».
11. Dans les Lettres, Schelling distingue aussi le dogmatisme du criticisme par l’esprit de leurs
postulats pratiques : alors que l’exigence du dogmatisme est de réaliser l’absolu à titre d’objet, l’absolu
demeure pour le criticisme achevé une tâche infinie. Cf. Schelling, Lettres, « Neuvième Lettre »,
p. 205-206 ; SW, I, p. 333-334 ; HKA ; I, 3, p. 103-104.
12. Dans un article, Christoph Asmuth attire l’attention sur ce fait et affirme que la théorie de
l’anamnèse chez Platon implique déjà la reconnaissance d’éléments a priori dans la connaissance qui
sont constitutifs des objets. Cf. Christoph Asmuth, « Von der Kritik zur Metaphysik. Der transzen-
dentalphilosophische Wendepunkt Kants und dessen Wende bei Fichte », in : Klaus Kahnert et Burk-
hard Mojsisch, Umbrüche. Historische Wendepunkte der Philosophie von der Antike bis zur Neuzeit.
Festschrift für Kurt Flasch zu seinem 70. Geburtstag, Amsterdam/Philadelphia, Grüner, 2001, (p. 167-
187), p. 169.
13. Kant, CRP, « Introduction », p. 772 ; AK, III, p. 39.
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