introduction generale

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MODERNITÉ ET CHRISTIANISME
La question théologico-politique
chez Karl Löwith, Carl Schmitt
et Hans Blumenberg
Du même auteur
Religion et politique. La question théologico-politique chez Karl Löwith
et Hans Blumenberg, Éditions L’Harmattan, 2010.
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-13889-6
EAN : 9782296138896
Albert Dossa OGOUGBE
MODERNITÉ ET CHRISTIANISME
La question théologico-politique
chez Karl Löwith, Carl Schmitt
et Hans Blumenberg
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau,
Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des
travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie,
spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou…
polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
Hervé LE BAUT, Présence de Maurice Merleau-Ponty, 2010.
Auguste NSONSISSA, Transdisciplinarité et transversalité
épistémo-logiques chez Edgar Morin, 2010.
Stéphane KALLA, L’acte de la Perception, Pour une
métaphysique de l’espace, 2010.
Jules Bourque, L’humour et la philosophie. De Socrate à JeanBaptiste Botul, 2010.
Philippe RIVIALE, Heidegger, l’être en son impropriété, 2010.
Sylvain PORTIER, Fichte, philosophe du « Non-Moi », 2010.
Camilla BEVILACQUA, L’espace intermédiaire ou le rêve
cinématographique, 2010.
Djibril SAMB, Le Vocabulaire des philosophes africains, 2010.
Xavier ZUBIRI, Traité de la réalité, 2010.
Marly BULCÃO, Promenade Brésilienne dans la poétique de
Gaston Bachelard, 2010.
Martin MOSCHELL, Divertissement et consolation Essai sur la
société des spectateurs, 2010.
Sylvain TOUSSEUL, Les principes de la pensée. La philosophie
immanentale, 2010.
Raphaëlle BEAUDIN-FONTAINHA, L'éthique de Kropotkine,
2010.
Arnaud TRIPET, L'éveil et le passage. Variations sur la
conscience, 2010.
Stanislas R. BALEKE, Ethique, espérance et subjectivité, 2010.
Faten KAROUI-BOUCHOUCHA, Spinoza et la question de la
puissance, 2010.
REMERCIEMENTS
Cette recherche a bénéficié de l’appui de plusieurs personnes auxquelles
je voudrais exprimer ma reconnaissance.
Mes remerciements chaleureux vont d’abord au Professeur, Doyen
Honoraire, Directeur des études doctorales en Philosophie, Philippe Capelle
pour la rigueur de son accompagnement dans mes recherches et qui a accepté
avec bienveillance et indulgence de diriger cette thèse. J’ai contracté à son
égard une dette intellectuelle et morale qu’il me sera sans doute impossible
d’acquitter.
Ma gratitude s’adresse également aux Professeurs Hubert Faes et Jean
Souletie, membres du Jury, qui ont dû évaluer cette thèse avant sa soutenance.
Je remercie les Professeurs Jean Greish, Emmanuel Falque, Gomez Muller,
pour tout ce que j’ai appris d’eux durant mes sept années d’études
universitaires.
Ma reconnaissance va, de façon spéciale, à Monsieur Michel et à
Madame Nikolina Péric-Coulon, qui m’ont offert, généreusement, les
conditions matérielles et familiales de la réalisation de cette thèse.
Mon merci filial et priant va à mon Evêque, Monseigneur Antoine
Ganyé, Président de la Conférence Episcopale du Bénin, qui m’a soutenu,
avec détermination, pour l’achèvement serein de mes études. Je n’oublie pas le
Père Benoît Goudoté, Vicaire Général et Doyen Honoraire de la Faculté de
droit Canonique de L’UCAO (Abidjan), ainsi que le Père Hyacinthe Sèglo,
Vicaire Général émérite de notre Diocèse pour leur sollicitude renouvelée à
mon égard. J’adresse également ma reconnaissance à tous mes Confrères du
Diocèse de Dassa- Zoumé au Bénin.
Je suis très reconnaissant vis- à -vis de mon Feu Père Eugène Ogougbé,
de ma Mère Bernadette Oga, de tous les membres de ma Famille, et de tous
mes frères et sœurs doctorants de cette Faculté de Philosophie pour leur
encouragement et leur collaboration pour ce difficile travail de recherche.
Je n’oublie pas Madame Guillemette Larquier, Maître de Conférence à
l’Université Paris Ouest-Nanterre pour ses bienveillantes remarques, et qui, en
plus, a assuré la tâche ô combien ardue de relecture des épreuves de cette thèse.
Mes remerciements s’adressent à Marie-Christine Denoux qui n’a pas ménagé
sa peine pour la mise en forme manuscrite de cette thèse.
Enfin, aux Pères et aux fidèles de la Paroisse St Pierre et St Paul de
Courbevoie du Diocèse de Nanterre, à tous ceux, et à toutes celles que je n’ai
pas pu citer, je dis, aussi mes profondes gratitudes.
-7-
INTRODUCTION GENERALE
Le débat autour du théologico-politique est nôtre plus que jamais. L’unité
du problème qu’il véhicule n’est guère patent à première vue, en raison des
questions hétérogènes qui s’y entrecroisent : celle de la relation entre le
pouvoir et le sacré, celle du droit divin des clercs, des empereurs ou des rois,
celle du conflit entre la Raison et la Révélation, entre le droit naturel et le droit
positif, entre la Loi de Dieu et les droits de l’homme, ou encore celle du
contrôle clérical du politique et de la censure théologique, celle de la liberté de
penser et de croire ou de l’interprétation des livres sacrés, etc. Mais tous ces
éléments, implicites ou explicites, renvoient à une question centrale, celle de
l’intérêt que la philosophie porte au problème théologico-politique dont la
portée légitime l’existence même de la philosophie. La question théologicopolitique est fondamentalement non seulement une question portant sur
l’origine du pouvoir, sa finalité, la sacralisation du politique ou du théologique
ou encore la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel mais aussi
sur celle de la vie bonne (eudémonie), du meilleur régime, de la vérité, de la
justice, de la coexistence pacifique de nos sociétés ; celle enfin, de l’analogie
entre les catégories théologiques et les catégories juridiques, leur transfert ou
leur réinvestissement.
A ces implications de correspondance ou d’échanges entre le droit et la
théologie, vient s’ajouter une préoccupation fondamentale pour la philosophie
elle-même celle de sa propre liberté de pensée, de communication et de
publication. De quelle façon ou par quels détours le philosophe peut-il
s’assurer de l’existence et de la liberté de son exposition dans la communauté
politique ? La question théologico-politique sous-tend aussi toutes les censures
auxquelles la philosophie dans son déploiement est exposée de par sa liberté de
questionner et de connaître. Si le pouvoir ne persécute pas le philosophe –
Socrate est accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse par ses détracteurs
– il le menace tout de même pour la juste raison que le philosophe lui fait
courir le risque perpétuel de la pensée du pouvoir religieux ou politique, de sa
critique impartiale et implacable. La question théologico-politique vise donc
aussi à conquérir et à consolider durablement la libertas philosophandi par une
séparation ou une reconnaissance coordonnée de la théologie et de la politique,
de la philosophie et de la théologie, tout en posant aussi la question de la
liberté du philosophe face au prêtre, au rabbin, à l’imam, au magistrat, au
pouvoir en place, etc. Une libertas philosophandi incarnée par Descartes et
dont la modernité a fait la priorité des priorités, le cœur même de ses exigences
fondamentales et de ses luttes, le levier de son "autolégitimation". Liberté
d’opinion et de communication qui reste la condition du bonheur en
communauté pour la modernité « L’homme qui vit selon la raison est plus libre
-9-
dans la cité où il vit selon la loi commune que dans la solitude, où il n’obéit
qu’à lui-même »1.
En vérité, la problématique de la réfutation de la Révélation par la Raison
est au cœur des débats contemporains et ne cesse d’alimenter la Querelle des
Anciens et des Modernes. Cette question théologico-politique avait déjà trouvé
sa première élaboration chez Hobbes dans le Léviathan (1651) et chez Spinoza,
sa première systématisation moderne dans le Traité théologico-politique de
1670 où le caractère subversif de l’œuvre publiée anonymement a fait traiter
son auteur présumé de « chien crevé », de « juif renégat » ayant rédigé son
œuvre « en enfer, en collaboration avec le diable ». Interdit de séjour à
Amsterdam en 1661 sous la pression des pasteurs calvinistes, des chefs de
l’Eglise protestante officielle, à cause de la publication du Traité théologicopolitique, Spinoza fut à 24 ans (en 1656) excommunié de la synagogue par
cette terrible sentence : « Par décret des anges, par les mots des saints, nous
bannissons, écartons, maudissons et déclarons anathème Baruch de Spinoza
avec toutes les malédictions écrites dans la Loi. Maudit soit-il le jour, et
maudit soit-il la nuit, maudit soit-il à son coucher… et maudit soit-il à son
lever, maudit soit-il en sortant, et maudit soit-il en entrant… »2. De même,
avec Pierre Bayle la question théologico-politique a encore trouvé sa
radicalisation dans De la tolérance, commentaire philosophique3, par la
stigmatisation de toute torture ou violence pour faire renier à quiconque ses
convictions religieuses, politiques, théologiques, etc. « C’est donc une chose
manifestement opposée au bon sens et à la lumière naturelle, aux principes
généraux de la raison, en un mot à la règle primitive et originale du
discernement du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que d’employer la
violence à inspirer une religion à ceux qui ne la professent pas »4.
1
B. Spinoza, Ethique, chapitre IV, propos 113, Paris Gallimard, Coll. « Folio essais »,
1954.
2
Cité par Y. Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil, 1991, p. 19.
3
P. Bayle (1647-1706), De la tolérance : commentaire philosophique, Paris, Presses
Pocket, Coll. « Agora », 1992, p. 100-101.
Le titre complet de l’œuvre est d’ailleurs très significatif : « Commentaire
philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, « Contrains-les d’entrer » ; où l’on
prouve, par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que
de faire des conversions par la contrainte ; et où l’on réfute tous les sophismes des
convertisseurs, à contrainte, et l’apologie que Saint Augustin a faite des
persécutions ».
Mentionnons aussi le Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, 1697, 4 volumes,
véritable porte-flambeau de la défense des opprimés, des calomniés de l’histoire. Pour
Bayle, le respect de la conscience de chacun est si capital dans sa pensée que son
scepticisme ne doit pas être mis en veilleuse par rapport à cette préoccupation
fondamentale de contester aux autorités sociales, le droit de contrôler la foi des
individus.
4
P. Bayle, De la tolérance, commentaire philosophique, op. cit., p. 100-101.
- 10 -
Carl Schmitt, quant à lui, réhabilite et développe avec une tonalité propre,
le théologico-politique de Hobbes. Lui-même reconnaît que la « théologie
politique » est foncièrement polysémique : « La théologie politique est un
domaine extrêmement polymorphe, de surcroît elle a deux faces distinctes, une
face théologique et une face politique ; chacune induit ses notions spécifiques.
Cette double face est déjà présente du simple fait des mots reliés dans
l’expression. Il y a de nombreuses théologies politiques, car d’une part il y a
beaucoup de religions et d’autre part il existe bien des types et des méthodes
en politique »5. Sa théologie politique aura été au cœur des controverses des
années 1920-1930 dont les protagonistes majeurs sont Kelsen, Schmitt et
Peterson. Carl Schmitt le précise : elle n’est pas un quelconque dogme
théologique, elle porte essentiellement sur la théorie de la science juridique et
l’histoire des idées, c'est-à-dire « l’identité de structure entre les concepts de
l’argumentation et de la connaissance juridique et théologique ». A ses yeux,
le catholicisme reste le fondement de l’Etat moderne parce que tous les
concepts de la théorie moderne de l’Etat sont fondamentalement des concepts
théologiques sécularisés. Par conséquent, la théologie est naturellement
politique et l’Eglise elle-même est un corps politique qui ne peut que peser sur
la structuration de la société et de l’Etat où elle se trouve.
Cependant, la posture de Peterson (1890-1960), protestant converti au
catholicisme est de réagir contre toute conception d’une théologie politique
chrétienne venant légitimer tout Etat autoritaire (idéologie nazie). C’est
pourquoi il publie en 1935, un premier texte intitulé Le monothéisme en tant
que problème politique. Un apport à l’histoire de la théologie politique dans
l’Empire romain. Ce texte est suivi en 1936 de Christus Imperator. Le but de
Peterson est de faire valoir l’impossibilité théologique de la théologie politique
afin d’écarter le danger qu’il perçoit à l’époque, celle d’une alliance ou d’une
réconciliation entre le national-socialisme et l’Eglise. Pour Erik Peterson,
l’élaboration du monothéisme trinitaire et le développement de l’eschatologie
chrétienne chez Augustin d’Hippone ont stoppé et même liquidé toute velléité
de théologie politique en émancipant la foi chrétienne de ses attaches avec
l’empire romain. « Théologiquement, le monothéisme politique est liquidé ». Sa
thèse, à la fin de son essai sur le monothéisme, se résume en ces mots : « […]
Mais la doctrine de la monarchie divine ne pouvait que se heurter au dogme
trinitaire, et l’interprétation de la Pax Augusta à l’eschatologie chrétienne.
Ainsi se trouve non seulement réglée la question théologique du monothéisme
comme problème politique, et la foi chrétienne libérée de son lien à l’Empire
romain, mais aussi fondamentalement accomplie la rupture avec cette
"théologie politique" qui abusait du message chrétien pour légitimer une
5
C. Schmitt, Théologie politique II, op. cit, p. 117.
- 11 -
situation politique. Une "théologie politique" ne saurait plus croître que sur le
terrain du judaïsme ou du paganisme »6.
C’est bel et bien au cœur de ces controverses théologico-politiques des
années 1920-1930 que réapparaît la question des Temps Modernes et de leur
légitimité. Controverses théologico-politiques auxquelles Karl Löwith, Carl
Schmitt et Hans Blumenberg ont vivement pris part et qui constituent le cœur
même de notre interrogation. Mais il faut demander d’emblée ce que signifie
cette "autolégitimation" de la modernité. Devenu un terme à la mode, le
concept de modernité se retrouve dans différentes disciplines, telles la
théologie, la philosophie, l’économie, la politique, la sociologie, le droit, les
beaux arts, l’éthique, l’histoire, etc. L’esprit qui caractérise les Temps
Modernes est celui d’autonomisation, de libération, d’affranchissement des
diverses tutelles qui ont longtemps maintenu l’humanité dans un état
d’hétéronomie. Inséparable de l’idée de progrès, la modernité est la prise de
conscience par l’homme de sa liberté individualiste et universaliste et
l’engagement à rendre réelle cette liberté par la reconnaissance de l’égalité des
hommes et par le projet historique de la mettre en pratique.
En un mot, l’idéal poursuivi est l’autonomie de la raison comme norme
transcendantale à la société et comme faculté d’émancipation, qui doit
permettre à l’homme de s’épanouir, de construire son savoir, de rechercher
comme il l’entend son propre bonheur, et d’établir les rapports qui lui
paraissent convenables avec les autres hommes, membres d’une seule et même
humanité. Epousant les idéaux de l’Aufklärung, la modernité est hostile aux
préjugés, à l’arbitraire de l’autorité. Comme crise, elle est aussi refus de la
Tradition. Ainsi, Jürgen Habermas peut écrire dans Le discours philosophique
de la modernité : « La modernité ne peut ni ne veut emprunter à une autre
époque les critères en fonction desquels elle s’oriente ; elle est obligée de
puiser sa normativité en elle-même. Sans recours possible, la modernité ne
peut s’en remettre qu’à elle-même. Cela explique qu’elle soit si irritable quant
à l’idée qu’elle se fait d’elle-même, cela explique aussi la dynamique de ses
tentatives pour "se fixer" et "être fixée sur elle-même", poursuivies sans
relâche jusqu’à nos jours »7. En un mot, l’absolu de la raison reste la devise
principale de la modernité dont Arthur Rimbaud se fait le porte-parole : « Il
faut être absolument moderne »8. Ce leitmotiv de Rimbaud transformé en
manifeste programmatique par les Modernes eux-mêmes demeure
fondamentalement un combat, une critique et finalement un défi. Ambiguë, la
6
E. Peterson, Le monothéisme : un problème politique et autres traités, Paris, Bayard,
2007, p. 124.
7
J. Habermas, Le discours philosophique de la Modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 8.
8
Cité par H. Meschonnic, Modernité modernité, Paris, Verdier, collection folio essais,
1988, p. 123.
- 12 -
modernité constitue en elle-même « un concept qui fait vaciller les concepts »9,
quand elle ne les brise pas. L’auto-fondation qui est sa caractéristique
fondamentale veut rompre avec l’absolutisme théologique du Moyen Age (le
nominalisme) pour redécouvrir l’immanence absolue : « La provocation de
l’absolu transcendant se renverse au point de sa radicalisation extrême, en la
découverte de l’absolu immanent »10. Autrement dit, l’absolutisme théologique
qui a régné pendant des millénaires doit non seulement être oublié, dissimulé et
finalement écarté mais remplacé par l’absolutisme anthropologique qui trouve
sa parfaite expression dans « la mort de Dieu », la « volonté de puissance » et
le « surhomme » de Nietzsche. Il s’ensuit que l’harmonie qui a longtemps
prévalu entre le juridique et le théologique, le philosophique et le politique, la
raison et la foi, etc., s’est terminée avec l’aube nouvelle de la revendication et
de la (re)conquête prétendument auto-puissante et autosuffisante de la raison.
Cette dernière déconnectée progressivement de la foi, non seulement ne veut
plus rien recevoir de sa part, mais encore voit dans la foi le bastion de
l’obscurantisme et de l’aliénation suicidaire.
En s’appropriant ce pan de l’histoire de la pensée occidentale et celui de ce
« mariage » entre le théologique et le politique, entre foi et raison - longtemps
indissoluble -des philosophes allemands du 20ème siècle comme Karl Löwith,
Carl Schmitt et Hans Blumenberg se sont assigné la tâche de repenser, à
nouveaux frais, la dette, l’originalité, la spécificité et les points de convergence
et de rupture de cette époque médiévale avec la modernité. Ceci pour mieux
comprendre non seulement l’époque contemporaine mais aussi et surtout pour
mieux saisir l’identité véritable et la légitimation de la modernité en se
demandant de manière critique si la modernité est une longue imposture, une
dérivation, une substitution, une filiation, une dette ou plus radicalement
encore une originalité et une nouveauté consistantes et absolues.
Rupture, nouveauté absolue ou dépendance de la modernité qui sont au
coeur de la sécularisation et des controverses dont elle fait l’objet aujourd’hui.
1. Problématique
Nous pouvons soutenir que la sécularisation, en tant que constitutive du
théologico-politique et de "l’autolégitimation" de la modernité, non seulement
constitue un véritable phénomène de désenchantement, de démythologisation
de la nature cosmique, mais aussi et surtout fait croître en l’homme l’intérêt
pour la vie présente dans son historicité et dans sa concrétude en mettant de
côté, la nostalgie de l’éternité et en rejetant cette façon purement contemplative
9
L. Aragon, « Introduction à 1930 », La Révolution surréaliste, n° 12, 15, décembre
1929, p. 57.
10
H. Blumenberg, La Légitimité des Temps Modernes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de philosophie », 1999, p. 199.
- 13 -
de vivre la religion. Sous la poussée de la sécularisation, l’homme des Temps
Modernes adhère plus facilement à cette modalité d’empirisme pragmatique
qui lui fait reconnaître et apprécier les faits de la vie plutôt que les grandes
théories religieuses métaphysiques et politiques. Avec les temps nouveaux, la
vie de l’individu et celle de la société deviennent de plus en plus rationnelles et
plus profanes en accentuant son éloignement ou sa rupture avec beaucoup de
croyances du passé religieux ou culturel. Aussi la modernité dans son projet
ambitieux d’autonomie absolue et d’auto-fondation en est-elle venue à la
conclusion finale de cette impossibilité nouvelle, radicale et totale de voir,
désormais, le théologique et le politique, le théologique et le juridique, la foi et
la raison collaborer dans le respect de leur autonomie réciproque. Si cette
séparation semble être admise de tous aujourd’hui, où s’arrête- t-elle ? S’il y a
une démarcation entre le politique et le théologique, où passe- t-elle et
comment la tracer ? L’autonomisation du politique loin du religieux, ne rend- telle pas finalement possible l’apparition d’une nouvelle barbarie ?
En quoi consistent véritablement et respectivement les thèses de Karl
Löwith, Carl Schmitt et Hans Blumenberg relativement à la sécularisation et à
la modernité ?
Dans l’argumentaire de la dénégation de l’autolégitimation de la modernité
où la question théologico-politique occupe une place centrale, la thèse de
Löwith part des présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire selon
lesquels la « philosophie de l’histoire » repose entièrement sur des
« présupposés théologiques en général ignorés ou déniés ». Cette philosophie
de l’histoire n’est que le remplacement de la théologie de l’histoire telle qu’elle
a été conçue par le christianisme notamment par Augustin et son disciple
Orose, et dont l’héritage reste particulièrement vivace chez Bossuet. La
préoccupation majeure de Löwith dans Meaning and History est une véritable
mise en perspective de la philosophie de l’histoire telle qu’elle est élaborée par
la modernité, tout en montrant que sa signification générale et les différentes
formes spécifiques qu’elle a prises ont leur source profonde dans cette
théologie de l’histoire qu’elles n’ont cessé de récuser de manière parfois
violente. Partant, la mise en forme et le destin de cette philosophie de l’histoire
ne sont qu’un pan éloquent et instructif du phénomène de la « sécularisation »
que Löwith évoque en réalité sous le concept de mondanisation
(verweltlichung). Meaning and History de Löwith se veut de prime abord
comme une illustration et une application au champ spécifique de l’histoire du
« théorème de la sécularisation ». Et Löwith n’économise pas ses mots pour
mettre à jour ce en quoi la philosophie de l’histoire élaborée par les modernes
tels que Condorcet, Hegel, Marx, est indissociable de l’eschatologie chrétienne.
L’auteur de Meaning and History, tout en soutenant la provenance christanoeschatologique de la philosophie de l’histoire des Temps Modernes, tient à
montrer aussi ce qui sépare cette philosophie de l’histoire moderne de la
théologie de l’histoire. Théologie de l’histoire qui trouve son point culminant
- 14 -
dans la substitution d’une problématique de l’immanence du sens au cours de
l’histoire, à une problématique de la transcendance dont Saint Augustin reste le
porte-flambeau par son thème des deux Cités. Selon Hegel, affirme Löwith,
l’histoire du monde est une théodicée, et la « ruse de la raison »11 est « le
concept rationnel pour désigner la Providence »12.
Cette entreprise de vouloir « réaliser le règne de Dieu dans l’histoire du
monde »13 inséparable de la transposition de la théologie en philosophie a pour
conséquence une rupture radicale avec la posture qui était celle d’Augustin,
d’Orose et de Bossuet. En réalité, pour la « théologie de l’histoire », l’histoire
du salut est radicalement différente de l’histoire profane. Le destin historique
de la civitas terrena est indifférent à celui de la civitas dei, aux choses
dernières. Il en résulte que la prise de Rome par les barbares – événement de
grande ampleur pour l’histoire humaine – est d’une importance mineure : « Ce
qui importe dans l’histoire, ce n’est pas sa grandeur éphémère des empires,
mais la rédemption et la damnation dans un avenir eschatologique »14. Selon
la lecture d’Augustin par Löwith, la Cité de Dieu n’a rien de commun avec la
civitas terrena, le chrétien qui ne doit avoir d’intérêt que pour l’avenir du
Salut, parcourt ce monde et son histoire en simple pèlerin. L’histoire du salut
reste l’unique histoire authentique qui n’est point du ressort de ce monde. En
cela, Augustin serait aux antipodes de Hegel et la théologie de l’histoire est le
prototype par excellence de la négation radicale de toute philosophie de
l’histoire. En un mot, la thèse de Löwith partant du « théorème de la
sécularisation » fait de la philosophie de l’histoire le rejeton plus ou moins
légitime d’une théologie devenue inaudible, en reformulant ses présupposés et
ses implications. C’est pourquoi la sécularisation qui caractérise
fondamentalement la modernité accrédite, selon Löwith, la provenance et la
dépendance chrétienne des Temps Modernes. Le monde moderne, pour
Löwith, en forçant le trait est un fils « bâtard » du christianisme : « Dans notre
monde moderne, tout est plus ou moins chrétien et non chrétien en même
temps : chrétien lorsqu’il est confronté au paganisme classique, non chrétien
lorsqu’il est tout à la fois chrétien et non chrétien, parce qu’il est le résultat
d’un processus de sécularisation vieux de plusieurs siècles »15. A la thèse de
Löwith selon laquelle la modernité serait la version sécularisée de l’histoire du
salut – notamment de la providence et de la finitude eschatologique – fait
également écho avec une tonalité propre, équivoque et polémique la théologie
politique de Carl Schmitt.
11
K. Löwith, Histoire et salut, les présupposés théologiques de la philosophie de
l’histoire, Paris, Gallimard, 2002, p. 84.
12
Ibid, p. 84.
13
Ibid, p. 86.
14
Ibid, p. 210.
15
Ibid, p. 248.
- 15 -
Dans sa « théologie politique » (1922), l’un de ses essais les plus connus et
les plus discutés, Carl Schmitt soutient la thèse de la concordance entre la
structure sociale d’une époque et son image théologique et métaphysique de la
réalité « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des
concepts théologiques sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur
développement historique parce qu’ils ont été transférés de la théologie à la
théorie de l’Etat – du fait par exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le
législateur omnipotent »16. La thèse développée par le politologue allemand
dans la première partie de la Théologie politique I, mais surtout reprise dans la
Théologie politique II (1969) présente un triple intérêt : historico-génétique
parce qu’elle expose la formation des concepts politiques modernes à partir des
concepts théologiques ; systématique parce qu’elle soutient une
correspondance entre deux niveaux de la réalité, la réalité religieuse et la réalité
politique ; enfin méthodologique en ce qu’elle indique une voie nouvelle à la
sociologie de la conceptualité juridique. En principe, Schmitt s’oppose à
l’apolitisme ou à la neutralité du christianisme face à la politique, ou encore à
une séparation des sphères politiques et religieuses qui repose sur une
incompréhension et une fausse herméneutique de la célèbre parole évangélique
du « Rendez à César ce qui est César, et à Dieu ce qui est à Dieu »17. A ses
yeux, il ne peut s’agir là que d’un apolitisme théologiquement très politique et
qui réduit à tort le politique au « faire de la politique ». Schmitt récuse la
propension de la théologie protestante et catholique de son temps à devenir une
critique de la société. Pour lui, ce n’est là que dissolution, dégénérescence du
théologique pur – le dogme – dans le social qu’il ne cesse de stigmatiser.
Toutefois, en invalidant l’opposition empirique entre la souveraineté
humaine et la monarchie divine et en refusant d’assigner au politique un
domaine ou une sphère déterminée Schmitt ne nous conduit-il pas au
totalitarisme étatique – L’Etat total – qui absorbe définitivement le religieux tel
qu’il nous l’affirme lui-même ? « Si le religieux n’est plus définissable dans un
sens univoque à partir de l’Eglise, et si le politique ne l’est plus à partir de
l’Empire ou de l’Etat, les séparations entre les deux sphères et les deux
royaumes fondées sur leur contenu objectif deviennent insuffisantes [(…)].
Désormais, les cloisons s’écroulent et les espaces naguère séparés se
compénètrent et s’éclairent mutuellement, comme dans les labyrinthes d’une
architecture translucide. A la prétention d’une absolue pureté du théologique,
il manque désormais la foi. Le verdict de Peterson tombe dans le vide »18.
Cette co-pénétration du théologique et du politique ne fait-elle pas advenir
l’absolutisme politique ? « Si le politique est le total »19 comme l’affirme
16
C. Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 46.
Mt 22,21.
18
C. Schmitt, Théologie politique II, op. cit. ,p. 148.
19
Ibid, p. 12.
17
- 16 -
Schmitt, que devient alors le statut du théologique ? Un serviteur docile et
muet du politique ? De plus, délégitimer la modernité cela ne constitue- t-il pas
en définitive, la posture philosophique de Carl Schmitt quand il affirme que
tous les concepts modernes de l’Etat sont des concepts théologiques
sécularisés ?
Blumenberg rejette toute posture délégitimante de la modernité, il en
défend non seulement l’auto-fondation rationnelle mais surtout sa nouveauté
radicale et sa légitimité : « Le commencement absolu des temps modernes est
ainsi revendiqué, en tant que thèse de son indépendance par rapport aux
résultats du Moyen Âge, thèse que l’Aufklärung accueillera dans sa conscience
de soi. La nécessité de l’affirmation de soi s’est transformée en la souveraineté
de la fondation de soi qui s’expose au risque des découvertes de l’historicisme
dans lesquelles les commencements devaient être réduits à des
dépendances »20. Suspecter la modernité (Karl Löwith) de n’être, au fond, que
la transposition des contenus de l’eschatologie chrétienne par la sécularisation
est irrecevable pour Blumenberg : « [(…)], je considère effectivement le
théorème de la sécularisation comme un cas spécifique de substantialisme
historique dans la mesure où le succès théorique est rendu dépendant de la
démonstration de constantes dans l’histoire comme à peu près simultanément
dans la recherche topographique. [(…)] C’est le point d’arrêt du processus
théorique par des prémisses substantialistes qui doit être au centre de toute
critique si on lui présente des constantes comme résultats présumés »21. Pour
Blumenberg, l’idée moderne de progrès ne saurait être considérée comme la
transposition de l’histoire chrétienne du salut ; car elle trouve sa raison d’être
dans l’astronomie, avec son « gain de précision lié à la longueur des distances
temporelles »22. Entre l’idée moderne de progrès et l’eschatologie chrétienne il
y a une véritable incompatibilité : l’eschatologie chrétienne repose sur la
crainte ; et le progrès est fondé sur l’espoir des potentialités de ce monde-ci :
« Lorsqu’il s’est agi de mettre au jour l’idée de progrès, l’eschatologie fut
plutôt un symbole de crainte et d’effroi. Là où devait naître l’espoir, il devait
être posé et assuré comme un symbole nouveau et original doté des
potentialités de ce monde-ci et non de celles de l’au-delà »23.
Patiemment mais résolument, Blumenberg déconstruit le théorème de la
sécularisation en y voyant son usage polysémique extrêmement libéral « avec
un caractère occasionnel dépourvu de tout souci de précision »24. D’après
Blumenberg, la rhétorique des discours sur la sécularisation en fait une des
métaphores d’arrière- plan de la spoliation juridique qui commande le discours
philosophique de l’Occident. La métaphorologie définit les métaphores comme
20
H. Blumenberg, La Légitimité des Temps Modernes, op. cit., p. 206.
Ibid, p. 37.
22
Ibid, p. 38.
23
Ibid, p. 40.
24
Ibid, p. 30.
21
- 17 -
« le monde de la vie », (Lebenswelt), comme des formes de pensée qui
expriment des orientations, des façons de se tourner vers la vie et qui ne
peuvent se cristalliser en concepts. Son but est « d’atteindre le soubassement
de la pensée, le bouillon de cultures des cristallisations systématiques »25, en
dévoilant l’anticipation audacieuse de l’esprit dans ses images et « comment
dans l’audace de la conjecture s’ébauche son histoire »26. En tant qu’auxiliaire
de l’histoire des concepts, elle conçoit la métaphore non pas comme une
innovation sémantique, ni comme un simple artifice rhétorique mais plutôt
comme une véritable catégorie de l’expérience, permettant d’exprimer ce
qu’aucun concept ne parvient à dire : « En tant que repère pour des
orientations, leur contenu [les métaphores] détermine une attitude, elles
donnent une structure à un monde, elles représentent la totalité de la réalité
dont on ne peut jamais faire l’expérience et que l’on ne peut jamais
entièrement appréhender »27. Comme recherche « portant sur les grandes
métaphores d’arrière-plan qui gouvernent le discours philosophique de
l’Occident » la métaphorologie est une réponse à la fin de la métaphysique :
« La métaphysique nous est apparue souvent comme des métaphores prises au
pied de la lettre ; la disparition de la métaphysique redonne à la métaphorique
sa place »28. La sécularisation transformée en rhétorique offre l’occasion à
Blumenberg de se pencher sur sa « vulnérabilité idéologique », qui trouve son
expression dans la notion de « dette culturelle » qui rattacherait la modernité au
christianisme. Selon lui, le théorème de sécularisation est anachronique dès
lors qu’on prend en compte la signification et la différence entre umsetzung
(mutation) et umbesetzung (réinvestissement). Le premier terme renvoie à
l’identité des contenus tandis que le second se penche sur l’identité des
fonctions. Une telle conception part du principe que « des contenus tout à fait
hétérogènes peuvent assumer des fonctions identiques à certains endroits du
système de l’interprétation du monde et de celle de l’homme par lui-même »29.
C’est la raison pour laquelle Blumenberg défend la thèse selon laquelle : « Ce
qui, dans le processus interprété comme sécularisation, s’est passé le plus
souvent, du moins à de très rares expressions près reconnaissables et
spécifiques, ne peut pas être décrit comme « mutation » (umsetzung) de
contenus authentiques théologiques qui en s’aliénant d’eux-mêmes seraient
devenus séculiers, mais comme « réinvestissement »30 (umbesetzung) de
25
H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Paris, Vrin, 2006, p. 12.
Ibid, p. 12.
27
Ibid, p. 24-25.
28
Ibid, p. 169.
29
Ibid, p. 74.
30
Précisons ici que le terme de « réinvestissement » ne signifie pas « recyclage » de
contenus dogmatiques. Ce qui est réinvesti, ce sont bel et bien les problèmes et
questions hérités du passé et qui n’ont pas été résolus convenablement par le passé. Cf.
la question de l’histoire universelle reprise par la modernité. Toutefois, « la naissance
26
- 18 -
positions de réponses devenues vacantes dont les questions correspondantes ne
pouvaient être éliminées »31.
La légitimité de la modernité ne peut se réduire à une simple transposition
dans la sphère profane des éléments sacrés « expropriés » de la tradition
chrétienne, mais fondamentalement à « l’affirmation de soi immanente de la
raison par la maîtrise et la transformation de la réalité »32. Affirmation de soi
qui, pour Blumenberg, ne signifie pas « la simple conservation biologique et
économique de l’animal homme par les moyens dont sa nature peut
disposer »33 mais « un programme existentiel sous lequel l’homme, dans une
situation historique, place son existence et dans lequel il inscrit comment il
veut la percevoir au milieu de la réalité qui l’entoure et comment il veut saisir
ses possibilités »34.
Si Blumenberg dénie aux Temps Modernes « l’idée d’un commencement
absolu » qui selon lui « est […] aussi peu rationnelle que n’importe quelle
creatio ex nihilo »35, il se penche sur les éléments de crise qu’ils suscitent en
valorisant les ruptures historiques. Partant, Blumenberg en nous invitant à
renoncer à une vision unilatérale des Temps Modernes réduits à un
« monologue d’un sujet absolu » nous exhorte surtout à reconsidérer cette
nouvelle époque commençante en tant que « système des efforts déployés pour
répondre dans un nouveau contexte à des questions adressées à l’homme du
Moyen Age » ce qui implique de « nouvelles exigences d’interprétation de ce
qui a certes la fonction d’être une réponse, mais qui ne se présente pas comme
telle ou qui se défend même de l’être »36.
La modernité en vertu des nombreuses controverses dont elle est l’objet,
rallume-t-elle la permanente querelle des Anciens et des Modernes. Cela exige
de notre part que nous nous y attardions longuement, tant dans son
"autolégitimation" (Blumenberg) que dans sa dette théologique (Karl Löwith et
Carl Schmitt). Il s’agit de nous demander d’abord de quelle "modernité" il
s’agit ? Quelles sont son essence et sa provenance ? S’il est indéniable que
pour une grande part l’identité et l’unité de l’Occident doivent être recherchées
– avec probité intellectuelle et sans passion – dans la religion chrétienne, la
modernité constitue- t-elle vraiment l’époque de la rupture radicale, de
de l’idée de progrès et la substitution de celle-ci à l’histoire globale limitée par la
création et le jugement sont deux processus distincts. L’idée du « réinvestissement »
n’explique pas d’où provient l’élément nouvellement engagé mais quelle consécration
il reçoit », H. Blumenberg, La Légitimité des Temps Modernes, op. cit., p. 60.
31
H. Blumenberg, La Légitimité des Temps Modernes, op. cit., p. 60.
32
Ibid, p. 148.
33
Ibid, p. 149.
34
Ibid, p. 149.
35
Ibid. p. 157.
36
Ibid, p. 435.
- 19 -
l’effacement, de l’oubli, du retrait et de la « sortie de la religion »37 ? La
modernité est-elle uniquement l’époque de l’auto-affirmation de l’homme par
la seule raison instrumentale avec ses corollaires de totalitarisme de l’activité
technique, d’esprit bourgeois à l’état pur, d’économisme dictatorial. Ou bien la
prétention de la modernité à ériger radicalement la vie socio-politique sur des
fondations nouvelles et dé-théologisées n’est-elle qu’une chimère
fondamentalement battue en brèches par la translation contemporaine des
thèmes, des métaphores et des contenus religieux au cœur même des
élaborations de la philosophie moderne et contemporaine ? L’actualité du
théologico-politique conduit à nous interroger aussi bien sur les risques
d’anémie que court le politique aujourd’hui, à vouloir à tout prix se priver de
ressources symboliques, éthiques, et que le théologique pourrait lui offrir.
Mieux, face à des problèmes et à des interrogations éthiques actuelles d’une
extrême gravité, dus à la prédominance de l’économie et de la technique, n’y at-il pas urgence pour le politique à recourir au théologique pour éviter la
catastrophe ?
Dans le Léviathan de Thomas Hobbes, la religion est le foyer de guerres,
de violences et d’injustices de toutes sortes, dont il faudrait se méfier ; mais le
moment n’est-il pas venu de se méfier de toutes les formes de « Léviathan »
contemporaines qui sournoisement continuent de museler les libertés,
d’affamer le peuple, de saccager l’environnement, compromettant
dangereusement l’avenir de nos sociétés ? A l’encontre des préjugés ou des
postulats longtemps admis selon lesquels le théologique anesthésie les
consciences, enchaîne les libertés et empêche la connaissance et le progrès
(Blumenberg, en partie), ne faut-il pas en même temps réinterroger aujourd’hui
ces postulats qui, certainement, souffrent de grandes faiblesses ? Ne faut-il pas
reconnaître, avec humilité, le fait que le théologique38 est plutôt l’axe
nourricier des valeurs et de la culture, le foyer d’espérance, d’engagement, de
résistance, de liberté, de paix et de défense inconditionnelle de la dignité des
droits de l’homme vis-à-vis des « Léviathans modernes » (nazisme,
communisme) ? Plus encore, ne s’est-il pas opéré un déplacement notable qui
fait que ce n’est plus le théologique qui menace le politique, mais plutôt le
politique qui pris dans les rets de « l’économie intégriste », (Albert Jacquard),
de « la corruption structurelle » (Marcel Gauchet), témoigne des signes
d’impuissance, voire de démission, pour trouver des solutions appropriées aux
différentes formes de maux et de violence qui mettent sérieusement en danger
la vie humaine et l’avenir de nos sociétés (exclusion, chômage, crise boursière,
37
Cf. M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la
religion, Paris, Gallimard, 1985.
38
Nous faisons allusion ici à la théologie de la libération, un dérivé du théologicopolitique tel qu’il a été théorisé par J-B Metz dans La foi dans l’histoire et dans la
société, Paris, Ed. du Cerf, 1979, p. 59-111. Nous pensons également et de façon
particulière à la doctrine sociale de l’Eglise catholique.
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