Aux origines de la mondialisation financière Introduction : la finance mondiale, une histoire ancienne I) Le développement des liquidités internationales 1 Le financement des retraites 2 Les excédents financiers internationaux 3 Les particularités de l’économie numérique II) Le développement de nouveaux instruments financiers 1 La règle des 3 « D » 2 L’explosion des produits dérivés 3 Un nouveau venu : la titrisation Conclusion : David contre Goliath Introduction : la finance mondiale : une histoire ancienne L’idée de capitaux transfrontaliers accompagnant les flux économiques réels et s’affranchissant des contraintes économiques nationales est à peu près vieille comme l’histoire économique (vers 3000 avant JC en Mésopotamie). On peut par exemple se rappeler des banquiers Lombards au Moyen âge remettant des lettres de change aux commerçants qui allaient acheter des produits tissés en Flandres et qui voulaient éviter de voyager chargés d’or ou d’argent. Dés le début du XVI° un véritable réseau bancaire va naître sous l’impulsion du banquier Jacob Fugger (1459-1525) qui finança l’élection de Charles Quint à la tête du Saint Empire Romain Germanique. On constate d’ailleurs avec le doc 1 que le développement du marché mondial sous l’impulsion des deux premières Révolutions industrielles s’est accompagné d’une forte internationalisation des capitaux, phénomène qui va se reproduire à partir de la 3° Révolution industrielle (informatique). Il semble néanmoins que la vague actuelle de mondialisation financière présente deux caractéristiques bien particulières : - d’une part, son ampleur est beaucoup plus forte : on voit par exemple (doc 1) que les actifs financiers internationaux représentaient 10% du PIB mondial et 60% du PIB des pays exportateurs de capitaux en 1900 et pratiquement 100% du PIB mondial et 120% du PIB des pays exportateurs de capitaux aujourd’hui. De même, on voit bien (doc 2 et doc 3) que la financiarisation mondiale s’est accélérée à partir de la fin des années 1980 : la somme des actifs et passifs représentait 50% du PIB des pays industrialisés en 1970, à peu près 100% à la fin des années 1980 et 325% aujourd’hui. Le constat est le même si on rapporte cette finance aux échanges internationaux de biens et services : après avoir représenté 200 à 250% des échanges des pays industrialisées jusqu’en 1985, ils en représentent aujourd’hui 700%. - l’autre caractéristique est la marginalisation des pays en développement dans ce processus de finance mondiale : • jusqu’à la fin des années 1980 la finance représente pour les PED le même % de PIB que pour les pays industrialisés : 100%, mais ce % a stagné pour les PED : 150% aujourd’hui. • constat identique pour le rapport entre finance et échanges extérieurs : ce % était de 220% pour les PED en 1987 et il est redescendu à moins de 200% aujourd’hui. • dans le doc 4 on constate que la part des capitaux étrangers dans le PIB des pays dont le revenu par tête ne représente que 20% de celui des EtatsUnis est passée de 25% en 1913 à à peine 7% aujourd’hui, pendant que cette part pour les pays ayant un revenu par tête équivalent à celui des Etats-Unis est passée de 25% à 40%. On voit donc que si cette financiarisation mondiale n’est pas nouvelle, elle présente une ampleur et des caractéristiques bien particulières qu’il convient d’expliquer. I) Le développement des liquidités internationales A partir des années 1970-1980 deux évènements vont se trouver à l’origine de la financiarisation mondiale : l’abondance des liquidités internationales et les nouveaux instruments de la finance mondiale. Mais il va de soi que les nouveaux instruments ont existé surtout parce qu’il y avait des liquidités qui demandaient ensuite des placements rentables. D’où vient cette liquidité ? 1 Le financement des retraites Dans la plupart des pays industrialisés, la part des retraites collectives est relativement faible. Aux Etats-Unis par exemple, les retraites par répartition (le « Social Security ») ne représentent que 42% maximum du salaire des 35 dernières années (650 $ en moyenne), et tout le monde n’est pas concerné. Les effets prévisibles du Baby boom, l’allongement de l’espérance de vie, et la crainte d’une retraite publique insuffisante ont donc poussé au développement de fonds de retraite privés : les fonds de pension. Le point de départ du développement de ces fonds de pension semble être l’ERISA : Empoyment Retirement Income Sécurity Act en 1974 qui fonde la primauté de la retraite par capitalisation aux Etats-Unis. A priori les fonds de pension privilégient la sécurité des placements plutôt que leur rentabilité : il s’agit du choix de la capitalisation par « prestations définies » : l’entreprise garantit un certain niveau de retraite : c’est elle qui prend le risque et elle accepte assez rarement ce risque. Ceci représente 30% de la retraite par capitalisation. Mais de plus en plus les ménages sont « contraints » de choisir une capitalisation par « cotisations définies » (le fameux plan « 401-k ») où le revenu des retraites dépend des performances du fonds. Les ménages doivent (et veulent souvent) accepter un risque pour que leur retraite soit confortable. Ceci représente 70% du total de la retraite par capitalisation. Les fonds de pension sont donc devenus à la fois plus puissants et plus spéculatifs. - plus puissants car ils concernent beaucoup plus de monde (le papy boom) et beaucoup plus riche (l’héritage des « 30 glorieuses ») - plus spéculatifs, car habitués à un niveau de vie élevé, les « papy boomers » américains ne veulent pas d’une retraite faible. Et à tout moment, ils peuvent retirer leur épargne d’un fonds jugé trop peu performant. Le montant cumulé des fonds de pension étant estimé à 13000 milliards de $ en 2006, ils sont un acteur essentiel de la finance mondiale. 2 Les excédents financiers internationaux Au cours des années 1970 est apparu un phénomène nouveau : de nombreux pays se sont retrouvés régulièrement en situation d’excédents commerciaux, et quelques pays (1 surtout) en situation de déficit excessif. Il a donc fallu que les pays en excédents financent le pays en déficit, d’où développement de la finance internationale et rôle accru des taux d’intérêts dans cette même finance. Les pays en excédent financier sont de 2 natures différentes : - il y a bien sur les pays pétroliers faiblement peuplés qui ont accumulé d’immenses réserves financières grâce aux deux (voire trois) chocs pétroliers (doc 6) . On estime qu’en moyenne 30% des recettes pétrolières sont utilisées à des fins financières (65% à importer) - il y a également les pays qui dégagent des excédents commerciaux structurels : Chine, Allemagne, Japon (doc 7) La rencontre doit donc se faire avec les pays structurellement déficitaires, qui drainent l’épargne mondiale : Etats-Unis, Espagne, Royaume-Uni… Les pays en excédent ont donc constitué des fonds souverains, c’est-à-dire des fonds appartenant à des Etats qui sont eux aussi devenus des acteurs essentiels : ils représentent 3300 milliards $ de placements (doc 8). Nous leur consacrerons une séance spécifique. Mais on peut déjà indiquer que, s’ils sont des acteurs majeurs de la finance internationale, ils sont également des acteurs régulateurs car leur prise de risque est moindre. Pour conclure sur ce point, nous pouvons constater (doc 9) que les revenus issus de la finance mondiale tendent à supplanter progressivement les recettes du commerce mondial de biens et services : en 1960 et en 1993 les revenus reçus représentaient 20% du montant des exportations de biens et services et en 2007, 50% Les revenus versés représentaient 10% des importations en 1975 et 30% en 2007 3 Les particularités de l’économie numérique Une nouvelle « race » de personnes très fortunées est apparue : les gagnants de l’économie numérique et informatique. Celle-ci présente en effet une particularité singulière dans l’histoire humaine : faire beaucoup de profits avec une mise de fonds relativement modeste. En effet dans l’activité agricole ou industrielle, le profit est limité par le coût des « intrants », c’est-à-dire des produits, machines, investissements….qu’il faut mettre en œuvre pour pouvoir produire. Ces intrants ont un poids très important. Mais l’économie numérique a ceci de particulier qu’elle peut générer un très grand chiffre d’affaires à partir d’une mise de départ minime, puisque pour l’essentiel elle repose sur la matière grise, les connaissances, la réflexion… Donc les taux de profits de l’économie numérique sont à la fois beaucoup plus importants et surtout beaucoup plus rapides que dans les productions traditionnelles. On peut ainsi citer des fortunes bâties en moins de 10 ans à partir de presque rien : Bill Gates, Steve Jobs (Apple), Larry Page et Sergueï Brint (Google), Mark Zuckerberg (Facebook)… A l’inverse Henry Ford aura mis plus de 30 ans avant de gagner l’équivalent d’1 milliard de $ d’aujourd’hui. Cette rapidité de l’enrichissement met ainsi à la disposition de la finance internationale de nouveaux fonds, et comme les investissements nécessaires à la réussite sont souvent plus faibles que dans l’industrie, ces fonds seront utilisés et maintenus dans la sphère financière (y compris à caractère humanitaire à l’image de Bill Gates). II) Le développement de nouveaux instruments financiers A partir du milieu des années 1970, des institutions, des pays ou des personnes se retrouvent en situation d’excès de liquidités. Ils vont tout naturellement chercher à valoriser ces actifs au travers de nouveaux instruments financiers qui ont par ailleurs une certaine utilité. 1 La règle des « 3 D » Au début des années 1980, pour faciliter la circulation des capitaux internationaux, on invente les 3 D (cette expression est due à l’économiste français Henri Bourguinat) - D comme décloisonnement. Jusque là, chaque place financière fonctionnait de façon relativement étanche, avec ses propres règlements (exemple des normes de comptabilité). Il était assez rare et plutôt difficile de passer d’un marché à l’autre. Mais ceci était également vrai à l’intérieur de chaque pays : les marchés monétaires, obligataires, des changes, à terme…étaient peu en contact les uns des autres. Les réformes de 1985, en France en particulier, vont permettre aux capitaux de transiter de façon parfaitement libre d’un marché international à l’autre (« le soleil ne se couche jamais sur les bourses ») et d’un type de marché à l’autre. C’en est fini par exemple du monopole de certains agents de change sur certains types de marché. C’est ce que l’on appelle la globalisation financière - D comme dérèglementation A la même époque on va assouplir puis supprimer les principales règles qui règlementent les marchés financiers : suppression du contrôle des changes, suppression de l’encadrement du crédit. Ce mouvement parti des Etats-Unis et du Royaume-Uni s’étend à toute l’Europe : c’est par exemple la mise en place de l’Acte unique européen en 1986 qui va unifier toutes les règles financières sur un modèle libéral. Cette dérèglementation avait surtout pour but, pour les pays non libéraux, de contrer le risque de « dumping légal » que faisait peser la politique des Etats-Unis et du Royaume-Uni. - D comme désintermédiation Jusqu’au début des années 1980, une entreprise qui souhaiter trouver des capitaux s’adressait à un intermédiaire financier : la banque, qui lui prêtait les fonds qu’elle avait collectés auprès de sa clientèle. Ceci présentait l’avantage de la sureté des placements et des prêts, mais présentait l’inconvénient de l’endettement, du coût, et du risque de refus. Les entreprises vont alors prendre l’habitude de s’adresser directement (sans intermédiaire) aux marchés des capitaux (actions, obligations…) pour trouver ces fonds auprès de particuliers, d’institutions ou de pays qui disposent justement de ces fonds. Tout le monde semble s’y retrouver: la désintermédiation est plus souple, moins chère, plus rentable, elle ne se traduit pas par un endettement permanent mais par des contrats et des options. Mais bien sur, les risques deviennent de plus en plus importants, puisque le contrôle est beaucoup plus limité. 2 L’explosion des produits dérivés (doc 11) Un produit dérivé est un contrat généralement signé entre 2 parties (contrat de gré à gré) . Ce contrat donne droit d’acheter un « actif sous jacent » (c’est-à-dire l’actif sur lequel porte le contrat) à un prix donné à une date donnée. Par exemple, dans le cas des produits dérivés sur les taux d’intérêts, l’actif sous jacent est justement le taux d’intérêt. Si on emprunte par exemple 100 millions d’€ à 4% à taux variable, on prend le risque de voir les taux monter. On va alors échanger ce taux par contrat sur un marché par un taux fixe si ce taux dépasse 4,5%. Celui qui prend une option ou qui s’engage (un « future ») à échanger ce taux peut espérer le voir diminuer Il existe ainsi de multiples produits dérivés sur une multitude de produits sous jacents : matières premières, intérêts, actions, obligations… Et bien entendu on peut jouer à la hausse comme à la baisse… Les produits dérivés sont au départ très utiles, puisqu’ils assurent contre un risque. Ils fonctionnent un peu comme une assurance habitation : c’est l’assureur qui prend le risque à votre place. Ils sont historiquement très anciens : les premiers produits dérivés portaient sur les fluctuations des prix de l’huile d’olive à Rome. Le premier marché organisé de produits dérivés a été créé à Chicago en 1973. Mais de produits d’assurance permettant des aventures économiques, les produits dérivés sont devenus des instruments de pure spéculation de plus en plus sophistiqués, et totalement déconnectés du risque qu’ils sont censés assumer. Ils représentent surtout une série de « paris inversés ». A titre illustratif, les « swaps de taux » permettent de transformer des taux variables à taux fixes sans les faire quitter un bilan, ce qui est bien pratique pour éviter des taxations fiscales (quand un actif se réalise il faut en général payer des impôts), et déguiser des bilans. La presque totalité des banques se sont alors lancées dans ce genre d’opérations, très éloignées de leur métier d’origine (doc 12). 3 Un nouveau venu : la titrisation C’est le mot à la mode, censé expliquer (à juste titre) une partie de la crise financière actuelle. Le mécanisme est assez simple : Une banque accorde un prêt immobilier à un client. Elle dispose donc d’une créance sur ce client. Si elle a besoin de liquidités, elle peut décider de vendre cette créance à une autre banque sous forme de titre. Bien sur, elle rassemblera plusieurs créances, d’origines diverses (immobilières, de consommation…) dans un même titre. Rien n’empêche la banque qui acquiert ces titres de les rassembler à son tour, de les mélanger avec d’autres, de les découper…pour en faire d’autres titres : c’est la titrisation. Au final, vous allez donc prêter à une banque en échange de titres de créances qu’elle peut avoir sur des particuliers, des entreprises, d’autres banques (y compris vous-même), sur de l’immobilier, des créances automobiles…Difficile alors de savoir ce qu’il y a dans ce titre. La titrisation présente un très gros avantage : elle permet à chaque prêteur de se refinancer rapidement (c’est-à-dire de retrouver des fonds) et donc de pouvoir de nouveau prêter, donc titriser de nouveau, disposer de fonds… Elle est donc un instrument très important de spéculation financière. Mais elle présente deux inconvénients absolus : - la valeur de ces titres dépend de la capacité de remboursement des emprunteurs initiaux, à l’exemple des emprunts immobiliers aux Etats-Unis. Mais si ces créanciers font défaut, c’est tout le système qui est menacé. - car ces titres sont contaminés : si quelques créanciers font défaut, c’est tout le titre qui est suspect. Et comme plus personne ne sait exactement ce qu’il y a dans le titre, la méfiance générale s’installe, plus personne ne veut se prêter en échange de ces titres, les banques n’ont plus de liquidités, ceux qui ont des liquidités ne savent plus où les placer… C’est en gros la situation actuelle, d’où la nécessité (moralement douteuse) de la part des Etats de garantir à la fois les prêts et les titres Conclusion : David contre Goliath Le 15 Novembre s’ouvrira à Washington le sommet du G20 censé réformer le système financier international. Ce sera David contre Goliath. - d’un coté, la masse de tous ceux qui ne veulent que de belles promesses et surtout le moins de contraintes possibles : les financiers internationaux et leur invraisemblable puissance financière, soutenus par la quasi-totalité des Etats : Etats-Unis et Royaume-Uni, Chine, pays pétroliers, paradis fiscaux… qui veut vraiment réguler la finance mondiale ? Voici Goliath et ses moyens impressionnants. - de l’autre les quelques Etats (France surtout), institutions internationales et associations qui semblent désirer sincèrement cette régulation. Mais que pèsent-ils vraiment face au bloc adverse ? Voilà David. Peut-on vraiment penser que ceux qui ont assis leur prospérité sur l’absence de règles accepteront ces règles ? Et comment peut-on les leur imposer ? Mais n’oublions pas tout de même que c’est David qui a fini par vaincre !