Jean-Paul Sartre ou les chemins de l`existentialisme

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Jean-Paul Sartre
ou les chemins de l'existentialisme
Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Dominique Château,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des
réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou
non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline
académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la
passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes
des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de
verres de lunettes astronomiques.
Déjà parus
Alfredo GOMEZ-MULLER
(dir.), Sartre et la culture de
l'autre, 2006
Lasz16
TENGEL YI,
L'expérience
retrouvée,
Essais
philosophiques I, 2006.
Naceur Ben CHEIKH, Peindre à Tunis, 2005.
Martin MOSCHELL, Nous pensons toujours ailleurs, 2006.
Antonia RIGAUD, John Cage, théoricien de l'utopie, 2006.
François Dagognet, médecin et philosophe, 2006.
Jean-Marc LACHAUD (dir.), Art et politique, 2006.
Jean-Louis CHERLONNEIX, L'esprit matériel, 2006.
Michèle AUMONT, Ignace de Loyola et Gaston Fessard, 2006.
Sylvain GULLO, Théodore de Cyrène, dit l'athée, puis le divin,
2006.
Laurent BIBARD, Penser avec Brel, 2006.
Jean-Paul COUJOU, Philosophie politique et ontologie, 2
volumes, 2006.
David DUBOIS (dir.par) Les stances sur la reconnaissance du
Seigneur avec leur glose, composées par Utpaladeva, 2006.
www.librairieharmattan.com
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@L'Hannattan,2006
ISBN: 2-296-00518-7
EAN : 9782296005181
Petre Mare~
Jean-Paul Sartre
ou les chemins de l'existentialisme
L 'Hannattan
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Ouagadougou 12
À mes parents,
avec toute ma gratitude
Avaut-propos
Philosophe, dramaturge, essayiste, romancier et
journaliste, représentant remarquable de la "philosophie de
l'existence", J.-P. Sartre nous a légué une œuvre
philosophique et littéraire qui constitue un moment
exceptionnel dans l'évolution de la pensée philosophique
contemporaine, "marquée à la fois par le thème de la crise de
l'homme et de la recherche de l'homme"l. Le moment le
plus significatif dans la "comédie" de sa vie est son entrée
dans l'univers des livres, auxquels il voue un véritable culte,
comme il l'avoue lui-même: "Mais les livres ont été mes
oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques et mon étable et
ma campagne; la bibliothèque, c'était le monde pris dans un
miroir;
elle en avait l'épaisseur infinie, la variété,
l'imprévisibilité.,,2 C'était pour lui un véritable "temple".
Dès son enfance, Sartre prête plus de réalité à l'idée
qu'à la chose "parce qu'elle se donnait à moi d'abord et
parce qu'elle se donnait comme une chose,,3. C'est dans cette
identification mots/vie que nous pourrons saisir l'origine du
1
AI. Boboc, Filosofia contemporanii, Ed. Didactica ~i Pedagogica,
Bucure~ti, 1982, p. 193.
2 J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, Folio, 1964, p. 42.
3
Ibidem,
p. 44.
5
leitmotiv de la magie et de l'imaginaire présent dans ses
premiers écrits philosophiques et littéraires. Interprétant avec
désinvolture son rôle dans le cadre de la "comédie de
famille", l'enfant Jean-Paul Sartre commence à écrire. "Le
métier d'écrire m'apparut comme une activité de grande
personne, si lourdement sérieuse, si futile et, dans le fond, si
dépourvue d'intérêt que je doutais un instant qu'elle me fût
réservée; je me dis à la fois: ce n'est que ça et je suis doué.
Comme
tous
les songe-creux
je
confondis
le
désenchantement avec la vérité.,,4
"L'enfant imaginaire" invente toujours quelque chose
de nouveau pour se sauver, en se projetant dans un univers
imaginaire et possible; écrire lui permettait de trouver un
sens à son existence: "ma seule affaire était de me sauver rien dans les mains, rien dans les poches - par le travail et la
foi"s.
Le philosophe se manifeste très tôt. Ses premiers
ouvrages philosophiques sont L'imagination, 1936, et La
transcendance de l'Ego, 1937, suivis de son Esquisse d'une
théorie des émotions, 1939 ; ces ouvrages auront pour
corollaire L'Imaginaire, 1940, où l'on peut déceler
l'influence de ses maîtres à penser, Husserl et Heidegger.
Sartre lui-même révèle que sa grande découverte a été la
phénoménologie de Husserl. Ses rapports avec la
phénoménologie sont essentiels pour comprendre ses écrits
jusqu'à et y compris L'Être et le Néant.
Dans la littérature et dans la philosophie de J.-P.
Sartre l'univers de la fiction et celui du possible, celui de la
magie et de l'imaginaire, se fondent harmonieusement, sa
4 Ibidem, pp. 130-131.
5 Ibidem, p. 206.
6
philosophie se constituant en une vision ontologique
authentique de l'homme et de sa liberté. Pour lui,
l'imagination n'est pas un acte psychologique quelconque,
mais une véritable transposition ontologique du niveau réel
au niveau fictionnel, du niveau de l'actuel à celui du
possible.
Dans notre étude nous avons respecté l'ordre
chronologique des écrits sartriens vu que cet ordre permet de
refaire le projet de l'auteur, qui avoue que la "hiérarchie
chronologique" des ouvrages est "la seule qui [lui] conserve
la chance de faire mieux demain, après-demain mieux encore
et de finir par un chef-d'œuvre,,6. Il précise également:
"Mon meilleur livre, c'est celui que je suis en train d'écrire
[II.],,7 De la sorte, chacun de ses ouvrages, philosophique ou
littéraire, représente une étape supérieure par rapport à la
précédente.
On peut remarquer une certaine continuité entre les
ouvrages de cette première étape et ceux appartenant à la
dernière étape, une continuité qui marque en fait la
continuité de ses analyses phénoménologiques - véritables
instruments de son émancipation par rapport à l'idéalisme. Il
avait eu l'intention d'éviter l'idéalisme sans donner toutefois
dans un matérialisme mécaniciste. Sartre se sert de l'êtredans-le-monde de Heidegger pour éviter l'idéalisme, tandis
que le cogito cartésien lui sert de point d'appui contre le
matérialisme mécaniciste.
Le désir qui l'anime est celui de prêter une nuance
personnelle à sa création: "Il faudrait que j'arrive à penser
que je ne verrai plus rien, que je n'entendrai plus rien et que
6
Ibidem, p. 195.
7
Ibidem.
7
le monde continuera pour les autres. On n'est pas faits pour
penser ça...,,8 Et le style devra être lui aussi personnel: "je
ne pouvais avoir pitié ni des autres, ni de moi-même".9
Dans ses écrits antérieurs à L'Être et le Néant, Sartre
est particulièrement intéressé par la force d'une "réflexion
purificatrice" qu'il relie à la "réduction phénoménologique".
Cette réflexion restaure la subjectivité en elle-même après
avoir perdu sa pré-réflexivité dans les objets.
L'auteur de L'Être et le Néant engage la
phénoménologie
dans une direction nouvelle. "Ni
husserlienne ni heideggérienne cette phénoménologie
existentielle veut en effet nous conduire au cœur même de
l'être de la réalité-humaine, ou plutôt de son être et de sa
liberté".lo
L'époque de sa jeunesse constitue un moment
important pour le programme philosophique de Sartre, ainsi
que pour l'évolution de la phénoménologie existentialiste, de
l'ontologie phénoménologique et de l'ontologie de l'homme
en général.
8
J.-P. Sartre,Le Mur, Gallimard, 1939,p. 23.
9
Ibidem, p. 30.
10
Introduction
à la phénoménologie,
Cabestan, Ellipses, Paris, 2003, p. 75.
8
sous la direction
de Philippe
Chapitre I
L'existence de chose et l'existence d'image
Le philosophe-écrivain Jean-Paul Sartre a connu la
pensée de Husserl et celle de Heidegger dès les années
1933-1934 à l'Institut français de Berlin. C'est sous leur
influence qu'il a écrit son premier ouvrage philosophique
important: L'Imagination (1936), où il cherchait à dépasser
l'interprétation de Husserl, en accusant le caractère de
conscience du Moi transcendantal, en se situant de la sorte
"au cœur même de la réduction phénoménologique"ll.
En ce sens, Sartre offre une véritable "description
phénoménologique". Assis à sa table de travail, il regarde
une feuille blanche dont il perçoit les différentes qualités:
forme, couleur, position, qualités qui présentent des
caractéristiques communes; "d'abord elles se donnent à mon
regard comme des existences que je puis seulement constater
et dont l'être ne dépend aucunement de mon caprice. Elles
sont pour moi", précise-t-il, "elles ne sont pas moi. Mais
Il Pierre Thévenaz, De Husserl à Merleau-Ponty, 1966, p. 81.
9
elles ne sont pas non plus autrui, c'est-à-dire qu'elles ne
dépendent d'aucune spontanéité, ni de la mienne, ni de celle
d'une autre conscience. Elles sont présentes et inertes à la
fois.,,12 Cette inertie d'un contenu sensible est l'existence en
soi.
La première affinnation remarquable porte sur
"l'existence de chose" et "l'existence d'image", c'est-à-dire,
d'une part, la différence entre le réel comme tel et d'autre
part la présence et l'action de la conscience. En ce sens
Sartre précise: "En aucun cas, ma conscience ne saurait être
une chose, parce que sa façon d'être en soi est précisément
un être pour soi. Exister, pour elle, c'est avoir la conscience
de son existence. Elle apparaît comme une pure sRontanéité,
en face du monde des choses qui est pure inertie." 3
Par la suite, quand il détourne le regard, la feuille qui
lui apparaît "a une identité d'essence avec la feuille que je
voyais tout à l'heure", car il s'agit de "la même feuille, avec
les mêmes qualités,,14, à savoir forme, couleur et position.
Mais cette identité d'essence ne s'accompagne pas
d'une identité d'existence. Même s'il s'agit de la même
feuille présente sur le bureau, "elle existe autrement", "elle
n'est pas non plus un donné inerte existant en soi" puisque
"elle n'existe pas en fait, elle existe en image,,15. On peut
remarquer que Sartre opère de manière spontanée la
discrimination entre "l'existence de chose" et "l'existence
d'image". Comme on l'a remarqué, "ce que l'on connaît du
monde extérieur est donc constitué uniquement des faits de
conscience. D'autre part, toute conscience est conscience de
quelque chose. Le véritable monde intérieur est le véritable
12
J.-P. Sartre,L'Imagination, F. Alcan, 1936,p. 1.
13
Ibidem.
14
Ibidem, p. 2.
15
Ibidem, p. 3.
10
monde extérieur. Il y a quelque chose en dehors de la pensée
: c'est ce que Sartre appelle l'en-soi.,,16
Mais n'anticipons pas. Reconnaissant que l'existence
en image est un mode d'être très difficile à saisir, Sartre
précise que "la feuille en image et la feuille en réalité ne sont
qu'une seule et même feuille sur deux plans différents
d'existence" 17.
"La métaphysique naïve", dit Sartre, fait de l'image
une copie de la chose qui existe elle-même comme une
chose. C'est pourquoi la feuille "en image" est pourvue des
mêmes qualités que la feuille "en personne". Alors, comme
la feuille est inerte, elle n'existe pas uniquement pour la
conscience, "elle existe en soi" et ne cesse pas d'exister au
moment où elle n'est plus perçue parce qu'elle continue,
hors de la conscience, une "existence de chose". "Cette
métaphysique" - écrit Sartre - "ou plutôt cette ontologie
naïve est celle de tout le monde,,18. Ce "chosisme naïf des
images" comme l'appelle Sartre nous est fourni par la
théorie épicurienne des "simulacres". Les choses ne cessent
d'émettre des "simulacres", des "idoles" qui sont tout
simplement des enveloppes possédant toutes les qualités de
l'objet, leur contenu, leur forme, etc.
La théorie pure et a priori a fait de l'image une
chose, mais "l'intuition interne" - écrit Sartre - "nous
apprend que l'image n'est pas la chose. Ces données de
l'intuition vont s'incorporer à la construction théorique sous
une forme nouvelle: l'image est une chose, tout autant que
16
E. Stere, Doctrine $i curente în filosofia contemporanii, Ed. Junimea,
Ia~i, 1975, p. 99.
17
J.-P. Sartre, L'Imagination,
18
Ibidem, p. 4.
p. 3.
Il
la chose dont elle est l'image,,19. L'image se présente comme
une sorte "d'infériorité métaphysique" par rapport à la chose
qu'elle représente, ayant pourtant son existence propre;
l'infériorité procède du fait que l'image est une chose plus
faible, elle a une existence propre qui se donne à la
conscience comme n'importe quelle chose et qui "entretient
des rapports externes avec la chose dont elle est l'image,,2o.
Cette infériorité vague et ce rapport externe justifient
l'appellation d'image, avec toutes les contradictions qui en
découlent. Il est évident que, "s'appliquant à cerner l'essence
de l'image, le phénoménologue Sartre fait la distinction
radicale entre la description de l'image et les inductions qui
touchent à sa nature. En passant de la description à
l'induction on avance du "certain" au "probable". La
procédure sera rigoureusement phénoménologique.,,21
En fait, selon Sartre, ces aspects, qui constituent une
"ontologie naïve de l'image" se retrouvent de manière
implicite chez la plupart des psychologues qui ont étudié
cette question. Mais ils ont confondu identité d'essence et
identité d'existence en bâtissant la théorie sur l'image a
priori; "quand ils sont revenus à l'expérience, il était trop
tard" car, "au lieu de se laisser guider par elle, ils l'ont forcée
à répondre par oui ou par non à des questions
,,22
tendancieuses.
Le problème de l'image a été examiné de différents
points de vue qui tous renvoient pourtant à "une théorie
19Ibidem, p. 5.
20
Ib idem.
21
T. Ghideanu, Temeiuri critice ale crealiei. Filosofie $i crealie la J.-P.
Sartre, Ed. ~tiintificâ ~i Enciclopedica, Bucure~ti, 1988, p. 69.
22
J .-P. Sartre, L'Imagination, p. 6.
12
unique,,23 ; elle découle de "l'ontologie naïve" et s'est
perfectionnée sous l'influence des diverses préoccupations
étrangères à la question et léguées aux psychologues par les
grands métaphysiciens du XVIIe et du XVIIIe siècle. A titre
d'exemple, Sartre remarque que l'on retrouve une même
conception de l'image chez Descartes, Leibniz et Hume; ils
divergent pourtant lorsqu'il s'agit de déterminer les rapports
de l'image avec la pensée,,24. La psychologie positive a
conservé la notion d'image telle qu'elle l'avait héritée de ces
philosophes.
Entre ces trois solutions proposées pour le problème
de l'image-pensée, Sartre accepte le postulat d'une imagechose et retrace une brève histoire de la question de
l'imagination avec toutes ses significations.
Selon Descartes, montre Sartre, l'image est "une
chose corporelle,,25 ; elle est "le produit de l'action des corps
extérieurs sur notre propre corps par l'intermédiaire des sens
et des nerfs" 26 ; la matière et la conscience s'excluent
réciproquement, l'image est un objet comme les autres objets
extérieurs, située exactement à la limite de l'extériorité27.
Pour Descartes, donc l'imagination ou la conscience de
l'image provient de l'entendement qui, appliqué à
l'impression matérielle produite dans le cerveau, nous donne
une conscience de l'image. Celle-ci n'est d'ailleurs pas
posée devant la conscience comme un nouvel objet à
connaître, malgré son caractère de réalité corporelle: elle
rejetterait indéfiniment la possibilité d'un rapport entre la
conscience et ses objets, mais elle possède la propriété de
23
Ibidem.
24
Ibidem.
25
Ibidem, p. 7.
26
Ib idem.
27
Ibidem.
13
pouvoir motiver les actions de l'âme. Les mouvements du
cerveau, causés par les objets extérieurs, éveillent dans l'âme
des idées qui ne proviennent pas des mouvements, qui sont
innées dans I'homme. Les mouvements sont "comme des
signes qui provoquent dans l'âme certains sentiments", mais
Descartes "n'explique pas comment il y a conscience de ce
signe,,28. Car, selon lui, les corps sont saisis par
l'entendement pur.
La théorie cartésienne ne permet pas de faire la
distinction entre les sensations et les souvenirs ou les fictions
parce que, dans tous les cas, il s'agit des mêmes mouvements
cérébraux. Descartes, écrit Sartre, "se borne donc à décrire
ce qui se passe dans le corps quand l'âme pense, à montrer
quels liens corporels de contiguïté existent entre ces réalités
corporelles ~ue sont les images et les mécanismes de leur
production,,2 .
En examinant ensuite les théories de Spinoza, Sartre
fait remarquer que le problème de l'image vraie se résout
uniquement par l'entendement. L'image est pour Spinoza
une affection du corps humain et l'imagination (ou la
connaissance par images) est profondément différente de
l'entendement; elle peut susciter des idées fausses ou même
ne présenter la vérité que sous une forme tronquée. L'image,
précisait Spinoza, a un double aspect
"elle est
profondément distincte de l'idée, elle est la pensée de
l'homme en tant que monde fini, et pourtant elle est idée et
fragment du monde infini qu'est l'ensemble des idées,,3o.
28
Ibidem, p. 8.
29
Ibidem, pp. 8-9.
30 Ibidem, p. 10.
14
Séparée de
tend à se confondre
mécaniques décrit
l'imagination n'est
l' intelligible,,3! .
l'idée comme chez Descartes, l'image
avec elle puisque "le monde des liaisons
par Spinoza comme le monde de
cependant pas coupé du monde de
L'effort de Leibniz vise à établir une continuité entre
ces deux modes de connaissance, l'image et la pensée;
Sartre précise que chez lui "l'image se pénètre
d'intellectualité". Dans le monde de l'imagination décrit par
Leibniz on ne peut pas faire la distinction entre images
proprement dites et sensations, parce que toutes les deux
expriment des états du corps. Inconsciemment, les images se
conservent dans l'âme et sont liées entre elles. Seules les
vérités acceptées par la raison ont entre elles des liaisons
nécessaires, elles sont les seules à être claires et distinctes.
Il faut distinguer donc entre le "monde des images,
ou idées confuses, et le monde de la raison". Car pour
Leibniz l'image n'a qu'un rôle accidentel et subalterne, à
savoir le rôle d'un "simple auxiliaire de la pensée, d'un
signe" (notion qu'il cherchera à approfondir). La différence
entre image et idée se réduit presque à une pure différence
mathématique: "l'image a l'opacité de l'infini, l'idée la
clarté de la quantité finie et analysable,,32. Et toutes les deux
sont expressives.
Mais, remarque Sartre, si l'image se réduit aux
éléments inconscients, rationnels en eux-mêmes (à une
infinité de rapports expressifs, participant par là à la dignité
de la pensée), alors "son aspect subjectif ne s'explique plus".
En essayant de fonder la valeur représentative de l'image,
31
Ibidem.
32
Ibidem,
p. Il.
15
Leibniz s'engage dans une contradiction: il veut en même
temps "décrire clairement son rapport avec l'objet et
expliquer l'originalité de son existence en tant que donnée
immédiate de la conscience,,33.
Alors que pour résoudre l'opposition cartésienne
image-pensée Leibniz tend à changer l'image comme telle,
Hume "s'efforce au contraire de ramener toute la pensée à un
système d'images,,34. Selon lui, dans l'esprit, il n'existerait
que des impressions et des copies de ces impressions qui
sont les idées conservées dans l'esprit grâce à une sorte
d'inertie. La thèse empiriste devient évidente: "idées et
impressions ne diffèrent pas par leur nature, ce qui fait que la
perception ne se distingue pas en elle-même de l'image,,35.
Les développements de Hume deviennent de plus en
plus significatifs: les images (reliées entre elles par des
relations de contiguïté et de ressemblance) agissent en
"forces données". Au fond, écrit Sartre, la ressemblance de
certaines images nous permet de leur attribuer un nom
commun, "ce qui nous fait croire en l'existence de l'idée
générale correspondante, seul l'ensemble des images étant
cependant réel, et existant «en puissance» dans le nom,,36.
Cette théorie suppose l'existence de la notion d'inconscient,
qui n'est pourtant nulle part appelée comme telle. "Les idées
n'ont d'autre existence que celle d'objets internes de la
pensée, et pourtant elles ne sont pas toujours conscientes,
elles ne s'éveillent que par leur liaison avec des idées
conscientes; elles persévèrent donc dans leur être à la façon
33
Ibidem, p. 12.
34
Ib idem.
35
Ibidem.
36
Ibidem.
16
d'objets matériels, elles sont toujours toutes présentes dans
l'esprit [...],,37.
Déjà, à la fin de la première moitié du XVIIIe siècle
le problème de l'image était donc formulé avec assez de
clarté; on lui donnait même trois solutions.
Les cartésiens soutenaient qu'il existe une pensée
pure toujours susceptible de se substituer à l'image tout
comme la vérité à l'erreur. L'image appartient donc au
domaine de l'apparence - une apparence à laquelle notre
condition humaine "donne une sorte de substantialité". Sur le
plan psychologique, entre image et idée il y a un véritable
hiatus, ce qui fait que l'image ne se distingue pas de la
sensation. Le passage du plan imaginatif au plan idéatif se
fait par un saut; il s'agit d'une discontinuité primaire
appelée "conversion philosophique".
Cette "révolution" tellement radicale, précise Sartre,
pose la question de l'identité même du sujet; "cela veut dire,
en termes psychologiques, qu'il faudrait une forme
synthétique spéciale pour unir le moi qui pense la cire au
moi qui l'imagine, dans une même conscience, et pour unir
concurremment la cire imaginée à la cire ~ensée dans
l'affirmation d'identité, c'est le même objet" 8. De toute
façon, ces images n'ont pas d'autre fonction que de préparer
l'esprit à accomplir la conversion. "Elles sont employées
comme schèmes, signes, symboles, mais elles n'entrent
jamais comme éléments réels dans l'acte proprement dit
d'idéation,,39, se succédant suivant un type de liaison
purement mécanique.
37
Ibidem, pp. 13-14.
38 Ibidem, p. 15.
39
Ibidem.
17
L'affirmation sur l'existence d'une pensée pure
"soustrait
l'entendement
même
aux
descriptions
psychologiques: il ne peut faire l'objet que d'une étude
épistémologique et logique de significations". L'existence
indépendante de ces significations peut cependant paraître un
non-sens, dit Sartre. C'est pourquoi "il faut les prendre
comme un a priori existant dans la pensée ou bien comme
des entités platoniciennes. Dans les deux cas elles se
dérobent à la science inductive.,,40 Si nous voulons
considérer les faits psychiques comme des choses, il faudra
renoncer au monde d'essences qui se' livrent à la
contemplation intuitive et dans laquelle la généralité est
donnée en tout premier lieu.
Un axiome de méthode s'impose:
"on ne peut
atteindre aucune loi sans passer d'abord par les faits". Mais
par l'application légitime de cet axiome à la théorie de la
connaissance "la logique devient une partie de la
psychologie, l'image cartésienne devient le fait individuel à
partir duquel on va pouvoir induire et le principe
épistémologique partir des faits pour induire les lois va
devenir Ie principe métaphysique: nihil est in intellectu quod
.
..
,,41
non fiuerlt prIus In sensu.
Nous devrions nous arrêter sur le "panpsychologisme
de Hume", nous dit Sartre. "Les faits psychiques sont des
choses individuées qui sont reliées par des rapports
externes: il doit y avoir une genèse de la pensée".42 De la
sorte les superstructures cartésiennes s'écroulent, seules
restent les images-choses.
40
Ibidem, p. 16.
41
Ibidem.
42
Ibidem.
18
L'associationnisme, pense Sartre, est avant tout une
doctrine ontologique qui affirme l'identité radicale du mode
d'être des faits psychiques et du mode d'être des choses. "Il
n'existe en somme que des choses: ces choses entrent en
relation les unes avec les autres et constituent ainsi une
certaine collection qu'on appelle conscience.,,43
L'image n'est rien d'autre que la chose;
elle
entretient un certain type de rapports avec les autres choses.
Toutes ces affirmations méthodologiques, ontologiques et
psychologiques conduisent à l'abandon des essences
cartésiennes, remarque Sartre. Le psychologisme, sous ses
diverses formes, n'est rien d'autre qu'une "anthropologie
positive, c'est-à-dire une science qui veut traiter l'homme
comme un être du monde, en négligeant ce fait essentiel que
l'homme est aussi un être qui se représente le monde et luimême dans le monde.,,44
Cette anthropologie positive apparaît déjà en germe
dans la théorie cartésienne de l'image. Descartes consacre à
la fois l'image et la pensée sans image, tandis que Hume ne
conserve que l'image seule sans pensée. Sartre apprécie que
"les vérités contingentes" de Leibniz sont en droit des vérités
nécessaires. "L'image reste donc, pour Leibniz, un fait
semblable aux autres faits, la chaise en image n'est pas autre
que la chaise en réalité.,,45
En analysant les solutions proposées avant lui, Sartre
remarque que l'image "garde une structure identique. Elle
reste une chose." Et les trois solutions sont "toutes également
possibles et également défectueuses".46 Sartre pense qu'il
43Ibidem, p. 17.
44
Ibidem.
45
Ibidem, p. 18.
46
Ibidem, p. 19.
19
faut prendre en compte le rôle de la conscience
intentionnelle. Comme on l'a précisé, "la conscience" chez
lui "désigne
chacune des structures particulières
caractéristiques: la conscience d'émotion, la conscience
d'image, la conscience perceptive, etc.,,47. Si L'Imagination
représente une étude critique d' "élimination" des doctrines
antérieures, dans L'Imaginaire Sartre apporte une nouvelle
perspective. La citation ci-dessous éclaire son dessein:
"Nous laisserons de côté les théories. Nous ne voulons rien
savoir de l'image que ce que la réflexion nous en apprend.
Plus tard, nous essaierons, comme les autres psychologues,
de classer la conscience d'image parmi les autres
consciences, de lui trouver une «famille», et nous formerons
des hypothèses sur sa nature intime. Pour l'instant nous
voulons seulement tenter une «phénoménologie» de l'image.
La méthode est simple: produire en nous des images,
réfléchir sur ces images, les décrire, c'est-à-dire tenter de
déterminer et de classer leurs caractères distinctifs.,,48
De manière générale, après avoir évalué les efforts
des psychologues, Sartre en arrive à la conception suivante:
"l'image" n'est pas la perception, mais une structure
intentionnelle, une sorte de "conscience de quelque chose".
Comme il le dit lui-même, "l'image enveloppe un certain
néant. Son objet n'est pas un simple portrait, il s'affirme:
mais en s'affirmant il se détruit. Si vive, si touchante, si forte
que soit l'image, elle donne son objet comme n'étant pas.,,49
M. Spaier et les psychologues de l'École de
Würzburg ont reconnu dans le courant de la conscience une
certaine mobilité, car l'image "vit, elle se transforme, il y a
47
T. Ghideanu,
Temeiuri critice ale crealiei, Filosofie $i crealie la J. -P.
Sartre, Bucure~ti, 1988, p. 69.
48 J.-P. Sartre, L'Imaginaire, Gallimard, 1966, p. 15.
49 Ibidem, p. 33.
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