Université Lumière Lyon 2
École doctorale : Sciences sociales
Groupe de Recherche sur la Socialisation (GRS - UMR 5040)
La fabrique des footballeurs
Analyse sociologique de la construction de la vocation, des dispositions et
des savoir-faire dans une formation au sport professionnel
par Julien BERTRAND
Thèse de doctorat de sociologie et anthropologie
sous la direction de Bernard LAHIRE
soutenue le 4 juillet 2008
Composition du jury :
Jean-Paul CLÉMENT, professeur à l’université Toulouse III
Bernard LAHIRE, professeur à l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon
Fabien OHL, professeur à l’université de Lausanne
Charles SUAUD, professeur émérite
Jean-Yves AUTHIER, professeur à l’université Lyon 2
Contrat de diffusion
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Remerciements
Sans l’accord des responsables du Centre de formation de l’Olympique Lyonnais, un tel travail
n’aurait pu être réalisé ; qu’ils soient ici remerciés de l’entrée qu’ils m'ont autorisée sur ce
terrain. Je tiens également à remercier tous les acteurs, en particulier les jeunes ou anciens
apprentis du club et leurs formateurs, qui ont bien voulu m'accorder de leur temps et de leur
attention afin que l’enquête puisse être menée à son terme.
Ma démarche scientifique et son aboutissement ont été soutenus par Bernard Lahire, je tiens
tout particulièrement à le remercier pour la confiance dont il m'a témoigné depuis les prémices
de mon projet, pour le sens de la rigueur scientifique et le goût du métier qu’il aura sans cesse
stimulés.
Je tiens parallèlement à exprimer mes remerciements à Messieurs Jean-Yves Authier, Jean-
Paul Clément, Fabien Ohl et Charles Suaud, qui m'ont fait l'honneur d’accepter de participer au
jury de cette thèse.
Parce qu’ils ont alimenté des échanges, riches et amicaux, qui ont grandement contribué à ma
socialisation sociologique, ce travail doit également aux membres du séminaire doctoral, dont
mes collègues doctorants (et notamment Géraldine Bois, Sophie Denave, Yann Faure, Gaëlle
Henry et Fanny Renard) et à Muriel Darmon pour ses conseils avisés.
Parce qu’ils ont encouragé mon engagement dans cette voie, je tiens à remercier également
les chercheurs qui m’ont permis de présenter mes travaux ou fait partager des documents, en
particulier Jean-Michel Faure et Pascal Chantelat.
Cette thèse a pu être menée à son terme grâce aux contrats d’ATER qui m’ont été proposés
par les universités de Strasbourg et de Savoie et leurs départements de STAPS. Que soit
remerciés les membres de l’unité strasbourgeoise pour leur accueil, leurs conseils (Olivier
Aubel) et leur invitation à présenter mon travail (William Gasparini). Mentionnons également
que ce travail a bénéficié du soutien de la bourse « jeunes chercheurs » de l’INJEP.
Enfin, le travail réalisé n’aurait pas pu aboutir sans une somme d'appuis invisibles et
néanmoins indispensables : que soient particulièrement remerciés ici Anne-Laure pour son
soutien permanent et ses nombreux commentaires et relectures, mes parents et mes amis
pour leurs encouragements. Mille mercis, pour finir, à tous ceux dont les ratures rageuses et
les suggestions bienveillantes m’ont permis d’améliorer le texte d’origine : Camille, Cédric,
Christiane, Fanny, François, Gaëlle, Géraldine et Thomas.
Introduction
Objets d’une forte médiatisation, les footballeurs professionnels ont toutes les chances
d’apparaître comme des êtres familiers, dont le sens de l’engagement et la forme de travail
sont bien connus. Toute enquête sur le sujet doit ainsi faire face à une figure saturée de
discours de sens commun et à un « écran des évidences»1, que contribue à produire
l’abondance des récits journalistiques. Les récits biographiques hagiographiques, comme les
stricts comptes-rendus des performances, concourent à maintenir les sportifs de haut niveau,
et parmi eux, les footballeurs, en situation d’« apesanteur sociale »2. Fable sur la réalisation
d’une « passion » d’un côté, résultats sportifs soustraits à leurs conditions de réalisation de
l’autre, les discours les plus récurrents illustrent en creux l’intérêt d’un regard sociologique. Il
peut se donner pour objectif de resituer les performances sportives au sein des conditions
sociales qui les rendent possibles et de mettre à jour la manière dont elles structurent les
expériences subjectives des acteurs de ce spectacle. Cela a d’autant plus d’intérêt que,
paradoxalement méconnus, les footballeurs professionnels ont toutes les chances d’être l’objet
de discours qui expriment surtout le rapport de leurs auteurs à un sport censé incarner une
« passion populaire ».
Or, si la littérature sociologique traitant du football s’est davantage orientée vers l’étude des
professionnels que vers celle des pratiquants amateurs3, les approches se sont très
majoritairement concentrées sur l’analyse du spectacle. Comprendre son attractivité et ses
variations internationales ou locales, analyser les comportements des spectateurs, et en
particulier les formes les plus radicales, sont les questions qui ont guidé la plupart des
recherches récentes sur le sujet. Les travaux sur les supporters, sur les débordements de
violence dans les stades occupent très largement cet espace4. Dans cette perspective, le
footballeur professionnel est peu analysé en lui-même, il est d’abord envisagé comme le
support de jeux de symbolisation et d’identifications (locales ou nationales par exemple)5.
Mais, comme le soulignent les principaux travaux socio-historiques6 portant sur les footballeurs
professionnels français et les conditions d’exercice de ce métier, l’accès à cet univers social et
la vie en son sein sont l’objet de fortes contraintes spécifiques, qui donnent lieu à un
apprentissage spécialisé et institutionnalisé supposant une transformation importante de soi.
Les centres de formation des clubs professionnels qui accueillent les apprentis « pros »
constituent la pièce centrale du dispositif de formation. Si les travaux sociologiques qui les ont
pris pour objet sont assez rares7, ces institutions possèdent une emprise élargie sur leurs
pensionnaires, emprise d’autant plus forte qu’elles peuvent s’appuyer sur la légitimité du
monde sportif à se construire comme un monde « à part ». Elles constituent ainsi un lieu
particulièrement idoine pour mettre en œuvre une sociologie de la socialisation. Délesté de la
dimension normative contenue dans les usages courants de ce terme, en particulier dans un
univers sportif français prompt à affirmer ses vertus « éducatives » ou « intégratrices »8, un tel
programme peut se définir comme une « analyse sociogénétique des processus de
construction des êtres sociaux »9. Si l’on peut considérer que « les pratiques sportives
constituent (…) un formidable laboratoire où peuvent se saisir les liens entre des formes
d’apprentissage, des types de dispositions, de savoirs et savoir-faire et des formes d’exercice
du pouvoir »10, la formation au football professionnel, parce qu’elle est l’œuvre d’institutions
spécialisées et puissantes qui prennent en charge plusieurs années durant les aspirants
footballeurs, est un terrain propice à l’analyse de la production du « social incorporé », qu’il
prenne la forme de dispositions ou de savoir-faire. Les modalités de construction et
d’actualisation de façons de faire et de penser propres à cette « fabrique des footballeurs »
constituent ainsi l’objet central du présent travail. L’appréhension de la série des
transformations individuelles qu’implique cet apprentissage est menée sur la base d’une
enquête à l’intérieur de la structure de formation d’un club professionnel (l’Olympique
Lyonnais) qui encadre environ 140 jeunes joueurs âgés de 12 à 19 ans. Fondé sur
l’exploration intensive d’une seule institution, le matériau exploité est, essentiellement, le
produit d’observations et d’entretiens menés en son sein. L’analyse s’appuie ainsi sur
cinquante-huit entretiens conduits sur ce terrain (dont dix l’ont été lors du D.E.A) et permet la
description de la sociogenèse de la vocation, des dispositions et savoir-faire de trente-trois
apprentis membres du club.
L’ampleur et les conditions des effets socialisateurs produits par l’entreprise de formation sont
analysées en quatre temps qui permettent de souligner les différentes dimensions de cette
socialisation dans le club, tout en les resituant par rapport aux expériences préalables des
apprentis footballeurs et à leurs investissements extra-sportifs. C'est par cette association des
approches diachronique et synchronique des expériences individuelles que le travail entend
rendre compte de l’appropriation qui est faite des conditions spécifiques de cette formation
sportive professionnelle.
Grâce à une première partie (« La carrière amateur »), la thèse permet de décrire les pratiques
et les trajectoires sportives qui précèdent l’entrée dans la structure de formation. Les primes
appropriations du football des apprentis et leurs conditions de réalisation sont au centre de ce
premier mouvement d’analyse et permettent de mettre en lumière la carrière amateur des
enquêtés. A la lumière des entretiens réalisés, il est possible de distinguer une première
« phase » de la carrière amateur précoce des joueurs, celle des premières années de pratique
(« Le football des débuts »). Durant celles-ci, le mode d’appropriation se caractérise par un
investissement dans le jeu et un ancrage local de l’activité qui permettent une prime
imprégnation de la culture sportive. Cependant, cette façon de s’engager dans le jeu gagne à
être rapportée aux conditions familiales et sociales qui président à l’entrée dans l’activité des
enquêtés. Ce point permet, en particulier, de souligner l’importance du rôle paternel dans cet
investissement et dans leur adhésion précoce à cette forme d’activité. Un deuxième chapitre
(« Du joueur « doué » à l’entrée en formation ») souligne l’importance de l’évolution de
l’appropriation du jeu avant l’orientation vers une formation sportive professionnelle. En effet,
dans un deuxième temps (une seconde « phase »), la pratique des apprentis enquêtés a
évolué, en relation avec l’organisation de l’offre de pratique, dans le sens d’une
« sportivisation » croissante. La modalité de jeu alors dominante se réalise au contact de
nouveaux entraîneurs et / ou de nouveaux clubs plus élevés dans la hiérarchie sportive et
mobilise les joueurs dans une ascension sportive. L’accumulation de reconnaissances
« expertes » (au sein de clubs ou de sélections fédérales), en facilitant l’intériorisation du
sentiment d’être « doué », prépare les enquêtés à l’entrée dans un apprentissage
professionnel exigeant. On comprend alors la force de « l’appel » de l’Olympique Lyonnais
auprès de ces jeunes « élus » même si, du fait de ces contraintes (en termes de scolarité et
d’hébergement par exemple), les processus individuels d’entrée en formation se différencient
selon les passés sportifs et scolaires des aspirants footballeurs et les condition familiales.
Cette première partie donne ainsi à voir, à travers l’analyse de leurs expériences
footballistiques, le processus d’adhésion à un projet de vie dans sa temporalité, en distinguant
des phases, tout en soulignant les déclinaisons de ce processus selon les enquêtés et, en
particulier, les propriétés sociales et sportives de leur famille.
Avec la deuxième partie Une formation individuelle dans un sport collectif »), le propos se
déplace vers l’étude de la socialisation produite par le club lui-même. Elle permet, en
particulier, de mettre en lumière les mécanismes de renforcement de l’engagement et de
l’adhésion à l’apprentissage sportif professionnel. Pour faire cela, l’étude montre qu’une
caractéristique centrale de l’apprentissage est de placer les membres du club face une double
injonction qui se manifeste dans la dualité du calendrier et du temps qu’intériorisent les
enquêtés tout au long de leur cursus. En effet, l’organisation de la formation est structurée par
l’articulation de deux types d’enjeux : d’une part, les apprentis adhèrent au programme de
l’institution par la socialisation à une activité compétitive et collective et, d’autre part, ils sont
amenés à s’engager progressivement dans des enjeux individuels de professionnalisation.
Dans un premier temps (« La formation et l’engagement compétitif ») est soulignée la manière
dont l’absorption croissante des jeunes enquêtés par les enjeux sportifs s’appuie sur une
immersion dans les différentes compétitions qui mobilisent les équipes du club. Insérés dans
un univers « à part », soumis à l’urgence compétitive et rythmés par le calendrier sportif, ils
intériorisent aussi des manières de jouer structurées par une « culture de la gagne » et une
tension agonistique qui contribuent à façonner leurs dispositions compétitives. L’appropriation
du jeu telle qu’elle est suscitée par l’encadrement sportif est également révélatrice de la place
donnée à la dimension collective de la pratique. L’adhésion à un groupe, à un « nous »
compétitif, et la promotion d’un « esprit d’équipe » générateur de solidarités, participent ainsi
de l’apprentissage dans le club. Dans un deuxième temps sont mises en évidence de
nouvelles échéances qui structurent l’expérience des apprentis footballeurs La formation
comme espace de luttes individuelles »). Elles sont le produit d’un second calendrier, celui des
étapes internes d’un cursus professionnalisant. Aux échéances compétitives s’ajoutent, en
effet, celles qui déterminent la position dans la structure et les espoirs de professionnalisation
(comme l’obtention d’un contrat par exemple). L’intériorisation de ce calendrier s’objective
selon trois angles permettant de souligner en quoi la formation est à la fois, et
indissociablement, individualisante, incertaine et concurrentielle. Ainsi, après avoir montré de
quelle manière l’activité tend à être envisagée en termes de carrière individuelle, il s’agit de
souligner le poids de l’incertitude dans la formation et de ses effets sur le rapport des joueurs à
l’activité et à leurs pairs. C'est en raison de cela que la formation constitue souvent
l’expérimentation d’une vie « sous pression ».
Cette précarité des statuts à l’intérieur du centre de formation tend à produire un rapport tendu
et inquiet à l’avenir. Il facilite une appropriation ascétique et disciplinée de l’activité qui se
trouve renforcée par les manières d’apprendre, les techniques footballistiques et les façons de
traiter le corps engagées dans l’apprentissage L’apprentissage des savoir-faire
footballistiques »). Dans cette troisième partie, l’enseignement des manières légitimes de jouer
et son rôle dans l’intériorisation d’une culture sportive professionnelle spécifique sont au cœur
des interrogations et observations développées. Dans un premier temps Les savoir-faire :
apprentissage et rapport au jeu »), les modes d’appropriation d’une gestualité spécifique sont
décrits selon trois perspectives. Il apparaît, tout d’abord, que la forme et le mode
d’organisation des exercices ainsi que les relations d’apprentissage font des séances
d’entraînement le lieu de l’intériorisation d’un rapport à la pratique marqué par la discipline et
une morale de l’effort. De plus, la socialisation à ce mode d’engagement se trouve redoublée
par la forme des techniques et le style de jeu enseignés qui donnent lieu à une incorporation
pratique. Ce mode d’appropriation est privilégié mais il n’est pas exclusif comme le montre le
recours à un travail correctif sur soi qui rompt, en partie, avec le rapport pratique à la pratique.
Enfin, les comportements de spectateurs des apprentis sont analysées car, à l’intérieur de la
formation, elles participent à l’apprentissage et, au-delà, à l’appropriation du métier. Le
modelage des dispositions corporelles des aspirants footballeurs constitue, dans un second
temps, un axe d’exploration de la socialisation et de l’intériorisation d’un travail sur soi Le
corps au service du football : entre dépassement et préservation »). L’intensité et le degré
d’emprise de la formation permettent, en effet, la production d’une culture somatique
spécifique qui, ajustée à un usage sportif intensif, s’actualise dans un ensemble de
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