Le consensus porno.qxd 14/06/2002 16:26 Page 17 CHAPITRE 1 L’IMAGERIE PUBLICITAIRE DU SEXE Nous vivons sous l’« empire des images 13 ». Historiens, anthropologues et sociologues ont montré la prévalence du sens visuel dans la manière dont les contemporains appréhendent le monde. « La société contemporaine est, plus que toutes celles qui l’ont précédée, iconique. En une seule journée, l’enfant d’aujourd’hui voit des centaines, voire des milliers d’images : affiches dans le métro ou dans les rues, bandes dessinées, livres scolaires somptueusement illustrés, cinéma parfois, télévision tous les soirs. L’imaginaire ne fonctionne plus à partir d’énoncés transmis oralement ou par écrit, mais à partir du flot – la métaphore n’est pas excessive – d’images déversées par les médias 14. » Plus variée, plus prégnante que le septième art, la publicité est devenue réalité culturelle de premier plan. Elle est une expérience humaine globale, sensorielle, intellectuelle, psychique, spirituelle. Comme le péristyle des maisons romaines, la tapisserie de Bayeux, les frontons des cathédrales, elle est le lieu de rencontre institutionnalisé d’un imaginaire collectif d’où elle provient et auquel elle renvoie. 13. G. Durand, L’Imagination symbolique, PUF, n°51, 1989. 14. Gérard Vincent, Histoire de la Vie privée, Tome V, Seuil, 1987. 17 Le consensus porno.qxd 14/06/2002 13:46 Page 18 Fixe ou animée, l’image publicitaire fait jaillir le produit du néant. Elle l’élève à la vie, le porte à la lumière. Affiches 4x3m surélevées bordant les routes, entre ciel et terre, spots venus d’en haut et s’incarnant dans le poste de télévision ou sur l’écran micro-informatique, messages délivrés par les ondes radio ou par le téléphone cellulaire... Telle est l’aura lumineuse de l’image : elle a le pouvoir de faire lever les yeux, d’éveiller les consciences, comme autrefois les sermons. La pub apporte la bonne nouvelle du salut par l’image. Il n’est que de regarder les spots diffusés sur toutes les chaînes de télévision depuis l’irruption du montage et du trucage virtuels : leur beauté formelle, leur lisibilité esthétique, leur résonance spirituelle font appel à des images récurrentes de ciels et d’espaces infinis. Phénomène communicationnel, le visuel de pub agit comme une forme essentielle de reliance sociale d’une société dont les diables sont devenus la solitude et le silence. Comme le cinéma, mais de façon plus insistante, plus coercitive et sans aucun intermédiaire entre émetteur et récepteur, l’image publicitaire crée une communion de sensations, d’émotions, le sentiment d’appartenance à la même communauté. Elle imprime par petites touches une imagerie mentale commune dans la conscience collective : Blanche Neige n’existe plus aujourd’hui que telle que l’a représentée Hollywood ; les personnages bibliques que chaque enfant s’imaginait différemment il y a vingt ans sont devenus des archétypes de dessins animés. De même, le café n’évoque plus comme autrefois les champs de récolte, les colonies, le commerce maritime transcontinental, il est devenu l’instant séduction des pubs Carte Noire. Plus que jamais, la parole ou le discours social sont proférés à partir du visuel : un individu reçoit chaque jour près de 2 500 impacts de messages publicitaires 15. Cette parole publicitaire incessante génère de 15. Ignatio Ramonet, « La fabrique des désirs », Le Monde diplomatique, mai 2001, p. 9. Du même auteur, Propagandes silencieuses, Paris, Galilée, 2001. 18 Le consensus porno.qxd 14/06/2002 13:46 Page 19 l’assentiment par la répétition des mêmes antiennes, annexe une grande partie de notre imaginaire, fabriquant ainsi, comme tout système de langue, du consensus social 16. Derrière les apparences trompeuses de la trivialité, la pub est un élément constitutif de la vie sociale, qui communique un univers mental, une esthétique, une mise en conformité de la vie en société. Aussi bien par ce qui est montré que par ce qui est caché dans la publicité, un référentiel est défini auquel enfants et adultes tendent à se référer malgré eux. Car à la différence de l’image cinématographique, l’image publicitaire se veut prescriptive : « N’imitez pas. Innovez » ordonne la campagne Hugo Boss. « Think Different » encourage Apple. « Just do it » commande Nike. La pub « nous prie, sans nous l’imposer, d’acheter tel bien, de telle marque et de tel type ; simultanément, elle nous suggère que cet achat nous améliorera socialement, en nous donnant plus de prestige ou de puissance, et nous fera ainsi participer mieux au consensus diffus qui fait la valeur d’une culture 17. » Art sacré de notre société, l’oraison publicitaire appelle à la régénérescence par la consommation. Promesse de lendemains meilleurs, elle agit comme un enseignement ininterrompu qui exige une stricte observance. Art de la persuasion à grande échelle, comme toute propagande, la pub galvanise la foule. À travers elle, la société capitaliste trouve sa totalité organique. 16. « Dire, c’est « être son langage », or ce même langage doit sa constitution, à la fois symbolique, sémantique, dialectique, syntaxique, d’être un système de conditionnement. C’est bien par le langage que s’adoptent les valeurs de la conduite humaine, les significations apportées aux faits, la hiérarchisation des valeurs et des croyances. L’exposition au langage, ses usages et son apprentissage, le bain quotidien de « parlerie » nourrissent les identifications, moteurs des effets de persuasion les plus courants. » Lionel Bellenger, La Persuasion, coll. « Que-sais-je ? », n° 2238, PUF, 1992, p. 32. 17. Gérard Lagneau, La Sociologie de la publicité, coll. « Que-sais-je ? », n°1678, PUF, 1993, p. 107. 19 Le consensus porno.qxd 14/06/2002 13:46 Page 20 LE GRAND DÉSHABILLAGE Derrière la prolifération apparemment désordonnée des messages publicitaires transparaît un univers mental qui croise l’imaginaire du corps libéré et les impératifs du faire vendre capitaliste. Le corps humain est le matériau sur lequel les publicitaires tissent la trame narrative de leurs scénarii, quel que soit le produit promu. Ainsi depuis le début des années 80, la femme surtout, et l’homme de plus en plus, sont mis à nu systématiquement. Les « pages de pubs », ces raccourcis de l’imaginaire consumériste, sont devenus le lieu d’une exhibition corporelle permanente et sans précédent dans l’histoire des représentations humaines. Elles anticipent ainsi l’exhortation de l’écrivain Christine Angot : « Le corps en train de vivre, en train de vibrer, voilà ce qu’il faudrait raconter 18. » Des silhouettes androgynes chez Gap et Calvin Klein, des rassemblements multiethniques ou des gros plans de sexes chez Benetton, mais encore des seins pour vendre du parfum, des fesses pour vanter un photocopieur, des jambes pour une voiture, de très gros plans de peau pour le parfum Nu d’Yves Saint Laurent, ou une saga érotique pour Aubade... jamais les territoires intimes n’ont été figurés avec autant de frénésie que dans l’art publicitaire ; c’est dire la puissance évocatoire du corps comme siège du plaisir narcissique – le travail, la mort, la maladie sont absentes du monde irréel de la publicité. « J’aime mes seins. C’est grave ? » questionne une pub de lingerie Barbara. Aujourd’hui, on achète pour faire du bien à son corps, ce corps qui n’est plus tant le lieu du soupçon où l’avait enfermé l’imaginaire religieux, que celui de la jouissance d’être au monde. Une jouissance qui a conscience d’elle-même. Pour obtenir l’acceptation et le passage à l’acte d’achat, le publicitaire recourt à la symbolique de la possession physique. 18. Christine Angot, L’Usage de la vie, Éditions Mille et une nuits, 1999, p. 8. 20 Le consensus porno.qxd 14/06/2002 13:46 Page 21 Deux cacahuètes coïtent : « Love peanuts ? », demande Snickers proposant une traduction, « amoureux de cacahuètes », bien en deçà du jeu de mots sans équivoque de la version anglaise. Deux voitures Darty copulent, avec en légende : « Jamais pendant le service. » Un solide cheval noir saille une blanche jument chez Benetton... Dans le monde merveilleux de la pub, la vie est une fête perpétuelle finalisée par la recherche de la jouissance. « La publicité évoque fréquemment l’orgasme, féminin mais aussi masculin : en juin 2000, les chaînes ont répétitivement diffusé un spot en faveur d’une opération de promotion de la marque automobile Ford, qui mettait en scène une métaphore apparente de l’éjaculation (à base de crème à bronzer). Plus généralement, il faudrait dire que l’acte sexuel n’est jamais loin, que son accomplissement est très souvent mis en concurrence ou en phase – il vient en ce dernier cas récompenser, comme dans le dressage animal – avec l’activité, le service ou le produit promu – soit qu’il favorise la réalisation ou la promesse de l’acte, soit qu’il conduise au délaissement de la partenaire navrée ou furieuse 19. » CÉLÉBRATION DU CORPS Le capitalisme post-industriel crée une tension créatrice en matière de fantasmes. À l’égal du cinéma, la publicité porte en elle les marques conscientes ou inconscientes, visibles ou invisibles, revendiquées ou occultées, de l’intention expressive de ses auteurs. Rien n’est photographié, filmé au hasard : leurs illuminations, leurs exubérances, leurs pétillements sont ceux de la société tout entière. À travers l’imagerie de la pub, la société actuelle s’arrime au plaisir, au désir, à la sexualité. « Succomber à la tentation », résume le slogan Siemens. Les cisterciens avaient porté à la perfection l’art de la croisée d’ogive, aux voûtes des salles capitulaires, nos publicitaires ont érigé un idéal de perfection, une norme de la beauté faite femme, à moins que ce ne soit la femme faite beauté. Visage 19. Jean Cazeneuve, Bonheur et civilisation, Gallimard, 1978, p. 108. 21 Le consensus porno.qxd 14/06/2002 13:46 Page 22 extatique de femme pour le parfum Initial, de Boucheron. Eau de toilette Woman de Cool Water, dont l’affiche juxtapose le visage d’une femme sereine et une bouteille phallique, allongée sous son visage. « Le féminin absolu » selon Dior, c’est une femme statufiée dans un bain d’or, caressant de l’index le flacon phallique dressé vers elle. Une lolita en jeune mariée allongée sur un tapis végétal, comme tombée à la renverse, les jambes nues, bouche entrouverte : position postorgasmique, effet garanti par le premier parfum de Lolita Lempicka. La pub est une éducation esthétique permanente qui élève – et enferme – le corps féminin au rang d’objet d’art : chacun a vu ces clichés dont l’esthétisme manipulatoire 20 renforce l’enrôlement collectif. La mécanique d’achat est calquée sur la mécanique du désir. Depuis les années 60, les publicitaires ont découvert, grâce à la vulgarisation des travaux de la psychanalyse, l’art de persuader sans en avoir l’air. Les agences de publicité se sont « penchées sur les profondeurs de l’âme humaine pour tâcher d’y découvrir des voies de pénétration 21. » La fonction principale de la publicité se joue dans la résolution du conflit entre plaisir et culpabilité : elle ne parvient à faire vendre le produit que lorsqu’elle a donné la permission de prendre du plaisir sans sentiment de culpabilité. « En fait, la publicité pourrait bien s’appuyer sur une sensibilité dominante pour rendre légitimes les produits qu’elle propose. C’est là une des vieilles ressources du convaincre. Mais ce faisant, elle renforce cette sensibilité, fabriquant en quelque sorte du consensus 22. » Elle accompagne ainsi des mouvements latents de la société. De même, dans les années soixante, le début du mouvement de féminisation de la société commençait d’être recyclé dans les représentations publicitaires. Aux figurations 20. Philippe Breton, La Parole manipulée, La découverte / Essais, 1998, p. 56. 21. Vance Packard, La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy, première édition 1958, réédition 1984, p. 27. 22. Philippe Breton, op. cit. p. 56. Souligné par l’auteur. 22 Le consensus porno.qxd 14/06/2002 13:46 Page 23 archaïques de l’imagerie féminine dans la pub, s’ajoutaient déjà des représentations plus modernes. « Le corps féminin (...) est présenté non pas comme instrument du coït, mais comme réclamant pour lui-même les baisers et les caresses. (..) Ainsi, à ce niveau purement physique, la culture de masse répand subrepticement de nouvelles normes. Il serait sans doute excessif de dire que la civilisation phallique traditionnelle est éliminée, et que nous sommes à l’aube d’une civilisation clitoridienne. Ce qui est vrai, c’est que notre univers sensuel devient de plus en plus bipolaire, et surtout que l’indéniable érotisation de notre société, en élargissant la relance voluptueuse au-delà de l’acte principal toujours frappé de tabou, donne d’avance la victoire au corps de la femme, plus riche en zone érogène que celui de l’homme 23. » Aujourd’hui, l’imagerie publicitaire est non seulement arrimée au visuel du corps sexué, mais elle affiche des attitudes sexuellement agressives. Les doigts s’immiscent dans les culottes des femmes (Fever Ungaro), les seins s’affichent, gros ou petits, mais toujours aguicheurs, les mains d’hommes caressent les poitrines (Caron), les mains de femmes s’attardent sur les fesses masculines. Chez Ungaro, une brune agenouillée se masturbe, une blonde se frotte le pubis contre le phallus d’une statue de marbre. Plus discrète que les zones érogènes, la bouche est omniprésente dans cette imagerie persuasive. Comme dans les films X où les actrices ont de façon permanente la bouche ouverte, les modèles de pub ouvrent les leurs, ultime expression du bonheur. « La psychiatrie freudienne dépeignant nombre d’adultes comme cherchant les agréables satisfactions gustatives éprouvées étant nourrissons et petits enfants, a ouvert des perspectives aux conseillers des commerçants 24. » Lieu des plaisirs gustatifs de l’enfant, la bouche est le signifiant premier du plaisir de la consommation. 23. Jean Cazeneuve, op. cit.. p. 108. 24. Vance Packard, op. cit.. p 96. 23