ÉTUDE TRADUCTOLOGIQUE
(FRANÇAIS-ALLEMAND) DES
CONSTRUCTIONS RÉFLÉCHIES
DANS DES TEXTES SPÉCIALISÉS
Colette CORTÈS, Sibylle KRIEGEL
C.I.E.L.
Université de Paris 7 Denis Diderot
La traduction en allemand des constructions réfléchies françaises a
rarement fait l'objet d'une étude spécifique: on considère généralement qu'il
n'existe pas de règles et que la traduction de chaque verbe fait l'objet d'un
traitement lexical ad hoc.
Nous voudrions montrer que cela n'est vrai que pour une partie des
constructions réfléchies et que, pour les autres, il existe des régularités non
négligeables, dont le repérage pourrait alléger le travail de traduction de
l'homme et surtout de la machine.
Nous avons choisi des exemples tirés de textes spécialisés, parce que,
d'une part, c'est ce type de textes qui est le plus susceptible de faire l'objet
d'une traduction assistée par ordinateur et que, d'autre part, les classements de
tournures réfléchies proposés jusqu'à présent portent plutôt sur la langue
générale.
On a observé depuis longtemps que les textes spécialisés allemands
contiennent plus de tournures passives que les textes spécialisés français.
Nous voudrions montrer que la clé de ce phénomène réside en partie dans le
fonctionnement des réfléchis français, puisque certaines expressions
réfléchies françaises correspondent précisément à certaines tournures passives
allemandes.
Cahier du CIEL 1996-1997
158
Nous proposerons tout d'abord un classement des constructions
réfléchies françaises du corpus. Puis nous étudierons la traduction d'un certain
nombre d'exemples représentatifs et nous en déduirons une règle
traductologique.
1. CLASSEMENT DES CONSTRUCTIONS RÉFLÉCHIES
FRANÇAISES DU CORPUS
Il existe, à notre connaissance, peu de propositions de classement des
expressions réfléchies (Melis 1990, Waltereit 1997). Nous avons choisi de
nous appuyer sur celle de Waltereit 1997. En 1.1. nous présenterons le
modèle illustré par les exemples de la langue générale proposés par Waltereit
lui-même, auquel nous ajouterons quelques ajustements concernant les
constructions réciproques. Puis, en 1.2., nous appliquerons la grille de
classement obtenue en 1.1. au corpus de textes spécialisés.
1.1. Modèle théorique choisi pour le classement des
exemples français étudiés
Notre classement des constructions réfléchies en français, dont le point
de départ est la thèse de Richard Waltereit soutenue à la Freie Universität
Berlin en Juin1997 est résumé dans le tableau 1 . En 1.1.1. nous expliciterons
le tableau 1 et en 1.1.2., nous verrons comment les critères de classement
retenus pour les constructions réfléchies peuvent être appliqués aux
constructions réciproques.
1.1.1. Constructions réfléchies
S'appuyant sur les travaux de Oesterreicher (1992), Waltereit (1997)
distingue :
- la réflexivité vraie (sur le tableau 1 : C1, C2, C3)
- la pseudoréflexivité lexicale (sur le tableau 1 : C4, C5, C6)
- et la pseudoréflexivité grammaticale (sur le tableau 1 : C7, C8)
La pseudoréflexivité lexicale s'oppose à la réflexivité vraie par une
opacité sémantique qui impose une interprétation particulière, non
représentable de façon compositionnelle, de la sémantique du verbe ou de la
relation verbe-actants.
C.CORTÈS, S.KRIEGEL -Constructions réfléchies et traduction
159
La pseudoréflexivité grammaticale caractérise les tournures réfléchies
qui entrent dans une opposition de diathèse systématique [actif/ passif/
réfléchi].1
Tableau 1
Classement Construction réflé-
chie fondée sur la
coréférence absolue
Construction réflé-
chie fondée sur la
relation partie-tout
Construction réfléchie
fondée sur une relation
métonymique
réflexivité
vraie C 1
Je n'aimerais pas me
regarder à la télé.
C 2
Il se rase tous les
jours/ Cet enfant
se gratte trop.
C 3
Voici des années que
Jean se cherche en vain.
pseudo-
réflexivité
lexicale
C 4
se persuader
se tromper
se dresser
s'asseoir
s'appuyer
se réveiller
C 5
0C 6
se taire
se rendre
s'exercer
s'exécuter, se rétracter,
s'exprimer, se pronon-
cer, se déclarer
pseudo-
réflexivité
grammaticale
C 7
Construction réfléchie ergative (pronominaux subjectifs, neutres,
intransitifs etc.) Son caractère s'aigrit, la branche s'est cassée, le
métal s'est rouillé...
La pseudoréflexivité ergative se limite aux verbes téliques.
C 8
Construction réfléchie passive (se moyen, medio-passif, passifs...)
La vengeance est un plat qui se mange froid/ Cela ne se dit pas/
Cette chose se plie/ La tour Eiffel se voit de loin.
Waltereit (1997) distingue en outre trois types de constructions
réfléchies en fonction de la relation entre sujet et pronom réfléchi :
- le sujet et le réfléchi peuvent être en relation d'identité ou de coréférence
absolue (sur le tableau 1 : C1, C4)
- la pseudo-coréférence entre le sujet et le réfléchi peut reposer sur une
relation de la partie au tout (sur le tableau 1 : C2, C5)
- la pseudo-coréférence entre le sujet et le réfléchi peut reposer sur une
relation de contiguïté (métonymie) (sur le tableau 1 : C3, C6)
A partir de ces deux séries de critères, on peut établir une classification
croisée qui est représentée dans le tableau 1 et illustrée par des exemples de la
langue générale proposés par Waltereit (1997).
1 Pour Lucien Tesnière, la diathèse se caractérise par "le sens dans lequel l'action
exprimée par le verbe s'exerce d'un actant vers un autre." (Petit lexique de syntaxe
structurale. Tesnière 1959). Sibylle Kriegel y voit la projection de rôles semantiques
(agent, patient prototypique etc.) sur les rôles syntaxiques (sujet, objet, etc) (Kriegel
1996).
Cahier du CIEL 1996-1997
160
Pour chacune des sous-classes ainsi délimitées, nous allons maintenant
proposer une définition.
C1 Réflexivité vraie avec coréférence absolue
La classe C1 est la seule pour laquelle on observe une coréférence
absolue entre le sujet et le pronom réfléchi (C'est qqn qui aime se punir lui-
même). Mais la transitivité se trouve néanmoins réduite car, comme le fait
observer Waltereit (1997, 170), “les restrictions de sélection portant sur l'objet
direct ne peuvent pas être plus spécifiques que celles qui portent sur le sujet :
si le verbe doit exprimer une action dont l'effet touche directement l'auteur du
procès, ses restrictions de sélection doivent être telles que les arguments qui
peuvent apparaître en position sujet doivent pouvoir apparaître aussi en
position objet. L'ensemble des sujets possibles est un sous-ensemble des
objets possibles.”
Toutefois il convient de concevoir la classe C1 comme un peu plus
large, car lorsque nous avons un verbe trivalent, la relation de coréférence
doit pouvoir relier sujet et objet indirect (Pierre se donne les moyens de ses
ambitions). Dans ce cas, les deux rôles thématiques concernés ne sont pas
l'agent et le patient mais l'agent et le bénéficiaire.
C2 Réflexivité vraie avec relation du tout à la partie
Pour définir la classe C2, il est nécessaire de présupposer l'existence du
corps (ou de certains autres ensembles. Cf exemple (3)) comme un Frame au
niveau conceptuel. Waltereit (1997, 170-171) écrit : “Pour certains verbes, il
faut poser, au niveau conceptuel, une relation partie-tout entre l'actant sujet et
l'actant objet dans son emploi réfléchi (Il se rase tous les jours/ Cet enfant se
gratte trop). Malgré cette relation partie-tout le sujet et l'objet reçoivent un
indice formel de coréférence. ” (Waltereit 1997, 170-171)
Nous verrons que dans tous les cas, c'est le sujet qui se présente comme
tout et l'objet comme partie. A partir de maintenant (et en cela nous nous
opposons à Waltereit), nous parlerons ici de relation tout-partie.
C3 Réflexivité vraie avec autres relations métonymiques
Par "métonymique", Waltereit entend une relation de contiguïté prise
dans un sens plus large que la relation tout-partie. Nous avons affaire à “des
verbes transitifs dont l'emploi réfléchi n'est pas lexicalisé. Sujet et objet direct
de la construction réfléchie ne sont pas seulement non coréférents, mais
encore ils ne se recouvrent plus du tout sur le plan référentiel. (..) L'objet
direct ne renvoie plus ici à une partie du sujet mais à quelque chose qui est
certes en étroite contiguïté avec le sujet, mais qui est perçu comme nettement
distinct : l'existence, la vie, les péchés, les crimes... (174) (Voici des années
que Jean se cherche en vain correspond à : voici des années que Jean cherche
C.CORTÈS, S.KRIEGEL -Constructions réfléchies et traduction
161
en vain sa voie. et non à : **voici des années que Jean se cherche en vain la
voie). (...). Les constructions réfléchies métonymiques s'appuient sur une
relation de contiguïté plus faible que la relation tout-partie.” (Waltereit 1997,
175)
Pour bien comprendre ce que Waltereit entend par "relation
métonymique", il est utile de comparer l'emploi qu'il fait de cette notion avec
la définition qu'en propose Marc Bonhomme(1987) dans sa “Linguistique de
la métonymie”.
La relation de contiguïté (métonymique) est analysée par Bonhomme
(1987) comme un cas de dénotation synthétique. “La dénotation synthétique
consiste en l'application à un objet d'un pôle référentiel qui lui est étranger.
Alors que la dénotation ponctuelle fonctionnait sous le statut de l'égalité (=) et
la dénotation linéaire sous celui de l'inclusion (c), la dénotation synthétique
provient d'une relation de contradiction () entre le référent et la polarité
dénotative qui le vise.
Avec la dénotation synthétique commence le vaste univers des tropes
qui se définissent comme des anomalies dénotatives dues à des amalgames
entre notions hétérogènes. Mais l'analyse attentive des occurrences nous
révèle déjà deux grands types de dénotations synthétiques ou tropiques: les
unes se développent dans un même ensemble référentiel, les autres génèrent
des jonctions entre les domaines référentiels les plus hétéroclites. Lorsqu'on
traite le pape de "chaussette rouge" et qu'on l'identifie à "Rome", on se
contente d'opérer des transferts référentiels à l'intérieur du champ dénotatif de
celui-ci, qui porte effectivement des chaussettes rouges et qui habite Rome.
Par contre, quand on voit dans le pape un "moufti", un "lion" ou un "phare",
les polarités sollicitées n'appartiennent pas du tout au même domaine
thématique, ce qui rend ces assimilations d'autant plus saisissantes. Avec les
transferts référentiels internes au champ dénotatif, on entre dans le cadre de la
métonymie. Quant aux jonctions entre champs, elles engendrent la structure
de la métaphore.” (Bonhomme 1987, 38-39).
Bonhomme (1987) appelle "allotopie" la relation de “jonction entre
champs” hétérogènes et "cotopie" la relation de “transfert référentiel interne
au champ dénotatif”. Dans ce cadre théorique, une métonymie est un effet
discursif actualisé issu d'une relation "mis à la place de" entre une unité
centrale d'une iso- et cotopie et un élément quelconque de sa cotopie. Elle se
définit “par ses transferts cotopiques entre le niveau syntagmatique profond et
le niveau actualisé du langage”. (Bonhomme 1987, 56). Cette définition
couvre à la fois le champ de la métonymie et celui de la synechdoque, dont
relève notamment la relation tout-partie.
Il nous faut donc admettre que, pour les besoins de sa démonstration,
Waltereit distingue artificiellement dans l'ensemble des relations cotopiques
la relation tout-partie d'une part et la relation métonymique d'autre part, cette
1 / 38 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !