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Baudelaire et le théâtre d'ombres
JEANNERET, Michel
Reference
JEANNERET, Michel. Baudelaire et le théâtre d'ombres. In: Le lieu et la formule. Neuchâtel :
A la Baconnière, 1978. p. 122-136
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23160
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BAUDELAIRE ET LE THÉÂTRE D'OMBRES
« Mon cœur est un théâtre vide... »
(L'Irréparable)
Pour porter condamnation contre le hachisch, Baudelaire adopte le
. critère de la différence. La première partie des Paradis artificiels, dont
il sera question ici, s'articule sur une question fondamentale: la drogue
ouvre-t-elle sur un monde nouveau? L'enquête se fixe dès le départ une
norme- un état de grâce où l'homme échappe à l'ennui et accède à
la révélation de l'Autre - pour évaluer, par rapport à cette promesse
d'un dépassement, les visions du hachisch. On connaît la réponse:
« Le hachisch ne révèle à l'individu rien que l'individu lui-même» (440) 1 •
Interpellé par le prestige de l'inconnu, le drogué se trompe de voie;
sans le savoir, il se livre à un soliloque et demeure prisonnier de sa
propre insuffisance: «Il n'est [... ] que le même homme augmenté, le~
même nombre élevé à une très haute puissànce. Il est subjugué; mais,
pour son malheur, il ne l'est que par lui-même, c'est-à-dire par la partie
déjà dominante de lui-même» (409).
Modulée à travers tout Le P()ème du Hachisch, la question du même
et de l'autre trouve sa formulation la plus nette au début du chapitre 3,
où Baudelaire recourt successivement à trois métaphores -- le théâtre,
le voyage, le rêve - qui, selon le code de la symbolique romantique,
connotent à la fois la quête et son accomplissement. Si le hachisch est
1 La pagination renvoie à l'édition de Claude Pichois, Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, 1975-1976, 2 vol. et, sans autre indication, au
premier des deux volumes.
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LE LIEU ET LA FORMULE
un motif encore insolite, les trois autres sont chargés de valeurs sans
équivoque: ils suggèrent l'exploration d'un autre monde, par-delà la
pellicule décevante de l'évidence quotidienne. C'est ainsi que l'espace
magique du théâtre révèle traditionnellement des personnages qui,
selon l'enfant des Vocations, sont «bien plus beaux et bien mieux
habillés que ceux que nous voyons partout» (332). Déçue par la réalité
immédiate, l'imagination prolonge ses rêveries sur la scène et s'y laisse
captiver par les mystérieux témoins d'un univers plus profond, plus
spirituel: les chimères s'incarnent, le jeu obéit à la dictée du désir et
en mime l'accomplissement, tandis que les arcanes du surnaturel,
d'ordinaire occultés, semblent, aux lueurs de la rampe, se déployer
devant les yeux de l'esprit. Ce «vaste théâtre de prestidigitation et
d'escamotage, où tout est miraculeux et imprévu» (408), c'est bien
l'un des lieux privilégiés de la mythologie romantique, où la conscience
de l'illusion ne résiste pas à l'attraction du mystère, où l'artifice, authentifié par l'imagination du spectateur, ne tarde pas à paraître plus réel
que la réalité. Les ombres acquièrent l'épaisseur de la vie, les masques
s'entrouvrent et laissent percer un message de l'au-delà 1 •
On rangera sans peine les deux autres métaphores - le voyage,
le rêve- dans la même catégorie thématique 2 • Rompre avec l'ici pour
explorer, ailleurs, des «pays lointains et inconnus »·(408), c'est encore
chercher à atteindre, dans un monde intermédiaire, la beauté des idées;
c'est défier toute distance pour s'emparer du Nouveau et ranimer ici-bas
l'unité perdue. Quant au rêve, associé au même réseau sémantique, il
passe, lui aussi, pour un répertoire de signes secrets et profonds. ~
fameuse distinction entre le «rêve naturel», simple reflet du déjà
1
Baudelaire lui-même se rallie souvent à cette conception du théâtre.
Ainsi dans le Salon de 1859: «Je désire être ramené vers les dioramas dont la
magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement èxprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu'elles sont
fausses, sont infiniment plus près du vrai; tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu'ils ont négligé de mentir» (t. II,
p. 668). Le thème du théâtre dans son ensemble chez Baudelaire a été récemment étudié par Ross Chambers, «L'art sublime du comédien ou le regardant
et le regardé: Autour d'un mythe baudelairien », dans Saggi e Ricerche di
Letteratura Franeese, XI, p. 191-260.
2 Sur la combinatoire de ces trois symboles et leur fécondation réciproque,
il suffira de consulter les différents travaux de Ross Chambers; nul mieux
que lui n'a montré leur signification et leur interaction au XJXe siècle.
"·-
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connu, et le rêve «hiéroglyphique», par où l'esprit accède à une révélation surnaturelle, c'est dans ce même contexte que Baudelaire l'énonce.
En ranimant, peu après Nerval!, l'antique topos des deux faces du
songe, il formule, par une comparaison familière, la question du même
et de l'autre, de l'ici et de l'ailleurs et, par métaphore interposée, définit
l'enjeu même de la drogue: accès à la différence ou repli réflexif?
Le rêve est une porte ouverte sur l'inconnu, à moins qu'il ne soit
une forme vide et illusoire: Baudelaire insiste sur son ambivalence et
cela mérite l'attention. Quoique affectés, dans l'idéologie romantique,
d'une valeur en général univoque et positive, les trois symboles complémentaires du théâtre, du voyage et du songe, invoqués ici comme
figures du hachisch, subissent une fissure. Ils ouvrent peut-être sur un
monde plus authentique, mais pourraient bien s'assimiler à autant de
paradis artificiels. Ils favorisent peut-être les conquêtes de l'imaginaire
et actualisent les puissances spirituelles latentes en l'homme, mais il
se pourrait aussi qu'ils participent du leurre de la drogue. Baudelaire
ne les cite sans doute qu'à titre de comparants, mais il dévoile en eux
une face trompeuse et entame leur crédibilité. A travers cette incertitude,
on pressent l'effondrement de tout un système: les garants traditionnels
de l'Ailleurs et l'aptitude de l'homme à y atteindre sont en. question.
Qu'il sonde les profondeurs du moi, qu'il scrute les arcanes de la nature
ou de la religion, l'individu s'expose, où qu'il cherche, à la déception
et à l'ennui. Si le théâtre, le voyage et le rêve -peuvent équivaloir à la
drogue, l'hypothèse d'un monde nouveau et le pari pour la différence
apparaissent désormais hasardeux.
A en croire le titre du,chapitre 3, Le Théâtre de Séraphin, Baudelaire
situe plus particulièrement son interrogation sous le signe du théâtre.
Je voudrais tenter maintenant· un commentaire de ce chapitre, pour
montrer que cette métaphore participe de la crise esquissée tout à
l'heure et que, si fugitive soit-elle au niveau du discours explicite, elle
1
Dans Aurélia, en 1855, la distinction liminaire des rêves de la porte
d'ivoire (fantasmagoriques) et de la porte de corne (authentiques) sert également à formuler, par équivalence, le problème de la folie: aberration ou
initiation? Ramenées à leur enjeu essentiel, l'interrogation de Nerval sur le
statut du rêve et de la folie, de Baudelaire sur celui du hachisch reviennent
à une même réflexion sur l'expérience des limites et sur la possibilité même
d'accéder à la Vérité. Voir mon livre, La Lettre perdue. Ecriture et folie dans
l'œuvre de Nerval, Flammarion, 1978 et, sur le réseau folie-rêve-hachisch, «La
folie est un rêve», à paraître dans Critique.
"· .
l
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LE LIEU ET LA FORMULE
sous-tend bel et bien tout le texte, lui conférant ainsi, par-delà le problème particulier de la drogue, une vaste portée métaphysique.
***
La mention du théâtre de Séraphin, une fois le titre dépassé, ne
sera ni reprise ni expliquée. Elle offre cependant, pour l'interprétation
du chapitre, une clé de grande importance et mérite d'être élucidée.
'Baptisé du nom de son créateur, en 1776, le théâtre de Séraphin
devait acquérir très vite, puis conserver à travers le XIXe siècle, une
grande vogue dans le public populaire et enfantin de la capitale. Il
était fameux surtout pour ses saynètes d'ombres chinoises\ auxquelles
s'ajoutèrent bientôt des marionnettes. A mesure que le spectacle se
perfectionnait intervinrent d'autres techniques, «des tableaux de fantasmagorie et un diaphanorama » 2, qui, par leurs jeux d'ombres et de
lumière, apportaient autant de variantes à la représentation de figures
évanescentes et dérisoires, confirmant ainsi la vocation illusionniste du
petit théâtre. Après un moment de déclin, celui-ci allait retrouver un
lustre nouveau dans les années 40, puis de nouveau en 1858. (l'année
même où paraît Le Poème du Hachisch), à l'occasion d'un transfert du
Palais-Royal au boulevard Montmartre. La référence de Baudelaire
était donc parfaitement actuelle et aisément déchiffrable à ses premiers
lecteurs.
Mais quelle relation entre le hachisch et les ombres chinoises ?
L'un des récits rapportés dans le chapitre 3 - au centre même du
chapitre - renoue avec le thème du théâtre et aide à préciser la signification, demeurée allusive, du titre. L'un des témoins allégués par
Baudelaire, un littérateur, raconte urie soirée au spectacle sous l'empire
de la drogue. La situation paraît sans rapport avec le théâtre d'ombres:
des acteurs représentent une comédie. Mais le hachisch, justement, la
frappe d'irréalité et la transforme en une fantasmagorie qui n'est pas
1
"
1
1
Par métonymie, on appela « Séraphin des enfants » toute une série de
recueils donnant des intrigues ou des dialogues de pièces d'ombres chinoises.
2 Anonyme, Feu Séraphin. Histoire de ce spectacle depuis son origine
jusqu'à sa disparition, 1776-1870, Lyon, 1875, p. 18. Voir aussi Denis Bordat
et Francis Boucrot, Les Théâtres d'ombres. Histoire et techniques, Paris,
L'Arche, 1956. - Fantasmagorie: spectacle de lanterne magique; diaphanorama: toile peinte et animée par des effets de lumière.
1
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moins évanescente que les vaines silhouettes de Séraphin. Sous le
charme des images mentales que libère la drogue, le spectateur demeure
imperméable à l'intrigue: «Je ne vous dirai pas que j'écoutais les
comédiens, vous savez que cela est impossible» (418). C'est en lui, sur
«l'autre scène», que se déploie l'action. Investi d'intuitions purement
subjectives, absorbé dans la sphère des fantasmes, le message externe
n'oppose plus de résistance et devient un «drame créé par ma distraction »: « de temps en temps ma pensée accrochait au passage un lambeau
de phrase, et, semblable à une danseuse habile, elle s'en servait comme
d'un tremplin pour bondir dans des rêveries très lointaines» (418). Il
y a deux choses que ce théâtre n'est pas: ni miroir du monde réel, ni
témoin d'un autre monde. Un autre théâtre prend ici la relève, une
«fantasmagorie intérieure» (419), dit le texte, où s'animent les ombres
et les chimères qu'y projette le sujet.
Le chapitre suivant commence par ces mots: « Il est temps de
laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de
la fumée des cerveaux enfantins » (426). Les termes mêmes de cette
transition sont importants, puisqu'ils confirment la pertinence du modèle
théâtral pour J'ensemble du chapitre 3 et corroborent l'interprétation
« mentaliste »du théâtre de Séraphin. Les vaines silhouettes qui hantent
l'esprit du hachischin trouvent leur plus proche équivalent dans les
fantômes et les simulacres d'un jeu d'ombres. Affranchi de toute intention réaliste, polysémique par excellence, le spectacle se conforme
alors sans résistance à la dictée du sujet. II ne dévoile pas de pays nouveaux, mais invite le moi à la contemplation de ses propres fantaisies.
Circularité réflexive, dilatation du même: voilà le sens que Baudelaire
attribue ici à la métaphore du théâtre. Transposé au niveau conceptuel,
le symbole connote un thème bien précis - le narcissisme - qui
assure la cohérence de l'épisode de la comédie, mais sous-tend aussi
l'ensemble du chapitre. C'est ce que je voudrais montrer maintenant.
Arrêtons-nous encore à la soirée au spectacle. Les indices du retrait
narcissique y abondent. Au sujet qui se reconnaît comme centre unique
et frappe d'évanescence la sphère des objets, la salle de théâtre offre
toutes les occasions de repli. Sa position n'est pas laissée au hasard.
Il se cloître dans une loge, qu'il nomme aussi, dans son récit, une
« boîte», un «caveau »: espace de retranchement, de protection, où
le solitaire réalise son désir d'autonomie. Cette première barrière est
d'ailleurs renforcée d'une seconde clôture, concentrique, puisque le
!'
126
,,,.
LE LIEU ET LA FORMULE
théâtre même est par excellence un lieu coupé du monde, régi par ses
valeurs propres, un microcosme que l'être narcissique façonne librement,
selon l'impulsion de son désir. Si la scène apparaît «infiniment petite»,
si les comédiens « me semblaient excessivement petits et cernés d'un
contour précis et soigné» (418), c'est qu'ils n'accèdent eux aussi à
l'existence que dans le milieu contracté, raréfié, où l'esprit se donne à
lui-même en spectacle.
L'espace subjectif du théâtre baigne aussi dans l'obscurité: «mes
' yeux avaient été frappés d'une impression de ténèbres », «je crus
entrer [... ]dans un monde de ténèbres» (418). Car le regard narcissique
oblitère le monde ambiant, le rejette dans le non-être, afin d'éclairer,
seule manifeste, sa propre création: «la scène [... ] elle seule était lumineuse» (418). Unique foyer de vie, le sujet concentre ses rayons sur les
fantômes qu'il anime lui-même. Narcisse s'entoure de feintes et pervertit
l'ordre naturel: il contemple des ombres et demeure aveugle aux choses.
Mais le symbole le plus fréquent, dans l'épisode, est le leitmotiv
du froid, expressément associé à l'obscurité: « [... ] une impression de
ténèbres qui me paraît avoir quelque parenté avec l'idée de froid» (418).
Le hachischin se laisse gagner par la hantise du froid: « il fut si complet,
si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire; j'étais
un morceau de glace pensant; je me considérais comme une statue
taillée dans un seul bloc de glace» (417). L'instinct de retrait et de
fixation centripète trouve ici une illustration supplémentaire. Gelé,
pétrifié, paralysé, le sujet n'existe plus pour le monde extérieur; il a
réalisé une entière autonomie qui, à l'instar de la solitude de Narcisse,
paraît une image de la mort.
Tandis que s'atrophie le monde des phénomènes, la sphère morale
se laisse contaminer, à son tour, par la manie solipsiste. Dans la même
page encore, le thème narcissique se charge d'une dimension supplémentaire:
Ce qui ajoutait à mon abominable jouissance était la certitude que
tous les assistants ignoraient ma nature et quelle supériorité j'avais
sur eux; et puis le bonheur de penser que mon camarade ne s'était pas
douté un seul instant de quelles bizarres sensations j'étais possédé!
(417-418).
Le sujet se confine dans une retraite où la communication ne fonctionne
plus et entretient la conscience présomptueuse de sa différence. A
1
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l'isolement de tout à l'heure s'ajoute ainsi le motif de l'orgueil et de
l'autosuffisance. Or ces deux symptômes sont nettement complémentaires
et, en tant que tels, fréquemment répertoriés dans la sémiologie du
narcissisme 1 • Ils fonctionnent, en outre, comme deux motifs directeurs
à travers le chapitre qui nous intéresse. Tâchons de l'établir.
L'ivresse du hachisch commence par une crise de gaieté, entrecoupée d'accès d'hilarité. Du coup, et le texte y insiste, s'altère le
contact avec le monde extérieur: le mouvement de retrait, déjà, s'amorce.
Si intense est la volupté du sujet, si jalouse sa volonté de n'en rien laisser
perdre, qu'il se détourne des autres et s'isole dans la dégustation de
son plaisir. La première anecdote du chapitre, celle du musicien, raconte
un vaste dialogue de sourds, et la suivante - excès de bienveillance à
l'égard d'un pharmacien- aboutit à une situation analogue: l'attention
prêtée à autrui se heurte à une fin de non-recevoir et l'échange avorte
en malentendu. Par son rire et sa condescendance, le hachischin renforce le sentiment de sa dissemblance et alimente son orgueil. La
définition du comique «satanique» selon De l'essence du rire ... est
applicable ici: le rieur s'érige en juge et, animé par la suffisance de
l'amour-propre, témoigne à autrui son mépris; il se retranche dans
l'euphorie «et dès lors l'idée de sa supériorité commence à poindre
à l'horizon de son intellect. Bientôt elle grandira, grossira et éclatera
comme un météore» (4i2).
Le thème de l'orgueil va prendre en effet, dans Le Poème du Hachisch,
une importance croissante et dominer le chapitre 4, L'homme-Dieu, où
la monomanie égotiste de Narcisse contamine l'ensemble du système
moral. Conversion du remords en bonne conscience et en objet de
plaisir, rêveries délirantes de toute-puissance et fantasme d'apothéose:
autant de formes aberrantes de l'hypertrophie du Moi. Le sujet s'éprouve
comme centre de l'univers et succombe au vertige de la Théomanie.
Tout à l'heure orienté vers l'expérience sensorielle et attentif aux modifications concrètes du hachisch, le discours, désormais chargé de propos
normatifs, semble avoir changé de cap. Il n'en est rien: les égarements
de l'orgueil ne font que compléter le catalogue des symptômes narcissiques. Les modulations sur la solitude, les mirages et les reflets du
1
Sur le narcissisme comme donnée clinique, voir Béla Grunberger, Le
narcissisme. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975 et le numéro 13 (printemps 1976) de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, Narcisses.
~
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LE LIEU ET LA FORMULE
théâtre d'ombres débouchent logiquement sur le thème de l'autosuffisance. Du début à la fin de sa fantasia, le hachischin n'a fait qu'expérimenter les différents états, physiques et moraux, de l'amour -pathologique de soi.
'Mais le cycle n'est pas encore complet. Comme catégorie psychanalytique, le narcissisme passe d'ordinaire pour se mouvoir entre deux
pôles, qui s'équilibrent. On vient de le voir: le sujet se pose d'abord
comme valeur unique et, dans un mouvement d'appropriation, accapare
les phénomènes, y épanche son image, afin de se retrancher dans la
conscience égotiste de sa suffisance: première tendance, d'allure centripète, qui se complète pourtant de son contraire. ·Car le moi hypertrophié, dans un mouvement inverse d'expansion, tend aussi à se répandre
parmi les choses; il reconnaît partout son reflet, étend à l'infini le territoire de sa puissance, n'admet aucune limite à l'épanouissement de soi.
A force de modeler le monde à l'image de son désir, il se confond avec
lui et menace de s'y perdre. Unicité et multiplication du moi, concentration et dilatation: la plupart des auteurs sont d'accord: « Le-narcissisme est toujours à orientation double », c'est-à-dire « centrifuge et
centripète», puisque «plus l'homme est capable d'investir son propre
Moi sur un certain mode et plus il dispose de libido pour le monde
objectal» 1 • Guy Rosolato parle de «deux faces contradictoires:
narcissisme rétracté et narcissisme expansif » et André Green, du
«double mouvement d'expansion et de retrait narcissique» 2 •
Avec une étonnante intuition, Baudelaire retrouve cette bipolarité.
A l'épisode du théâtre et au motif de l'orgueil qui le complète, l'un et
l'autre sous le signe du repliement, succède une page, apparemment
hétérogène, sur la fusion du hachischin avec le monde ambiant. Tout
à l'heure figé comme une statue de glace, le sujet, sans renier sa volonté
d'autosuffisance, se dissémine maintenant à même les choses, dilatant
la conscience de soi jusqu'à compromettre son identité. Après les délices
de la maîtrise et de la contraction,. il s'abandonne à la jubilation _de
s'éprouver multiple et de revêtir toutes les incarnations possibles:
Il arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l'objectivité,
qui est le propre des poètes panthéistes, se développe en vous si anor1
BéJa Grunberger, op. cit., p. 17 et 19.
G. Rosolato, « Le narcissisme » et A. Green, « Un, Autre, Neutre:
valeurs narcissiques du même», dans N.arcisses, op. cit., p. 33 et p. 491
2
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malement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier
votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec
eux» (419).
Et c'est ici que Baudelaire propose l'exemple du fumeur s'identifiant
avec la fumée de sa pipe: « vous vous sentirez vous évaporant » (420).
Le phénomène de vaporisation est pris au pied de la lettre: le sujet
s'éprouve comme vapeur, insaisissable et évanescent, universel et multiforme, indifféremment tout ou rien. Quelle plus grande jouissance,
pour l'être narcissique, que de vivre« plusieurs vies d'homme en l'espace
d'une heure» (420)? Cette volupté, d'ailleurs, se prolongera: l'Ultime
extase du hachisch, le kief, abolit toutes les frontières et confère sa plus
grande intensité au sentiment océanique de participation et de fusion.
«De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là»
(676): à condition de réaliser simultanément la concentration et la
dilatatibn, et de sauvegarder son intégrité par le contrôle de l'expérience.
Or Narcisse subit alternativement les deux mouvements, et risque de
s'y perdre. D'abord fasciné par la prolifération du même, . le voilà
menacé de dissolution ou d'éclatement. Le chapitre 3, fidèle à sa propre
cohérence, s'achève sur ces mots: «Vous avez disséminé votre personnalité aux quatre vents du ciel, et, maintenant, quelle peine n'éprouvez-vous pas à la rassembler et à la concentrer ! » (426).
La dernière anecdote de ce même chapitre - les visions nocturnes
d'une dame gagnée par le hachisch dans un vieux château- reprend,
pour en faire la synthèse, les différents motifs du thème narcissique.
Dans sa relation à l'espace, l'héroïne obéit aux deux impulsions, de
resserrement et de dilatation, relevées tout à l'heure. Elle s'est isolée
dans un boudoir « très petit, très étroit » (422) qui, insiste-t-elle à
plusieurs reprises, ressemble à une «cage», une «prison» (422-423):
variante sur le lieu clos et solitaire que symbolisait tout à l'heure la
loge du théâtre. Mais, tandis qu'il se replie ainsi délicieusement sur
soi-même, le sujet se propage aussi dans le monde extérieur et aime à
s'en sentir le centre. Blotti dans sa retraite, le voilà qui se met à grandir,
jusqu'à participer de l'immensité de l'univers:
1
Je fus d'abord très étonnée de voir de grands espaces s'étendre
devant moi [... ]j'étais dans une espèce de cage ou de maison ouverte
de tous côtés sur l'espace et je n'étais séparée de toutes ces merveilles
que par les barreaux de ma magnifique prison (423).
130
LE LŒU ET LA FORMULE
Les deùx coordonnées sont réunies: atrophié et pourtant gigantesque,
à la fois replié sur soi et excentrique, Narcisse jouit de lui-même et du
monde où il s'épanche.
Or le spectacle qu'il contemple n'a pas plus de consistance que les
ombres du théâtre; il complète le réseau des projections fantasmatiques.
La profondeur des frondaisons, le vol des oiseaux, les nuances du soleil
couchant sont autant d'illusions, et même au second degré: il n'y a pas
vraiment de paysage, mais des fresques en trompe-l'œil, et ces fresques
elles-mêmes ne sont pas vues directement, mais médiatisées, à leur tour,
par des miroirs: « Les murs sont recouverts de glaces étroites et allongées, séparées par des panneaux où sont peints des paysages » (422).
Deux surfaces, l'une couverte d'apparences trompeuses, l'autre vide,
se répercutent et, de la confrontation du faux avec le creux, se dégage
un décor auquel l'héroïne, par une erreur d'optique, prête artificiellement la vie. Or tout cela n'est qu'un «spectacle», un «drame fantastique » (423-424): Narcisse continue à animer de vaines chimères, sur
une scène où ses créatures demeurent des simulacres, les reflets d'une
fiction. Dans sa cohésion symbolique, le texte ne subit aucune faille:
à la fascination des ombres succède le miroitement des reflets. Or c'est
une donnée largement admise que « les superstitions et les coutumes
se rapportant au reflet ressemblent dans leurs principaux points à celles
qui se rattachent à l'ombre» 1 : ombre, reflet, deux manifestations du
double, deux symboles fréquemment associés au narcissisme. Que Je
miroir appartienne réellement à l'expérience ou qu'il soit figuré par la
scène, par la peinture, c'est toujours «un miroir grossissant, mais un[!,
pur miroir » (409). Le récit a sans doute glissé du théâtre à d'autres
motifs, mais les fantômes de Séraphin demeurent, légitimement, l'emblème de tout le chapitre.
***
Le spectacle d'ombres et la signification qui lui est prêtée ici ne
prétendent pas rendre compte de l'ensemble du thème du théâtre dans
l'œuvre de Baudelaire. Le Poème du Hachisch exploite l'une des virtualités du symbole, il l'associe à la problématique, extrême, du solipsisme
1
Otto Rank, «Le double», dans Don Juan et le double, Paris, Payot,
s.d., p. 75.
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131
et du vide, afin de renforcer son accusation contre la drogue: repliement
stérile sur soi-même, cercle vicieux des projections fantasmatiques.
D'emblée, la relation de ce théâtre avec le réel est donnée pour nulle.
Dans une atmosphère d'artifice et de mystification se profilent des
· formes évanescentes, des êtres postiches, qui ne vivent, au mieux, que
dans la subjectivité, provisoirement abusée, du spectateur. Espace
mental, procès réflexif, pareil théâtre ne fonctionne pas comme support
de l'imagination, pour accéder à la révélation de l'inconnu, mais favorise
au contraire une opération redondante, la vaine spéculation de l'homme
réduit à forger ses propres simulacres.
Si insolite soit-elle, cette interprétation du symbole du théâtre n'en
est pas moins significative. Elle revêt une valeur idéologique, qu'on
tâchera de dégager en la situant dans l'évolution générale du thème,
telle que l'a tracée Ross Chambers 1 • Le topos classique du théâtre du
monde postule une relation authentique, fondée en nécessité, entre la
réalité, que Dieu sanctifie, et les signes qui la reflètent - par exemple
ceux de la scène. Au regard du Grand Spectateur, un jeu se déploie,
qui reproduit la 'création et répond ainsi à un sens stable et univoque.
Le théâtre participe alors légitimement du discours religieux ou moral
sur le monde, sur les hommes, sur Dieu. Avec l'ébranlement du système
théocentrique, il va perdre, peu à peu, sa qualité de témoin ou de norme.
Coupé du modèle divin, il se charge de toute sorte d'acceptions profanes:
théâtre comme métaphore de l'esprit 2, théâtre comme comble de l'artifice, théâtre comme déploiement de masques ou comme comédie
humaine, le voilà plongé dans l'immanence. Du coup, les signes du
théâtre, coupés du modèle métaphysique, se trouvent versés au rang
d'apparences futiles: images au second degré d'une réalité elle-même
suspecte, ils symbolisent les limites et les erreurs de l'esprit humain.
Instables, opaques, ils sont traversés de sens multiples, voués à l'arbitraire
et livrés à l'interprétation subjective. Deux solutions semblent désormais
possibles - celles-là mêmes que Ross Chambers distingue par les
emblèmes de l'ange et de l'automate. Au mieux, le théâtre paraît cacher
un mystère, une réalité indéfinie, lointaine et peut-être féconde, que
1
Voir surtout L'ange et l'automate. Variations sur le mythe de l'actrice
de Nerval à Proust, Paris, Minard, Arch. des Lettres modernes 128, 1971.
2
Sur cette évolution, voir Marian Hobson, «Du Theatrum mundi au
Theatrum mentis», dans Revue des Sciences humaines, 167 (1977), p. 579-594.
1
132
LE LŒU ET LA FORMULE
le spectateur est invité à décrypter; au pire, il n'est qu'une vaine construction sur le vide, une vaste fiction sur fond d'absence, un système de
signes sans Référent externe.
C'est bien là, à la pointe la plus avancée de la version sceptique,
que se situerait le théâtre d'ombres de Baudelaire 1 • Il renonce, comme
on l'a déjà dit, à faire miroiter la promesse d'un Ailleurs- quel qu'en
soit l'ancrage, humain ou divin - il se donne d'emblée, en étalant
tous les indices de l'artifice, pour un paradis suspect et caduc. Le
parallèle avec Nerval, pour qui le théâtre joue un rôle considérable,
est significatif. Chez lui aussi, la scène, lieu vacant et disponible à tous
les sens possibles, fonctionne comme cet espace privilégié, affranchi
des limites de la raison, où les fantasmes s'incarnent et où s'accomplit,
fictivement, le désir. Le théâtre flatte la rêverie du sujet curieux de
profondeur et de surnaturel; il s'entoure de mystère et paraît chargé,
avec l'assentiment crédule du spectateur, d'une valeur initiatique.
Comme Le Poème du Hachisch, et avec une sensibilité qui n'est pas moins
aiguë aux pièges du narcissisme, Nerval dénonce les satisfactions
illusoires d'un théâtre investi par la subjectivité. Sa critique, pourtant,
maintient une marge d'ambiguïté. Les ombres de la scène, la fascination
de l'actrice sont sans doute captieuses, mais la possibilité d'une révélation
demeure pourtant réservée. Fantômes, projections d'un esprit malade,
ou messages authentiques de l'au-delà? Nerval ne tranche pas et,
jamais aussi nettement que Baudelaire, ne pose l'hypothèse radicale
d'un vide absolu, d'une circularité sans espoir 2 •
Cette hypothèse, il est vrai que Le Poème du Hachisch ne s'y attarde
que pour la révoquer parmi les aberrations de la drogue. Il n'en reste
pas moins qu'elle captive longuement l'imagination du narrateur, et
que la métaphore du théâtre d'ombres, la thématique proliférante de
l'autosuffisance contribuent à en renforcer la probabilité. Deux voix,
1 Fancioulle et la magie éphémère de son jeu, le Vieux Saltimbanque et
l'inutilité de son art, Samuel Cramer et son goût suspect de l'artificiel font
également l'expérience d'un théâtre creux et fa1lacieux: tous à leur manière
sont des drogués qui découvrent que leur paradis était illusoire.
2
Souvenons-nous du début d'Aurélia: «C'est un souterrain vague qui
s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures
gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes [... ]. Le monde des
Esprits s'ouvre pour nous». - On complètera ce parallèle grâce à l'article
d'Henri Bonnet, «Nerval et le théâtre d'ombres», dans Romantisme, 4 (1972),
p. 54-64.
MICHEL JEANNERET
133
en fait, se superposent, l'une manifeste, l'autre en sourdine, dont la
tension confère au texte son ambiguïté: un discours normatif,. et patent,
qui, pour instruire le procès de la drogue, se réclame d'un modèle
éthique et religieux; un discours subversif, et latent, qui insinue Jes
charmes de la vision fantasmatique et en suggère la relation avec la
création poétique. Cette seconde voix est équivoque: satanique et
pourtant séduisante, compromise avec les feintes du vide, de la vaporisatio~, et cependant féconde pour l'activité de l'i~agination. Et c'est
sans doute justement parce que l'attraction des ombres est si puissante,
parce que le miroir renvoie des reflets si captivants que le discours
normatif occupe tant de place dans Le Poème du Hachisch. Comme
pour exorciser le charme maléfique des fantômes, Baudelaire multiplie
les références à l'autorité de la religion, à la fonction régulatrice de
l'Eglise et de ses préceptes, dont le chapitre 5, Morale, offre la synthèse.
Tout se passe comme si l'imminence de la transgression et l'attrait de
l'interdit exigeaient que fût manifestée de page en page, au moyen de
sentences parfois élémentaires et de formules un peu mécaniques, la
persistance d'un ordre éthique et métaphysique propre à invalider les
déliquescences de la drogue et les déviations du narcissisme. L'appel
du vide est équilibré par le postulat d'une plénitude; la dérive de la
polysémie et de l'indifférencié est neutralisée par l'invocation d'une
Vérité unique, où puissent s'enraciner un langage et des valeurs stables.
Pareille tension entre une métaphysique de la Présence et l'intuition
d'une fissure dans le sacré relève sans doute d'une crise bien plus générale, dont participe, de près ou de loin, toute l'époque. On se contentera
d'en observer ici une trace de plus, dans la dernière page du Poème du
Hachisch qui, étonnamment ambiguë, témoigne elle aussi de ce conflit.
Le discours normatif déploie alors toute sa vigueur et semble désigner,
comme modèle unique, les valeurs de la foi, «l'existence surnaturelle»
(441), le sacrifice de soi pour s'élever à la Révélation de l'Autre. Mais
la consigne est équivoque. Au sein même de cette argumentation édifiante s'insinue la référence à un autre paradis, qui n'est pas celui de
la religion, mais celui de la poésie. Comme antithèse du hachischin, le
narrateur imagine un personnage allégorique - « un homme (dirai-je
un brahmane, un poète, ou un philosophe chrétien?)» (441) -figure
étrangement composite, où la vocation spirituelle et la pratique de
l'art paraissent interchangeables. Maîtriser la déviance de la drogue,
c'est peut-être s'en remettre à la vérité et à la morale que dicte l'Eglise,
134
LE LIEU ET LA FORMULE
mais c'est aussi, «par l'exercice assidu de la volonté et la noblesse
permanente de l'intention», créer pour soi « un jardin de vraie beauté »
(441). Glissement significatif: la religion n'est plus assez vigoureuse
pour opposer aux errances du sujet une norme absolue, et c'est un
autre idéal qui, en sourdine, prend la relève: l'écriture. Or le poète ne
rejette pas les visions fantasques de la drogue; il les intègre et les
dépasse. Il ne se range pas non plus du côté des systèmes univoques;
on ~este, avec lui, dans l'immanence et dans la sphère des valeurs subjectives. En quoi l'on se gardera de conclure que la tentation narcissique
soit un mal ni qu'elle ait été vraiment maîtrisée 1 •
***
Il reste que, dans son contenu manifeste, Le Poème du Hachisch
stigmatise toute complaisance aux fantasmes; il plaide pour une morale
et un discours dominés par la raison et conformes à un ordre universel.
Les virtualités du théâtre d'ombres- exploration aux tréfonds du moi,
profondeur des chimères - sont effleurées, puis négligées ou proscrites.
Leur fascination est sans doute suggérée, entre les lignes, mais le discours
normatif ne tarde pas à la censurer. Or cette méfiance est significative;
un bref parallèle avec Antonin Artaud permettra, pour finir, d'en
préciser la portée. Le rapprochement est pertinent: à un manifeste
qui devait compléter Le Théâtre et son double, Artaud donne pour
titre Le Théâtre de Séraphin 2 ; il n'explicite pas l'allusion davantage
que Baudelaire, mais la coïncidence est sans doute voulue et, d'un texte
à l'autre, l'affinité des thèmes est étroite.
On connaît l'argument du Théâtre et son double. Emasculé par les
conventions et les inhibitions, le théâtre se doit de renouer avec les
forces primitives et la source des instincts. Le spectacle authentique
libère aux yeux de l'esprit les sombres puissances qui animent la nature,
la surnature, et, psychodrame existentiel, actualise du même coup les·
1
J'ai montré dans mon livre sur Nerval qu'une même tension entre la
Référence divine et l'idéal substitutif de l'écriture traverse toute la seconde
partie d'Aurélia.
2 Malgré les recommandations d'Artaud, le texte ne fut publié, séparément,
qu'en 1948. II figure, depuis, dans les éditions du Théâtre et son double. Citations d'après «Idées», Gallimard, 1964.
MICHEL JEANNERET
135
impulsions refoulées. Il déploie sur scène le tableau de l'inconscient,
retrouve les fondements de la vie affective et, dans le vertige de sa
descente aux origines, fait surgir de grandes vérités universelles. « Théâtre
de quintessence >> (99), il ranime les principes de la magie, de la crainte
religieuse et coïncide, dans sa spontanéité primordiale, avec la pensée
métaphysique. A la fois concrets et abstraits, saturés d'impulsions
viscérales ~et pourtant hautement symboliques (des «hiéroglyphes»,
dit Artaud), les signes de ce théâtre captivent le corps autant que l'âme,
et en réalisent l'unité. Ils ne miment pas la vie, ils rivalisent plutôt avec
elle, la poussent au-delà d'elle-même, lui prêtent un surcroît d'authenticité et d'énergie. Tel est, semble-t-il, l'idéal complexe auquel le Théâtre
de Séraphin devait servir d'emblème: «Le Théâtre de Séraphin: Cela
veut dire qu'il y a de nouveau magie de vivre» (224).
Pareil théâtre est conçu sur le modèle du rêve, dont il serait, à la
limite, l'équivalent. Il ignore, lui aussi, la censure de la conscience pour
restituer à l'individu son intégrité et libérer les instincts refoulés. La
scène se définit alors comme cet espace mental sans prohibition où·
s'incarnent les fantasmes et où se réalise le désir. De même que le rêve,
le théâtre rend à l'homme sa profondeur et ses puissances irrationnelles:
c'est cela encore que le manifeste du Théâtre de Séraphin veut exprimer:
Entre le personnage qui s'agite en moi quand, acteur, j'avance sur
une scène et celui que je suis quand j'avance dans la réalité, il y a une
différence de degré certes mais au profit de la réalité théâtrale.
Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c'est là
que je me sens exister.
Qu'est-ce qui m'empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je
crois au rêve de la réalité?
Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque
chose (225).
En adoptant le rêve comme paradigme du théâtre, Artaud prend la
défense de l'ombre et privilégie, comme symbole du théâtre idéal, le
théâtre d'ombres. Il choisit son titre en connaissance de cause et Je
conçoit sans doute. comme une riposte directe à Baudelaire. Les ombres
que désavoue la culture, le théâtre doit les restituer dans leur authenticité
et leur opacité. La clarté abâtardit le mystère et cache ce qu'elle prétend
révéler. Au contraire, l'ombre conserve leur irréductible obscurité aux
forces qui nous animent et à l'essence ténébreuse des choses. La Préface
du Théâtre et son double expose la nécessité d'un théâtre d'ombres:
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LE LIEU ET LA FORMULE
Comme toute culture magique que des hiéroglyphes appropriés
déversent, le vrai théâtre a aussi ses ombres [~ .. ]. Le vrai théâtre parce
qu'il bouge et parce qu'il se sert d'instruments vivants, continue à
agiter des ombres où n'a cessé de trébucher la vie [... ]. Le théâtre, qui
ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les
fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d'ombres
autour desquelles s'agrège le vrai spectacle de la vie (16-17).
Si Baudelaire a pressenti, fugacement, la fécondité et la nécessité
organique des ombres, il les a censurées, et c'est sur ce point fondamental
qu'Artaud semble lui demander des comptes. Entre eux se dressent
Freud et la légitimation de l'inconscient. Là où l'un dénonce une
imposture, l'autre désigne la seule vraie vie. Baudelaire n'adhère plus
au théâtre métaphysique des romantiques, et pas encore au théâtre
fantasmatique des modernes. S'ouvre alors le problème de sa relation
au rêve et à l'inconscient: Marc Eigeldinger, mieux que personne, en
a déjà parlé 1.
Michel JEANNERET
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«Baudelaire et le rêve maîtrisé», dans Romantisme, 15 (1977), p. 34-44.
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