Book Chapter
Reference
Baudelaire et le théâtre d'ombres
JEANNERET, Michel
JEANNERET, Michel. Baudelaire et le théâtre d'ombres. In: Le lieu et la formule. Neuchâtel :
A la Baconnière, 1978. p. 122-136
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23160
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BAUDELAIRE ET LE THÉÂTRE D'OMBRES
«
Mon
cœur est
un
théâtre vide ... »
(L'Irréparable)
Pour
porter condamnation contre le hachisch, Baudelaire adopte le
. critère de
la
différence.
La
première partie des Paradis artificiels, dont
il
sera question ici, s'articule sur une question fondamentale: la drogue
ouvre-t-elle sur
un
monde nouveau? L'enquête se fixe dès le départ une
norme-
un
état de grâce
l'homme échappe à l'ennui et accède à
la révélation de l'Autre -
pour
évaluer,
par
rapport
à cette promesse
d'un
dépassement, les visions du hachisch. On connaît la réponse:
« Le hachisch ne révèle à l'individu rien que l'individu lui-même» ( 440) 1
Interpellé
par
le prestige de l'inconnu, le drogué se trompe de voie;
sans le savoir, il se livre à
un
soliloque et demeure prisonnier de sa
propre insuffisance:
«Il
n'est [ ... ] que le même homme augmenté,
le~
même nombre élevé à une très haute puissànce. Il est subjugué; mais,
pour
son malheur, il ne l'est que
par
lui-même, c'est-à-dire
par
la partie
déjà dominante de lui-même» (409).
Modulée à travers
tout
Le
P()ème du Hachisch, la question du même
et de l'autre trouve sa formulation la plus nette
au
début
du
chapitre
3,
Baudelaire recourt successivement à trois métaphores
--
le théâtre,
le voyage, le rêve -qui, selon le code de la symbolique romantique,
connotent à la fois la quête et son accomplissement.
Si
le hachisch est
1
La
pagination renvoie à l'édition de Claude Pichois, Œuvres complètes,
Bibliothèque de la Pléiade, 1975-1976, 2 vol. et, sans autre indication,
au
premier des deux volumes.
"·-
122
LE LIEU ET LA FORMULE
un
motif encore insolite, les trois autres sont chargés de valeurs sans
équivoque: ils suggèrent l'exploration
d'un
autre monde, par-delà la
pellicule décevante de l'évidence quotidienne. C'est ainsi que l'espace
magique du théâtre révèle traditionnellement des personnages qui,
selon l'enfant des Vocations, sont
«bien
plus beaux et bien mieux
habillés que ceux que nous voyons
partout»
(332). Déçue
par
la réalité
immédiate, l'imagination prolonge
ses
rêveries sur la scène et s'y laisse
captiver par les mystérieux témoins
d'un
univers plus profond, plus
spirituel: les chimères s'incarnent, le jeu obéit à la dictée
du
désir et
en mime l'accomplissement, tandis que les arcanes
du
surnaturel,
d'ordinaire occultés, semblent, aux lueurs de la rampe, se déployer
devant les yeux de l'esprit. Ce
«vaste
théâtre de prestidigitation et
d'escamotage, tout est miraculeux et imprévu» (408), c'est bien
l'un
des lieux privilégiés de la mythologie romantique, la conscience
de l'illusion ne résiste pas à l'attraction du mystère, l'artifice, authen-
tifié
par
l'imagination du spectateur, ne tarde pas à paraître plus réel
que la réalité. Les ombres acquièrent l'épaisseur de la vie, les masques
s'entrouvrent et laissent percer
un
message de l'au-delà 1
On
rangera sans peine
les
deux autres métaphores -le voyage,
le
rêve-
dans
la
même catégorie thématique 2 Rompre avec l'ici
pour
explorer, ailleurs, des
«pays
lointains et inconnus »·(408), c'est encore
chercher à atteindre, dans
un
monde intermédiaire, la beauté des idées;
c'est défier toute distance pour s'emparer du Nouveau et ranimer ici-bas
l'unité perdue. Quant
au
rêve, associé
au
même réseau sémantique,
il
passe, lui aussi, pour
un
répertoire de signes secrets et profonds.
~
fameuse distinction entre le
«rêve
naturel», simple reflet du déjà
1 Baudelaire lui-même se rallie souvent à cette conception
du
théâtre.
Ainsi dans
le
Salon
de
1859:
«Je
désire être ramené vers les dioramas dont la
magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contem-
pler quelques décors de théâtre, je trouve artistement èxprimés et tragique-
ment concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu'elles sont
fausses, sont infiniment plus près du vrai; tandis que la plupart de nos paysa-
gistes sont des menteurs, justement parce qu'ils ont négligé de
mentir»
(t. II,
p. 668). Le thème du théâtre dans son ensemble chez Baudelaire a été récem-
ment étudié par Ross Chambers,
«L'art
sublime
du
comédien ou
le
regardant
et le regardé: Autour d'un mythe baudelairien
»,
dans Saggi e Ricerche di
Letteratura Franeese, XI, p. 191-260.
2 Sur la combinatoire de ces trois symboles et leur fécondation réciproque,
il suffira de consulter les différents travaux de Ross Chambers; nul mieux
que lui
n'a
montré leur signification et leur interaction
au
XJXe siècle.
.
MICHEL JEANNERET
123
connu, et
le
rêve «hiéroglyphique», par
l'esprit accède à une révé-
lation surnaturelle, c'est dans ce même contexte que Baudelaire l'énonce.
En
ranimant, peu après
Nerval!,
l'antique topos des deux faces du
songe,
il
formule,
par
une comparaison familière,
la
question du même
et de l'autre, de l'ici et de l'ailleurs et, par métaphore interposée, définit
l'enjeu même de la drogue: accès à
la
différence
ou
repli réflexif?
Le rêve est une porte ouverte sur l'inconnu, à moins qu'il ne soit
une forme vide et illusoire: Baudelaire insiste sur son ambivalence et
cela mérite l'attention. Quoique affectés, dans l'idéologie romantique,
d'une valeur en général univoque et positive, les trois symboles complé-
mentaires du théâtre,
du
voyage et du songe, invoqués ici comme
figures du hachisch, subissent une fissure. Ils ouvrent peut-être sur
un
monde plus authentique, mais pourraient bien s'assimiler à autant de
paradis artificiels. Ils favorisent peut-être les conquêtes de l'imaginaire
et actualisent les puissances spirituelles latentes en l'homme, mais
il
se
pourrait aussi qu'ils participent du leurre de la drogue. Baudelaire
ne les cite sans doute
qu'à
titre de comparants, mais
il
dévoile en eux
une face trompeuse et entame leur crédibilité. A travers cette incertitude,
on
pressent l'effondrement de
tout
un
système: les garants traditionnels
de l'Ailleurs et l'aptitude de l'homme à y atteindre sont en. question.
Qu'il sonde les profondeurs
du
moi, qu'il scrute les arcanes de la nature
ou
de la religion, l'individu s'expose, qu'il cherche, à la déception
et à l'ennui. Si le théâtre, le voyage et le rêve -peuvent équivaloir à la
drogue, l'hypothèse
d'un
monde nouveau et le pari pour la différence
apparaissent désormais hasardeux.
A en croire le titre du,chapitre
3,
Le
Théâtre
de
Séraphin, Baudelaire
situe plus particulièrement son interrogation sous le signe du théâtre.
Je voudrais tenter maintenant·
un
commentaire de ce chapitre, pour
montrer que cette métaphore participe de la crise esquissée tout à
l'heure et que, si fugitive soit-elle
au
niveau
du
discours explicite, elle
1 Dans Aurélia, en 1855, la distinction liminaire des rêves de
la
porte
d'ivoire (fantasmagoriques) et de la porte de corne (authentiques) sert égale-
ment à formuler,
par
équivalence, le problème de la folie: aberration ou
initiation? Ramenées à leur enjeu essentiel, l'interrogation de Nerval sur le
statut du rêve et de
la
folie, de Baudelaire sur celui
du
hachisch reviennent
à une même réflexion
sur
l'expérience des limites et sur la possibilité même
d'accéder à la Vérité. Voir mon livre, La Lettre perdue. Ecriture et folie dans
l'œuvre
de
Nerval, Flammarion,
1978
et, sur le réseau folie-rêve-hachisch,
«La
folie est un
rêve»,
à paraître dans Critique.
l
124 LE LIEU ET LA FORMULE
sous-tend bel et bien
tout
le texte, lui conférant ainsi, par-delà le pro-
blème particulier de
la
drogue,
une
vaste portée métaphysique.
*
* *
La
mention
du
théâtre de Séraphin,
une
fois le titre dépassé,
ne
sera ni reprise ni expliquée. Elle offre cependant,
pour
l'interprétation
du
chapitre, une clé de grande importance et mérite d'être élucidée.
'Baptisé
du
nom
de
son
créateur, en 1776, le théâtre de Séraphin
devait acquérir très vite, puis conserver à travers le XIXe siècle, une
grande vogue dans le public populaire et enfantin de
la
capitale.
Il
était fameux surtout
pour
ses saynètes d'ombres
chinoises\
auxquelles
s'ajoutèrent bientôt des marionnettes. A mesure que le spectacle se
perfectionnait intervinrent d'autres techniques,
«des
tableaux de fan-
tasmagorie et
un
diaphanorama » 2, qui,
par
leurs jeux d'ombres et de
lumière, apportaient
autant
de variantes à
la
représentation de figures
évanescentes et dérisoires, confirmant ainsi
la
vocation illusionniste
du
petit théâtre. Après
un
moment de déclin, celui-ci allait retrouver
un
lustre nouveau dans les années 40, puis de nouveau en 1858. (l'année
même
paraît
Le
Poème
du
Hachisch), à l'occasion
d'un
transfert
du
Palais-Royal
au
boulevard Montmartre.
La
référence de Baudelaire
était donc parfaitement actuelle et aisément déchiffrable à ses premiers
lecteurs.
Mais quelle relation entre le hachisch et les ombres chinoises ?
L'un
des récits rapportés dans le chapitre 3 -
au
centre même
du
chapitre -renoue avec le thème
du
théâtre et aide à préciser la signi-
fication, demeurée allusive,
du
titre.
L'un
des témoins allégués
par
Baudelaire,
un
littérateur, raconte urie soirée
au
spectacle sous l'empire
de la drogue.
La
situation paraît sans
rapport
avec le théâtre d'ombres:
des acteurs représentent une comédie. Mais le hachisch, justement,
la
frappe d'irréalité et
la
transforme en
une
fantasmagorie qui n'est pas
1
Par
métonymie, on appela « Séraphin des enfants » toute une série de
recueils donnant des intrigues
ou
des dialogues de pièces d'ombres chinoises.
2 Anonyme,
Feu
Séraphin. Histoire
de
ce spectacle depuis
son
origine
jusqu'à sa disparition, 1776-1870, Lyon, 1875, p.
18.
Voir aussi Denis Bordat
et Francis Boucrot, Les Théâtres d'ombres. Histoire et techniques, Paris,
L'Arche,
1956.
-Fantasmagorie: spectacle de lanterne magique; diaphano-
rama: toile peinte et animée par des effets de lumière.
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