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LE LIEU ET LA FORMULE
un
motif encore insolite, les trois autres sont chargés de valeurs sans
équivoque: ils suggèrent l'exploration
d'un
autre monde, par-delà la
pellicule décevante de l'évidence quotidienne. C'est ainsi que l'espace
magique du théâtre révèle traditionnellement des personnages qui,
selon l'enfant des Vocations, sont
«bien
plus beaux et bien mieux
habillés que ceux que nous voyons
partout»
(332). Déçue
par
la réalité
immédiate, l'imagination prolonge
ses
rêveries sur la scène et s'y laisse
captiver par les mystérieux témoins
d'un
univers plus profond, plus
spirituel: les chimères s'incarnent, le jeu obéit à la dictée
du
désir et
en mime l'accomplissement, tandis que les arcanes
du
surnaturel,
d'ordinaire occultés, semblent, aux lueurs de la rampe, se déployer
devant les yeux de l'esprit. Ce
«vaste
théâtre de prestidigitation et
d'escamotage, où tout est miraculeux et imprévu» (408), c'est bien
l'un
des lieux privilégiés de la mythologie romantique, où la conscience
de l'illusion ne résiste pas à l'attraction du mystère, où l'artifice, authen-
tifié
par
l'imagination du spectateur, ne tarde pas à paraître plus réel
que la réalité. Les ombres acquièrent l'épaisseur de la vie, les masques
s'entrouvrent et laissent percer
un
message de l'au-delà 1•
On
rangera sans peine
les
deux autres métaphores -le voyage,
le
rêve-
dans
la
même catégorie thématique 2• Rompre avec l'ici
pour
explorer, ailleurs, des
«pays
lointains et inconnus »·(408), c'est encore
chercher à atteindre, dans
un
monde intermédiaire, la beauté des idées;
c'est défier toute distance pour s'emparer du Nouveau et ranimer ici-bas
l'unité perdue. Quant
au
rêve, associé
au
même réseau sémantique,
il
passe, lui aussi, pour
un
répertoire de signes secrets et profonds.
~
fameuse distinction entre le
«rêve
naturel», simple reflet du déjà
1 Baudelaire lui-même se rallie souvent à cette conception
du
théâtre.
Ainsi dans
le
Salon
de
1859:
«Je
désire être ramené vers les dioramas dont la
magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illusion. Je préfère contem-
pler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement èxprimés et tragique-
ment concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu'elles sont
fausses, sont infiniment plus près du vrai; tandis que la plupart de nos paysa-
gistes sont des menteurs, justement parce qu'ils ont négligé de
mentir»
(t. II,
p. 668). Le thème du théâtre dans son ensemble chez Baudelaire a été récem-
ment étudié par Ross Chambers,
«L'art
sublime
du
comédien ou
le
regardant
et le regardé: Autour d'un mythe baudelairien
»,
dans Saggi e Ricerche di
Letteratura Franeese, XI, p. 191-260.
2 Sur la combinatoire de ces trois symboles et leur fécondation réciproque,
il suffira de consulter les différents travaux de Ross Chambers; nul mieux
que lui
n'a
montré leur signification et leur interaction
au
XJXe siècle.