Les représentations de l’oral chez Lagarce Continuité, discontinuité, reprise Sciences du langage : Carrefours et points de vue Collection dirigée par Irène Fenoglio (CNRS, Paris, ITEM/Ens d’Ulm) La collection « Sciences du langage : Carrefours et points de vue » accueille tout ouvrage offrant au lecteur une confrontation entre divers points de vue sur une même question ou notion, un même auteur, une même œuvre dans le domaine de la linguistique et des sciences du langage. Elle s’adresse aux spécialistes (étudiants, enseignants, chercheurs) comme à tout lecteur curieux de la façon dont différentes appro­ches permettent, par la discussion, une avancée des connaissances sur le langage et les faits de langue. 1) Frédéric Torterat, Approches grammaticales contemporaines. Constructions et opérations, 2010. 2) Nadège Lechevrel, Les approches écologiques en linguistique. Enquête critique, 2010. 3) Émilie Brunet et Rudolf Mahrer, Relire Benveniste. Réceptions actuelles des « Problèmes de linguistique générale », 2011. 4) Jean-Michel adam, Genres de récits. Narrativité et généricité des textes, 2011. 5) Catherine DELARUE-BRETON, Expérience scolaire et expérience culturelle. De l’usage du paradoxe en éducation, 2012. 6) Élisabeth Richard et Claire Doquet, Les représentations de l’oral chez Lagarce. Continuité, discontinuité, reprise, 2012. Les représentations de l’oral chez Lagarce Continuité, discontinuité, reprise Élisabeth Richard Claire Doquet (dir.) Sciences du langage : Carrefours et points de vue n° 6 Mise en page : CW Design D/2012/4910/13 ISBN : 978-2-8061-0056-6 © L’Harmattan-Academia s.a. Grand’Place, 29 B-1348 Louvain-la-neuve Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit. www.editions-academia.be Présentation Une conversation pas tout à fait ordinaire : la langue de Lagarce Élisabeth Richard et Claire Doquet Les relations complexes entre le théâtre et l’oralité posent la double question de l’imitation, par le texte théâtral, de la « naturalité » des échanges spontanés, et de la construction par le même texte d’un référentiel communicable aux spectateurs et dont les personnages, pour lesquels il est censément partagé, se font néanmoins les porteparole. Cette double contrainte du texte de théâtre, magistralement analysée par Larthomas dans son étude fondatrice sur le langage dramatique (Larthomas, 1972), conduit à envisager le texte comme en tension entre deux pôles, celui de la cohérence narrative et celui de l’oralité représentée. Entre ces pôles, la dramaturgie classique et le théâtre de situation (farce, comédies de mœurs etc.) semblent privilégier la cohérence : chez les « grands classiques » de la tragédie et de la comédie, mais aussi chez des auteurs comme Feydeau, Anouilh ou plus récemment Obaldia, on a affaire à des conversations orales très écrites, avec ces morceaux spécifiques au théâtre que sont les monologues destinés à construire, pour le public, des ensembles d’informations manquantes, avec le système des apartés qui manifestent cette recherche de cohérence et le souci d’assurer la compréhension de l’intrigue. Chez Brecht, malgré les différents procédés destinés à assurer la distanciation du spectateur par rapport au référent construit sur la scène, la recherche de cohérence est première : s’il importe d’éviter aux spectateurs les pièges de la 6 Les représentations de l’oral chez Lagarce catharsis, sa position d’analyste réfléchissant rend nécessaire sa compréhension, et même une compréhension très précise, des contrain­ tes dans lesquelles se débattent les personnages. Depuis le développement, à la suite de Pirandello ou de Beckett, d’un « théâtre de l’absurde », c’est en creux que s’installent la cohérence narrative et la représentation de l’oral, avec des textes où se manifeste précisément l’indigence des liens entre les personnages, entre les personnages et l’extérieur à la scène, entre la langue et le réel. Dans la tension entre ces deux pôles de l’imitation de l’oral et de la cohérence narrative, Jean-Luc Lagarce1 fait le choix de l’imitation en ne signifiant rien, ou presque, de la vie des personnages ailleurs que dans l’ici-maintenant de la scène théâtrale. Il fait également des choix dans l’imitation, au sens où les représentations de l’oral dont il use ne reprennent pas les moyens traditionnels mis en œuvre par les dramaturges : stichomythie, interruptions de parole, écarts dans les niveaux de langue, lexique dit « de l’oral », relâchements syntaxiques, etc. En regard des manières plus usuelles d’écrire le théâtre, Lagarce prend le parti du naturel qui ne s’en donne pas les airs, en mettant en scène des personnages dont le spectateur ne sait rien au début de la pièce, dont il ne saura guère davantage à la fin sur le plan des événements vécus – des aventures, de l’intrigue – mais qu’il aura entendus parler, cette parole même étant, dans sa matérialité, porteuse de signification. Loin de constituer des adresses au public conventionnellement destinées à donner des informations sur la diégèse, les monologues ressemblent à des discours intérieurs qui s’extériorisent mais ne sont destinés à personne sauf leur énonciateur lui-même : 1. L’œuvre de Lagarce est essentiellement composée de vingt-quatre pièces de théâtre, mais il a aussi écrit trois récits (l’apprentissage, le bain, le voyage à la Haye), un livret d’opéra (Quichotte) et a tenu toute sa vie durant un journal composé de vingt-trois cahiers. Il est aussi le fondateur de la maison d’édition Les Solitaires intempestifs. En 1990, il rédige Juste la fin du monde, à Berlin, bénéficiant alors d’une bourse d’écriture (Villa Médicis hors les murs, Prix Léonard de Vinci). La pièce sera partout refusée. Jean-Luc Lagarce décède en 1995 du sida, depuis de nombreuses mises en scènes de ses textes ont été réalisées. En France, il est actuellement l’auteur contemporain le plus joué, et ses pièces sont traduites dans de nombreuses langues. Pour des commentaires biographiques, ou sur l’actualité de Lagarce on renvoie au site qui lui est consacré : www.lagarce.net Présentation « Plus tard, l’année d’après j’allais mourir à mon tour – j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai, l’année d’après, de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir, de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini […] » (p. 7) Le prologue de Juste la Fin du Monde2 – premier monologue de Louis, le revenant, l’exclu de lui-même, l’éternel solitaire – ouvre la pièce in media oratione et pose d’emblée la mission que le héros se fixe – à laquelle il ne pourvoira pas – et ses difficultés, figurées par cette énonciation hachée, cette peine à dire qui est celle de Louis et qui atteint, chacun à sa manière, tous les personnages. Car c’est du dialogue – ou de son manque – qu’il s’agit presque toujours dans Juste la Fin du Monde. Dans ce huis clos familial, la parole est comme bloquée, saturée de non-dit ; elle se prend elle-même pour objet, avec ces marquages divers qui vont du méta-discours explicite (chapitre 1 de cet ouvrage) à des répétitions insistantes (chapitre 5), en passant par un jeu de reprises qui anaphorisent très souvent des éléments langagiers (chapitre 4). On la trouve par ailleurs émiettée, avec des dislocations syntaxiques (chapitre 3) mais aussi une ponctuation rythmique qui segmente les unités grammaticales pour mettre au jour des unités énonciatives (chapitre 2). Alors que la plupart des études de Juste la Fin du Monde abordent des problématiques littéraires, ou de dramaturgie3, c’est, on le voit, d’un point de vue strictement linguistique4 que nous interrogeons 2. Les extraits travaillés dans le présent ouvrage s’appuient sur Juste la fin du monde, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2010. 3. Une « année Lagarce » en 2006-2007, a permis l’organisation de plusieurs manifestations scientifiques qui ont été publiées aux éditions créées par le dramaturge Les Solitaires intempestifs : I. Problématiques d’une œuvre – colloque de Strasbourg ; II. Regards lointains, colloque de Paris-Sorbonne ; III. Traduire Lagarce (langue, culture, imaginaire), colloque de Besançon, IV. Jean-Luc Lagarce dans le mouvement dramatique, colloque Paris III-Sorbonne Nouvelle. Un numéro de la revue Europe, n° 969-970, est également consacré à Lagarce en janvier-février 2010. Plus récemment, C. Douzou (dir.), Lectures de Lagarce, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Didact Français, 2011. 4. Études bien trop rares encore malgré les quelques articles disponibles, notamment celui de Cécile Narjoux, « J’allais rectifier : auto-rectification et 7 8 Les représentations de l’oral chez Lagarce le texte de Lagarce, dans ses spécificités de texte littéraire destiné à « faire oral », et plus précisément à travers les modalités de la représentation de l’oral qu’il construit. Gageure que cette analyse linguistique d’une pièce qui dit justement l’hétérogénéité du langage et son manque foncier à faire communiquer des personnages qui se parlent – avec les deux valeurs, réfléchie et réciproque, du pronom – et se présentent comme énonciateurs d’une parole souvent vaine plutôt que comme acteurs d’une diégèse qui s’annonce, qui se cherche mais qui peine à s’accomplir. Loin des clichés d’une langue orale familière et déstructurée, Juste la fin du monde emprunte les voies d’une langue soutenue, très travaillée et qui semble, par-là, éloignée d’un oral authentique. Pourtant, plusieurs éléments dans ce texte concordent à donner aux discours une forme de conversation orale ordinaire. C’est tout d’abord dans la thématique de la pièce que l’on peut saisir de l’ordinaire, du familier. Dans Juste la fin du monde5, il s’agit de rapporter et de mettre en scène des retrouvailles familiales : un protagoniste, Louis, revient dans sa famille après plusieurs années d’absence, et toute la pièce représente les interactions difficiles entre les différents membres de cette famille, qui tout à la fois ont tant et rien à se dire mais qui ne se (re-)connaissent pas. Le texte joue de l’immédiateté des interactions, sur un fond de déjà-dit, déjà-su, qui dispense de l’explicite. Un des marquages linguistiques de cette spécificité réside dans ce que la plupart des scènes s’ouvrent sur l’usage de pronoms anaphoriques sans antécédent explicite (ils) ou clairement délimité (cela) : Catherine. – Ils sont chez leur autre grand-mère (scène 2, alinéa 1, p. 12) La mère. – Cela ne me regarde pas (scène 8, alinéa 1, p. 35) L’irruption du lecteur-spectateur au cœur d’une conversation déjà entamée est confortée par l’absence de didascalies à l’initiale auto-reformaluation dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce », in M. Candea et R. Mir-Samii (dir.), La rectification à l’oral et à l’écrit, Paris, Ophrys, 2010, pp. 131-150 ; et celui de C. Rannoux, « Le théâtre de la parole : oralité et polyphonie dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce », L’information grammaticale, 131, 2011, pp. 32-36. 5. Comme d’ailleurs dans la plupart des œuvres théâtrales de Lagarce. Présentation des scènes et il faut parfois attendre la fin de la scène pour connaître exactement les interactants. Dans la scène 3, seul le contenu de la tirade (qui s’étire sur 7 pages) permet d’associer Louis à l’interlocuteur TU du premier alinéa : Suzanne. – Lorsque tu es parti (scène 3, alinéa 1, p. 18) La situation d’énonciation n’est pas explicitée, Louis n’est à aucun moment nommé par Suzanne et comme il ne prend pas la position de locuteur, on n’est jamais certain que c’est bien lui l’interlocuteur. Le plus souvent la référence se remplit dans la réplique ellemême, dans un segment détaché, par dislocation immédiate : La mère. – Elle, Suzanne, sera triste […] lui, Antoine, il voudrait plus de liberté […] que tu lui donnes à lui, Antoine, le sentiment qu’il n’est plus responsable de nous, d’elle ou de moi (…) (p. 37) Dans les dialogues à plusieurs, Louis jouera très souvent6 de la multiplicité des interactions en présence. Par exemple scène 1 où tous les protagonistes sont présents, Louis s’adresse à trois interlocuteurs différents : Suzanne. – Il est venu en taxi […] (15 alinéas) La mère. – Tu as fait bon voyage ? Je ne t’ai pas demandé Louis. – Je vais bien. Je n’ai pas de voiture, non. Toi, comment est-ce que tu vas ? Antoine. – Je vais bien. Toi, comment est-ce que tu vas ? (p. 11) La mise en forme du texte aide ici le lecteur : chaque lignephrase du discours de Louis implique un interlocuteur différent. La 6. Autre exemple, p. 42 : Louis. – « Oui, je veux bien, un peu de café, je veux bien », réponse à une question de Catherine, 8 tours de parole avant : Catherine. – « Vous voulez encore du café ? ». Et jusqu’à ce moment-là, il s’agit des seules prises de parole de Catherine et de Louis. Suzanne, Antoine et La Mère monopolisant le discours. 9 10 Les représentations de l’oral chez Lagarce première phrase est une réponse à la question immédiatement précédente de la Mère, tandis que la seconde est une réponse à une remarque déjà éloignée de Suzanne. La troisième phrase est intéressante car ces deux interlocuteurs pourraient remplir de référence l’adresse en TU, mais c’est un troisième qui répond, Antoine. Linguistiquement, aucune solution n’est proposée pour résoudre l’ambiguïté référentielle dans l’interaction verbale. L’adresse se remplit hors énonciation des personnages, dans et par l’incise de tour de parole. Dans cette écriture-là, même si la construction de la référence ne se livre pas d’emblée, des indices sont laissés dans ou hors interaction, et l’interprétation se fait souvent de manière rétroactive. La représentation de la langue orale que donne à entendre Lagarce n’est pas une représentation de langue populaire, elle n’est jamais représentative d’une catégorie sociale particulière. D’ailleurs tous les protagonistes utilisent une même langue, il est très difficile de les distinguer selon leur mode d’actualisation de la langue, qui semble comme le même pour tous. Même les insultes sont banales. On en rencontre chez Suzanne, scène 9 : Suzanne. – Mais merde, toi, à la fin ! (p. 41) Suzanne. – Qu’est-ce que tu dis ? Merde, merde et merde encore ! Compris ? Entendu ? Saisi ? Et bras d’honneur si nécessaire ! Voilà, bras d’honneur ! (p. 42) Ailleurs, et cette fois à l’encontre de la même Suzanne, des occurrences de « ta gueule, Suzanne » sont montrées comme des patterns, une sorte de lexie figée à laquelle même Suzanne ne répond plus, mais sourit comme l’indique la didascalie : Antoine. – Ta gueule, Suzanne ! Elle rit, là, toute seule. (p. 60) Parfois encore, Suzanne se montre dans l’attente de cette injonction, qui s’impose alors comme une énonciation d’une grande banalité : Présentation Suzanne. – En général, à l’ordinaire, Antoine, à ce moment-là, Antoine me dit : « Ta gueule, Suzanne. » Louis. – Excuse-moi, je ne savais pas. « Ta gueule, Suzanne. » (p. 35) Encore ces occurrences d’insultes, qui concernent toujours les trois protagonistes frères et sœur, Suzanne, Antoine et Louis, pourraient-elles se justifier dans la connivence d’une langue commune à ces trois-là, sans doute refoulée parce qu’elle n’était plus parlée, mais qui resurgit dans des conditions d’énonciation semblables à celle de leur trio d’enfance. On peut ainsi y entendre non pas tant une langue orale empreinte de vulgarité qu’une langue source, celle de leur enfance : Suzanne. – C’est l’histoire d’avant, lorsque j’étais trop petite ou lorsque je n’existais pas encore. (p. 26) La spontanéité de la langue orale « enfantine » est alors revisitée, donnant corps à des interactions souvent conflictuelles : Suzanne. – Qu’est-ce que j’ai dit ? Je ne t’ai rien dit, je ne lui ai rien dit à celui-là, je te parle ? Maman ! (p. 12) Antoine. – Je m’excuse ça va, là, je m’excuse, je n’ai rien dit, on dit que je n’ai rien dit, (p. 16) Louis. – […] Je me tiendrai tranquille, maintenant, je promets, je ne ferai plus d’histoires […] je faisais juste mine de. (p. 47) Antoine. – Comment est-ce que tu me parles ? Tu me parles comme ça, jamais je ne t’ai entendue. Elle veut avoir l’air, c’est parce que Louis est là, c’est parce que tu es là, tu es là et elle veut avoir l’air. (p. 41)7 7. Le trouble d’Antoine est ici marqué par des verbes sans complémentation, notamment pas d’attribut nommé. La structure existe à l’oral surtout 11 12 Les représentations de l’oral chez Lagarce Plus rarement, c’est dans la complicité de l’énonciation que les deux frères se retrouvent, qu’ils se rencontrent enfin autour de formules toutes faites, partagées, qui scellent leur énonciation commune : Louis. – Cela joint l’utile à l’agréable. Antoine. – C’est cela, voilà, exactement, comment est-ce qu’on dit ? « d’une pierre deux coups ». (p. 63-64) C’est donc bien du côté de la langue comme structure (ossature) du discours commun qu’il nous faut observer le texte de Lagarce. Tout est dit dans le prologue, qui initie le lecteur aux modes et modèles discursifs qui prédomineront dans l’ensemble de la pièce, et qui deviendront, par leur récurrence et leur permanence au sein de ce texte particulier (mais également de l’œuvre de J.L. Lagarce), des « patrons stylistiques » au sens de J. Piat (2011)8. Le prologue est en ce sens programmatique du reste du texte. Il aurait pu être une longue litanie sur la mort, or ce qui semble être à dire ne prend qu’une ligne et arrive seulement à l’alinéa 31 dans une énonciation du dire et de la manière de dire (l. 23-32). Le premier tiers du prologue (l. 1-22) s’organise autour de la temporalité (l’année d’après sera le segment relancé à cinq reprises), le dernier (l. 33-43) plutôt autour de ce qui relève de l’être (paraître, être sera le dernier verbe). Le prologue marque ainsi une énonciation du temps, du dire et de l’être – dans cet ordre-là – avec une prédominance certaine du dire (et du dire difficile), comme ce sera le cas dans toute la pièce : (cf. Jacques Brel ces gens-là « [L’autre] il voudrait bien avoir l’air mais il n’a pas l’air du tout ») et la suppression de l’attribut rend la structure péjorative. On pourrait faire ici le rapprochement avec la langue orale des jeunes d’au­ jourd’hui qui énoncent « Elle me traite », au lieu de « Elle me traite de X », et où l’absence d’attribut de l’objet signale obligatoirement un jugement négatif, à interpréter comme une insulte. 8. Dans son ouvrage, J. Piat met « en évidence des faisceaux de traits de langue configurant des effets de sens prévisibles » (p. 26) qu’il appelle des patrons stylistiques. Ces configurations : (a) sont repérables et récurrentes dans l’ensemble du corpus (b) peuvent être décrites en termes linguistiques, (c) et organisent des effets de lecture convergents (p. 195) Présentation Louis. – Plus tard, l’année d’après […] (l. 19) l’année d’après je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage, pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision – ce que je crois – lentement, calmement, d’une manière posée – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ? – pour annoncer, dire, seulement dire, (l. 31) ma mort prochaine et irrémédiable, l’annoncer moi-même, en être l’unique messager et paraître […] (l. 41) me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette extrémité, mon propre maître. Si l’oral spontané peut être décrit comme une langue dynamique, en mouvement, souvent dénigrée ou décriée car hésitante, piétinante, la langue de Lagarce fait sa richesse de ces tâtonnements, elle avance avec prudence, se rétracte parfois, reformule souvent, mais avance toujours. Des phrases très brèves aux propositions extensibles entrecoupées de parenthèses parfois multiples, le texte pose des questions intéressantes du point de vue de la segmentation et singulièrement de la phrase. Tout un ensemble d’éléments montrent et démontent le fil du discours en train de se faire : retours à la ligne, pauses, hésitations, parenthèses, ruptures, répétitions. C’est, au premier sens du terme, l’énonciation qui est ici mise en scène. Les personnages de Lagarce hésitent, se corrigent, reformulent. Ils ressassent, se disent plus qu’ils ne disent, mais dans tous les cas ils ont le souci du mot juste. Le dispositif typographique (ponctuation / mise en forme du texte / alinéa) doit également être pris en compte : ces ajustements graphiques engendrent, eux aussi, une certaine représentation de l’oral. L’ensemble des faits de langue évoqués ici sont analysés dans les cinq chapitres qui composent cet ouvrage. Il est d’abord question d’énonciation dans le chapitre 1 (Ce que je veux dire. Le dédoublement métalangagier d’une parole impossible dans Juste la Fin du Monde, 13 14 Les représentations de l’oral chez Lagarce Jacqueline Authier-Revuz et Claire Doquet) qui met en évidence l’importance des énoncés méta-énonciatifs dans le texte lagarcien et leur rôle dans l’économie de la parole. À partir de catégories de représentation du discours forgées par Jacqueline Authier-Revuz dans la continuité de son travail sur le discours rapporté et la métaénonciation, les auteures montrent la quantité des énoncés où est représenté le discours en tant que venu d’ailleurs (Représentation du Discours Autre), en tant que réfléchissant le propos du locuteur lui-même (Auto-Représentation du Discours) ou en tant que tenu – et souvent paradoxalement affirmé comme non tenu – hic et nunc (Représentation de l’échange). L’analyse aboutit à un paradoxe selon lequel une proportion très importante des répliques de Juste la Fin du Monde comporte des énoncés qui commentent une parole non effectivement tenue parce qu’impossible à proférer. Dans le prolongement de cette analyse énonciative, le chapitre 2 (La ponctuation dans Juste la fin du monde : une mise en pièce du discours, Michel Favriaud et Françoise Mignon) s’attache au rôle de la « ponctuation blanche » (Favriaud, sous presse) et aux modalités d’oralisation du texte qu’elle propose. Le travail de ponctuation effectué par Lagarce conduit à réinterroger les concepts de phrase, de période, et même ici de verset. Les notions de ponctuation blanche et ponctuation noire sont convoquées pour être reposées dans leur articulation entre elles et dans leurs effets rythmiques, prosodiques et sémantiques. Ce chapitre montre comment la ponctuation, outil de l’écrit par excellence, figure ici des traits de la prosodie orale. La ponctuation blanche, étudiée jusqu’ici préférentiellement sur la poésie contemporaine (Favriaud 2004) apparaît chez Lagarce comme un outil essentiel de la figuration de l’oral. Les trois derniers chapitres se consacrent à des analyses syntaxiques, mettant en évidence les procédés de dislocation et de reprises dans Juste la Fin du Monde avec quelques incursions dans un autre texte lagarcien : Derniers remords avant l’oubli. Le chapitre 3 (Phrases et procédés syntaxiques de mise en relief chez Lagarce, Noalig Tanguy) recense dans Juste la fin du monde des procédés syntaxiques que l’on dit spécifiques de l’oral spontané pour étudier leurs effets dans le texte théâtral. Dislocations, structures clivées, mais aussi « ajouts montrés » (Authier-Revuz et Lala, 2002) sont les dispositifs syntaxiques utilisés par Lagarce pour mettre en scène le discours. Loin de se réduire à de simples manifestations de l’expressivité du Présentation locuteur, ils rendent compte de l’élaboration progressive de la parole et de l’information dans ce discours théâtral qui se produit comme en temps réel. Ils représentent, dans ce texte très écrit, la spontanéité de la parole. Le chapitre 4 (Les anaphores résomptives en c’, cela, ça, et ceci dans deux œuvres de Jean-Luc Lagarce, Florence Lefeuvre) s’appuie sur l’emploi de pronoms démonstratifs anaphoriques pour faire apparaître des régularités syntaxiques et stylistiques propres à la langue lagarcienne. Il étudie les différentes possibilités d’anaphores par démonstratifs et s’intéresse plus spécifiquement aux anaphores résomptives prédicatives et à la construction du discours qu’elles élaborent. Apparaît alors un parallèle entre ces anaphores en c’est + adj., des emplois où l’adjectif seul peut jouer le rôle d’un prédicat averbal, et l’usage de certains adverbes comme marqueurs discursifs oraux (bon, bien). Cette analyse des anaphores est complétée par celle des répétitions et de leurs fonctions au chapitre 5 (Répétitions, relances et progression discursive dans Juste la fin du monde, Élisabeth Richard et Michèle Noailly) et se centre sur les modèles de relances syntaxiques explorés par Lagarce. Loin de certaines positions critiques qui considèrent la répétition comme un simple ressassement, ce chapitre montre que les diverses formes de répétitions, et plus encore les divers modes de relance exhibés par ce texte, fonctionnent comme des outils linguistiques de progression du discours oral. 15 chapitre 1 « Ce que je veux dire… » Accompagnements métadiscursifs d’une défaite de la parole Jacqueline Authier-Revuz et Claire Doquet Écoutons le logue qui résonne dans le Prologue et l’Épilogue de cette « fin du monde ». Les deux monologues de Louis, celui qui va mourir, annonçant et refermant le dialogue familial, le disent clairement : ce qui est en jeu c’est la parole, et la pièce – le dialogue – apparaît comme le parcours d’un entre-deux – d’un projet de parole à son avortement. Un gouffre sépare en effet ces deux évocations du dire : d’un côté […] je décidai de retourner les voir […] pour annoncer lentement, [ ] avec soin et précision / pour annoncer, dire, seulement dire, / ma mort prochaine et irrémédiable, l’annoncer moi-même, en être l’unique messager. […] (Prologue) le projet d’une parole-événement (annoncer), adressée (les), assumée par un énonciateur souverain (moi-même, unique messager), mûrie (décidai, pour) maîtrisée (lentement, avec soin…), parole « pleine » que souligne comme telle le mouvement de dépouillement lexical de annoncer vers seulement dire ; de l’autre, le dernier mot (c’est cela que je voulais dire) avant le silence et la mort, est pour l’évocation d’un en deçà de la parole, un cri solitaire – hurler une bonne fois – qui n’aura pas été poussé – le mais je ne le fais pas,/ je ne l’ai pas fait résonnant, pour tout le dialogue où le dire, projeté, ne « s’est pas fait ». Aucune péripétie factuelle (sur scène ou en coulisse) ne vient infléchir le cours d’une action qui – représentation d’un impossible échange familial – n’est strictement que de parole : c’est au fil des 18 Les représentations de l’oral chez Lagarce « événements de parole », dans les engrenages du dire, que se joue l’histoire de la défaite du dialogue. Dans la mécanique complexe de cet empêchement, nous isolerons, artificiellement, le rouage de la réflexivité métadiscursive : de façon constante, à la fois symptôme et agent de la difficulté de tenir une parole « en prise » sur l’expérience du monde, l’expression de soi, l’adresse à l’interlocuteur – le dire « s’échappe » vers l’étage surplombant du dire sur le dire. Ainsi, « Théâtre de la parole », cette pièce l’est doublement en ce que les échanges paroliers qui en font toute l’action ont, de plus, massivement la parole pour objet. De cette omniprésence métalangagière témoigne, tout au long de la pièce, la saisissante fréquence de l’unité basique du plan métalangagier – le verbe dire – et avec elle la densité du vocabulaire métalinguistique1. La « boîte à outils rhétorique de base » fait place aux ressources métalangières pour les effets d’emphase, d’affirmation du dire en train de se faire (a) ou de dramatisation des dires autres (b) auxquels communément elles se prêtent ; comme, par exemple dans un oral spontané (1), pour traduire l’auto-satisfaction péremptoire de Madame Pernelle (2) ou dans la solennelle annonce du renouvellement de la « loi » dans le Sermon sur la Montagne, réitérant par neuf fois l’opposition a/b (3) : (1)Non, mais, c’est pas pour dire(a), mais il est lourd, ce mec… l’autre jour il me fait(b) […], alors je lui dis(b) […], je lui dis(b). Il est pas revenu à la charge, c’est moi qui te le dis(a). [Conversation entre deux jeunes femmes, 16-05-2009] (2)Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ; /C’est moi qui vous le dis(a), qui suis votre grand’mère, /Et j’ai prédit cent fois à mon fils(b), votre père, /Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement /Et […] [Tartuffe, I.1] (3)Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens(b) : […] Et moi, je vous dis(a) : […]. [Matthieu V] Relativement à cet usage « commun » du dire sur le dire, JFM présente l’apparent paradoxe d’une orchestration métalangagière de la défaite du dire : on tentera, en parcourant chacune des « régions » que l’on peut reconnaître dans l’espace métadiscursif, de dégager le 1. Le verbe dire représente près du quart, et les verbes de parole (plus penser et croire) plus de la moitié des occurrences de lexèmes verbaux (auxiliaires exclus) dans les trois premières scènes (Prologue, scènes 1 et 2). C HA P I T R E 1 « Ce que je veux dire… » jeu spécifique de formes par lequel, au contraire de s’y affermir, le dire, à se doubler de sa représentation, se sape. 1. Esquisse d’une géographie métadiscursive 1.1. U ne opposition dans la représentation des discours L’usage de métadiscours n’est pas stabilisé : on peut, en particulier, distinguer deux versants, selon la place où l’on inscrit le terme dans la configuration langue-métalangue-discours. Relativement à l’ensemble des énoncés suivants, les diverses acceptions de métadiscours correspondront à une extension différente de l’« énoncé métadiscursif » : A (4) « Il fait beau » est une phrase impersonnelle. (5) « Vouloir » régit une subordonnée au subjonctif. B (6) Je te dis qu’il va être élu. (7) Il a été, je dois le dire, d’une grande légèreté. C (8) Je lui ai écrit : « Bravo, continuez ! », mais il ne m’a pas répondu. (9) Les propos du maire signifient qu’il va démissionner. Dans l’une des acceptions, métadiscours est à métalangue ce que discours est à langue. On peut gloser le rapport « proportionnel » discours/langue = métadiscours/métalangue, en transposant la formulation de Benveniste, par : le métadiscours (1), c’est la métalangue en emploi et en action ; cette acception recouvre les zones A, B, C. Différemment, métadiscours s’entend comme : (2) discours sur du discours, c’est-à-dire comme renvoyant aux zones B et C, ou bien (3) discours revenant sur lui-même, c’est-à-dire restreint, dans un rapport de représentation sui-référentiel, à la zone B (cette dernière acception fonctionnant en concurrence avec méta-énonciation et méta-communication). 19 20 Les représentations de l’oral chez Lagarce L’acception (1), que nous retenons2, correspond au schéma suivant : (I) énoncés métadiscursifs ayant pour objets : Discours (« tokens ») langage langue(s) (« types ») Zone A ex. (4), (5) discours en train de se faire Zone B ex. (6), (7) discours autre Zone C ex. (8), (9) En ce qui concerne notre pièce, qui ignore la zone A3, on est donc ramené à la seule « branche de droite » du schéma, celle de la représentation de discours (RD), se divisant dans les deux régions de l’auto-représentation du dire en train de se faire (ARD) et de la représentation du discours autre (RDA) : [II] RD Représentation de Discours ARDRDA Auto-ReprésentationReprésentation du Discours de Discours Autre 2. Pour une argumentation fondée, notamment, sur le caractère transverse aux secteurs A, B, C des opérations métalangagières fondamentales de paraphrase-synonymie, autonymisation, catégorisation qui, sur une base formelle commune, connaissent, selon les secteurs, c’est-à-dire selon la nature de l’objet représenté (langue, discours en train de se faire, discours autre) des fonctionnements différents, voir une esquisse in Authier-Revuz (2004) et Authier-Revuz (2012, à paraître). 3. Ceci n’étant pas une « loi » du discours théâtral : que l’on pense aux considérations socio-linguistiques de Figaro à propos de God-dam…