Dans la pièce souche, Juste la fin du
monde, un trentenaire, Louis - qui mène
à Paris l’existence d’un jeune écrivain -,
revient dans sa province natale pour annoncer
sa mort prochaine. Mais le dimanche
en famille - Suzanne, la soeur, Antoine, le
frère, et son épouse, Catherine, et aussi la
Mère (le Père étant décédé) - se passe sans
que Louis puisse dévoiler son secret. Dans
Le Pays lointain, remarquable pièce fleuve,
interviennent bien d’autres personnages
qui ont marqué la vie de Louis et donnent leur
propre témoignage sur leurs vies croisées avec
celle de Louis « l’Amant, mort déjà », Longue Date,
comme son nom l’indique, ami de jeunesse,
Hélène, une amie, ainsi que des personnages
collectifs, « un garçon, tous les garçons » et
« le guerrier, tous les guerriers ».
Jean-Luc Lagarce donne toute la mesure
de son talent pour un théâtre choral où, pour
reprendre une expression de Strindberg, il
propose « une mosaïque de sa propre vie et
de la vie des autres ». Le Pays lointain est
une oeuvre qui s’écrit au singulier pluriel :
elle relate un parcours de vie personnel -
une Passion, pourrait-on dire s’ouvrant à
la présence de la multitude. Tous ceux qui
ont aimé, détesté ou simplement un jour
rencontré Louis, voire ceux qu’il n’a même
jamais croisés, viennent témoigner sur la
vie de Louis et sur la leur propre. Bref, ils
se font, au-delà de la destinée singulière de
Louis, les narrateurs du « drame de la vie »,
de sa banalité et de son tragique indissociables.
Car le théâtre de Lagarce réussit
ce tour de force de tendre vers l’épique, le
romanesque, de consister essentiellement en
un retour sur le passé, tout en préservant,
comme chez Tchékhov, un sens aigu du présent
et de la présence ténue des êtres les plus
ordinaires.
Jean-Pierre Sarrazac
Une certaine exposition de l’homosexualité porte
toute la dramaturgie du Pays lointain.
Cette présence est très singulière. Elle marque
une force d’innovation de la pièce dans
l’histoire de notre théâtre : car s’il est avéré que
de très nombreux auteurs ont donné aux
rapports d’attirance entre hommes une présence
patente dans l’écriture dramatique, il
est au fond très rare que l’homosexualité soit,
comme telle, exposée sur la scène - par le
moyen du drame.
L’ambiance d’une érotique orientée vers des
figures masculines s’étend dans les pièces de
Cocteau, Genet, Koltès comme chez Fassbinder
ou Pasolini. Elle était attestée chez Musset,
Shakespeare. Mais il est très rare qu’on entende
nommer sur scène, et plus encore qu’on voie
montrer, un homme qui en aime un autre, veuille
être aimé de lui, et dont le désir et son histoire,
ouvertement, fassent le ressort dramatique d’une
pièce. Bien sûr, on peut lire ainsi Othello,
Tartuffe, Lorenzaccio, Dans la jungle des villes.
Mais c’est à la condition de reconnaître au drame
sur scène une puissance métaphorique…Le
Pays lointain, dans la tradition du théâtre d’art
français, est venu en son temps rompre de façon
frappante cette règle de métaphoricité. La pièce
le fait, tout au long de son cours, avec une
force et une douceur combinées qui sont, à mes
yeux, pour beaucoup dans son étrange
force de captation du regard et de l’écoute.
Denis Guenoun, Livraison et délivrance.