Bouazizi, Guermah Massinissa et Mohsen Fikri… le même combat

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Bouazizi, Guermah Massinissa et Mohsen
Fikri… le même combat – Eléments d’un débat
sur la situation dans le Maghreb
mardi 21 février 2017, par DJERMOUNE Nadir (Date de rédaction antérieure : 3 février 2017).
1- La région du Maghreb, Maroc, Algérie Tunisie, est traversée, à des rythmes inégaux, par des
mouvements sociaux d’ampleur révolutionnaire. Le plus représentatif par la dynamique révolutionnaire
tracée et le plus aboutit, ou le plus avancé, dans la construction d’une rupture démocratique et sociale est
bien évidement le mouvement enclenché par Bouazizi en Tunisie en 2011. Il constitue jusqu’à aujourd’hui
un modèle de référence aux yeux des mouvements et des protestations de la région.
L’Algérie, une dizaine d’année auparavant, en 2001, a connu le même type de mouvement de protestation,
avec la même ampleur avec un niveau d’organisation même supérieur mais sans aboutir à un quelconque
changement politique dans la structure du pouvoir. La circonscription du mouvement dans un territoire, la
Kabylie, sa connotation identitaire et culturelle liée à sa spécificité dans l’histoire politique du pays l’a en
partie marginalisé. Il n’en reste pas moins que les dimensions sociales et démocratiques ont profondément
structuré le mouvement.
Récemment, au Maroc, la région d’Elhoceima a connu un mouvement similaire, porteur du même type de
revendication sociale et démocratique avec la même portée politique. Ce mouvement marocain rappelle le
cas tunisien par l’élément déclencheur et le cas algérien par sa circonscription dans un territoire où la
référence à la dimension identitaire berbère de la région tente de structurer le mouvement.
L’inégalité d’expression de ces mouvements dans le temps mais aussi dans les rythmes est en dernière
instance liée aux histoires respectives et aux degrés d’insertion des trois pays dans les capitalismes
mondiaux. Ils ont toutefois quelque chose de commun dans la mise au premier plan de la question sociale
et politique.
2- Le rapport de la société algérienne avec le capitalisme est plus chahuté que ses voisins.
Historiquement, l’émergence du capitalisme dans le territoire qui deviendra plus tard l’Algérie est
accompagnée d’une violence et d’une radicalité qui s’apparente à un génocide culturel. La colonisation de
peuplement dès les débuts du 19° siècle, saluée par ailleurs par les penseurs des Lumières y compris
certains socialistes, notamment les utopistes, a façonné l’Algérie moderne et a restructuré en profondeur,
jusqu’au déracinement [1], la société et son territoire. Mais cette « modernisation » capitaliste, loin de
créer une société nouvelle et construire son émancipation chère aux utopistes, a engendré plutôt une
exclusion. Cette exclusion est vécue comme une rupture avec le monde oriental représenté en ce moment
là par l’empire Ottoman finissant. Cette exclusion s’est d’abord exprimée par un repli identitaire et un
rejet, par désespoir, de cette « modernité ». celle-ci est associée plus à la violence coloniale qu’aux «
bienfaits » historiques du capitalisme. Elle a généré par la suite une résistance puis une rupture aussi
radicale que violente avec la colonisation, et sa culture « occidentale » qui lui est associée, sans une
coupure explicite avec son corollaire le capitalisme.
Cette histoire mouvementée peut expliquer en partie la « panique identitaire » [2]]] avec laquelle s’est
construit le nationalisme algérien. Portée et nourrie pendant ces dernières décennies par les arabistes
(Baâthistes..), les islamistes ou encore les berbéristes avec son avatar récent chez les autonomistes
Kabyles du MAK, cette problématique culturaliste n’a toutefois réussie qu’en partie à placer la question
identitaire au centre de la vie politique et n’a pas effacer totalement la question sociale des enjeux
politiques. Celle-ci a de tout temps été présente.
3- Introduit par un colonialisme plus « soft », sous forme de protectorat à la fin du 19° siècle pour la
Tunisie et au début du 20° siècle pour le Maroc, le capitalisme a plus joué sur l’intégration des élites
locales (Makhzen pour le Maroc) que par l’exclusion dans les nouveaux mécanismes de domination
coloniale et capitaliste. la restructuration territoriale et urbaine est à l’image des transformations sociales
des deux pays. Les traces du patrimoine urbain et culturel est fortement visible aujourd’hui au Maroc et à
un degré moindre en Tunisie, alors qu’il est totalement, ou presque, effacé en Algérie.
Les conditions du triomphe du capitalisme et de la culture bourgeoise européenne conquérante dans ces
pays du Maghreb a fortement conditionné leur développement économique et social capitaliste ultérieur,
plus enclin à s’intégrer dans un rapport de dépendance assumé pour les bourgeoisies marocaine et
tunisienne qu’a s’autonomiser comme la bourgeoisie algérienne naissante. Ceci explique aussi, en partie,
l’acceptation par les classes subalternes de la hiérarchie sociale traditionnellement inégalitaire au Maroc
et, à un degré moindre, en Tunisie mais systématiquement contestée en Algérie où l’esprit égalitaire est
bien ancré chez les couches populaires. Cette posture en Algérie procède plus par les conditions de
résistance acharnée au processus d’expropriation-privatisation mené par le colonialisme français que
tente de reprendre mais difficilement les nouvelle classes dominantes et non à un quelconque
attachement à une « l’idéologie socialiste » qui aurait marqué les premières décennies de l’indépendance.
4- Ces aspects historiques et culturels n’expliquent pas tout. L’émergence des luttes sociales qui occupent
de plus en plus une place importante dans l’espace politique de la région est directement liée à la
politique de plus en plus néolibérale menée par les gouvernements des trois pays. L’évolution des
structures capitalistes concoure vers un point commun : une dépendance économique directe avec le
capitalisme mondial (banques, groupes industriel, services…), même si le capitalisme algérien
confectionne une certaine autonomie, notamment sur le plan financier, à cause ou grâce à ces revenus
énergétiques en pétrole et gaz. Cette dépendance entraine une forme d’exploitation de même type des
travailleurs et de l’environnement : une précarisation de plus en plus accrue des travailleurs d’un coté, et
d’un autre coté un pillage des richesses naturelles (hydrocarbures, phosphates ou encore produits
agricoles…) sans souci de l’équilibre écologique et environnemental directement touché par la crise
climatique mondiale. Sur le plan social, cette évolution entraine un accroissement des inégalités sociales.
Il y a même une volonté sournoise à intégrer les nouveau migrants subsahariens dans l’économie et d’une
manière informelle pour mieux les exploiter.
Cette évolution engendre, dans le cas du Maroc des régions à « développement » intense dans l’industrie
touristique, l’industrie automobile, des zones franches et des immenses parties du territoire relégué à la
périphérie comme le Rif, l’Atlas…. C’est le même cas en Tunisie qui connait le même type d’appropriation
privative et de distribution inégale de ses ressources naturelles, avec le même type de développement
géographique et territorial inégal. Entre « un pays utile » le long du sahel méditerranéen, et un arrière
pays ouest et sud-ouest, les inégalités sont à vue d’œil. Ceci donne un sens au processus révolutionnaire
en cours parti de cette partie du territoire en 2011. C’est aussi la même explication qu’on pourrait donner
à la révolte en cours au Maroc partie du Rif.
Cette inégalité sociale et territoriale est légèrement différente en Algérie malgré son vaste territoire. Ceci
ne l’exclue pas pour autant de la même dynamique en cours. La logique développementiste empruntée par
le capitalisme algérien sur la voie de « l’industrie industrialisante » des trente premières années
d’indépendance du pays fut menée avec le souci d’une intégration globale des territoires et des
populations. Elle a surtout engendré un mouvement de population et d’urbanisation accrue autour des
grands centres urbains mais aussi des villes moyennes. De ce point de vue, les révoltes récurrentes et
importantes en Kabylie ne doivent nous cacher les révoltes aussi nombreuses que récurrentes dans les
grands centres urbains. Les protestations à Alger, Constantine, Bejaia, Annaba ou encore Ouargla et la
vallée du Mzab, – ces deux dernières étant présentées comme « des révoltes du sud » comme pour les
régionaliser –, ont toute un caractère urbain. Ce sont des « luttes urbaines », c’est-à-dire une
généralisation progressive de mouvements sociaux urbains, des systèmes de pratiques sociales
contradictoires qui remettent en cause l’ordre établi à partir de contradictions spécifiques de la
problématique urbaine [3].
Mais, de même qu’il ne peut exister « un socialisme dans un seul pays », ou pourra dire qu’il ne peut y
avoir un développement intégré dans le cadre du capitalisme dans un seul pays. Rompant avec ce projet
dès la fin des années 80, la politique poursuivie a visé la destruction de l’appareil productif balbutiant,
certes, mais réel. Le projet économique, industriel, énergétique ou agricole mené par le pouvoir de
Bouteflika vise une intégration « conséquente » à l’économie néolibérale et au marché mondial. Il en
ressort non seulement un effritement industriel mais aussi un effritement de la structure territoriale
engagée dans un aménagement global dont l’objectif principale est de faciliter la circulation de
marchandise et des investissements de capitaux étranger (autoroute est-ouest, la transsaharienne, la
téléphonie mobile, grands barrages d’eau, forage dans la nappe phréatique au Sahara, énergie solaire et
gaz de schiste…. ).
5- Le corollaire de cette course vers une intégration dans le marché mondial et l’économie néolibérale est
la concurrence entre les bourgeoisies des trois pays, notamment entre la bureaucratie bourgeoise au
pouvoir en Algérie et le makhzen marocain. Si cette concurrence se joue d’une manière sournoise et lifté
entre l’industrie touristique tunisienne et le tourisme marocain, celui-ci tire ses dividendes de
l’affaiblissement de celui-là, la « paix froide » entre le régime algérien et le roi marocain, avec comme
prétexte déclaré le conflit frontalier sur un fond de crise au Sahara-Occidental, cache mal la volonté des
deux régimes à prendre le leadership dans la sous-traitance avec l’impérialisme mondial dans la région et
pourquoi pas en Afrique. Ce qui explique la course dans la réalisation des grands travaux (autoroutes,
TGV Casablanca-Tanger…). Ce qui explique aussi la mise en valeur de « la capacité de l’armée algérienne
» à sécuriser la région, autrement-dit à jouer le gendarme des puissances mondiales.
Or, sur le plan économique, le pouvoir algérien vit mal son « retard » vis-à-vis de l’économie de la
monarchie, vu sous l’angle du niveau d’insertion dans l’économie néolibéral et du marché mondial. De ce
point de vue, la fermeture des frontières entre les deux pays devient une aubaine pour le pouvoir algérien.
Il a besoin d’une mise à niveau. Car si ces frontières s’ouvraient, elles dessineraient pour les firmes
européennes et américaines opérant au royaume chérifien l’horizon d’une conquête peu coûteuse du
marché algérien. Ce qui mettrait l’économie algérienne, qui se libéralise avec prudence, devant une
concurrence inégale. Le constructeur automobile français Renault, pour le citer comme exemple, qui
possède à Tanger une grande usine entrée en production en février 2012 (170.000 véhicules/an en 2013
et 400.000 à moyen terme, dont 90% destinés à l’exportation) pourrait tirer profit de la normalisation
frontalière algéro-marocaine. Ce qui lui permettrait de satisfaire, depuis le territoire marocain - et non
plus depuis la France ou la Roumanie comme c’est actuellement le cas - une demande automobile
algérienne sans cesse croissante. Ce qui rendrait caduc toute velléité d’investissement dans ce domaine
en Algérie [4].
6- Cette concurrence intergouvernementale construit en revanche un fond commun pour les populations
de la région, notamment les masses travailleuses. Des populations des trois pays ne profitent pas assez
des richesses et des potentialités de leur territoire respectifs. Cette logique néolibérale dominante
marginalise de plus en plus des pans de la population et des régions entières avec son lot de creusement
constant des inégalités sociales et territoriales. Si ce phénomène est idéologiquement admit au Maroc et
en Tunisie, il se faufile et gagne du terrain dans la culture algérienne malgré les résistances. C’est ce qui
explique en l’occurrence les révoltes récurrentes. Il gagne aujourd’hui tout le territoire du Maghreb [5].
Ainsi, on assiste, dans les trois pays, à l’émergence d’un mouvement diversifié, social, syndical,
environnemental, culturel et associatif qui constitue la matrice de l’opposition aux pouvoirs autoritaires et
à leurs politiques antidémocratique et néolibérales. Par leurs batailles et leurs résistances acharnées, ils
donnent de la consistance à la revendication politique et au combat démocratique et social.
Politiquement et idéologiquement, ces résistances restent orphelines d’un projet révolutionnaire social et
démocratique. Le fantôme de l’islamisme resurgit à chaque instant, notamment face à la monté des
extrêmes droites dans le monde. Le terme « islamisme » prend aujourd’hui de multitudes définitions, du
culturel au politique. La domination de l’islam sur les mœurs et la culture des peuples du Maghreb n’est
pas un fait nouveau. L’indépendance des trois pays n’a malheureusement pas achevé la dimension
démocratique et culturelle du processus révolutionnaire même si, à l’endroit de l’islam, il a suivi des
trajectoires différentes et inégales dans les trois pays, plus « laïcisant » en Tunisie, dompté et
institutionnalisé au Maroc et sur-politisé en Algérie. La montée de l’islam politique qu’on désigne par le
terme « islamisme » a consolidé ce conservatisme et a éloigné la nécessaire avancée vers une laïcité de
l’espace public et des institutions. Il faut aujourd’hui remonter la pente pour revenir aux maigres acquis
de l’indépendance sur ce terrain.
La réponse est cependant dans l’analyse de chaque mouvement se réclamant de l‘islam dans sa
dynamique réelle et dépasser la simple lecture formelle de son expression.
Aujourd’hui, l’enjeu immédiat que porte l’islamisme dans ses différentes expressions oscille entre d’un
coté la réaction légitime des sociétés musulmanes face à l’islamophobie ambiante dans les sociétés
occidentales et, de l’autre coté, la montée d’un culturalisme conservateur et réactionnaire en guerre
contre la raison et les acquis de la pensée des « lumières » dont est issu le marxisme. Ce culturalisme fait
le lit des extrêmes-droites et des barbaries montantes dont l’islamisme constitue un agent. Il est de ce fait
nécessaire de faire la part de choses : ne pas tomber dans le piège de la défense a-historique de « l’islam »
contre l’islamophobie au risque de ne voir dans l’islamisme qu’une « islamisation de la radicalité » des
démunis ou des exclus ; ne pas essentialiser l’islam et ne voir en lui que la barbarie fasciste.
La crise qui s’installe qui peut à terme aiguiser les contradictions de la libéralisation capitaliste en cours
ne place pas d’une manière mécanique les islamistes de tout bord comme alternative. Une dynamique de
fascisation derrière des courants islamistes n’est possible que dans une situation de crise révolutionnaire
sans débouché. Aujourd’hui, et aux yeux des populations, le danger est surtout dans une dégénérescence
régionale qui peut faire le lit d’une « daechisation » de l’extérieur. Ce qui contribue plutôt à renforcer le
front interne autour des pouvoirs qui pour l’instant ne montrent pas de grands signes d’essoufflement
malgré la « maladie » et la vieillesse de leurs leaders respectifs, roi et présidents.
Nadir Djermoune, le 03-02-2017
Notes
[1] Voire sur cette question, P. BOURDIEU, A. SAYAD, Le déracinement, la crise de l’agriculture
traditionnelle en Algérie, edit. De Minuit, Paris, 1964.
[2] Expression empruntée à D. BENSAID, La discordance des temps, édit. De la Passion, Paris, 1995, P.
149.
[3] Par « problématique urbaine » on se réfère « à toute une série d’actes et de situation de la vie
quotidienne dont le déroulement et les caractéristiques dépendent étroitement de l’organisation sociale
générale. Ce sont, à un premier niveau, les conditions de logements collectifs (écoles, hôpitaux,
crèches, jardins, aires sportives, centres culturels, etc,) dans une gamme de problèmes qui vont des
conditions de sécurité dans les immeubles, au contenu des activités culturelles des centres de jeunes,
reproductrice de l’idéologie dominante,(…), ce sont pour des millions d’hommes les longues heures
harassantes de transport, le matin et le soir (…) impuissants dans un flot de voitures immobiles où les
moteurs tournent et se dépensent (…)c’est aussi le temps fractionné de la journée, la séparation
fractionnelle des différentes activités (…) voir, Manuel CASTELLES, Luttes urbaines, éd. Maspero,
Paris 1975, P.8. Voir aussi à ce propos, H. LEFEVBRE, La révolution Urbaine, édit. Gallimard, Paris,
1970, ou encore, D. HARVEY, Villes rebelles, du droit à la ville à la révolution urbaine, édit.
Buchet.Chastel 2015
[4] Voir sur cette question, Y. TEMLALY, disponible sur ESSF (article 40364), L’avenir du capitalisme
marocain se joue aussi en Algérie – Enjeux de la fermeture ou de l’ouverture des frontières terrestres
maroco-algériennes.
[5] Voir aussi, comme texte de référence sur l’évolution de la question sociale et politique au Maghreb,
Ramdane MOHAND ACHOUR, La nouvelle Etoile nord-africaine, libre-Algérie.
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