Entretien avec
Hortense Archambault et Vincent Baudriller
directeurs du Festival d’Avignon
Après les chorégraphes Jan Fabre et Josef Nadj, vous avez demandé à Boris Charmatz d’être l’artiste associé
du prochain Festival d’Avignon. Pourquoi ce choix ?
V. B. : Parce qu’il nous permet de regarder les arts de la scène d’un autre point de vue, grâce aux réflexions que nous avons
menées avec lui depuis presque deux ans. Après nous être intéressés à la narration avec Wajdi Mouawad, puis à la musicalité
de l’écriture avec Christoph Marthaler et Olivier Cadiot, nous voulions retrouver un chorégraphe qui, après Jan Fabre et Josef
Nadj, abordait la scène à partir du corps. Boris Charmatz, chorégraphe et danseur dont nous apprécions les créations depuis
longtemps, nous est apparu comme un artiste qui se posait la question de la place de la danse dans le paysage artistique,
en essayant de briser les codes et les cadres traditionnels de cet art. Ses réflexions sur les rapports entre l’œuvre et les
publics, entre l’œuvre et l’histoire de la danse, entre l’œuvre et la transmission d’une mémoire, faisaient de lui un chorégraphe
emblématique d’une “famille” qui a déplacé l’art chorégraphique contemporain français vers des territoires où il s’aventurait
peu, en le faisant dialoguer avec les arts visuels, en modifiant l’action des mouvements et des gestes et, plus généralement,
en s’interrogeant sur la place de cet art dans la société. Cette démarche sera également présente avec les spectacles de
Xavier Le Roy ou l’exposition et l’atelier de Jérôme Bel. Cela permettra à un public très large, dépassant le public traditionnel
de la danse, de rencontrer des créateurs qui ont aussi aujourd’hui le désir d’ouvrir leur travail au plus grand nombre.
H. A. : Boris Charmatz nous a dit qu’il avait le sentiment d’être associé au Festival depuis très longtemps, puisqu’il y venait
avec ses parents comme spectateur et que cela lui avait donné une connaissance du théâtre qui l’avait beaucoup influencé
lorsqu’il avait choisi de devenir chorégraphe.
Le corps est essentiel dans le spectacle vivant. Avec Boris Charmatz et certains artistes que vous avez invités
cette année, avez-vous le sentiment qu’il sera encore plus questionné et de manières très diverses ?
H. A. : Quand on parle avec un chorégraphe, on prend conscience que le corps peut raconter beaucoup de choses et que
son langage intéresse de plus en plus les metteurs en scène. Ceux-ci fréquentent d’ailleurs davantage les spectacles de danse
et font souvent appel à des chorégraphes pour travailler avec eux. Cela participe à un mouvement plus vaste que nous
constatons depuis des années, qui tend à abolir les frontières entre les formes artistiques, et où les différents registres
d’écritures artistiques peuvent se nourrir et s’enrichir mutuellement.
V. B. : La présence d’Anne Teresa De Keersmaeker, de William Forsythe, de Meg Stuart est la preuve que ce questionnement
sur le corps est déjà très divers à l’intérieur même de l’art chorégraphique. La question du corps est aussi très présente
chez certains metteurs en scène de théâtre comme Vincent Macaigne ou Sophie Perez et Xavier Boussiron, mais aussi chez
des acteurs comme Patrick Pineau ou Nicolas Bouchaud. La question du corps se pose doublement : pour certains le corps
modifie la parole offerte, pour d’autres la parole modifie le corps.
Comment organisez-vous le Festival entre fidélité à des artistes et propositions artistiques nouvelles ?
V. B. : Une programmation, c’est en effet le moyen de répondre aux deux besoins que nous ressentons dans les milieux
artistiques : d’un côté, permettre à des créateurs d’inscrire leurs projets dans le temps et, de l’autre, permettre à ceux qui
arrivent avec de nouveaux langages artistiques d’avoir les moyens de présenter leurs créations dans les meilleures conditions
possibles. Cette année, la programmation de la Cour d’honneur correspond bien à ce double mouvement, puisqu’elle
accueillera d’abord Boris Charmatz, qui pour sa deuxième venue à Avignon se confrontera pour la première fois à une salle
de 2 000 places, puis Guy Cassiers, souvent venu au Festival, qui la découvrira aussi et enfin Anne Teresa De Keersmaeker,
qui y était venue en 1992, et qui conviera les spectateurs à partager une expérience imaginée pour ce lieu. Dans l’ensemble
de la programmation, beaucoup d’artistes viennent pour la première fois, non seulement dans les lieux identifiés pour les
découvertes – La Vingt-cinquième heure ou Sujets à vif –, mais aussi dans de grands lieux. C’est le cas pour Vincent Macaigne,
Katie Mitchell, Nature Theater of Oklahoma, Xavier Le Roy… D’autres reviennent pour une seconde fois, comme François
Verret, Angélica Liddell, Cyril Teste, Fadhel Jaïbi et certains sont déjà des fidèles du Festival, comme les artistes associés des
éditions précédentes Wajdi Mouawad, Romeo Castellucci ou Frédéric Fisbach.
H. A. : Certains artistes incarnent pour nous une mémoire vivante du Festival dont la présence est indispensable à chaque
édition, comme un rappel de son histoire. Ce sera le cas cette année avec Jeanne Moreau, dont tout le monde sait qu’elle fut
présente lors de la première Semaine d’Art à Avignon, et avec Patrice Chéreau qui n’était pas revenu depuis 1988. Pour les
plus jeunes artistes, la question est toujours de savoir à quel moment il est intéressant pour eux de venir se présenter au
Festival, qui est un lieu très exposé et donc risqué. C’est une de nos responsabilités d’imaginer quel sera ce meilleur moment.
V. B. : Le Festival d’Avignon aura soixante-cinq ans cette année. Il doit avancer en s’appuyant à la fois sur son histoire et
sa mémoire et sur ses capacités d’invention créatrice. De la même façon qu’il y a chaque année plusieurs générations de
spectateurs dans les salles, il doit y avoir plusieurs générations de créateurs sur les plateaux. À cet égard, le retour de Théâtre
Ouvert, qui viendra fêter ses quarante années d’existence, est emblématique de ce croisement de générations puisque
Jean-Pierre Vincent et Alain Françon partagerons avec Benoît Lambert et Frédéric Maragnani les mises en espaces de textes
d’auteurs français et étrangers.
5