Métapsychologie et neurosciences. Un point de vue

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Métapsychologie et neurosciences.
Un point de vue
Vassilis Kapsambelis
Psychiatre et psychanalyste,
membre de la Société psychanalytique de Paris
La lecture d’articles aussi riches que ceux de Iacovos Cléopas et de Elsa SchmidKitsikis mettent l’analyste qui s’intéresse au développement de la métapsychologie
dans une situation de stimulation intellectuelle. Cléopas propose une synthèse
audacieuse, qui utilise un concept issu d’une expérience différente (le concept de
transitionnalité) pour aboutir à une nouvelle formulation du monisme
métapsychologique. Schmid-Kitsikis postule que l’établissement de rapports entre la
métapsychologie et certaines autres sciences relèvent essentiellement d’une démarche
de type analogique, dont il convient de discuter le fondement épistémologique.
Sans prétendre à un texte aussi abouti et aussi bien argumenté que les leurs, qu’il me
soit permis d’exposer ici, brièvement et de façon certainement aussi subjective que
sujette la caution, la façon dont je comprends la métapsychologie freudienne, et plus
précisément la démarche freudienne, dans ses rapports avec les neurosciences de son
époque. Il me semble que ces réflexions, directement inspirées de ces deux articles,
pourrait nous permettre d’entrevoir la façon dont Freud comprenait, et la question de
l’opposition monisme – dualisme, et la question des « apports » ou du « dialogue »
entre psychanalyse et neurosciences.
Il faut sans doute commencer par le rappel de quelques éléments fondamentaux. Freud
a défini un « champ de connaissances » : le psychisme. À l’époque où il met en place
ses propres recherches, ce champ commençait progressivement à émerger comme
champ autonome, en se détachant progressivement de la philosophie. Rappelons ici
que, alors que la philosophie existe comme terme, et comme activité de recherche,
depuis l’antiquité grecque, le terme de psychologie apparaît seulement à la fin du 16ème
siècle, et ce n’est au cours du 19ème siècle qu’il acquiert une consistance scientifique.
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Freud s’intéresse à ce champ, mais se trouve dans un dilemme, dont aucun des termes
ne lui paraît satisfaisant.
D’un côté, il y a toujours la psychologie comme branche de la philosophie. Cette façon
de faire de la psychologie ne l’intéresse pas, et d’ailleurs elle n’est pas « moderne » :
le 19ème siècle se caractérise précisément par la séparation entre psychologie et
philosophie. Peu avant lui, d’autres chercheurs dont il connaît les travaux, de
formation initiale philosophique, ont déjà renoncé aux outils et objets traditionnels de
la philosophie pour étudier le psychisme. Tel est le cas, par exemple, de Pierre Janet,
qui décide délibérément de s’intéresser aux « automatismes », c’est-à-dire à une
activité mentale méprisée des philosophes, qui considèrent qu’elle relève davantage de
la physiologie et de la réflexologie que du psychisme spécifiquement humain. La
« découverte de l’inconscient » doit beaucoup à cette séparation de la psychologie
d’avec la philosophie : c’est en affirmant qu’une partie essentielle du psychisme
échappe à la connaissance accessible par un travail de conscience, qu’un nouveau
champ de connaissances peut émerger.
D’autre part, il a une formation initiale de neurophysiologiste. De ce fait, il ne conçoit
pas que le fait psychique puisse émerger autrement qu’en rapport avec les
mouvements de la matière vivante, et plus précisément de la matière nerveuse, comme
d’ailleurs il ne conçoit pas que ce fait psychique soit indépendant des grandes lois
biologiques qui régissent l’homme en tant que mammifère. Mais, de la même façon
que la philosophie ne lui paraît pas adéquate pour traduire le fait psychique, de la
même façon il pense qu’il serait très naïf d’imaginer une correspondance bi-équivoque
entre structures ou fonctionnements cérébraux et telle ou telle activité ou espace
psychiques. Il est intéressant de noter qu’une partie de son travail pré-psychanalytique,
celui qui porte sur les aphasies, s’emploie également à prouver que les localisations
cérébrales ne sont que d’un intérêt plutôt limité, ne donnent qu’une idée assez
grossière des troubles du langage, et que les manifestations cliniques des aphasies
nécessitent des modèles plus complexes et « associationistes » pour être précisément
décrites.
C’est pour résoudre ce dilemme entre philosophie et neurosciences (car si le terme est
récent, l’activité, elle, apparaît au milieu du 19ème siècle), que Freud part dans la
direction d’une « psychologie scientifique » ou « métapsychologie ». Dans ces
formulations, le « méta- » correspond au « scientifique », et vient atténuer et préciser
le terme de « psychologie » : il indique que la nouvelle théorie continue d’être une
psychologie, mais se désolidarise de l’appartenance traditionnelle de la psychologie à
la philosophie, en ayant l’ambition de rallier le domaine des sciences.
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Examinons comment Freud réalise la synthèse de son dilemme initial.
D’une part, et étant donné qu’il s’agit toujours de construire une psychologie, une
bonne partie de son œuvre décrit effectivement des mécanismes psychologiques – ou,
plus exactement, décrit des mécanismes en termes psychologiques. Freud ne pense pas
qu’il soit possible à échéance prévisible, ou même épistémologiquement probable, de
pouvoir substituer à la psychologie – à l’étude du fait psychique – une étude des
fonctions du cerveau et plus généralement du corps. Il semble considérer qu’il est
impossible qu’une étude neurobiologique du corps humain, aussi poussée et détaillée
soit-elle, et quelle que soit l’étendue de ses découvertes, puisse rendre compte de façon
satisfaisante de tous les faits (phénomènes et mécanismes) qui font partie du champ de
la psychologie. Quelle que soit l’évolution, semble-t-il dire, on aura toujours besoin
d’une « psychologie » pour étudier le champ de connaissances qui s’appelle
psychisme. Or, cette idée reste toujours remarquablement valide. Et d’ailleurs elle est
tellement valide, que l’ « homme neuronal » des années 1990 a finalement eu besoin
de l’homme de la psychologie, en l’occurrence de l’ « homme cognitif », pour avancer
dans ses travaux, d’où l’appellation mixte de « sciences neurocognitives ».
Mais d’autre part, cette psychologie doit être « scientifique », c’est-à-dire qu’elle doit
tenir compte de l’organisation neuronale, et plus largement biologique, de l’être
humain. Quel est le sens exact de ce « tenir compte » ? C’est ici que l’on mesure
l’originalité de la solution freudienne. Elle consiste en ceci. Il faut aller chercher,
pense Freud, dans des champs de connaissances en dehors de la psychologie (la
biologie des mammifères, l’organisation fonctionnel du système nerveux central…),
certains grands principes, incontestables, fondamentaux du point de vue de
l’organisation et du fonctionnement du vivant, et de les « importer » en psychologie,
en leur trouvant un système de « représentation ». Ce point nécessite toute notre
attention. Il ne s’agit pas ici, me semble-t-il, d’une « démarche analogique » ; Freud ne
cherche pas à établir une « analogie » entre tel phénomène biologique et telle
manifestation psychique. La représentation doit être comprise au sens littéral du terme,
celui d’une entité qui représente une autre entité. Freud a hésité dans ses formulations :
tantôt c’est la pulsion qui « représente » la poussée biologique dans le psychisme,
tantôt c’est la représentation inconsciente qui « représente » la pulsion. Mais dans tous
les cas, le rapport est celui d’une représentation : de quelle façon un phénomène
(mouvement biologique, mais aussi traumatisme, facteur extérieur…) se fait-il
représenter dans le psychisme, afin de pouvoir être soumis au travail spécifique,
l’élaboration, qui caractérise cet « appareil » de l’organisme qu’est l’appareil
psychique ?
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Nous possédons plusieurs exemples de ces « importations » freudiennes à partir des
neurosciences de son époque, suivies de leur « représentation » pour fonder une
métapsychologie. Par exemple, au niveau des lois générales du vivant : importation
des principaux instincts qui semblent gouverner la vie des mammifères, l’instinct de
conservation de l’individu (tout ce qui se rapporte à la recherche de la nourriture, à
l’autoprotection ou à la défense) et celui de la conservation de l’espèce (tout ce qui se
rapporte à la sexualité et à la reproduction). Et de fait, nous utilisons toujours les
représentations correspondantes dans notre psychologie : l’opposition fondamentale
entre objectalité et narcissisme. Par exemple, au niveau du fonctionnement
élémentaire : importation de la logique de la propagation de la charge électrique à
travers les neurones en tant qu’entité quantitative, économiquement déterminée, ainsi
que de la logique des connexions réciproques entre neurones selon des systèmes de
facilitation ou d’inhibition de la propagation. Et de fait, nous utilisons toujours dans
notre métapsychologie les notions d’investissement, de désinvestissement, de contreinvestissement, de fluidité ou de stase de la libido. Par exemple (à nouveau au niveau
général) : élaboration d’une deuxième théorie des pulsions que, malgré les évidents
prolongements anthropologiques et même philosophiques de sa conception, Freud
tient toujours à étayer avant tout sur une hypothèse concernant la nature générale des
cellules (l’opposition entre cellules somatiques, qui s’autodétruisent selon leur propre
temporalité, et cellules germinales, qui ont vocation à se perpétuer grâce à leur union
avec leurs équivalents d’autres organismes). Et de fait, nous pensons toujours les
manifestations psychiques en termes de pulsions de vie et de pulsions de mort, et
même nous considérons toujours que la destructivité propre aux pulsions de mort
concerne avant tout l’individu et seulement secondairement, par détournement, l’objet.
Par exemple (à nouveau au niveau élémentaire) : importation des connaissances sur les
différentes aires de représentation cérébrale issues des travaux de la neurologie de la
deuxième moitié du 19ème siècle sur les aphasies et les agnosies pour élaborer une
topologie exclusivement psychique, distinguant représentations de chose et
représentations de mot, représentations conscientes et représentations inconscientes,
ou encore perceptions et représentations – les premières issues d’excitations provenant
de l’univers qui est extérieur au psychique (les cinq organes de sens pour le monde en
dehors du corps, les perceptions proprioceptives pour ce qui concerne le corps), les
secondes issues du travail effectué entre mémoire et fantasme (schéma général qui
d’ailleurs est adopté en grande partie par les sciences cognitives contemporaines). Par
exemple (au niveau général) : considérer que si la pulsion a comme destin naturel la
recherche de satisfaction, le principe de fonctionnement du psychisme est logiquement
le principe de plaisir/déplaisir (qui ne constitue pas, de ce fait, un « couple d’opposés »
avec le « principe de réalité », comme certains psychanalystes ont pu le penser,
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puisque ledit « principe de réalité » est au service du principe de plaisir, en tant que
garde-fou contre le déplaisir).
Est-ce que la psychologie ainsi constituée (la métapsychologie), sur la base de ces
importations, sait de quoi elle parle ? Freud répond sans hésiter : non. Nous ne savons
rien des pulsions dans leur dimension biologique, et rien également des quantités
d’excitation ou de libido. Mais sur ce point Freud a une conception assez claire.
Comme notre travail à nous, psychanalystes, reste une « psychologie », il nous suffit
d’introduire dans les équations qui sont les nôtres un « x » inconnu (la pulsion, la
quantité…) et de le reporter en tant que tel d’équation en équation : cet « x » inconnu
restera le même tout au long des opérations, ce qui ne les empêchera pas d’avancer.
Telle est, me semble-il, très exactement la place de la biologie dans la
métapsychologie selon Freud : elle y est essentiellement importée, certains de ses
principes de base deviennent, une fois dûment représentés, des principes de base de la
psychologie qui en découle, mais elle reste par ailleurs un « x » inconnu auquel la
psychologie ainsi construite ne prête qu’un intérêt somme toute assez limité,
puisqu’elle en a déjà tiré l’essentiel dont elle avait besoin pour le travail qui est le sien.
Et on pourrait ajouter que telle est, toutes proportions gardées, la place des
contributions d’autres champs de connaissances à la métapsychologie. Freud, par
exemple, pose sans autres commentaires le fait que le surmoi est construit, au départ, à
partir du père (du père réel), ce qui lui suffit pour décrire un élément d’une deuxième
hypothèse topique. Le champ de connaissances auquel il emprunte cette notion – ce
objet « père » – est manifestement l’anthropologie, chargée de nous apprendre de
quelle façon et depuis quand l’espèce humaine s’organise comme famille à trois pôles
distincts et constamment présents dans la constitution du sujet (mère – enfant – père).
Ce champ est également celui de l’histoire des religions, ou de l’étude des origines du
sentiment religieux. Freud, en tant que penseur, ne se prive pas de faire quelques
incursions psychanalytiques dans ce domaine de connaissances (par exemple la
« horde primitive », ou encore la monographie sur Moïse), comme par ailleurs il ne se
prive pas du droit de donner, ici et là, une idée concernant la biologie ou l’éthologie
humaines… Mais fondamentalement, son travail est celui d’un « métapsychologue »,
le fait que l’être humain possède une pulsion (et un père) lui suffit pour avancer ses
« équations », et s’il s’aventure dans le champ des biologistes (ou des anthropologues),
c’est davantage pour faire avancer sa métapsychologie, que pour nourrir une
éventuelle discussion interdisciplinaire.
On comprend que, de mon point de vue, la question de Freud n’est pas tout à fait celle
du monisme ou du dualisme. D’ailleurs, il me semble que toute hypothèse de
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« transitionnalité », par le concept même qu’elle utilise, risque d’instaurer à nouveau le
dualisme qu’elle a voulu dépasser (car, qu’est-ce qu’induit une notion comme la
« transition », sinon l’existence de deux termes ?). Il me semble que, pour Freud, la
question est avant tout d’établir un « champ de connaissances » autonome
(relativement autonome, mais autonome), sachant qu’un tel champ se construit avec
une méthodologie (méthodologie de production de nouvelles connaissances) et tend à
se doter d’une théorie (qui organise les connaissances ainsi acquises). C’est en tout cas
la définition qu’il donne de la psychanalyse, sans se soucier de sa place par rapport à
d’autres hypothèses du psychisme, biologiques ou pas. La métapsychologie est une
telle théorie, issue d’un champ de connaissances, son objet est le psychisme humain, et
sa méthodologie est avant tout celle de la « psycho-analyse », même lorsque cette
« analyse » des éléments qui composent le psychisme et l’étude de leurs agencements
et de leurs sens permet de construire une herméneutique qu’il est possible par la suite
d’appliquer à d’autres manifestations du psychisme humain (art, phénomènes
sociaux…), où une « analyse » n’est pas rigoureusement possible.
Il n’est pas interdit d’utiliser plusieurs champs de connaissances pour un même objet,
notamment en matière de connaissance de l’humain : la biologie, la psychanalyse, la
psychologie cognitive, l’anthropologie, la sociologie, le droit, l’économie, l’histoire, et
même la climatologie plus récemment, nous parlent de lui. Il n’est pas interdit non
plus à un champ de connaissances d’utiliser comme « hypothèses de départ » des
notions bien établies dans d’autres champs de connaissances ayant le même objet :
c’est exactement ce qu’a fait Freud, avec comme résultat de construire une
psychologie qui possède « sa » biologie (les pulsions, le point de vue économique),
« son » anthropologie (l’organisation œdipienne), et même « sa » sociologie
(« psychologie des masses et analyse du moi ») – l’adjectif possessif (« sa » biologie,
« sa » sociologie…) signifiant qu’il ne s’agit pas de la biologie, de la sociologie, etc.,
mais de ce que la métapsychologie en a importé et fait représenter pour servir son
propre développement.
On peut appeler cela un monisme, si l’on veut ; en tout cas, il est davantage
« monisme » que les théories psychologiques (comme par exemple le cognitivisme)
qui ne se sont pas données la peine d’importer et de représenter par leurs propres
concepts les connaissances de base de la biologie dont ils ont besoin, se contenant de
la vaine, me semble-t-il, recherche de correspondances entre phénomènes mentaux et
structures anatomiques ou manifestations fonctionnelles du cerveau. Mais ce monisme
n’empêche pas la biologie de continuer d’avancer selon ses propres méthodes de
recherche, sans montrer d’intérêt particulier pour la psychanalyse (à quelques
exceptions près). Tant et si bien que, tout ce que l’on peut dire, est que les
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importations de Freud se sont avérées fécondes surtout pour la métapsychologie ellemême, puisqu’elles lui ont permis de construire une théorie du psychisme humain
d’une rare richesse et complexité. Et bien sûr, il n’est pas interdit non plus de
dialoguer entre spécialistes de champs de connaissances différents, qui partagent le
même objet. Mais en définitive, ce n’est pas un champ de connaissance qui en valide
un autre : la validation d’un champ de connaissances, du moins dans les domaines qui
sont les nôtres, ne peut provenir que de sa double capacité, d’une part à décrire de
façon convaincante l’objet qu’il s’est choisi, d’autre part à intervenir en son intérieur,
grâce à sa méthode, afin de produire des changements.
De ce point de vue, on pourrait dire qu’un des risques du dialogue sur les rapports
entre psychanalyse et neurosciences est d’oublier que la métapsychologie se base sur
une certaine « biologie » (la sienne), ce qui conduirait à reconnaître à la psychanalyse
une spécificité exclusivement « psychique » (la science de la « réalité psychique », ou
encore pire, du « psychisme affectif ou émotionnel »), d’autres disciplines se
chargeant de l’expression de la « réalité » extérieure ou corporelle ou cognitive, et de
leurs rapports avec la réalité psychique. Ce risque est d’autant plus élevé qu’une
certaine compréhension de la psychanalyse va dans le même sens, notamment celle qui
reste profondément ancrée dans la tradition philosophique du monde occidental, et
notamment dans une séparation assez tranchée entre « corps » et « esprit » (tout
comme entre « esprit » et « réalité »). Une telle compréhension de la psychanalyse, à
forte connotation philosophique, conduit naturellement, de son côté, à en faire une
« science de l’esprit » (ou de la « psyché », ou du psychisme, ou de l’espace mental,
ou de la vie intérieure, ou du langage…), et donc renforce de facto le risque précédent.
Si telle est la spécificité de la métapsychologie (une psychologie qui a importé la
biologie dont elle avait besoin pour ses propres modèles, et qui a considéré que cette
importation est une exigence scientifique pour elle), quel sens a la discussion avec
d’autres champs de connaissance, en l’occurrence avec la biologie et les
neurosciences ? Et qu’est-ce que cette discussion peut nous apporter à nous,
psychanalystes ?
Je pense que pour nous, s’intéresser à cet autre champ qui est celui de la biologie et
des neurosciences – celui-là même que Freud a le plus utilisé dans sa démarche initiale
– c’est chercher à savoir si de nouvelles connaissances, de nouveaux principes
incontestables ont émergé, pour pouvoir les importer. Après tout, les importations de
Freud datent de plus d’un siècle, il est théoriquement possible que de nouvelles
connaissances aient été établies dans ces champs extérieurs à nous, à partir desquelles
nous pouvons repenser et enrichir les nôtres.
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Comment procéder ? En essayant d’établir un « inventaire » des importations de Freud
dans la métapsychologie à partir des neurosciences de son époque, il m’a semblé utile
de distinguer un « niveau général » (les grands principes biologiques, au sens de
l’éthologie des mammifères) et un « niveau élémentaire » (l’étude des composants de
l’activité mentale). On pourrait, dans une première et provisoire approche, utiliser
cette distinction pour donner quelques exemples, de façon non exhaustive.
Au niveau général. Il est assez évident que l’attachement, en tant que schème de
comportement commun chez les mammifères, est en rapport étroit avec ce que Freud a
compris comme « pulsions du moi » au service de la sécurité de l’individu et de l’autoconservation. Néanmoins, tout l’attachement ne se résume peut-être pas aux « pulsions
du moi », et le vaste champ de recherches qui sont menées actuellement dans ce
domaine aurait sans doute quelque chose à nous apprendre, y compris éventuellement
sur le périmètre exact de ces « pulsions du moi ». D’autant plus que ce schème
s’associe à un autre, qui constitue probablement la seule exception à la loi de l’autoconservation des mammifères : l’aptitude de la femelle à mettre en péril sa propre vie
pour protéger son nourrisson. Voilà qui ne devrait pas laisser indifférente la théorie
psychanalytique, d’autant plus qu’une de ses évolutions de ces dernières décennies a
précisément été la prise en compte de la dyade mère-enfant dans le développement du
psychisme spécifiquement humain. Ce champ est intéressant aussi pour une autre
raison. La recherche biologique d’aujourd’hui s’intéresse peu à des concepts très
discutés du temps de Freud, comme l’instinct, dont nous avons toujours besoin, du fait
de l’importance de cette notion et de son évolution chez nous (pulsion). Nous avons
donc tout intérêt à entreprendre le dialogue avec le courant de l’attachement, rare
exemple aujourd’hui, dans le domaine biologique, de recherches susceptibles de nous
intéresser.
Au niveau élémentaire. Tant que les sciences cognitives continueront d’imaginer le
psychisme humain sur le modèle de l’ordinateur, il est assez peu probable qu’elles
nous apprennent quoi que ce soit sur lui, car il est assez peu probable que la science
parvienne à prouver que le fond de l’âme humaine consiste en une version généralisée
de syndrome d’Asperger (d’ailleurs, l’expérience montre au contraire qu’en période de
crise, lorsque les institutions les plus spécifiquement humaines – famille, organisation
en société – se délitent et le « fond » de l’homme revient à la surface, très peu de gens
développent des aptitudes autistiques, et la plupart retournent tout simplement à l’état
sauvage). En revanche, au niveau de ce qui constitue les « pièces » élémentaires, les
« composants » de base des différentes opérations du psychisme, il est sans doute
intéressant d’entendre ce que les sciences cognitives ont à nous dire. Après tout, notre
modèle par exemple de la distinction entre représentations de chose – représentation
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de mot date de la neurologie du 19ème siècle ; il y a eu peut-être du nouveau de ce côté
de la recherche neurocognitive, et il serait utile de confronter nos représentations avec
elles, s’il y a lieu de renouveler nos importations.
Enfin, un troisième exemple est celui des médicaments psychotropes. On sait que
depuis bientôt soixante ans une psychopharmacologie relativement diversifiée entraîne
des changements parfois spectaculaires dans les pathologies mentales. Quelle que soit
l’idée que nous nous faisons de ces changements (durables ou éphémères, superficiels
ou profonds), il y a incontestablement changements, et donc mobilisation psychique.
La recherche sur les psychotropes en soi a peu à nous apprendre ; elle se fait dans des
directions telles, et à partir de bases telles, que le dialogue avec elle est de peu
d’intérêt pour nous. En revanche, au plan clinique, les changements sont bien visibles,
et fort intéressants ; ne sont-ils pas en rapport évident avec certains concepts que nous
utilisons quotidiennement, et qui entrent dans la catégorie générale de notre hypothèse
« économique » (« force » et destins de la poussée pulsionnelle, investissements et
désinvestissements, équilibre entre pôle objectal et pôle narcissique de la libido, ou
même économie du passage à l’acte) ? N’ont-ils pas quelque chose à nous apprendre
sur ces notions ? Ici, la question se pose bien sûr : les effets des psychotropes sont-ils
vraiment en « rapport évident » avec nos concepts économiques ? Certains
psychanalystes le pensent, c’est aussi l’opinion qui s’exprime ici. D’autres au contraire
diront que nos termes (investissement, désinvestissement, libido…) ont, certes, un
rapport avec des concepts que Freud supposait biologiques, mais ce rapport est
désormais « historique », ces concepts ne sont plus que des « métaphores » du
biologique, l’étude des effets « réels » des psychotropes ne peut en rien les enrichir ou
les modifier. Une telle opinion ne manque pas d’arguments. Le problème est que, si on
la pousse jusqu’à ses conséquences ultimes, la métapsychologie dont elle parle perd
son « méta- » ; elle redevient donc simple psychologie.
À défaut d’avoir vraiment enrichi la discussion ouverte par les remarquables articles
de Cléopas et Schmid-Kitsikis, peut-être suis-je parvenu à donner mon point de vue
sur la question : la psychanalyse a-t-elle besoin des neurosciences ? En effet, la lecture
de plusieurs publications psychanalytiques ces dernières années montre que nombreux
sont les psychanalystes qui semblent répondre à cette question par l’affirmative, si l’on
en juge par l’abondance des travaux tentant d’établir des parallèles entre psychanalyse
et neurosciences. Admettons donc que nous avons besoin des neurosciences, et qu’il
convient d’ouvrir le dialogue avec elles, et d’essayer de les utiliser. La question se
pose alors : oui, mais comment ? Les présentes réflexions proposent une réponse assez
simple : comme Freud.
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