Analyse rétrospective des relations commerciales entre le Bénin et le Nigeria Bio Goura SOULE Lares Décembre 2002 Introduction Elles sont très anciennes et concernent tous les aspects de la vie socioéconomique. En effet, s'appuyant sur des facteurs historiques et sociologiques (utilisation en commun de plusieurs langues: Goun, Yoruba, Bariba et Haoussa), les populations nigérianes et béninoises ont développé des relations de proximité dont la portée et les conséquences font l'objet de controverse. Les débats sont d'autant plus vifs ces trente dernières années, que les échanges commerciaux qui se sont développées entre les deux pays reposent fondamentalement sur l'exploitation des disparités de politiques économiques. On arrive de ce fait à des transactions commerciales dont l'ampleur est inversement proportionnelle au degré d'harmonisation des politiques. De ce fait, plusieurs analystes estiment que ces échanges, expression d'un régionalisme transétatique sont déstructurants des économies des Etats (Bach, 1992). Dans l'imagination de nombre de décideurs, le Nigeria n'est rien d'autre qu'une mastodonte de 120 millions d'âmes minée par l'instabilité politique, la corruption, l'insécurité et animée de velléités hégémoniques sur ses voisins. Mais à regarder de plus près, la Fédération nigériane est bien mieux que cela. En effet, avec 47 % du Produit Intérieur Brut de l'Afrique de l'Ouest, 60 % des consommateurs et de l'élite intellectuelle, 50 % du potentiel industriel de cette zone, le Nigeria se positionne comme un véritable pôle d'entraînement pour la région ouest-africaine. Le problème qui se pose pour tous les pays qui entourent ce pays est de savoir tirer profit des opportunités d'offre ce géant marché. Sans l'avoir explicitement exprimer dans un document de politique économique, le Bénin ou plus précisément certains opérateurs économiques béninois semblent bien avoir internalisé le principe. L'analyse du fonctionnement de l'économie béninoise au cours des trente dernières années confirme cette assertion. De même quelques initiatives officielles prises par les responsables politiques montrent que nous avons affaire à des relations qui résistent à tous les chocs endogènes ou exogènes. Des années soixante à nos jours, on peut repérer quatre grandes phases qui ont rythmé les transactions commerciales entre le Bénin et le Nigeria. En effet, à chaque changement de politiques économiques nigérianes correspond une forme particulière d'échanges entre les deux pays. Entre 1970 et 1975: La mise en place des réseaux . Cette période est marquée par le développement du commerce informel et de transit. Ces deux activités ont été favorisées par deux chocs au Nigeria: la guerre du Biafra et le boom pétrolier. La guerre du Biafra (1967-1970) a désorganisé les circuits de commercialisation au Nigeria, obligeant le pays à recourir à ses voisins, non seulement pour assurer son approvisionnement mais aussi pour écouler ses produits d'exportation. Il en a résulté la mise en place de réseaux parallèles de collecte de produits comme le café et le cacao. Le Bénin qui ne produit aucune fève de cacao, devient exportateur net de ce produit. La valeur des transactions passe de 328 millions en 1969 à 1.372 millions en 1973, soit environ 26.5 % des exportations du Bénin. La 2 même période connaît également le développement du transit de certains produits comme les fripes dont la valeur passe de 134 millions à 2570 millions entre 1967 et 1973 et des tabacs et cigarettes (137 millions à 1174 millions). La fin de la période est marquée par la très forte sollicitation du port de Cotonou pour désengorger ceux du Nigeria. Le volume du transit vers le Nigeria passe du simple au double entre 1967 et 1973. Aux réseaux yoruba qui animaient les échanges entre les deux pays, s’ajoutent ceux animés par les Ibos dont l’installation au Bénin date du début de la décennie 70. Ces Ibo se positionnent à l’interface des échanges entre le Nigeria et le reste du monde via le Bénin, sur des produits allant de la friperie aux pièces détachées pour engins de toute nature. De 1976 –1986 : L'âge d'or des activités de transit et des exportations de produits béninois Le boom pétrolier provoque une désaffection du secteur agricole nigérian. L’importance des recettes pétrolières et l’augmentation spectaculaire du pouvoir d’achat1 des nigérians permettent l’acquisition facile des denrées alimentaires et des produits de luxe sur le marché international. La demande d’importation nigériane continue à grimper face à une politique de substitution à l’importation non conséquente. La situation du port de Cotonou proche de Lagos, lui permet de suppléer ses homologues du Nigeria. L’évolution fulgurante du transit et de la réexportation entraîne la mise en place de dispositifs stratégiques par les pouvoirs publics béninois et nigérians pour tirer le maximum de profit de la situation. Les plus importants de ces dispositifs sont d’ordre logistique : construction de l’autoroute Kraké-Sèmè, renforcement de la capacité d’accueil du port de Cotonou etc. A cela s’ajoute au Bénin, une politique fiscale légère et flexible bien que le pays soit sous le régime marxiste-léniniste à tendance protectionniste. Le Bénin élabore une disposition non tarifaire qui autorise les opérateurs économiques à importer plus que les besoins nationaux. Dès lors les périphéries nationales deviennent très actives dans le commerce transfrontalier. Les zones frontalières sont métamorphosées par une polarisation économique qui modifient les anciennes relations villes-campagnes. Les activités du tertiaire et des services se développent dans les localités frontalières comme pour suppléer l’engorgement des villes. Igolo, Kraké, Illara, Idiroko, Tchicandou etc. créent un dynamisme économique exceptionnel. Le volume du transit est multiplié par 10 entre 1975 et 1979 passant de 68000 tonnes à 633 530 tonnes. 1 En 1975, le décret UDOJI avait triplé le salaire des fonctionnaires, multipliant ainsi du jour au lendemain par trois le pouvoir d'achat des nigérians. Le SMIG était à 3000 naira et le naira était égal 550 FCFA. 3 Figure n°1 : Evolution du trafic de transit en direction du Nigeria. 1 600 000 1 400 000 1 200 000 1 000 000 800 000 600 000 400 000 200 000 0 1975 1976 1977 Port Cot 1978 1979 Nigeria Le solde de la balance commerciale informelle du Bénin avec le Nigeria passe de 24,8 milliards en 1977 à 82,1 milliards en 1982 (IGUE J. et SOULE B. G., 1992, p.147). Les exportations béninoises de produits agricoles vers son voisin notamment, le maïs, les cossettes de manioc et d’igname, le piment connaissent une augmentation spectaculaire. Le sac de 70 à 90 kg de cossette d’igname est exporté par les localités frontalières situées entre Tchaourou et Nikki à un prix variant entre 25000 et 35 000FCFA et permet au Bénin de placer sur le marché de son voisin, plus de 10 000 tonnes de ce produit par an. La période 1976-1986 a été aussi celle d’édification des bases d’une véritable coopération allant dans le sens de l’intégration des économies des deux pays. Outre la construction de la route Sèmè-Lagos, le renforcement de la coopération économique s’est traduit par la création de deux sociétés en joint-venture : la société sucrière de Savè et le complexe cimentier d’Onigbolo. Sur le plan politique on notera que le Nigeria est le seul pays africain à apporter une assistance militaire au Bénin lors de l’agression armée du 16 Janvier 1977. De 1986 à 1993 : le développement du commerce de réexportation Cette période est marquée par deux phénomènes qui ont contribué à donner une orientation nouvelle au commerce bénino-nigérian. Face à l’accentuation de la crise économique et à l’augmentation de son déficit budgétaire, le Nigeria décrète des embargos sur un certain nombre de produits, malgré l’application de son PAS. Le pays s’enfonce dans une politique protectionniste, qu’il n’arrive cependant pas à contrôler. L’agriculture nigériane connaît une certaine relance grâce aux efforts consentis ( création des Agricultural Development Project, subvention du prix des intrants). Les résultats les plus spectaculaires concernent les racines et tubercules : les tonnages de production d’igname/manioc passent de 19.909.000 tonnes à 45.482.000 tonnes entre 1986 et 1993. Celles des céréales sont passées de 12.732.000 tonnes à 13.924.000 tonnes 4 au cours de la même période. Par contre les productions de riz et de blé sont restées marginales par rapport au besoin de consommation. Cette évolution et la dépréciation du Naira dont la valeur passe de 507 FCFA à 14 FCFA entre 1982 et 1993, rendent asymétriques les transactions commerciales entre les deux pays : les produits du cru béninois éprouvent des difficultés à se placer sur le marché nigérian. Ils sont remplacés par les céréales (riz et blé) importées du marché international et réexportées vers ce pays par des opérateurs béninois et nigérians. En 1987, par exemple, le Bénin importe 387 500 tonnes de riz pour des besoins nationaux estimés seulement à 60 000 tonnes. L’euphorie de la réexportation béninoise de ces produits entraîne celle de tous les autres produits prohibés ou fortement taxés par le gouvernement nigérian. Cependant le commerce de réexportation s’essouffle quelque peu entre 1988 et 1990, consécutivement à la crise économique et financière qu’a traversé le Bénin en cette période. Depuis 1994 : Les échanges à l'épreuve de la libéralisation au Nigeria Depuis 1994, les transformations enregistrées dans la politique commerciale du Nigeria, notamment les mesures visant une large ouverture de son marché intérieur pour respecter ses engagements relatifs à la ratification des accords de l’OMC et pour limiter les pertes de l’Etat inhérentes aux prohibitions d’importation, constituent la nouvelle conjoncture à laquelle l’économie béninoise essaie de s’adapter. Entre 1992 et 1998, la réexportation béninoise vers le Nigeria a baissé en volume de 18% pendant que le transit enregistre une progression de 22,8% par an (LARES/DIAL, 1999). Les flux de transit se sont fortement accrus à partir de 1995 passant de 62,9 milliards FCFA à 96,1 milliards FCFA en 1998 et à plus de 100 milliards en 2000 dont 58,2 milliards2 pour les véhicules d’occasion représentant environ la moitié de la valeur du transit en 2000. En volume, les quantités de marchandise en transit sont passées de 58 771 en 1994 à 402 007 en 2001. Mais les mesures contenues dans la lois de finance et 2002 visent à casser le dynamisme du commerce de transit, le Nigeria espérant détourner les flux de transit vers le port de Lagos. En attendant, une part de plus en plus forte des produits de réexportation passe actuellement par le transit, ce qui réduit les recettes fiscales liées au commerce de réexportation pour le Bénin. Malgré cette baisse, les recettes de la réexportation ont contribué en 1998 pour 46% aux recettes douanières, 25% de celles budgétaires et 4% du PIB. L’importance pour l’économie béninoise, des activités de réexportation qui sont fortement dépendantes de la politique commerciale nigériane, n’est plus à démontrer. Le Nigeria : une soupape de sécurité pour le Bénin Avec une population estimée à 6, 7 millions d'habitants répartie sur 114763 km2, le Bénin apparaît comme un petit pays à côté du Nigeria qui compte plus de 120 millions d'habitants répartis sur une superficie de 927000 km2. Ce géant de l'Afrique dispose d'importantes ressources minières et agricoles, et du plus important tissu industriel des pays de l'Afrique de l'Ouest. Ces ressources économiques font du Nigeria un marché offrant d’énormes opportunités aux pays voisins dont le Bénin. Son PIB aux prix courant est de 1,5 fois supérieur à celui de l’ensemble des pays membres de l’UEMOA et son solde commercial 5 fois plus important que celui de l’union (V. JOGUET, [1999]). Quant au Bénin, il contribue pour 8% à la formation du PIB de l’union et pour 6% de ses exportations. L'inexistence d'un véritable tissu industriel au Bénin, celui-ci se limite à 18 2 Source : Direction Générale des Douanes et Droits Indirects (DGDDI) 5 usines d'égrenage de coton, six usines textiles, quatre huileries, quatre brasseries, trois cimenteries, une sucrerie ... et la faiblesse de ses exportations agricoles font de ce pays, un appendice de son grand voisin dont il tire profit, de toutes les opportunités commerciales favorisées entre autres, par les différences de politiques commerciales et la non convertibilité de la monnaie nigériane. Comme le montre la communication portant sur l’estimation des importations nigérianes du Bénin, le Bénin dépend pour environ 30 % de ses approvisionnements extérieurs du Nigeria. CONCLUSION L'analyse qui précède montre que le Bénin a entretenu et entretient avec son géant voisin, le Nigeria, des relations d'opportunité. Les conséquences de ce type de relations sur l'économie et le développement du Bénin sont diversement appréciées. Pour certains analystes qui ne voient la question que sous l'angle des recettes fiscales, les importations informelles par exemple occasionnent des manques à gagner à l'Etat. Le cas des hydrocarbures dont près de 50 % des besoins nationaux sont satisfaits par le trafic frauduleux en provenance du Nigeria est cité en exemple. Ils concluent que ces échanges sont « destructurants » des économies de chacun des pays en présence. Cependant, une analyse plus fine du phénomène suggère de nuancer cette assertion. Les transactions ont suscité au delà de leur contribution à la formation des recettes publiques, deux dynamiques qui nous paraissent profitables pour l'économie nationale. - La première concerne l'émergence d'une couche d'opérateurs économiques dynamiques opérant dans le tertiaire. Longtemps cantonné dans les activités spéculatives, cette catégorie s'investit de plus en plus dans d'autres secteurs porteurs comme les banques et les assurances. Sans doute, lorsque les autres secteurs de service, comme les télécommunications seront libéralisées, ils connaîtront la participation active de cette catégorie d'opérateurs. La situation de sur liquidité que connaissent actuellement nos banques découle en partie de l'existence de ces acteurs dont certains sont parties d'un rien. Aux pouvoirs publics de savoir capitaliser ces acquits et les transformer en support de développement. - La seconde est relative à la structuration de l'espace à laquelle ces échanges nous ont conduits. La quasi totalité du commerce du Bénin avec ses voisins immédiats est animée par les marchés transnationaux et frontaliers. Même le commerce de réexportation n’échappe pas à la gouvernance par le marché. Ces échanges sortent du cadre formel tracé par les institutions communautaires et les réglementations nationales, mais relèvent du fonctionnement naturel du marché. Ainsi, l’intégration de proximité prônée par les dirigeants nigérians et ghanéens trouve, à travers ce commerce naturel animé par les marchés, sa justification la plus plausible. De Lagos à Accra, le marché a défini un espace fonctionnel dynamique. En plus des échanges marchands qui s’opèrent dans cet espace, le Bénin subit trois grandes manifestations de cette dynamique spatiale : l’accélération de l’urbanisation qui implique une forte demande alimentaire, celle des flux migratoires qui favorisent le renchérissement des coûts du foncier rural et urbain ; l’intensification des flux financiers dans le pays avec le marché de Dantokpa se plaçant comme l’un des principaux centres d’affaires de l’Afrique de l’Ouest. Les flux financiers générés chaque année par ce marché sont estimés à des centaines de milliards FCFA, ce qui 6 fait du marché Dantokpa, la seconde industrie du Bénin, après le port de Cotonou. Les activités de ce marché et des autres marchés frontaliers (Malanville, Gaya, Kassoua, Kétou, Illara Pobè, Lomé, Accra, Lagos etc.) font émerger le Bénin au centre d’une « Région-Marché » qui réunit l’Ouest du Nigeria, le Togo, l’Est du Ghana,. Toute la logique du fonctionnement de l’économie béninoise repose sur cette « Région-Marché ». 7