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amont du fleuve, mais aussi par les cailloux et les méandres du
fleuve à l'endroit où tu te trouves pour l'observer.
-- Je commence à comprendre.
-- Toute l'histoire de la pensée - autrement dit l'histoire de la
raison - est comme le cours d'un fleuve. Toutes les pensées que
la tradition fait à déferler sur nous, d'une part, et les conditions
matérielles qui déterminent notre présent, d'autre part,
concourent à définir notre mode de pensée. Tu ne peux donc
aucunement prétendre que telle où telle pensée est juste et
éternelle. Elle peut tout au plus se révéler juste là ou tu te
trouves.
-- Alors peu importe si c'est faux ou juste, ça revient au même,
quoi!
-- Mais non! Chaque chose peut être juste ou fausse selon le
contexte historique. Si tu défends l'idée de l'esclavage en cette
fin du XXe siècle, tu passeras dans le meilleur des cas pour un
bouffon. Mais il y a deux mille cinq cents ans, on ne voyait pas
les choses de la même façon, malgré quelques esprits plus
avancés qui s'élevaient déjà contre cette pratique. Tiens,
prenons un exemple plus proche de nous : il y a à peine cent ans,
il ne semblait pas à déraisonnable de brûler de grandes étendues
de forêts afin de permettre d'accroître les terres cultivables. On
a aujourd'hui bien changé d'avis. Tout simplement parce que
nous avons de tout autres éléments - et de bien meilleurs pour
juger un tel acte.
-- Ça va, j'ai compris maintenant.
-- Hegel souligne que c'est la même chose pour la réflexion
philosophique, à savoir que la raison est quelque chose de
dynamique, c'est-à-dire un processus. Et la << vérité >> est ce
processus même. Il n'existe en effet aucun critère extérieur à ce
processus historique pour déterminer ce qui présenterait le plus
grand degré de << vérité ou de << raison >>.
-- Des exemples!
-- Tu ne peux pas tirer hors de leur contexte différentes
pensées de l'Antiquité, du Moyen-âge, de la Renaissance ou du
siècle des Lumières et les classer en disant : celle-ci est juste et
celle-là est fausse. Ça ne peux pas dire que Platon avait tort et
Aristote raison, ou encore que Hume avait tort, mais que Kant et
Schelling avaient raison. C'est une manière complètement
antéhistorique d'analyser le problème.
-- Non, ça ne paraît pas génial en effet.
-- En règle générale, on ne peut jamais séparer un philosophe
ou une pensée - quels qu'ils soient - de leur contexte historique.
Mais j'en viens à un point essentiel : parce qu'il arrive toujours
quelque chose de nouveau, la raison est << progressive>> c'est-
à-dire que la connaissance de l'être humain est en perpétuel
développement et, vu sous cet angle, ne fait qu'<<aller de
l'avant>>.
-- En ce sens, la philosophie de Kant est peut-être plus juste
que celle de Platon, non?
-- Oui, l'esprit du monde s'est développé - s'est élargi de
Platon à Kant. C'est bien la moindre des choses. Si nous
retournons à l'image du fleuve, nous pouvons dire qu'il y a de
plus en plus d'eau. Plus de deux mille ans se sont écoulés. Kant
ne doit cependant pas se leurrer en croyant que ses << vérités >>
vont tranquillement se disposer sur les rives et devenir des
rochers inébranlables. Ses pensées, sa << raison >> à lui aussi
vont subir l'assaut et la critique des futures générations. Et c'est
exactement ce qui est arrivé.
-- Mais ce fleuve dont tu me parles...