1 La langue des esclaves chez Plaute : stylème - Marie

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La langue des esclaves chez Plaute : stylème ou réalité ?
Marie-Ange JULIA, Lycée Henri IV et Centre Alfred Ernout
Le latin parlé par les esclaves dans les comédies de Plaute, tel du moins qu’il s’y
présente, offre des traits si proches de ceux des langues parlées modernes qu’on est en
droit de s’interroger sur l’intérêt historique de tels énoncés : y a-t-il réalisme ou
fantaisie ?
L’esclave est souvent le meneur de jeu, il est rusé, vantard et doué d’une exubérance
verbale prodigieuse. Ce critère a conduit à l’affirmation que la langue de Plaute serait
« une création essentiellement littéraire et que [ce serait] un contre-sens que d’en donner
une traduction trop réaliste ; loin de chercher à imiter le parler de la vie courante, le
poète stylise[rait] et transpose[rait] »1. Toutefois, quatre traits de la langue parlée par les
esclaves conduisent à nuancer une telle affirmation : la condition d’esclave se manifeste
parfois par une couleur de peau (Pseudolus est dit v. 1218 subniger) ou une langue
différente de celle parlée par les maîtres. La langue des esclaves de Plaute ne semble
être ni une fantaisie, ni même un simple stylème, mais renvoie à une certaine réalité, qui
préfigure d’ailleurs l’évolution future de la langue latine. Deux pièces l’illustrent
effectivement : le Pseudolus, qui laisse largement la parole à l’esclave Pseudolus, en
regard de ses maîtres, Calidore et Simon, et du léno Ballion ; et l’Amphitryon, qui
permettra de comparer la langue de l’esclave Sosie à celle des dieux, d’un roi et d’une
reine.
Cette réalité linguistique n’est pas sans rapport avec le genre étudié. L’échange du
maître et de l’esclave est en effet doublé d’un autre échange au théâtre : on parle de
« double énonciation », étant donné qu’un personnage s’adresse à son énonciataire
direct autant qu’aux spectateurs. La présence d’un auditoire, physiquement présent,
exerce une influence significative sur le choix des mots et sur les stratégies
informationnelles adoptées. Le public visé devait traiter l’information en temps réel et
souvent dans le bruit. Caractériser la parole des personnages contribuait ainsi à
l’identification du rôle de chacun : c’est une forme de polyphonie, phénomène rendu
possible par le fait que le locuteur-personnage est un être de discours, participant à cette
image de l’énonciation apportée par l’énoncé. Il est donc prévisible que l’on entende
dans le discours la voix d’un esclave qui a les propriétés que l’on reconnaît dans la vie
quotidienne. Oswald Ducrot a décrit ce qui se dit sur la scène non pas comme un mode
de communication spécifique, mais comme une utilisation parmi d’autres du langage
ordinaire, au même titre qu’une conversation ou qu’un discours politique2. L’esclave de
Plaute est donc un être fictif, intérieur à l’œuvre, dont la parole est conforme (nous ne
disons pas identique) à celle d’un locuteur de même condition.
1
H. ZEHNACKER et J.-C. FREDOUILLE, Littérature latine, PUF, Paris, 1993 [2001], p. 34.
O. DUCROT, Le dire et le dit, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 205-206, a décrit ce qui se dit sur
la scène non pas comme un mode de communication spécifique, mais comme une utilisation parmi
d’autres du langage ordinaire, au même titre qu’une conversation ou qu’un discours politique.
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1. Un vocabulaire différent
La comparaison tout d’abord des verbes utilisés par les esclaves et de ceux utilisés
par les maîtres permet de relever des différences importantes. Plaute utilise, par
exemple, des verbes qui n’apparaîtront pas ou très peu après lui, dans la littérature que
nous possédons. Il semblerait difficile de supposer pour chaque verbe une création de
Plaute. C’est le cas par exemple de blatire « dire, débiter en bavardant » :
(1) PLAUTE, Amphitryon 626, AMPH. Qui, malum, intellegere quisquam potis est ? ita
[nugas blatis !
« AMPHITRYON.- Comment, diantre, y comprendre quelque chose ? Tu débites de telles
sornettes ! » (trad. A. Ernout)
On retrouve ce verbe chez Aulu-Gelle (4, 1, 4), dans le cadre d’une conversation
entre un grammairien et un philosophe qui cherche à utiliser le mot propre à l’inverse
des esclaves, et chez Tertullien (De pallio II, 1). Le verbe, une onomatopée au départ,
était sans doute de très bas niveau de langue, voire appartenait à la langue d’esclaves
venus de Grèce ; le grec a βλάξ.
1.1. Les verbes employés par les esclaves sont plus souvent préverbés
De façon générale, les verbes employés par les esclaves de Plaute sont plus souvent
préverbés que ceux employés par les maîtres. On sait que la langue parlée affectionne la
préverbation : elle permet de marquer le signifiant et de faciliter sa compréhension.
Pseudolus n’hésite pas à cumuler les préverbes lorsqu’il s’adresse à Singe, un locuteur
de niveau social similaire :
(2) PLAUTE., Pseudolus 1044-1045, PS. Quid tu intus, quaeso, desedisti ? Quam diu
Mihi cor retunsumst oppugnando pectore.
« PSEUDOLUS.- Qu’avais-tu à rester là ? que tu as été long ! Mon cœur est moulu à force
d’avoir bondi contre ma poitrine. » (trad. A. Ernout)
1.2. Les verbes relèvent plus souvent de la 1ère conjugaison
Il apparaît, par ailleurs, dans les deux pièces retenues que les esclaves privilégient les
verbes relevant de la première conjugaison. La propension de la langue pour cette
conjugaison en général explique la plupart des supplétismes du français : celui de aller,
manger, porter, etc. Certains verbes de la première conjugaison sont des hapax et sont
donc sans doute des créations littéraires ; c’est le cas de potitare :
(3.a.) PLAUTE., Amphitryon 250-252 et 260-261,
SO. Perduelles penetrant se in fugam ; ibi nostris animus additust.
Vortentibus Telobois telis complebantur corpora,
Ipsusque Amphitruo regem Pterelam sua obtruncauit manu. (…)
Post ob uirtutem ero Amphitruoni patera donata aurea est,
Qui Pterela potitare solitus est rex.
3
« SOSIE.- Les ennemis prennent la fuite ; l’ardeur des nôtres en redouble ; dans leur
retraite les Téléboens sont accablés de traits. Amphitryon lui-même a égorgé de sa main
leur roi Ptérélas. (…) Après quoi pour prix de sa valeur, mon maître Amphitryon a reçu
en don la coupe d’or où le roi Ptérélas avait coutume de boire. » (trad. A. Ernout)
D’autres verbes de la première conjugaison au point 3.a. sont en revanche usuels3 :
obtruncare est employé une vingtaine de fois par Tite-Live ; on peut en déduire qu’il
s’agit d’un verbe de la langue parlée. De plus, l’expression penetrant se in fugam est
aussi intéressante, non parce qu’elle est unique mais parce qu’elle constitue une variante
de la tournure usuelle dans la prose narrative ; celle-ci d’ailleurs apparaissait quelques
vers plus haut dans une partie chantée :
(3.b.) PLAUTE, Amphitryon 238, SO. Sed fugam in se tamen nemo conuortitur.
« SOSIE.- Mais pourtant pas un ne prend la fuite. » (trad. A. Ernout)
(cf. TITE-LIVE, XXX, 18, 13, Extemplo in fugam omnes uersi).
1.3. Les verbes employés par les esclaves sont parfois des variantes diastratiques, qui entreront dans des processus supplétifs
Le vocabulaire des esclaves pouvait être différent car il évoluait contrairement à la
langue écrite, en général normée, ou contrairement à la langue standardisée de l’élite
romaine. Les esclaves parlaient-ils mal exprès ou non, comme les Français qui se
revendiquent de plus en plus de telle ou telle tradition ou de telle ou telle pensée pour
dire qu’ils se réclament de cette pensée, de cette tradition4 ? De fait, plusieurs verbes
fréquemment employés par les esclaves constituent des variantes diastratiques, qui
entreront dans des processus supplétifs en latin tardif ou, plus tard encore, dans les
langues romanes.
1.3.1. sapiō
Le premier verbe concerné est assez fréquent dans les comédies de Plaute et se
trouve à l’origine du français savoir. Sapio est utilisé cinq fois dans le Pseudolus, à
chaque fois par l’esclave :
(4) PLAUTE, Pseudolus 496, PS. Desiste ; recte ego meam rem sapio, Callipho.
« PSEUDOLUS.- N’insiste pas ; je connais bien mon affaire, Calliphon. » (trad. A.
Ernout)
Meam rem sapio, comme au point 4, devait être une expression courante dans la
conversation. Celle-ci invite une nouvelle fois à penser que la langue des esclaves n’est
pas stylisée, c’est celle de la vie de tous les jours.
3
On trouve aussi perreptaui (Amphitryon 1011), verbe préverbé et de la première conjugaison alors que
le simple repere appartient à la troisième conjugaison, ludificant (Amphitryon 1047) et migro
(Amphitryon 1143).
4
J. de ROMILLY, Dans le jardin des mots, Éditions de Fallois, Paris, 2007, p. 285.
4
1.3.2. portō
On remarque également que la langue des esclaves privilégie les verbes réguliers,
alors que les maîtres emploient plus fréquemment des verbes irréguliers. Ce trait
explique la deuxième variation diastratique que l’on relève dans les pièces de Plaute.
Elle concerne le procès de « porter » un objet : les maîtres recourent au verbe ferre, les
esclaves au verbe portāre.
Cette variation révèle l’importance des interactions verbales dans l’évolution d’un
supplétisme : on trouve l’orthonyme quand les personnages sont des hommes libres, de
même niveau social ; en revanche, si le locuteur est un maître qui s’adresse à son
esclave ou son affranchi, il emploie le terme marqué, comme au point 5 :
(5.a.) PLAUTE., Miles gloriosus 1191, PA. Ego illi dicam ut me adiutorem qui onus
[feram, ad portum roget.
« (PALAESTRIO.-) Moi, je lui dirai de me demander de l’aider à porter les paquets
jusqu’au port. » (trad. A. Ernout)
(5.b.) PLAUTE, Asinaria 689-690, ...magis decorumst
Libertum potius quam patronum onus in uia portare.
« (…) Il est plus convenable que ce soit l’affranchi qui porte les paquets en chemin
plutôt que le maître. » (trad. pers.)
Cette répartition sociale a dû se maintenir longtemps car on la retrouve chez Juvénal,
chez qui les deux formes, à la troisième personne du singulier, sont voisines :
(5.c.) JUVÉNAL, 3, 251-253, Corbulo uix ferret tot uasa ingentia, tot res
impositas capiti, quas recto uertice portat
seruulus infelix et cursu uentilat ignem.
« Corbulon aurait peine à porter tant d’énormes vases et tout l’attirail que porte sur sa
tête un malheureux petit esclave, le cou raide, avivant par sa course le feu du réchaud ».
Portāre a été, en effet, longtemps limité à des idiolectes, ceux du port ou du camp,
ou ceux des esclaves à Rome. Ce n’est que dans la littérature chrétienne que la forme
portō ne semble plus être connotée5.
1.3.3. comēsse
La troisième variation diastratique concerne le procès de « manger ». Ballion, maître
qui affirme à plusieurs reprises sa supériorité hiérarchique en affectant une langue
soutenue, recourt à la forme d’impératif archaïque du tout premier verbe « manger » du
latin en s’adressant à ses esclaves, tandis que l’esclave Harpax parle des autres
esclaves en employant la forme préverbée qui est entrée en variation diastratique avec la
forme simple, au point de la remplacer dans tout le paradigme de l’espagnol par
exemple.
5
M.-A. JULIA, Genèse en latin des supplétismes verbaux des langues romanes, Peeters, Bibliothèque
d’Études Classiques n°58 (sous presse), Louvain-la-Neuve, p. 255-257.
5
(6.a.) PLAUTE, Pseudolus 139, Harpaga, bibe, es, fuge.
« (BALLION.-) Agrippe, bois, mange, enfuis-toi. » (trad. A. Ernout)
(6.b) PLAUTE, Pseudolus 1107, Luxantur, lustrantur, comedunt quod habent.
« (HARPAX.-) Ils font la noce, ils fréquentent les mauvais lieux, ils mangent tout ce
qu’ils ont. » (trad. A. Ernout)
Le choix de comēsse n’est pas neutre : il est marqué socialement. C’est un terme de
bas niveau de langue, qui est dans la majorité des occurrences chez Plaute employé par
un esclave, un marchand de filles ou une courtisane.
La troisième variation diastratique est encore le fait de Ballion, qui a la langue la plus
soutenue de tous les personnages de la pièce. C’est un maître qui s’affirme comme tel et
qui veut se donner une haute position sociale par le recours à des formes archaïques ou
désuètes : on ne trouve jamais la forme héritée et orthonymique ī « va » dans la bouche
d’un esclave (celui-ci dit le plus souvent abī), alors que Ballion emploie souvent cette
forme monosyllabique qui manque d’étoffe phonique à l’oral, même lorsqu’il s’adresse
à un esclave :
(7.a.) PLAUTE, Pseudolus 170, I, puere, prae.
« (BALLION.-) Va devant, petit ». (trad. pers.)
Cette forme est affectée, nullement spontanée dans la langue parlée par le peuple. Si
elle se trouve encore employée par des maîtres, elle ne l’est plus que dans un sens très
affaibli et elle est toujours suivie d’une autre forme d’impératif. Dans cette tournure
grammaticalisée, ī est un morphème d’ordre, jussif, qui vient renforcer, intensifier
l’impératif ; la valeur lexicale de la tournure est portée par le second verbe à
l’impératif :
(7.b.) PLAUTE, Pseudolus 349, I, gladium adfer.
« (CALIDORE.-) Va chercher une épée ». (trad. pers.)
1.3.4. ambulō ?
Une autre forme signifiant « aller » pourrait fournir un bon exemple de supplétisme
survenu dans la langue parlée par les esclaves. Il s’agit de la forme ambulās, qui
appartient au paradigme du futur verbe supplétif du français aller et que l’on trouve
dans la bouche de Sosie. Elle entre dans une construction directive normalement
contradictoire avec un verbe de mouvement intrinsèque :
(8) PLAUTE, Amphitryon 342, ME. Quo ambulas tu, qui Vulcanum in cornu
[conclusum geris ?
« MERCURE.- Où vas-tu, toi, qui portes Vulcain enfermé dans de la corne ? » (trad. A.
Ernout)
À l’époque archaïque, īre et ambulāre ne sont pas synonymes, le premier restant un
terme générique, non marqué du déplacement, le second indiquant un mouvement
6
intrinsèque, celui d’une marche assimilée à une promenade. Quand on dit ambulāre, on
n’envisage pas la cible qui pourrait éventuellement exister, mais seulement le trajet et
l’existence en un lieu (de transit). Mercure, qui observe Sosie et sait lui aussi où il va,
emploie tout d’abord īre, que ce soit pour désigner le mouvement de Sosie ou le sien, au
vers 263, avec un futur proche, iturust, puis avec un futur de volonté, ibo. Mais, au vers
342, il emploie ambulāre quand il s’adresse à Sosie. La phrase, de style noble, suggère
une intention parodique. Cette occurrence reste une exception dans toute la littérature :
on sait bien que l’expression qui suppléera plus tard le mouvement directif est Quo
uadis. Sosie répond au dieu en recourant à l’orthonyme au vers 346, huc eo. Quo
ambulas ne relève donc pas d’un phénomène de supplétisme mais plutôt d’un écart de
langage, ironique de la part de Mercure qui se réjouit de la déambulation de Sosie6.
1.3.5. habeō
Une dernière variation diastratique concerne l’expression de la possession : les
maîtres dénotent celle-ci avec le verbe esse et le datif, alors que les esclaves privilégient
l’emploi de habēre. Il se pourrait même que la tournure avec habere fût la tournure la
plus fréquente dans la langue quotidienne familière puisque même Ballion l’utilise.
Quand il est en colère, il se met à parler plus familièrement comme dans l’exemple du
point 9.a. :
(9.a.) PLAUTE, Pseudolus 258, CA. Dabo quando erit. BA. Ducito quando habebis.
« CALIDORE.- Je te donnerai quand j’en aurai. (BALLION.-) Tu n’as qu’à le prendre,
quand tu en auras. » (trad. A. Ernout)
Dans le Pseudolus, on trouve habe bonum animum (v. 866 ; 867) dans la bouche du
cuisinier et de Singe, mais bono animo es (v. 322) dans la bouche de Ballion, qui affecte
un langage soigné. Toutefois, dans l’Amphitryon, c’est Jupiter qui dit bonum animum
habe (v. 545) et Amphitryon qui dit bono animo es (v. 671). Cette différence pourrait
s’expliquer par la familiarité avec laquelle Jupiter s’adresse à Alcmène avant de partir
précipitamment, peut-être pour mieux jouer le rôle du mari :
(9.b.) PLAUTE, Pseudolus 866, CO. Habe modo bonum animum.
« LE CUISINIER.- Aie bon espoir seulement. » (trad. pers.)
(9.c.) PLAUTE, Pseudolus 322, BA. Animo bono es.
« BALLION.- Sois tranquille. » (trad. A. Ernout)
1.4. Les esclaves recourent à des mots de la langue familière, exclus de la langue
des maîtres
Il n’est guère étonnant de constater que les maîtres ne recourent pas à des termes
appartenant à la langue familière, sauf lorsqu’ils s’adressent à leurs esclaves. C’est le
cas, par exemple, du substantif suppetiae « ressources, aide, assistance ». Celui-ci n’est
employé dans toutes les comédies de Plaute que par des esclaves, à l’exception d’une
6
M.-A. JULIA, Genèse en latin des supplétismes verbaux des langues romanes, p. 74-75.
7
occurrence dans l’Amphitryon, celle du point 10.a., dans laquelle le maître s’adresse à
son esclave Bromie :
(10.a.) PLAUTE, Amphitryon 1105, AM. Nimia mira memoras. Si istaec uera sunt, diuinitus
Non metuo quin meae uxori latae suppetiae sient.
« AMPHITRYON.- Quelles merveilleuses choses tu me racontes ! Si tout cela est vrai, ce
sont les dieux, à n’en pas douter, qui sont venus en aide à ma femme. » (trad. A. Ernout)
Le mot suppetiae doit appartenir à la langue militaire (il est fréquent dans le Bellum
Africum7 et encore chez Apulée8) et constitue une variante de auxilium dans une langue
très familière. À l’inverse, Jupiter n’emploie que auxilium ferre :
(10.b.) PLAUTE, Amphitryon 877, Atque Alcumenae in tempore auxilium feram.
« (AMPHITRYON.-) Et je viendrai en aide à Alcmène en son terme. » (trad. pers.)
Toutefois, dans cette pièce, Bromie emploie la même lexie que Jupiter, peut-être
parce que l’esclave s’adresse à son maître :
(10.c.) PLAUTE, Amphitryon 1093, Inuocat deos inmortalis, ut sibi auxilium ferant.
« (BROMIE.-) Elle invoqua le secours des dieux immortels. » (trad. A. Ernout)
Suppetiae est donc probablement un mot de l’idiolecte militaire passé dans le
langage familier des esclaves de Rome.
1.5. Les esclaves recourent parfois à un comparatif analytique
Enfin, il est préférable de rester prudent face à l’expression analytique de la
comparaison que l’on trouve dans la bouche de Sosie, au vers 167 de l’Amphitryon, où
il parle précisément de sa condition d’esclave :
(11.a.) PLAUTE, Amphitryon 167, Hoc magis miser est diuitis seruus.
« (SOSIE.-) Plus malheureux encore est l’esclave d’un riche ». (trad. pers.)
Y voir une annonce du procédé analytique qui l’emportera dans les langues romanes
est probablement prématuré. On trouve, en effet, à deux reprises dans l’Amphitryon le
comparatif synthétique, une fois dans la bouche d’Amphitryon et une fois dans la
bouche de Bromie :
(11.b.) PLAUTE, Amphitryon 1046, Qui me Thebis alter uiuit miserior ?
« (AMPHITRYON.-) Y a-t-il à Thèbes un mortel plus malheureux que moi ? » (trad. A. Ernout)
(11.c.) PLAUTE, Amphitryon 1060, Nec me miserior femina est neque ulla uideatur
[magis ?
« (BROMIE.-) Y a-t-il au monde, peut-il y avoir plus misérable que moi ? » (trad. A. Ernout)
7
8
Bellum Africum 5, 25, 39, 41, 66, 68 et 75.
Metamorphoseon lib. III, 26, 3 ; VI, 27, 4 ; IX, 37, 2 ; Apologia XL, 3 ; De deo Socratis VI.
8
L’esclave d’Amphitryon utilise à la fois magis miser et miserior, mais les deux tours
ne paraissent pas, au niveau pragmatique, strictement équivalents : dans la perspective
d’une analyse scalaire, miserior implique une limite supérieure par rapport à miser ;
magis miser se trouve, lui, à un degré plus élévé que miserior. Cette gradualité offre
différents degrés entre lesquels on peut choisir lorsqu’on applique un prédicat à un objet
ou à une situation : le locuteur a également le choix entre plus miser9, multo miserior10,
multo plus miser et ultra miser11. Il pourrait donc ne s’agir que d’un marquage
particulier.
2. Emploi plus fréquent de Particules Énonciatives
Les Particules Énonciatives12 (ou marqueurs discursifs) ponctuent le discours oral.
Elles servent à s’assurer que l’on est en relation d’écoute avec les destinataires des
propos énoncés ou participent à l’activité méta-discursive. Dans les comédies de Plaute,
apage, hercle, edepol, par exemple, sont destinés à régler la relation d’échange. Ils
dynamisent : ce sont des régulateurs de l’interaction verbale. Or, ces Particules
Énonciatives sont plus fréquentes dans la bouche des esclaves que dans celles des
maîtres. On trouve 7 hercle dans l’Amphitryon, dont 4 sont employés par Sosie, 2 par
Amphitryon, 1 par Mercure ; 36 hercle dans le Pseudolus, dont 15 sont employés par
Pseudolus, 9 par Ballion, 5 par Simon, 4 par Calidore, 2 par Harpax et un par un jeune
esclave.
Il est vrai que l’esclave dispose du plus long temps de parole. Toutefois
l’accumulation de ces Particules Énonciatives est impressionnante dans ses répliques,
comme au point 12.a. :
(12.a.) PLAUTE, Amphitryon 281-282, Eam quoque edepol etiam multo haec uicit
[longitudine.
Credo edepol equidem dormire Solem, atque adpotum probe.
« (SOSIE.-) Mais même celle-là, ma foi, celle-ci la dépasse de beaucoup en durée. Je crois
bien, parbleu, que le Soleil dort encore et qu’il a bu un bon coup. » (trad. A. Ernout)
Pseudolus utilise très souvent dans ses répliques au moins une Particule Énonciative,
ce que ne fait jamais Calidore, à l’exception d’un échange à la fin duquel il s’énerve :
(12.b.) PLAUTE, Pseudolus 25-33,
PS. Has quidem pol credo, nisi Sibulla legerit,
Interpretari alium posse neminem.
CA. Qur inclementer dicis lepidis litteris,
Lepidis tabellis, lepida conscriptis manu ?
9
Cf. ENNIUS., Scenica 308 V, Plus miser sim si scelestum faxim quod dicam fore « Je serais plus
malheureux si je commettais le sacrilège que je suis sur le point de dire ».
10
Cf. CICÉRON, Philippiques 11, 8, O multo miserior Dolabella quam ille quem tu miserrimum esse
uoluisti ! « Ô Dolabella, beaucoup plus malheureux que celui-là dont, toi, tu as voulu consommer le
malheur. » (trad. Gaffiot).
11
Cf. PERSE, 3, 15-16, O miser inque dies ultra miser, hucine rerum / Venimus ? « Ô malheureux et de
jour en jour plus malheureux, jusqu’à quelle extrémité sommes-nous parvenus ? ».
12
M. M. J. FERNANDEZ-VEST, Les Particules Énonciatives, PUF, Paris, 1994.
9
PS. An, opsecro hercle, habent quas gallinae manus ?
Nam has quidem gallina scripsit. CA. Odiosus mihi es.
Lege, uel tabellas redde. PS. Immo enim pellegam.
Aduortito animum. CA. Non adest. PS. At tu cita.
CA. Immo ego tacebo, tu istinc ex cera cita.
« PSEUDOLUS.- Je crois, par Pollux, qu’à moins d’avoir la Sibylle pour les déchiffrer,
personne n’est capable d’y comprendre goutte. CALIDORE.- Pourquoi traiter si
brutalement ces charmants caractères, ces charmantes tablettes qu’une charmante main
a couvertes de son écriture ? PS.- Par Hercule, est-ce que les poules auraient aussi des
mains, je te prie ? Car il faut une poule pour avoir tracé ces lettres. CA.- Tu es
assommant. Lis ou rends les tablettes. PS.- Non, je lirai, et tout. Fais bien attention.
CA.- Ai-je l’esprit présent ? PS.- Eh bien, somme-le de comparoir. CA.- Non ; je ne
dirai rien, moi. Adresse-toi à cette cire pour la faire comparoir. » (trad. A. Ernout)
Certaines Particules Énonciatives, comme eccere au point 13, sont seulement
utilisées par des esclaves, des vieillards ou une courtisane :
(13) PLAUTE, Amphitryon 554, … SO. Eccere, iam tuatim
Facis, ut tuis nulla apud te fides sit.
« SOSIE.- Bon ! voilà bien ton caractère, jamais de confiance dans tes gens. » (trad. A.
Ernout)
Eccere devait appartenir à la langue familière, quotidienne. Cet emploi tend donc à
prouver que les énoncés prononcés par les esclaves ne reposaient pas sur un stylème.
De même, credo en latin semble fonctionner comme une Particule Énonciative, à
l’instar du français oral je crois ou de ce que l’on appellerait maintenant des « locutions
particulaires »13 dans d’autres langues parlées dans le monde. Credo peut être considéré
comme une Particule Énonciative orientée vers le locuteur et souligne l’implication de
celui-ci dans le point de vue exprimé :
(14.a.) PLAUTE, Amphitryon 297, Credo, misericors est.
« (SOSIE.-) Je crois, il a bon cœur ». (trad. pers.)
Ce trait appartient à la langue parlée et relève d’un universal linguistique (cf. aussi
l’anglais I think, etc.). Les deux énoncés suivants le prouvent par leur strict
parallélisme : le jeune Pistoclère au point 14.a. parle comme le ferait un Français dans
un bas niveau de langue.
(14.b.) PLAUTE, Bacchides 47, PI. Vbi nunc is homost ? BA Iam hic, credo, aderit.
« PISTOCLÈRE. – Où est-il ce militaire ? BACCHIS I. – Bientôt, je crois, il sera ici. » (trad.
pers.)
(14.c.) « de toute façon moi je crois ce qui est étranger / ça fait toujours peur quoi »
(exemple du Corpus InterFra, locuteur natif).
13
M. M. J. FERNANDEZ-VEST, Les Particules Énonciatives, p. 198.
10
L’énoncé latin est composé de quatre éléments, comme l’énoncé français : on observe
d’abord un ligateur iam ou de toute façon, un point de vue hic qui dénote le lieu où se
trouve le locuteur ou moi qui renvoie directement au locuteur, une Particule Énonciative
credo ou je crois, et un support lexical disjoint en français mais pas en latin.
3. Énoncés plus courts et paratactiques
L’analyse de l’ordre des éléments de la proposition constitue probablement une
preuve supplémentaire de la réalité des énoncés placés dans la bouche des esclaves. La
métrique pourrait jouer sur l’ordre de ces éléments. Il est toutefois remarquable que,
lorsque le verbe est conjugué à la première personne du singulier, au présent de
l’indicatif ou de l’impératif, il est placé en tête de proposition très souvent dans les
tirades des esclaves, parfois dans celles des maîtres :
(15) PLAUTE, Pseudolus 514-515, SI. Do Iouem testem tibi
Te aetatem inpune habiturum.
« SIMON.- J’en prends Jupiter à témoin, tu auras pleine et entière impunité. »14 (trad. A.
Ernout)
On a ainsi l’ordre ibo ad forum pour Pseudolus et ad forum ibo pour Simon :
(16.a.) PLAUTE, Pseudolus 764, Nunc ibo ad forum atque onerabo meis praeceptis
Simiam.
« (PSEUDOLUS.-) Maintenant je vais au forum et je donnerai à Singe ma charge
d’instructions. » (trad. A. Ernout)
(16.b.) PLAUTE, Pseudolus 561, SI. At ego ad forum ibo ; iam hic ero.
« SIMON.- Moi je vais au forum ; je serai ici dans un instant. » (trad. A. Ernout)
Pour soutenir cette hypothèse, il faudrait supposer que l’ordre le plus naturel serait
SVO, mais ce point est discutable.
Plus remarquable encore est la haute fréquence des structures paratactiques dans les
énoncés des esclaves. Tout se passe comme si les maîtres recouraient davantage au style
formel et produisaient donc plus de subordonnées, alors que les énoncés des esclaves
étaient plus courts et correspondaient plus souvent à des structures paratactiques
juxtaposées. Cette distinction était probablement réelle, quotidienne, puisqu’elle
correspond à la même différence qui existe dans les langues modernes, dont le français,
entre la production à l’écrit et celle à l’oral. Selon W. Chafe15, l’unité de production à
l’oral se caractérise par son caractère fragmenté, tandis que l’unité de production à
l’écrit peut intégrer une quantité plus importante d’information16. Le latin parlé aurait
14
L’ordre habituel du syntagme verbal dans la prose narrative est testem dare, cf. par exemple TITELIVE, XXXVII, 45, 12, eius rei, ut alios omittam, Hannibalem uestrum uobis testem darem, nisi uos
ipsos dare possem.
15
W. CHAFE, Discourse, Consciousness, and Time: The Flow and Displacement of Conscious
Experience in Speaking and Writing, Chicago University Press, Chicago, 1994, p. 63.
16
Cette densité de l’information a déjà été abordée dans l’analyse du français oral et écrit. Cf. par
exemple C. BLANCHE-BENVENISTE, De la rareté de certains phénomènes syntaxiques en français
parlé dans French Language Studies 5, 1995, p. 17-29.
11
pu privilégier un verbe fléchi avec un sujet par unité, exactement comme le français oral
familier, alors que les formes non fléchies appartenaient davantage à un style formel du
latin écrit en raison du relâchement des contraintes de production en temps réel. Ainsi,
au point 17, Calidore utilise deux subordonnées relatives, Ballion aucune : celui-ci
utilise trois structures parataxiques, dont le rapport de subordination non spécifié est le
même que celui des « subordonnées fléchies » :
(17) PLAUTE, Pseudolus 259-261, CA. Eheu, quam ego malis perdidi modis
Quod tibi detuli et quod dedi ! BA. Mortua
Verba re nunc facis ; stultus es, rem actam agis.
« CALIDORE.- Hélas ! de quelle façon stupide j’ai perdu tout ce que je t’ai apporté, tout
ce que je t’ai donné ! BALLION.- Maintenant que ton argent est mort, tu veux me payer
de mots. Sottise que de revenir sur le passé. » (trad. A. Ernout)
D’ailleurs, dans la traduction qui est une version écrite de l’énoncé latin, A. Ernout a
préféré établir une dépendance syntaxique entre les deux premières « clauses » en
utilisant une subordonnée circonstancielles à valeur temporelle : « Maintenant que ton
argent est mort, tu veux me payer de mots. »
4. Interaction verbale et structuration informationnelle (plus) marquées
Enfin, il suffit de lire quelques échanges pour remarquer l’insistance répétée sur
l’interaction verbale et la Structuration Informationnelle dans les énoncés des esclaves.
Les énoncés des maîtres sont nettement moins marqués sur l’un et l’autre de ces points.
4.1. Haute fréquence des pronoms personnels sujets
L’interaction verbale, au théâtre comme dans la vie quotidienne, est en premier lieu
marquée par les pronoms personnels renvoyant aux actants de la communication. La
présence des énonciateurs dans l’énoncé est, en effet, plus forte à l’oral qu’à l’écrit. Il
est par conséquent attendu que les pronoms personnels sujets de première et de
deuxième personnes soient autant employés par les esclaves que les maîtres et avec une
fréquence haute. Leur place après la forme verbale constitue un marquage
supplémentaire :
(18.a.) PLAUTE, Pseudolus 151, Nempe ita animati estis uos.
« (BALLION.-) C’est ainsi que vous êtes faits, vous ». (trad. pers.)
(18.b.) PLAUTE, Pseudolus 362, BA. Perge tu.
« (BALLION.-) Continue, toi. » (trad. A. Ernout)
Nous noterons au passage une équivalence que l’on trouve aussi fréquemment dans
le français parlé : au lieu de dire je, on emploie la troisième personne, comme Pseudolus
au vers suivant en parlant de lui-même :
(18.c.) PLAUTE, Pseudolus 457, PS. Statur hic ad hunc modum.
« (PSEUDOLUS.-) On se maintient, comme tu vois. » (trad. A. Ernout)
12
4.2. Marquage de la Structuration Informationnelle
Le meilleur indice de la réalité de la langue des esclaves dans les comédies de Plaute
est sans doute l’interface entre la syntaxe et la Structuration Informationnelle, qui est un
universal linguistique. Cette interface joue un rôle prépondérant dans la variation de
l’ordre des constituants dans la phrase. On l’observe tout particulièrement avec
l’adverbe, qui fait en effet partie du choix de moyens expressifs destinés à indiquer
l’articulation informationnelle de l’énoncé. La confrontation des énoncés latins avec des
énoncés du français parlé ou de pièces de théâtre françaises permet d’en souligner les
similitudes et de constater combien ces énoncés sont réels ou, plus précisément,
conformes à des énoncés réels. De nombreux adverbes peuvent dans certains contextes
de thématisation ou de focalisation être disloqués dans la périphérie gauche ou droite de
la phrase. L’adverbe latin profectō « vraiment » l’illustre parfaitement. Alors que, dans
l’ensemble de la littérature conservée, il se trouve le plus souvent en première ou
deuxième position, profectō occupe chez Plaute des positions flottantes, dont la
réalisation effective découle non seulement de possibilités de configuration
versificatoire, mais aussi de stratégies spécifiques pour exprimer une structure
informationnelle particulière. On le trouve en position initiale, médiane et finale de
l’énoncé, exactement comme l’adverbe français vraiment. Toutefois, le nombre
d’occurrences de profectō après le verbe reste étonnant : dans toutes les comédies de
Plaute, l’adverbe se trouve 38 fois juste après le verbe (qui est toujours principal) et
seulement 18 fois juste devant, sur un total de 112 occurrences. Ce n’est pas l’ordre le
plus habituel dans la prose latine narrative. En fait, profectō remplit les mêmes rôles que
le français vraiment dans la Structuration Informationnelle de l’énoncé.
4.2.1. Articulation du schéma énonciatif Thème-Rhème
Tout d’abord, l’adverbe permet d’articuler le schéma énonciatif Thème-Rhème. Il se
trouve alors à la jointure de l’énoncé binaire (entre le Thème long et le Rhème) :
(19.a.) PLAUTE, Asinaria 601-602, Qui sese parere apparent huius legibus, profecto
NUMQUAM bonae frugi sient, dies noctesque potent.
« (LIBAN.-) Ceux qui sembleraient obéir à ses lois, assurément/eh bien JAMAIS ils ne
seraient des gens honnêtes et ils boiraient jour et nuit ». (trad. pers.)
Il se peut même que profectō au point 19.a. soit désémantisé et équivalent au français
eh bien, alors. Il pourrait avoir pour seule fonction de marquer la jointure entre le
Thème et le Rhème, souligner la transition dans un énoncé binaire long et réaliser
l’intégration de deux énoncés : (E1) Les hommes sembleraient obéir à ses lois + (E2) ils
ne seraient jamais des gens honnêtes. La place de Numquam en début de vers et en
position extraposée est en quelque sorte emphatique ; l’adverbe temporel participe ainsi
lui aussi à l’articulation entre le Thème et le Rhème. L’exemple du point 19.a. semble
annoncer celui du français :
(19.b.) Quand j’étais en fait (PEN1) adulte, eh bien (PEN2) j’ai voulu connaître bon
(PEN3) mes origines17.
17
Exemple emprunté à M. M. J. FERNANDEZ-VEST, Mnémème, Antitopic - Le post-Rhème, de
l’énoncé au texte dans Structure Informationnelle et Particules Énonciatives. Essai de typologie,
L’Harmattan, coll. Grammaire & Cognition, n° 1-2, Paris, 2004, p. 72.
13
4.2.2. Encadrement du schéma énonciatif Thème-Rhème
D’autre part, profectō encadre le schéma énonciatif Thème-Rhème, comme au point 20 :
(20) PLAUTE, Curculio 300, PH. Ita nunc seruitiumst ; profecto modus haberi non
[potest.
« PHÉDROME.- C’est ainsi maintenant que sont les esclaves ; assurément il n’y a plus
moyen de les tenir. » (trad. pers.)
L’ordre Adverbe<Sujet<Verbe constitue un équilibre informationnel et permet de
réaliser un topique contrastif. Ce phénomène est fréquent et répandu dans les langues
indo-européennes, anciennes et modernes18.
4.2.3. Détachement à gauche
Enfin, profectō articule le Thème détaché à gauche et sa reprise sous la forme
pronominale, comme au point 21.a. :
(21.a.) PLAUTE, Bacchides 944-5, Exitium, excidium, exlecebra fiet hic equos hodie
[auro senis.
Nostro seni huic stolido, ei profecto nomen facio ego Ilio.
« (CHRYSALE.-) C’est la ruine, la fin, la désolation que va porter ce cheval aujourd’hui
dans l’or du vieux. À notre vieil idiot, à lui carrément je donne moi le nom de Troie. »
(trad. pers.)
Cet énoncé est très familier sur le plan lexical et syntaxique : le syntagme facio
nomen n’est pas celui de la langue courante (on dirait dare nomen) ; le pronom
personnel ego est placé après le verbe et on observe deux Détachements à gauche. On a
montré déjà que ces procédés de Détachement à gauche permettent au locuteur de
marquer des changements de thème ou de topique19. Au point 21.a., le topique Nostro
seni huic stolido est repris par le pronom anaphorique ei dans la partie focale de
l’énoncé. Ce référent possède peut-être une valeur contrastive par rapport au premier
référent : exitium, excidium, exlecebra.
Ce procédé paraît avoir été assez courant dès le latin puisque plusieurs énoncés sont
similaires à celui-ci dans d’autres comédies de Plaute : certains locuteurs n’emploient
pas de topique contrastif comme au point 21.a. mais marquent le changement de topique
à l’aide d’un syntagme nominal sans reprise pronominale. La redondance se fait alors
avec la désinence du participe ou avec la désinence verbale d’un verbe conjugué. C’est
le cas de l’énoncé du point 21.b. : on pourrait supposer que l’adverbe est placé entre le
18
Pour des exemples dans des langues modernes, voir M. M. J. FERNANDEZ-VEST, Les Particules
Énonciatives, p. 198 : « Le thème nouveau, extrait, peut être aussi souligné par l’insertion d’une particule
ou d’une locution particulaire destinée à attirer l’attention ». Pour des exemples dans les langues
anciennes, voir M.-A. JULIA, Les particules αὐτάρ et ἀτάρ : passerelles entre la structuration syntaxique
et la structuration informative de l’énoncé ? dans RPh 75/1, p. 83-98 ;.
19
M. CHAROLLES, De la topicalité des adverbiaux détachés en tête de phrase dans Adverbiaux et
topiques, Travaux de linguistique 47, 2003/2, p. 11-49.
14
déterminant omnes et son nom mulieres pour des raisons métriques mais ce placement
est trop étonnant pour être considéré comme une astuce métrique :
(21.b) PLAUTE, Miles gloriosus 1263-1264, MI. NON edepol tu illum magis amas
[quam ego, mea, si per liceat.
PA. Omnes profecto mulieres te amant, ut quaeque aspexit.
« MILPHIDIPPA.- Non certes, toi, tu ne l’aimes pas plus que moi, ma chère, si tu me le
permettais. PALESTRION.- Toutes vraiment, les femmes, elles t’aiment, dès qu’une t’a
aperçu. » (trad. pers.)
Deux femmes, dont Milphidippa, sont en train de se disputer pour savoir qui aime le
plus un beau soldat. Un troisième personnage se moque de cette dispute. Le sens de
l’énoncé serait différent si l’on traduisait : « Toutes les femmes vraiment t’aiment ». Il
est préférable de l’interpréter à partir d’un Détachement à gauche, qui renforce l’ironie
du propos, la moquerie du locuteur au sujet du charme du soldat, présent sur scène, qui
séduit toutes les femmes sans morale.
L’existence du procédé de Détachement à gauche n’a pas été révélée en latin.
Pourtant, celui-ci permettrait de rendre compte de nombreux énoncés, dans lesquels
l’anaphore ne joue pas seulement un rôle syntaxique comme dans l’exemple suivant :
(21.c.) PLAUTE, Mostellaria 841, TH. Haec quae possum, ea mihi profecto cuncta
[uehementer placent.
« THÉOPROPIDE.- Ce que je peux voir, cela à moi assurément, tout cela me plaît
énormément. » (trad. pers.)
Ea est un pronom anaphorique qui rappelle la proposition relative. Or, elle est ici
déjà introduite par un pronom démonstratif haec. Le procédé de reprise du topique,
présent sous la forme nominale pleine cuncta, se fait par l’ajout de deux pronoms de
rappel, haec et ea, ce qui confirme le Détachement à gauche. Ce procédé a une valeur
contrastive puisque le personnage énumérait auparavant ce qu’il ne voyait pas.
4.2.3. Détachement à droite
L’importance du Détachement à gauche et à droite dans les langues parlées
modernes, est déjà bien connue des oralistes. On a montré que ces Détachements
relèvent de la langue parlée familière ou courante20. Dans les comédies de Plaute, ces
deux procédés sont, de fait, employés par tous, esclaves, maîtres, jeunes ou vieux,
même s’ils sont plus fréquents dans la bouche des esclaves : le Détachement à gauche
était employé au point 21.a. par Chrysale un esclave, au point 21.b. par Palestrion un
esclave et au point 21.c. par Théopropide un vieux maître. Dans des pièces de théâtre
françaises du XXème siècle, le procédé a été aussi largement exploité afin de rendre
(plus) réalistes les énoncés prononcés par les personnages. On observe ainsi dans
20
C. BLANCHE-BENVENISTE et al., Le français parlé : études grammaticales, Éditions du CNRS,
Paris, 1990, p. 39-41 ; M. BLASCO, Pour une approche syntaxique des dislocations dans Journal of
French Language Studies 7, 1997, p. 1-21 ; H. NØLKE, Il est beau le lavabo, il est laid le bidet :
pourquoi disloquer le sujet ? dans Prédication, assertion, information, Studia Romanica Upsaliensa 56,
Acta Universitatis Upsaliensis, Upsala, 1998, p. 385-393.
15
l’Électre de Giraudoux de très nombreux Détachements, dans des énoncés tout à fait
comparables à ceux des personnages plautiens :
(22.a.) GIRAUDOUX, Électre, I, 13, Cette petite tête qu’ils plongent dans la vase
pour barboter têtard et salamandre, quand ils la dressent vers l’homme toute mordorée
et bleue, elle n’est plus que propreté, intelligence et tendresse.
(22.b.) PLAUTE, Amphitryon 780-781, AL. Estne haec patera qua donatu’s illi ? AM.
[Summe Iuppiter,
Quid ego uideo ? haec ea est profecto patera.
« ALCMÈNE.- Est-ce cette coupe, celle qu’on t’a donnée là-bas ? AMPHITRYON.- Ô grand
Jupiter, qu’est-ce que je vois ? C’est elle, oui la coupe ! » (trad. pers.)
L’énoncé français offre deux Détachements : un Détachement à gauche Cette petite
tête..., elle et un Détachement à droite qu’ils plongent dans la vase pour barboter têtard
et salamandre. L’énoncé latin présente lui aussi un Détachement à droite. On peut
considérer que dans cet énoncé patera est disjoint du déterminant pour des raisons
métriques mais il y a ici en fait deux déterminants : haec et ea ; l’un est donc le sujet,
l’autre l’attribut. Patera pourrait être en facteur commun aux deux déterminants mais il
serait peut-être plus exact de voir ici un Mnémème21. Le Détachement à droite permet
de rappeler un constituant qui est le sujet de la discussion : Alcmène et Amphitryon
s’interrogent sur l’identité de la coupe ; profectō vient ici à propos fonctionner avec sa
valeur évidentielle. En outre, patera est inutile d’un point de vue syntaxique : la marque
de nominatif féminin singulier des deux déterminants aurait pu suffire à rappeler la
coupe. Il ne s’agit donc pas simplement d’un Thème postposé car le sujet ne se place
pas normalement en latin après le verbe et une seule marque de sujet suffit, c’est-à-dire
un mot au nominatif. Le Mnémème a pour fonction précisément de clôturer le discours,
il participe à la stratégie d’organisation de l’information : en clôturant le dialogue il sert
à la fois la cohérence textuelle de l’énoncé et la cohérence interactionnelle.
L’énonciateur boucle son discours, en réactivant un référent initialement activé que le
Rhème final (à l’issue d’un enchaînement énonciatif complexe) vient d’ « informer ».
Dans la suite de l’échange du point 22.a., les deux personnages se mettent à parler d’une
autre coupe, ils changent donc de sujet.
La fonction mnémématique des Détachements à droite est essentielle dans des pièces
de théâtre, où une séquence (qui se confond parfois avec une scène ou un acte) fait suite
à une autre après avoir été clôturée.
(22.c.) GIRAUDOUX, Électre, I, 13, Qu’elle se casse la gueule, la petite Électre,
pourvu que vive et soit intact le fils du roi des rois ! Mais elle est égoïste.
(22.d.) PLAUTE, Cistellaria 759 et 762, PHA. Quod quaeritabam, filiam inueni meam.
HA. Nostra haec alumna est tua profecto filia.
« PHANOSTRATE.- J’ai trouvé ce que je cherchais sans cesse, ma fille. »
« HALISCA.- Celle-ci que nous avons élevée est la tienne, vraiment ta fille. » (trad. pers.)
21
Ce terme a été formé par M. M. F. FERNANDEZ-VEST, Mnémème, Antitopic : le post-Rhème, de
l’énoncé au texte dans Structure Informationnelle et Particules Énonciatives. Essai de typologie, p. 72 et
91, pour désigner « le troisième constituant énonciatif, (…) étiqueté dans la littérature spécialisée comme
« élément détaché à droite » ; « il est susceptible de boucler un dialogue en reprenant son Thème initial ».
16
Elle dans l’énoncé d’Électre à la fois reprend un référent de l’énoncé précédent et
annonce le syntagme nominal la petite Électre, qui a une fonction mnémématique : le
syntagme nominal disloqué à droite peut être considéré comme le ‘rappel’ du référent
de l’énoncé précédent, qui est un énoncé d’arrière-plan, et surtout clôt la séquence des
énoncés où alternaient la référence à la reine et la référence à Électre.
Dans l’exemple de la Cistellaria, soit on suppose que tua profecto filia forme un
syntagme qui fonctionne comme l’attribut du sujet Nostra haec alumna, soit on sépare
tua de profecto filia et on fait de tua seulement l’attribut du sujet. Or, dans les vers
précédents, la possession était dénotée seulement par un pronom possessif, pas un
adjectif possessif : meam deux fois et mea une fois pour dire « ma fille ». La tirade se
trouve à la fin de la pièce, une comédie où une jeune fille, abandonnée dans son
enfance, retrouve ses parents. S’il s’agit bien d’un Mnémème, le placement de profectō
n’est plus incongru : il se trouve à la jointure entre le Rhème est tua et le Mnémème
filia, qui est le rappel du Thème d’un énoncé précédent. Profectō et le Mnémène filia
servent ainsi à clôturer la scène de reconnaissance.
En latin donc, comme en français et dans d’autres langues modernes, le mouvement
d’un adverbe entraîne l’expression d’une Structuration Informationnelle distincte et
spécifique. Ce procédé est nettement plus fréquent dans la bouche des esclaves que dans
celle des maîtres chez Plaute.
En conclusion, il paraît possible d’affirmer que Plaute prête à chacun le langage qui
lui convient. Les énoncés plautiens invitent à penser que ce n’est pas la langue des
esclaves qui serait artificielle, mais que ce serait plutôt celle des maîtres et plus encore
celle des dieux : pour celle-ci le ton est encore plus soutenu, plus formel. C’est par une
langue plus soignée, proche de celle de la norme écrite, que se manifeste la variation
sociale. Le stylème serait donc du côté des maîtres. Plaute ne cherche pas, en effet, à
catégoriser les esclaves, il semble choisir pour eux des formes proches de la réalité, de
l’oral spontané. Même si certains traits lexicaux ou syntaxiques relèvent clairement de
la langue des esclaves, il veut privilégier des situations d’oral pur, non pas au sens
d’impromptu mais plutôt d’authentique. On peut parler au sujet de la langue des
comédies de Plaute d’ « oral simulé ». On observe ainsi des procédés de segmentation,
entre autres des Détachements à droite ou à gauche, exactement comme dans le français
familier ou courant, qui ralentissent le flot discursif et permettent une certaine
focalisation explicite. On a montré ici par ailleurs la collaboration stratégique entre les
structures en détachement et les Particules Énonciatives dans les énoncés des « gens du
peuple ». Il est formidable de constater que ces mécanismes, qui reposent sur des
universaux langagiers, sont encore massivement employés à l’oral par quiconque22 et
dans n’importe quelle langue du monde.
22
Pour des exemples de procédés de segmentation employés par des locuteurs de différents niveaux
sociaux, voir S. CARTER-THOMAS et E. ROWLEY-JOLIVET, Structure informationnelle et genre : le
cas de la communication scientifique de congrès en anglais dans Structure informationnelle et Particules
Énonciatives. Essai de typologie, L’Harmattan, Paris, 2004, p. 137-166 ; A. ARLEO et M. M. J.
FERNANDEZ-VEST, De quelques particules anglaises et françaises dans le dialogue
cinématographique : Hannah and her sisters - Hannah et ses sœurs de Woody Allen dans Structure
informationnelle et Particules Énonciatives, p. 235-278.
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