La langue des esclaves chez Plaute : stylème ou réalité ?
Marie-Ange JULIA, Lycée Henri IV et Centre Alfred Ernout
Le latin parlé par les esclaves dans les comédies de Plaute, tel du moins qu’il s’y
présente, offre des traits si proches de ceux des langues parlées modernes qu’on est en
droit de s’interroger sur l’intérêt historique de tels énoncés : y a-t-il réalisme ou
fantaisie ?
L’esclave est souvent le meneur de jeu, il est rusé, vantard et doué d’une exubérance
verbale prodigieuse. Ce critère a conduit à l’affirmation que la langue de Plaute serait
« une création essentiellement littéraire et que [ce serait] un contre-sens que d’en donner
une traduction trop réaliste ; loin de chercher à imiter le parler de la vie courante, le
poète stylise[rait] et transpose[rait] »1. Toutefois, quatre traits de la langue parlée par les
esclaves conduisent à nuancer une telle affirmation : la condition d’esclave se manifeste
parfois par une couleur de peau (Pseudolus est dit v. 1218 subniger) ou une langue
différente de celle parlée par les maîtres. La langue des esclaves de Plaute ne semble
être ni une fantaisie, ni même un simple stylème, mais renvoie à une certaine réalité, qui
préfigure d’ailleurs l’évolution future de la langue latine. Deux pièces l’illustrent
effectivement : le Pseudolus, qui laisse largement la parole à l’esclave Pseudolus, en
regard de ses maîtres, Calidore et Simon, et du léno Ballion ; et l’Amphitryon, qui
permettra de comparer la langue de l’esclave Sosie à celle des dieux, d’un roi et d’une
reine.
Cette réalité linguistique n’est pas sans rapport avec le genre étudié. L’échange du
maître et de l’esclave est en effet doublé d’un autre échange au théâtre : on parle de
« double énonciation », étant donné qu’un personnage s’adresse à son énonciataire
direct autant qu’aux spectateurs. La présence d’un auditoire, physiquement présent,
exerce une influence significative sur le choix des mots et sur les stratégies
informationnelles adoptées. Le public visé devait traiter l’information en temps réel et
souvent dans le bruit. Caractériser la parole des personnages contribuait ainsi à
l’identification du rôle de chacun : c’est une forme de polyphonie, phénomène rendu
possible par le fait que le locuteur-personnage est un être de discours, participant à cette
image de l’énonciation apportée par l’énoncé. Il est donc prévisible que l’on entende
dans le discours la voix d’un esclave qui a les propriétés que l’on reconnaît dans la vie
quotidienne. Oswald Ducrot a décrit ce qui se dit sur la scène non pas comme un mode
de communication spécifique, mais comme une utilisation parmi d’autres du langage
ordinaire, au même titre qu’une conversation ou qu’un discours politique2. L’esclave de
Plaute est donc un être fictif, intérieur à l’œuvre, dont la parole est conforme (nous ne
disons pas identique) à celle d’un locuteur de même condition.
1 H. ZEHNACKER et J.-C. FREDOUILLE, Littérature latine, PUF, Paris, 1993 [2001], p. 34.
2 O. DUCROT, Le dire et le dit, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 205-206, a décrit ce qui se dit sur
la scène non pas comme un mode de communication spécifique, mais comme une utilisation parmi
d’autres du langage ordinaire, au même titre qu’une conversation ou qu’un discours politique.