LHELLÉNISTE FRANÇAIS JULES DAVID (1783-1854)1
Jean Caravolas
RÉSUMÉ: Dans les lignes qui suivent, je présente les points saillants de la vie et de l’œuvre de
Jules David, éminent helléniste et fervent philhellène français, sur lequel il n’existe, 150 ans
après sa mort, aucune étude ni même un article quelque peu détaillé.
1. Jules David (1783-1854), l’homme
Jules David est le fils aîné du peintre Jacques-Louis David (1748-1825), fondateur
de l’école de peinture néo-classique, et de Charlotte Pécoul (1748-1826), fille de
Charles-Pierre Pécoul, entrepreneur des Bâtiments du Roi. Il est né au Louvre le
15 février 1783. Nous ne savons presque rien de sa petite enfance. Selon sa mère,
il était un garçon sage, sérieux et calme. C’est ainsi aussi que son père le peint à
l’âge de quatre ans, le seul tableau de lui qui nous soit parvenu.
Après la chute de la Bastille, que ses parents saluèrent avec enthousiasme,
Jacques-Louis David s’intéresse de plus en plus à la politique et se rapproche des
Jacobins. En
1792
il se fait élire à la Convention où il jouera un rôle de premier
plan aux côtés de Robespierre, ce qui faillit détruire sa famille
2
et lui coûter la vie.
3
Pendant ces années troublées, 1’éducation de Jules “avait été forcément très
négligée”.
4
Quand, après
1795
, la vie à Paris commença à se normaliser, son père
l’inscrivit au Prytanée (Collège Louis le Grand).
5
Élève studieux, au “caractère
réfléchi, servi par une mémoire prodigieuse”,
6
il rattrapa vite son retard.
À
la fin
de ses études collégiales, il alla étudier le grec à l’université de Göttingen, avec le
célèbre philologue néohumaniste
7
Christian Gottlieb Heyne (
1729-1812
).
1 La monographie de Jean Caravolas:
Jules David et les études grecques dans la première
moitié du
XIXe
siècle
, paraîtra en Allemagne en 2006.
2Les David se séparèrent en 1780, divorcèrent en 1784 et se remarièrent en 1785.
3 Il fut accusé par les dirigeants de la Convention thermidorienne pour sa collaboration
avec Robespierre et son vote en faveur de l’exécution du roi et emprisonné deux fois
(2.8.1794-28.12.1794; 30.5.1795-4.8.1795).
4 J. L. Jules David,
Le peintre Louis David 1748-1825. Souvenirs et documents inédits
par son petit-fils
, Paris: Victor Havard, Libraire éditeur, 1880, p. 505.
5 Célèbre établissement scolaire à Paris, réservé aux enfants de l’élite sociale.
6 J. L. Jules David,
op. cit
.
7 Le néohumanisme est un puissant mouvement intellectuel qui se développe en
La Revue Historique
Institut de Recherches Néohelléniques
Volume Iπ (2005)
Àson retour en France, il fut nommé auditeur au Conseil d’État, en 1805,
vice-consul à Civitavecchia, en 1808, vice-consul à Otrante, en 1810, sous-
préfet à Stade (Bouches de l’Elbe) et en 1815, à la veille de la bataille de
Waterloo, désigné par Napoléon préfet. Il n’eut pas cependant le temps
d’assumer ses nouvelles fonctions, le gouvernement des Bourbons, l’ayant mis
immédiatement en non-activité. Il quitta alors le pays et accompagna ses
parents dans leur exil à Bruxelles.
Au début de 1816, alors que sa mère s’activait pour lui obtenir un poste de
professeur de grec en Belgique, Jules prit le coche et retourna à Paris. Là, il
entra, tout de suite, en rapport avec Adamantios Coray(s) (1748-1833),
médecin et érudit grec8établi à Paris. Coray était en ce moment à la recherche
de professeurs pour le gymnase de Chio,9qu’il souhaitait transformer en un
collège moderne de type européen.
Les discussions entre les deux hommes se déroulaient dans le plus grand
secret.10 Vers la mi-juillet, après des semaines de tractations ardues, ils
parvinrent à s’entendre sur l’essentiel. Néanmoins, le Grec invita Jules à venir,
au début d’août, passer quelques jours chez lui, au 5rue Madame, près du
Jardin du Luxembourg. Il souhaitait le familiariser avec la “méthode
lancastérienne11 et conclure avec lui le contrat d’emploi. Surtout il voulait
130
Jean Caravolas
Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Les néohumanistes considèrent “que pour rester fidèle au
principe même de l’humanisme, il fallait détrôner le latin et la civilisation latine au profit de
la civilisation grecque”. Voir Émile Durkheim,
L'évolution pédagogique en France
, Paris:
PUF, 1990, p. 371.
8
Quand il écrivait en français il signait ses lettres et ses livres: Coray. C’est ainsi qu’il
souhaitait que les autres aussi écrivent son nom, voir
A. Coray,
\AÏÏËÏÔÁÚ·Ê›·
[Adamantios
Corais, Correspondance], éd. C. Th. Dimaras, Vol. I:
1774-1798
, Athènes 1964, pp. 327-328.
9Coray est né à Smyrne, mais se considérait Chiote, comme son père, voir C. Th.
Dimaras,
^O KÔڷɘ ηd ì âÔ¯‹ ÙÔ˘
[Coray et son époque], Athènes, s.d., p. 235ff. Sur le
gymnage de Chio, voir K. Amantos,
Ta ÁÚ¿ÌÌ·Ù· Âå˜ ÙcÓ X›ÔÓ Î·Ùa ÙcÓ TÔ˘ÚÎÔÎÚ·Ù›·Ó
(1566-1822)
[Les lettres à Chio au temps de la domination turque (1566-1822)], Athènes
1976, pp. 32-42 et Ster. Fasoulakis,
^H âÎ·›‰Â˘ÛË ÛÙc X›Ô. \Ae ÙcÓ \EÎÎÏËÛ›· ÛÙe
àÛÙÈÎe ÛÙÔȯÂÖÔ. ò∂ΉÔÛË âÈÙÚÔɘ ëÔÚÙ·ÛÌÔÜ 200 ¯ÚfiÓˆÓ ÙÔÜ °˘ÌÓ·Û›Ô˘ X›Ô˘
[L’éducation à Chio. De l’Église à l’élément bourgeois], Chio 1992.
10 Le 18 juillet 1816, Coray écrit à son ami intime et étroit collaborateur Alexandre
Vassileiou, négociant érudit, résidant alors à Vienne: “¶·Ú’ âÌb ηÓÂd˜ â‰á ‰bÓ â͇ÚÂÈ, ÔGÙÂ
ÔÜ, ÔGÙ ‰Èa Ùd ñ¿ÁÂÈ. K·ÏeÓ qÙÔ Ô鉒 ·éÙÔÜ, Ô鉒 Âå˜ Ùe B˘˙¿ÓÙÈÔÓ Óa ÎÔÈÓÔÏÔÁËıÉ, Ô鉒
Âå˜ ÙeÓ §. E. (§fiÁÈÔÓ ^∂ÚÌÉ) Óa ÁÂÓFÉ ÌÓ‹ÌË Ôé‰ÂÌ›· ÂÚd ·éÙÔÜ”, A. Coray, \
∞ÏÏËÏÔÁÚ·-
Ê›·
, Vol. III, Athènes 1979, pp. 494-495. Rappelons que Paris vivait alors sous la Terreur
blanche, déclenchée par les ultraroyalistes, que la Grèce était encore sous occupation turque
et que la Turquie était un allié privilégié de la France.
11 Méthode de scolarisation rapide et économique des enfants pauvres, introduite en
l’observer encore un peu, de très près, afin d’être absolument sûr, qu’il était la
personne indiquée pour enseigner le français à Chio [et pour rendre, qui sait
quels autres services à la Grèce].
Leur conciliabule se termina à l’entière satisfaction du Grec, et le 24 août
1816 Jules quitta enfin Paris.12 Il se mit en route pour Chio “avec la volonté
enthousiaste de se rendre utile à ceux qui l’invitaient”.13 Il ne descendit pas
toutefois à Marseille, prendre le bateau, ainsi que cela lui avait été recommandé.
Il préféra se rendre dans la patrie d’Homère via Vienne et Constantinople.
Toutefois, malgré le zèle affiché, il n’était point pressé d’arriver à sa destination
et Coray commençait à s’inquiéter.14 Avec raison, d’ailleurs.
En effet, un événement complètement imprévu venait de se produire. Le 14
septembre, un messager lui apporta de Bruxelles une lettre de Mme David,
dans laquelle elle le priait de lui faire parvenir un certificat, confirmant la
compétence de son fils en langue grecque, afin qu’il obtienne un poste de
professeur en Belgique! Après longue réflexion, le Chiote décida de cacher la
nouvelle à Jules, de ne pas répondre à Mme David par écrit ni de lui envoyer le
certificat demandé, mais de lui signifier par le même messager, que Jules était
déjà parti pour la Grèce où, l’assurait-il, “il jouira d’honneurs et de moyens de
subsistance”.15
David arriva à Vienne les premiers jours de septembre, eut de longues
discussions avec Vasileiou sur la suite de son voyage et sa mission à Chio et au
début d’octobre, il prit la route pour Constantinople. Il semble que la dernière
étape de son voyage ne fut pas de tout repos, qu’il rencontra “de nombreuses
difficultés du côté de la Turquie” et qu’il a “regretté souvent” de n’avoir pas suivi
le conseil de Coray “pour une traversée maritime”.16 Finalement, après avoir
réglé ses affaires dans la capitale ottomane, il prit le bateau et le 10 décembre
1816, tard la nuit, il débarqua à Chio.
Lhelléniste français Jules David (
1783-1854
)
131
Angleterre vers 1798, simultanément par Andrew Bell (1753-1832) et Joseph Lancaster
(1778-1838), appelée en France “méthode mutuelle”. Elle était très en vogue en Europe au
début du XIXe siècle. Coray était son fervent avocat et tenait absolument à ce que Jules
l’utilisât à Chio et que plus tard elle se répandît dans toutes les écoles grecques. Voir F.
Buisson (dir.),
Dictionnaire de pédagogie et d’éducation primaire
, Paris: Hachette, 1998-
2004, Vol. XI, pp. 1483-1487.
12 Le 18 juillet, Coray soulagé écrit à Vienne à Alexandre Vassileiou: “Le fils du peintre
a décidé de bouger”, A. Coray,\
∞ÏÏËÏÔÁÚ·Ê›·
, Vol. III, Athènes 1979, p. 488.
13
Ibid
., p. 492.
14 ò∞Ú¯ÈÛ· Óa Ï˘áÌ·È ‰Èa ÙcÓ àÚÁÔÔÚ›·Ó ÙÔÜ ¢È‰·ÛοÏÔ˘”,
ibid
., pp. 509-510.
15
Ibid
., pp. 509-510.
16 A. Coray,\
∞ÏÏËÏÔÁÚ·Ê›·
,Vol. IV, 1817-1822, Athènes 1982, p. 17.
Avisés de son arrivée, l’attendaient sur le quai le principal de l’école
Néophytos Vamvas, les notables de la ville et une foule de curieux. Jules fut ravi
par l’accueil chaleureux que les Grecs lui réservèrent et par leur empressement
à rendre son séjour aussi agréable et confortable que possible.17 Sans perdre de
temps, il se mit à se familiariser avec le milieu grec, à dispenser ses cours de
français et à prendre des notes sur le grec moderne pour les livres qu’il songeait
à écrire.
Soudain, quelque temps avant le 20 juillet 1818, il quitta l’île et passa à
Smyrne.18 Pourquoi? Je suppose qu’après les premiers jours d’euphorie, il se
sentit bien seul et triste dans la ville provinciale de Chio, au bout de la
Méditerranée orientale. La recommandation de Coray aux notables Chiotes
d’augmenter le salaire du “maître d’école” Mendouze, qui venait de Paris
remplacer David au gymnase de Chio, et de lui trouver une épouse,
afin qu’il
ne “nous quitte lui aussi
19 [souligné par moi], me fait penser que Jules n’était
pas très satisfait de ses appointements et qu’il était encore célibataire.
Smyrne était à cette époque une ville cosmopolite d’environ cent mille
habitants. La colonie des commerçants français était prospère et jouissait de
nombreux privilèges. Parmi les Français de passage dans la ville se trouvaient
des bonapartistes, que Jules connaissait plus ou moins bien. Comme il parlait
couramment le grec, il se fit vite des amis grecs. Enfin, la rédaction de deux
livres sur la langue grecque qu’il préparait et qu’il publia, l’un en 1820 et l’autre
en 1821, occupaient une grande partie de ses loisirs. Il n’avait donc pas le temps
de s’ennuyer.
Mais de quoi vivait-il? La pension qu’il recevait de ses parents ne suffisait
pas à couvrir ses dépenses. Basch affirme qu’il était nommé Consul de France à
Smyrne,20 ce qui est évidemment une erreur. Jules ne pouvait à cette époque
occuper un poste officiel, sa carrière de fonctionnaire ayant pris définitivement
fin en 1815, avec la chute de Napoléon. Il est vrai, que le Consul de France à
Smyrne s’appelait, par coïncidence, Jules David aussi, mais il n’avait aucun
rapport de parenté avec le fils du peintre.
M. A. Thibodeau, dans
La vie de David
, une des premières biographies de
Jacques-Louis David, dit que Jules “alla à Smyrne professer la langue grecque
132
Jean Caravolas
17
Ibid
.
18 Le détroit de Tsesmé qui sépare Chio de Smyrne (la Grèce d’aujourd’hui de la
Turquie) mesure à peine six milles nautiques.
19 A. Coray,
≠∞·ÓÙ· Ùa ÚˆÙfiÙ˘· öÚÁ·. Oî \EÈÛÙÔϤ˜ (1815-1833
) [Toutes les
œuvres originales. Les lettres (1815-1833)], éd. G. Valetas, Athènes 1965, Vol. B2, p. 231.
20 Sophie Basch,
Le mirage grec
, Paris: Hatier, 1995, p. 61.
ancienne et moderne”;21 dans le
Dictionnaire encyclopédique
d’Eleftheroudakis,
on lit qu’en 1816, il est descendu en Grèce pour apprendre le grec moderne et a
été professeur à Chio et à Smyrne;22 le
Dictionnaire de biographie française
(1965)23 écrit que “durant son séjour à Chio, Jules David y professa la littérature
française à l’école publique [...]. Il alla ensuite habiter Smyrne en 1818 et y
séjourna jusqu’en 1820”. Lui-même se présente, sur la page de titre du
Parallèle
des langues [...]
(1820), comme ancien “maître d’école24 à Chio [‰ËÌÔÛ›Ô˘
‰È‰·ÛοÏÔ˘ Âå˜ Ùfi Û¯ÔÏÂÖÔÓ Ùɘ X›Ô˘]. Il ne fait aucune allusion au gymnase
de Smyrne. Cependant, dans la note manuscrite du 17 août 183025, qui
accompagne sa demande d’emploi, adressée au Ministre de l’Instruction
publique, il écrit qu’il: “
a été professeur aux Universités de Chio et de Smirne
”.26
Enfin, son père, dans une de ses lettres, écrit que Jules est venu à Bruxelles en
1820, pour voir ses parents malades, mais qu’il fut obligé “de rester plus
longtemps qu’il ne croyait et que ses affaires à Smyrne l’exigeaient”, sans spécifier
la nature de ces “affaires”.27
Ce qui semble certain est qu’à Smyrne il avait trouvé un emploi rémunéré
pour faire vivre sa famille, car en 1820, Jules était déjà marié et père d’un
garçon. Les informations sur le lieu et la date de son mariage, ainsi que sur le
nom et la famille de son épouse, ne sont généralement pas évoquées ou bien
sont contradictoires.28
Lhelléniste français Jules David (
1783-1854
)
133
21 M. A. Thibodeau,
La vie de David
, Bruxelles: H. Tarlier et Grignon, 1826, p. 221.
22
\∂Á΢ÎÏÔ·È‰ÈÎeÓ §ÂÍÈÎeÓ \∂Ï¢ıÂÚÔ˘‰¿ÎË
[Dictionnaire encyclopédique d’Elefthe-
roudakis]
,
Vol. 4, p. 303.
23
Dictionnaire de biographie française
, Paris: Letouzey et Ané, 1930, Vol. X, p. 355.
24 Jules David,
™˘ÓÔÙÈÎe˜ ¶·Ú·ÏÏËÏÈÛÌe˜ Ùɘ ^EÏÏËÓÈÎɘ ηd °Ú·ÈÎÈÎɘ j ^AÏÔÂÏÏË-
ÓÈÎɘ °ÏÒÛÛ˘
[Parallèle sommaire des langues grecques ancienne et moderne], Paris 1820.
25 Cette lettre se trouve aux Archives Nationales de France, F/17/3139 – Instruction
publique: dossier individuel de Jules David.
26 Souligné par moi. J’explique ailleurs (voir note 60) pourquoi on désigne parfois le
gymnase de Chio et le gymnase de Smyrne sous le nom d’universités.
27 Antoine Schnapper,
Jacques-Louis David
, Paris: Éditions de la Réunion des éditeurs
nationaux, 1989, p. 576.
28 Quelques exemples: Dans la
Nouvelle biographie générale
, Paris: Firmin Didot frères,
1854-1877, nous lisons: “Parti pour la Grèce en 1816, en qualité de professeur à l’école
publique de Chio, il épousa dans cette île une jeune et belle Grecque [...]” (1852). Selon le
Grand Dictionnaire universel du
XIXe
siècle
, Larousse, Pierre, 1817-1875, Nîmes: C.
Lacour, 1990-1992, Jules “accompagna à Bruxelles, en 1815, son père, l’illustre peintre,
banni comme régicide, puis se rendit en Grèce (1816), et se fixa quelque temps à Chio, où
il épousa une jeune Grecque […]” (Vol. VII, 1990, p. 162). Plus récemment encore, Basch
(1995, p. 61) écrivait: “Professeur de français à Chios de 1816 à 1818, il se rendit ensuite à
1 / 23 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !