l`île des esclaves

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MARIVAUX
L’Île des esclaves
GF Flammarion
Marivaux (de) Pierre
L'Île des esclaves
ISBN numérique : 978-2-0812-3706-3
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 978-2-0812-1774-4
Ouvrage composé et converti par Nord Compo
Présentation de l’éditeur :
Étrange terre que celle de l’île des esclaves, où les rôles sont inversés entre
maîtres et valets. En transformant le théâtre en une île utopique, Marivaux
met en scène de nouveaux rapports sociaux, fragiles et ambigus, où se
reflètent tous les paradoxes de la société des Lumières. Lue tour à tour, au
cours des siècles suivants, comme une oeuvre révolutionnaire,
réactionnaire, marxiste ou encore humaniste chrétienne, L’île des esclaves
(1725), pièce exubérante où se mêlent les tons et les genres, est un petit
bijou qui n’a pas fini de dévoiler ses secrets.
Du même auteur
dans la même collection
LA DISPUTE. LES ACTEURS DE BONNE FOI. L’ÉPREUVE.
LA DOUBLE INCONSTANCE (édition avec dossier).
LA FAUSSE SUIVANTE. L’ÉCOLE DES MÈRES. LA MÈRE CONFIDENTE.
LES FAUSSES CONFIDENCES (édition avec dossier).
L’ÎLE DES ESCLAVES. LE PRINCE TRAVESTI. LE TRIOMPHE DE L’AMOUR.
L’ÎLE DES ESCLAVES (édition avec dossier).
LE JEU DE L’AMOUR ET DU HASARD (édition avec dossier).
LE PAYSAN PARVENU.
LA VIE DE MARIANNE.
Chronologie
1680
1683
1684
Fondation de la Comédie-Française. Les
Comédiens-Italiens s’installent à l’hôtel
de Bourgogne.
Installation de la cour à Versailles.
Les Comédiens-Italiens sont autorisés à
jouer en français.
Naissance de Watteau.
Naissance à Paris de Pierre Carlet de Chamblain
(qui portera le pseudonyme de Marivaux à partir
de 1715), fils de Nicolas Carlet, fonctionnaire
dans l’administration de la marine, et de MarieAnne Bullet.
1688
La Bruyère, Les Caractères.
1689
1691
Naissance de Montesquieu.
Racine, Athalie.
Gabriel de Foigny, Les Aventures de
Jacques Sadeur.
Naissance de Voltaire.
Les Comédiens-Italiens sont chassés de
Paris sur ordre du roi.
Naissance de l’abbé Prévost.
Début de la guerre de Succession
d’Espagne (qui durera jusqu’en 1714).
Naissance de Goldoni.
Lesage, Crispin rival de son maître.
Lesage, Turcaret.
Florent Carton Dancourt, Les Agioteurs.
Décret interdisant tout langage parlé sur
les théâtres de la Foire.
Tyssot de Patot, Voyages et Aventures de
Inscription à l’École de droit de Paris.
Jacques Massé.
Marivaux fréquente le salon de Mme de Lambert
Ouverture du salon de Mme de Lambert.
où il côtoie Fontenelle, La Motte…
1692
1694
1697
1701
1707
1709
1710
1711
1712
1713
1714
1715
1716
1717
1718
1719
1720
1721
1722
Naissance de Rousseau.
Première comédie de Marivaux, Le Père prudent
et équitable, en un acte et en vers, donnée dans un
théâtre de société à Limoges. Approbation de
Pharsamon ou les Nouvelles Folies romanesques
(roman parodique qui ne sera publié qu’en 1737).
Lesage écrit, pour les théâtres de la
Publication de deux romans : Les Effets
Foire, Arlequin invisible et Arlequin roi
surprenants de la sympathie, La Voiture
de Serendib.
embourbée, et d’un récit : Le Bilboquet.
Naissance de Diderot.
Lesage, Arlequin Mahomet.
Marivaux prend part à la seconde querelle des
Anciens et des Modernes, aux côtés des Modernes.
Mort de Louis XIV. Régence de
Rédaction d’une Iliade travestie (poème burlesque
Philippe, duc d’Orléans.
publié en 1716) et de Télémaque travesti (roman
parodique publié en 1736).
Création de la Banque générale de Law.
Rappel des Comédiens-Italiens à Paris
par le Régent ; la troupe est dirigée par
Luigi Riccoboni, dit Lélio.
(7 juillet) Mariage avec Colombe Bollogne, née en
1683 et dotée de 40 000 livres. Premiers articles
de Marivaux dans Le Mercure.
Autreau, Le Naufrage du Port-àl’Anglais, en français et en italien.
(26 janvier) Naissance de Colombe-Prospère de
Marivaux.
Mort du père de Marivaux.
L’Amour et la Vérité aux Comédiens-Italiens (une
seule représentation), puis Arlequin poli par
Effondrement du système de Law.
l’amour (environ 12 représentations).
W a t t e a u , L’Amour
au
Théâtre- La Mort d’Annibal au Théâtre-Français
Italien et L’Amour au Théâtre-Français. (3 représentations).
Ruine partielle de Marivaux après la banqueroute
de Law.
Montesquieu, Lettres persanes.
Delisle de la Drevetière, Arlequin
sauvage.
Création d’un journal, Le Spectateur français, sur
Robert Challe, Journal d’un voyage aux le modèle du Spectator anglais.
Indes.
Mort de Watteau.
Alexis Piron, Arlequin Deucalion.
Succès de La Surprise de l’amour (Théâtre-Italien,
Delisle de la Drevetière, Timon le
16 représentations).
misanthrope.
Mort du Régent. Début du règne de
La
Double
Inconstance
(Théâtre-Italien,
Louis XV.
1723
1724
1725
1726
1727
1728
1729
1730
1731
1732
1733
1734
1735
1736
Les Comédiens-Italiens prennent le titre 15 représentations).
de « comédiens ordinaires du Roi ».
Mort de Colombe de Marivaux.
Le Prince travesti (Théâtre-Italien, 16
représentations) ; La Fausse Suivante
(13 représentations) ; Le Dénouement imprévu
(Théâtre-Français, 6 représentations).
L’Île des esclaves (Théâtre-Italien,
Autreau, L’Embarras des richesses.
21 représentations), L’Héritier de village
(9 représentations).
Début du ministère Fleury.
Les Comédiens-Italiens jouent plusieurs comédies
Ouverture du salon de Mme de Tencin. de Marivaux devant la cour à Versailles.
L’Île de la raison ou les Petits Hommes puis La
Seconde Surprise de l’amour sont représentées
au Théâtre-Français. Publication périodique de
L’Indigent philosophe.
Le Triomphe de Plutus (allégorie représentée au
Allainval, L’École des bourgeois.
Théâtre-Italien).
Échec de La Nouvelle Colonie ou la Ligue des
femmes (Théâtre-Italien, une seule représentation).
Le Jeu de l’amour et du hasard (Théâtre-Français,
14 représentations).
Prévost, Histoire du Chevalier des
Publication de la première partie de La Vie de
Grieux et de Manon Lescaut (fait partie Marianne. Les parties II à XI paraîtront entre
des Mémoires et Aventures d’un homme 1734 et 1741, mais ce roman reste inachevé. La
de qualité).
Réunion des amours (Théâtre-Français).
Le Triomphe de l’amour et L’École des mères
Naissance de Beaumarchais.
(Théâtre-Italien) ; Les Serments indiscrets
(Théâtre-Français).
L’Heureux Stratagème (Théâtre-Italien,
Mort de Mme de Lambert.
18 représentations).
Le Cabinet du philosophe (publication
périodique ; onze feuilles paraissent de janvier à
avril). Parution des deux premières parties du
Paysan parvenu en mai-juin, puis des parties III et
Voltaire, Lettres philosophiques.
IV en septembre-octobre ; La Méprise (ThéâtreItalien, 3 représentations) ; Le Petit-Maître
corrigé (Théâtre-Français, une seule
représentation).
Rameau, Les Indes galantes (comédieLa Mère confidente (Théâtre-Italien,
ballet). Nivelle de la Chaussée, Le
17 représentations).
Préjugé à la mode.
Reprise de L’Île des esclaves à la ComédieItalienne ; Mlle Clairon fait ses débuts dans le rôle
de Cléanthis.
Le Legs (Comédie-Française, 7 représentations).
1738
1739
1740
1741
1742
1743
1744
1745
1746
1748
1749
1750
1751
1752
1753
1754
1755
1756
1757
1758
La Joie imprévue (Théâtre-Italien).
Mort de Thomassin, interprète
Les Sincères (Théâtre-Italien).
d’Arlequin.
Frédéric II, roi de Prusse. Guerre de
Succession d’Autriche.
L’Épreuve (Théâtre-Italien, 17 représentations).
Ouverture du salon de Mme du Deffand.
La Commère (comédie tirée du Paysan parvenu,
Théâtre-Italien).
Élection de Marivaux à l’Académie française
(contre Voltaire).
Mort de Fleury : gouvernement
personnel de Louis XV.
La Dispute (Comédie-Française, une seule
représentation).
Colombe-Prospère entre au couvent.
Le Préjugé vaincu (Comédie-Française,
7 représentations).
Montesquieu, De l’esprit des lois.
Traité d’Aix-la-Chapelle.
Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu.
Le Mercure publie La Colonie, version abrégée et
remaniée de La Nouvelle Colonie.
D’Alembert, Discours préliminaire de
l’Encyclopédie (publiée de 1751 à 1772).
Querelle des Bouffons (opposant les
partisans de la musique française à ceux
de la musique italienne).
Mort de Luigi Riccoboni.
Le Mercure publie L’Éducation d’un prince
Naissance du Dauphin (futur Louis XVI).
(dialogue).
Rousseau, Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les
La Femme fidèle est jouée dans un théâtre privé.
hommes.
Début de la guerre de Sept Ans.
Lecture à la Comédie-Française de Félicie et de
L’Amante frivole, qui ne seront pas représentées
(Félicie est publiée par Le Mercure en 1757, mais
Diderot, Le Fils naturel.
le texte de L’Amante frivole est perdu). Le journal
Le Conservateur publie sans nom d’auteur Les
Acteurs de bonne foi.
Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les
spectacles.
Mort de Silvia.
1761
1762
1763
1764
1781
Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse.
Le Mercure publie La Provinciale, sans nom
d’auteur.
Rousseau, Émile ou De l’éducation ; Du
contrat social.
Fusion du Théâtre-Italien et de l’OpéraComique.
Mort de l’abbé Prévost.
(12 février) Mort de Marivaux.
Voltaire, Le Dictionnaire philosophique.
Publication des Œuvres complètes de M. de
Marivaux chez la Veuve Duchesne, éditées par
l’abbé La Porte.
Présentation
Qualifiée de « petit bijou » par un lecteur de l’époque1, L’Île des esclaves est encore aujourd’hui
considérée comme une « petite » pièce de Marivaux tant par ses étroites dimensions (un acte, onze
scènes) que par sa marginalité au sein de l’œuvre. Les contemporains ont surtout souligné sa
composition serrée, ses morceaux de bravoure harmonieusement disposés et ses belles « finitions ».
On s’intéresse davantage de nos jours à son contenu idéologique. Que l’on souligne ses qualités
formelles ou le message moral qu’elle est censée délivrer, c’est cependant toujours la netteté, du trait
ou du propos, que l’on évoque. Petite pièce en un acte, forcément rapide et stylisée, L’Île des esclaves
pourrait n’être qu’une charge légère et acérée contre le manque d’humanité des maîtres dans un
système hiérarchisé. S’arrêter à ce constat serait en faire une lecture bien partielle, qui ne tiendrait
compte que du contenu idéologique exhibé, en négligeant les aspérités et les zones d’ombre d’un texte
aux dysfonctionnements multiples.
La perspective politique et sociale renvoie à cette part de l’œuvre de Marivaux moins connue que
les « grandes » pièces au cadre vraisemblable, mais tout aussi représentative. Adversaire déclaré du
clan des Philosophes, Marivaux a pourtant réfléchi aux mêmes questions, mais dans une perspective
plus proche de celle des moralistes et de la philosophie classiques. L’Île des esclaves est dans la ligne
du Marivaux moraliste des Journaux, à côté de deux autres utopies, L’Île de la raison et La Colonie,
auxquelles on peut ajouter l’expérimentation philosophique plus tardive de La Dispute. Pièce
« sociale », parce qu’elle met explicitement l’accent sur les relations de pouvoir à l’intérieur du
système social, L’Île des esclaves n’est pas pour autant une pièce à thèse, car son message n’est pas
donné, mais à déchiffrer. La mise en cause de la hiérarchie et la dénonciation de la cruauté et de la
vanité des puissants aboutissent à un réaménagement de l’ordre antérieur, mais la catharsis, ou
purgation des passions, ne vient pas tout résoudre, et des notes discordantes subsistent jusqu’à la fin.
Cette ambivalence mal résolue permet de comprendre les jugements polémiques et contradictoires
portés à diverses époques par des critiques qui lisent cette pièce à travers le filtre de telle ou telle
idéologie : pièce révolutionnaire, réactionnaire, marxiste, humaniste chrétienne, conservatrice… Cette
extrême division de la critique est révélatrice d’un mode de fonctionnement spécifique : une
oscillation entre deux pôles, tant en ce qui concerne le genre (comédie/utopie), le ton
(comique/sensible), l’idéologie (progressiste/conservatrice), le point de vue (celui des maîtres/celui
des esclaves), le parti pris esthétique (la suggestion/le didactisme). L’Île des esclaves réalise le rêve
de tout faire figurer et d’être à plusieurs endroits en même temps, faisant feu de tout bois et usant à la
fois de la charge de la caricature et de la ténuité de l’esquisse.
À mettre d’emblée l’accent sur les vertiges herméneutiques, on risque fort de négliger une donnée
pourtant fondamentale : il s’agit d’un spectacle usant de procédés destinés à frapper et à émouvoir un
public. Objet théâtral surprenant, la pièce perd pourtant de son caractère insolite si l’on rappelle
qu’elle est aussi le produit d’une époque et qu’elle surgit à un moment riche en expérimentations
artistiques et en nouveautés : la France des années 1720.
CONTEXTE : LES ANNÉES 1720
LA RÉGENCE ET SES RUPTURES
La Régence ne dure que huit ans (1715-1723), mais c’est une période de transition qui porte en
germe les réflexions et les préoccupations des Lumières. La fin du règne de Louis XIV avait été
considérablement assombrie par les difficultés économiques, les défaites militaires, une crispation
religieuse et morale, un raidissement, enfin, du pouvoir politique. L’arrivée au pouvoir de Philippe
d’Orléans en 1715 marque le début d’une période de libéralisation des mœurs. Certes, la « fête » de la
Régence est rapidement suivie d’une reprise en main politique et économique, mais son influence sur
les esprits ne s’éteint pas en 1723. Libertine et séduisante, la Régence contraste avec la période
précédente dont elle se démarque bruyamment et spectaculairement2. Représentative des ruptures
affichées avec le passé, l’expérience financière de Law reflète l’esprit nouveau.
Le « système » de Law
Le succès et la banqueroute du système de Law frappèrent profondément l’imagination des
contemporains. Le projet audacieux et visionnaire de l’Écossais John Law visait à lancer une
souscription pour créer une banque centrale qui aurait fait circuler du papier-monnaie. Dans un
premier temps, il remporta un succès considérable, les particuliers s’arrachèrent les actions et des
fortunes colossales se bâtirent en quelques heures. Mais le système s’emballa et son effondrement en
1720 entraîna la ruine de nombre de particuliers3.
Marivaux, à un moment où s’érigent des fortunes colossales, se lance dans l’aventure spéculative
et y investit une grande partie de son bien. La banqueroute ébranle sérieusement ses finances et il doit
désormais écrire pour vivre. De tels revirements de fortune ne sont certes pas nouveaux, et l’argent
était déjà un thème récurrent des comédies de la fin du XVIIe siècle, avec notamment la satire des
fermiers généraux (Turcaret de Lesage date de 1709), mais l’épisode frappe les esprits par le caractère
spectaculaire et totalement arbitraire des changements de situation qu’il a provoqués, et il donne à
réfléchir sur les caprices du destin et la façon d’envisager la valeur d’un homme.
Les caprices de la fortune et le type du parvenu
Ces brusques revers de fortune sont les signes les plus visibles d’une évolution générale de la
société vers une plus grande mobilité. La littérature se fait l’écho de ce début de mise en cause de la
place assignée à chacun dans l’édifice social en prenant pour héros des individus en devenir qui
menacent la stabilité de l’ordre, autrement dit des parvenus. Marivaux a souligné le phénomène à
maintes reprises dans son œuvre. Ses deux grands romans-mémoires sont deux récits d’ascension
sociale : La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu4 racontent d’incroyables promotions sociales.
Dans ses journaux et dans son théâtre, les thèmes du parvenu et des jeux de rôles sociaux sont très
souvent abordés : nobles ruinés en quête d’argent, paysans et bourgeois enrichis5, parvenus reniant
leurs origines6, mésalliances reviennent constamment.
Dans L’Île des esclaves, le renversement de l’ordre établi est thématisé et radicalisé par une
transposition dans un apologue philosophique, une utopie7, fondés sur le principe de l’inversion des
valeurs. L’inversion a une fonction expérimentale, c’est une épreuve à laquelle on soumet les
personnages. À la différence des pièces « réalistes », où ce sont le travestissement et l’argent qui
créent de façon plus ou moins imprévisible du « jeu » dans l’édifice social, le jeu de rôles a ici le
caractère mécanique et institutionnel du carnavalesque pur. L’inversion, traduction d’une évolution
économique et sociale, est prise au sens littéral et systématisée. Le trait est plus appuyé.
FANTAISIES ET EXPÉRIMENTATIONS THÉÂTRALES
Au XVIIe siècle, les Comédiens-Italiens avaient été promus « comédiens du Roi » par Louis XIV et
avaient investi l’hôtel de Bourgogne, où ils donnaient des pièces très libres de ton sans s’embarrasser
des règles du théâtre classique ni des bienséances. Lorsque, le 14 mai 1697, les Italiens sont chassés
de Paris sur ordre du roi, pour s’être moqués, dans une pièce, de madame de Maintenon, l’esprit du
Théâtre-Italien se perpétue sur les scènes de province et à Paris sur les tréteaux et les théâtres de la
Foire.
Remontant au Moyen Âge, la Foire rassemble à l’origine marchands, colporteurs et spectacles de
rue (montreurs d’ours, acrobates, jongleurs, etc.). Deux grandes foires se tiennent périodiquement à
Paris : la foire Saint-Germain (l’hiver) et la foire Saint-Laurent (l’été). Le théâtre de la Foire, après le
bannissement des Italiens, recueille leur public et adopte leurs thèmes et certains de leurs
personnages ; il se développe, gagne en importance et en popularité, devient véritablement un lieu
d’expérimentation où l’on reprend, recycle, emprunte, parodie, adapte, copie, sans aucun complexe.
Le répertoire italien est progressivement annexé, tandis que la contribution d’auteurs comme Lesage,
qui écrit pour la Foire à partir de 1713, renforce la qualité littéraire des pièces foraines. L’innovation
et la recherche de moyens d’expression inédite sont d’autre part stimulées par une lutte constante
contre la censure : les forains doivent en effet affronter l’hostilité du Théâtre-Français (autre nom de
la Comédie-Française), qui tient à sauvegarder son monopole et fait interdire par le roi la
représentation sur les tréteaux de pièces en plusieurs actes, de pièces dialoguées, de toute parole
enfin… Chaque interdiction suscite en réalité de nouvelles inventions : mimes, pièces à écriteaux ou
chantées, qui donneront plus tard naissance à l’opéra-comique.
C’est dans ce contexte que, dès 1716, le Régent rappelle les Italiens, à qui il rend la salle du vieil
hôtel de Bourgogne ; ce geste se veut symbolique du nouveau cours des choses et d’une volonté
d’alléger les contraintes qui pesaient jusque-là sur la vie littéraire et culturelle.
Face à la Comédie-Française, qui traverse alors une longue phase de déclin, le Nouveau ThéâtreItalien, enrichi des expériences du théâtre populaire, connaît un essor remarquable8. Le jeu des Italiens
contraste avec celui des Comédiens-Français, qui se cantonnent souvent dans une déclamation statique
des textes, sans coordination d’ensemble. Au contraire, le jeu italien, héritier des techniques
d’expression de la commedia dell’arte, accorde une grande importance au corps et à la gestuelle,
privilégie les répliques courtes et le rythme du spectacle.
Ce type de jeu, plus souple et plus spontané, convient parfaitement au texte et aux intrigues de
Marivaux qui écrit régulièrement pour les Italiens à partir de 1720, s’inspirant de leur jeu et de leur
personnalité. Sur trente-huit pièces, vingt et une sont écrites pour le Théâtre-Italien9. Parmi elles, L’Île
des esclaves, dans laquelle le dramaturge utilise et adapte l’apport du théâtre « expérimental » et
populaire.
L’ÎLE DES ESCLAVES ENTRE DEUX RIVES
Marivaux a débuté sa carrière dramatique en 1720, sous la Régence10, avec Arlequin poli par
l’amour, petite féerie qui porte en germe toutes les questions de l’œuvre à venir. Il s’est déjà fait
connaître par plusieurs romans comiques et parodiques. La querelle des Anciens et des Modernes, qui
oppose à partir de 1680 les partisans d’un respect absolu et d’une imitation des grands auteurs
antiques à ceux qui prônent l’innovation et l’élaboration de formes nouvelles, rebondit au début du
siècle, et Marivaux rejoint Fontenelle et La Motte dans le parti des Modernes. Cette profession de foi
« moderne » s’arme d’un langage nouveau, influencé par l’esprit de la conversation mondaine.
L’inventivité du « marivaudage », défini par F. Deloffre 11 comme une pratique et une conception
nouvelles du langage, s’incrit dans ce mouvement de la « seconde préciosité » des années 1720-1730,
qui pratique le mélange des tons et le maniement du mot d’esprit et de la pointe.
Les années 1715-1730 correspondent par ailleurs à la période la plus active du rococo, mouvement
esthétique qui naît vers 1680, se prolonge jusque vers 1750, et s’épanouit dans les arts plastiques et
décoratifs. On en retrouve certains traits dans le premier théâtre de Marivaux, entre autres la
prédilection pour le « petit », le décentrement, l’emboîtement des formes, l’exhibition du factice et
l’hybride, autant d’éléments qui participent, dans L’Île des esclaves, d’une esthétique rococo.
Le mélange des tons, la distance, caractéristiques de la seconde préciosité, le goût du composite et
du factice des décors rococo se reflètent dans le jeu sur les codes de plus en plus conscient et
vertigineux qui marque les scènes de théâtre les plus inventives dans ces années-là. À la même époque
s’illustre un théâtre essentiellement parodique, qui détourne les formes. Sans aller jusqu’à rattacher
L’Île des esclaves à cet « anti-théâtre12 », on peut dire que la conscience de l’artifice qui domine la
pièce de bout en bout participe de ce mouvement général de mise à distance de la convention
littéraire.
Mais au rebours de ce qui se passe sur les scènes de l’anti-théâtre, où le détournement de la forme
entraîne à sa suite la subversion du fond13, dans L’Île des esclaves c’est le contenu subversif énoncé
explicitement par les personnages qui se trouve fragilisé par un contexte de jeu et de simulation. La
dimension de théâtre dans le théâtre structure la pièce autour de Trivelin qui distribue les rôles, guide
les acteurs et donne le canevas à partir duquel ils improvisent. Mais des deux types de discours qu’il
tient, l’un est adressé à tous, solennel et accusateur, tandis que l’autre, en aparté, destiné aux seuls
maîtres et aux spectateurs, est peut-être là pour leur rappeler en même temps qu’à nous qu’il ne s’agit
que d’un jeu, et surtout qu’il finira. Autrement dit, la distance encadre et relativise la subversion
politique et sociale contenue dans les tirades, que ce soit les diatribes égalitaires ou les sentences à
tonalité humaniste et chrétienne.
L’effet parodique et la gravité philosophique forment un délicat alliage qui conduit le spectateur à
ne jamais savoir exactement comment ajuster son regard14. Qu’il interrompe sa performance d’acteur
pour éclater de rire ou qu’il recule de quelques pas pour prononcer une grave tirade sur l’aliénation et
la souffrance du serviteur, Arlequin illustre à chaque fois la façon très particulière qu’a cette pièce de
n’être jamais entièrement là où elle semble être, jamais franche mimèsis, jamais franche parodie non
plus, mais oscillation fragile et étrange d’un pôle à l’autre.
Marivaux rassemble dans cette si petite pièce une grande quantité de genres et d’univers
littéraires : commedia dell’arte, théâtre de la Foire (Arlequin, sa bouteille et ses lazzis, le principe du
retournement carnavalesque), théâtre classique (discours tragique d’Euphrosine outragée, comique de
caractère dans les portraits satiriques du petit-maître et de la coquette), cadre antiquisant du décor
utopique, apologue philosophique et dénonciation des injustices contemporaines, échos de rites
chrétiens (la confession, la rémission des péchés), comique parodique des valets singeant leurs
maîtres.
Ce « bijou » théâtral est ainsi un objet fort insolite qui confond les repères et les univers de
référence, où les contextes se télescopent, où les procédés sont exhibés, les tons mêlés, les effets
superposés, en une théâtralité exubérante, voire tapageuse, à l’image d’Arlequin lui-même. La
distance, présente à tous les niveaux, fait toujours demeurer le texte au bord d’un mode de
fonctionnement.
À la variation des procédés correspond celle des effets sur le spectateur, qui passe du rire au
sérieux, du sérieux au pathétique, de la satire à l’édification morale en passant par le larmoiement.
Non seulement les changements de scène font passer d’un univers littéraire à un autre, mais un mot
suffit pour basculer d’une émotion à son contraire, comme dans la scène VIII où le rire s’éteint dans le
malaise que fait peser le silence d’Arlequin. L’inconfort du spectateur moderne tient à l’impossibilité
de s’installer dans tel ou tel système d’interprétation et à l’obligation dans laquelle il se trouve de
devoir sans cesse se « replacer » pour recevoir le spectacle. Mais ce mélange maximal des registres et
des effets suscite aussi un plaisir spécifique composé de connivence mi-amusée mi-sérieuse,
caractéristique d’une époque passionnément critique et capable de s’adapter à de telles ruptures. La
confrontation Arlequin/Cléanthis à la scène VI matérialise sous nos yeux l’équilibre instable sur
lequel repose une pièce, que l’on pourrait définir, à la manière rococo, comme un abrégé des effets du
théâtre… à mi-chemin peut-être entre le sérieux et le parodique, le théâtre philosophique et l’antithéâtre.
Le premier théâtre de Marivaux répondait aux exigences nouvelles d’un public lassé des comédies
de mœurs réalistes à la Lesage et s’illustrait dans diverses formes littéraires non réalistes, comme la
féerie ou la comédie héroïque. Aux alentours de 1725, l’œuvre amorce un mouvement de
« reclassicisation » relative15. L’Île des esclaves se situerait donc au terme de cette première période
du théâtre de Marivaux. À la fois plus hybride et moins complexe que d’autres pièces, elle présente la
particularité de mêler curieusement une forme de détachement parodique et une prise de position plus
vigoureuse qu’on ne l’a dit sur des questions politiques brûlantes.
SUBVERSIONS
« ARLEQUIN, TOUJOURS ARLEQUIN »
L’un des deux zanni16 de la commedia dell’arte traditionnelle, personnage grossier et lourdaud,
figure théâtrale du peuple opprimé, Arlequin connaît un prodigieux succès au XVIIIe siècle. Récupéré
par la Foire lors du départ des Italiens, il occupe désormais les deux répertoires. À mesure qu’il est
réemployé et investi par des acteurs aux personnalités différentes, il se transforme et se promène dans
les espaces dramatiques les plus hétérogènes, toujours reconnaissable cependant à son habit à losanges
et à son petit masque noir. Sous la Régence, il devient le porte-parole de revendications de type
philosophique en endossant le rôle de bon sauvage, comme chez Delisle de la Drevetière ou Alexis
Piron17. Cette omniprésence d’Arlequin répond au goût d’un public qui le réclame et prend un vif
plaisir à le retrouver de pièce en pièce18.
ARLEQUIN CHEZ MARIVAUX :
PERMANENCE ET MUTATIONS
Aux côtés de Silvia19, égérie de Marivaux et personnage de toutes ses pièces italiennes, Arlequin
– et, sous son masque, le comédien Antonio Vicentini dit Thomassin – est un personnage-clé. Il figure
dans quinze des vingt et une comédies italiennes, notamment dans Arlequin poli par l’amour (1720),
La Double Inconstance (1723) et L’Île des esclaves (1725), que l’on peut rapprocher par l’usage
décalé qu’elles font du personnage.
L’Arlequin d’Arlequin poli par l’amour n’est pas un valet mais un jeune sauvage ; objet, puis sujet
de désir, il occupe la place de l’amoureux 20, de même que dans La Double Inconstance. Dans L’Île des
esclaves, il est l’archétype du valet et forme un duo avec son maître Iphicrate ; mais c’est pour mieux
s’écarter du schéma des amours parallèles des maîtres et des valets de la commedia, où l’histoire
bouffonne des valets sert de repoussoir à celle des maîtres. Cette comédie intègre une certaine
dialectique du maître et de l’esclave, sur laquelle Marivaux insiste : c’est à travers le regard du valet
que le maître est le maître, chacun étant défini par son rapport à l’autre (Cléanthis l’exprime ainsi :
« Pouvons-nous être sans eux21 ! »). Chez Marivaux, le double plan renvoie à une répartition des
fonctions22 entre des personnages latéraux, spectateurs et/ou metteurs en scène (les valets), et des
personnages centraux, acteurs (les maîtres). En dépit de l’importance parfois démiurgique accordée
aux valets, ils ne sont la plupart du temps que des instruments, et leur histoire est subordonnée à celle
d’un autre23, même si la hiérarchie d’intérêts mise en place (l’histoire « intéressante » est celle des
maîtres) est parfois obliquement et subtilement subvertie par Marivaux.
L’Île des esclaves offre l’exemple d’une subversion plus brutale et plus directe. De pièce en pièce,
Arlequin est amené à incarner divers degrés de servitude, mais son statut de valet est ici transposé en
statut d’esclave antique. Sous l’effet de cette transposition, Arlequin et Cléanthis deviennent les
représentants d’une catégorie subalterne au sein d’une société hiérarchisée, ce qui indique d’emblée
l’orientation philosophique de la fable. Cette visée démonstrative est illustrée dans les tirades des
esclaves qui font entendre des accents proprement « révolutionnaires24 ».
Du point de vue de l’importance du rôle d’Arlequin, L’Île des esclaves représente aussi un
sommet, car, après 1725, sa présence et surtout son importance actantielle déclinent 25. Si dans Le Jeu
de l’amour et du hasard (1730) Arlequin se substitue à son maître, il n’en obéit pas moins à Dorante,
et son histoire d’amour avec une fille de condition n’est qu’un stratagème au service de l’histoire des
maîtres, présentée comme centrale. Dans L’Île des esclaves, en revanche, le rapport maître/valet
pareillement articulé autour de l’inversion des rôles est au centre même de l’action : l’initiative passe
du côté des valets à partir de la scène VI, tandis que l’histoire du maître et le maître lui-même sont
relégués au second plan26. À l’inversion carnavalesque proprement « utopique » de l’échange des rôles
répond cette autre transgression qui consiste à faire du valet, et de lui seul, un sujet de désir, au prix
d’une dépossession totale des maîtres.
La subversion à l’œuvre dans L’Île des esclaves se joue donc bien en deux temps : d’abord, lors du
recentrage de la pièce sur le rapport maître/valet et la relégation au rang de simple épisode de
l’intrigue sentimentale – il s’agit donc d’une pièce sociale –, dans le sort fait ensuite par le
dramaturge à ces histoires amoureuses, secondaires et avortées, qui sont des histoires « mixtes » au
sens où elles transgressent la frontière intangible séparant d’ordinaire le monde des maîtres de celui
des valets, perturbant ainsi la distinction des plans qui structure généralement le théâtre de Marivaux.
SE VOIR DANS L’AUTRE :
QUESTIONS DE POINT DE VUE
La rapidité de la pièce, sa perspective sociale, son cadre utopique autorisent le déplacement
majeur qui consiste à rejeter dans les marges ce qui fait l’« intérêt » des grandes pièces et à explorer
l’ambivalence de la relation maître/valet. Quel point de vue adopter pour juger d’une situation ? celui
du maître ou celui du valet ? Dans l’ensemble de son œuvre, Marivaux s’amuse à faire varier la
position de l’observateur et la distance le séparant du spectacle, afin de montrer, peut-être, qu’avoir
accès à la morale c’est être capable de se voir dans l’autre.
Parce que les jugements sur les valets apparaissent dans des contextes fictionnels très divers – ils
sont pris en charge par différents énonciateurs, dans des circonstances différentes –, il n’est pas
simple de construire une image univoque de ce qui serait l’« opinion » de Marivaux en la matière.
L’intérêt qu’il porte aux questions proprement sociales, les réflexions sur l’arbitraire des puissants,
sur la valeur intrinsèque d’un homme se retrouvent dans toute son œuvre, des romans aux comédies
(sentimentales ou sociales) en passant par les journaux27. Il rejoint Pascal sur la question de la
hiérarchie sociale : dénuée de fondement objectif et forcément arbitraire, elle est néanmoins
absolument nécessaire à l’ordre. Il vaut mieux alors conserver celui qui existe, afin d’éviter à tout prix
le désordre et la violence. C’est sans doute là ce qui a fait qu’on a pu parler d’un conservatisme de
Marivaux. Mais toute son œuvre joue sur des modulations de points de vue, ménage des zones
d’incertitude et constitue la relation maître/valet comme un nœud de tensions, de sentiments et de
significations. Les tirades militantes d’Arlequin et de Cléanthis ne nous donnent pas le fin mot de la
pensée sociale de Marivaux, pas plus que la déclaration finale de Trivelin 28, tant il est vrai que la
question à l’époque recouvre de profondes contradictions et que la notion de porte-parole n’a guère de
sens dans un tel théâtre.
Autant peut-être que ce qui est dit, ce qui est montré révèle le jugement que porte Marivaux sur
les plus humbles. Le retournement d’Arlequin à la fin de la scène VIII, c’est la stupeur du sujet devant
la vérité, manière de transposition rationnelle de la surprise, ce mode de révélation si profondément
marivaudien. Alors que l’on attendait plutôt une conversion des maîtres à la vertu, c’est le valet – et le
plus misérable de tous, le plus grossier –, c’est Arlequin qui, au spectacle de la douleur de l’autre, se
voit soudain à sa place, s’identifie à lui, se perçoit ainsi comme autre, non plus victime mais bourreau.
C’est bien Arlequin, le valet, qui accède à la morale, par le sentiment, par la pitié. La conversion des
maîtres, dans un second temps, paraît bien peu authentique en comparaison. Qu’on ne s’y trompe pas
cependant : après une telle catharsis, Arlequin, si profondément captif de son statut de valet qu’il ne
peut en changer durablement sous peine de ne plus être lui-même, réintègre sa condition, nous laissant
durablement dans l’indécidable, pris entre l’indéniable positivité morale des valets qui tiennent durant
toute la pièce un discours de vérité et la perspective du maintien de leur aliénation29.
UNE STRUCTURE EN TROMPE-L’ŒIL
LISIBILITÉ DE LA FABLE
ET ARCHITECTURE VISIBLE DU « PETIT BIJOU »
La pureté de composition de la pièce semble s’accorder aux visées démonstratives du genre
utopique, la netteté géométrique étant particulièrement propice à la formulation d’un éventuel
« message », d’une leçon. La fable30 fait apparaître une double action parallèle : deux couples de
personnages de même sexe, liés par un rapport de maître à esclave (transposable en une relation de
service31) à l’intérieur desquels les positions sociales sont interverties. Belle symétrie d’une première
expérimentation conduite sous le regard et selon les directives de Trivelin, gouverneur des insulaires
et maître du jeu.
D’autres détails confirment la symétrie de l’agencement. La pièce se compose de onze scènes
(c’est la pièce la plus ténue de Marivaux) qui se répartissent en deux masses textuelles cohérentes. De
part et d’autre de la scène VI, petite parodie galante jouée par Arlequin et Cléanthis donnant à leurs
maîtres mortifiés le spectacle de leurs ridicules, se déroulent deux actions distinctes : des scènes II à
V, la première phase de la rééducation des maîtres, celle des portraits satiriques faits à la demande de
Trivelin ; des scènes VI à XI, Trivelin disparaît de la scène et les esclaves seuls ont l’initiative de la
suite. Trivelin ne réapparaît qu’à la scène finale (scène XI), qui convoque, conventionnellement, tous
les personnages sur la scène et les invite aux réjouissances finales.
La première et la dernière scène (I et XI) encadrent la conversion des maîtres et des esclaves à la
vertu. La scène initiale correspond à une transition, à un moment d’anarchie, qui n’est déjà plus sous
les lois d’Athènes où les rôles étaient fixés, mais qui n’est pas encore sous le régime de l’île utopique
proprement dite. La scène XI procède à un bilan en rassemblant tous les protagonistes sous l’égide de
Trivelin à qui revient le mot de la fin32. Les sentiments paroxystiques se font écho aux deux extrémités
de la pièce puisque à une scène de tension extrême (la scène I s’achève au bord du meurtre d’Arlequin
par Iphicrate) répond une scène de réconciliation générale, noyée de larmes (scène XI). La scène VI
est une charnière autour de laquelle s’articulent les deux phases de la « cure », la première dictée par
l’institution, la seconde laissée, apparemment, à l’initiative des anciens esclaves.
Un certain nombre d’infractions sont néanmoins perceptibles par rapport à ce que serait une
structure parfaitement symétrique. Plusieurs d’entre elles peuvent être rattachées aux contraintes
esthétiques et dramatiques qui pèsent sur une « petite » pièce. Les coupes opérées, pour éviter les
répétitions superflues, par rapport à ce qui serait un texte « total », parfaitement symétrique, sans
failles, relèvent d’un parti pris de stylisation du texte : la composition de la pièce est fondée sur un
compromis entre la symétrie littérale d’une petite mécanique démonstrative et les aménagements
dictés par les contraintes d’un spectacle en un acte. On peut ainsi noter l’absence d’au moins deux
scènes nécessaires à la symétrie : la confrontation entre les deux femmes, symétrique de la scène I
entre Iphicrate et Arlequin, et le portrait du seigneur Iphicrate par son valet, figurant dans le texte
mais sous une forme très abrégée33, quand celui d’Euphrosine par Cléanthis est au contraire très
développé. Dans ces deux cas, il y a rééquilibrage : Euphrosine a son portrait, Iphicrate a sa scène, ce
qui évite de dupliquer inutilement le texte.
LES DEUX PHASES DE LA « CURE »
Le passage de la première (scènes II à V) à la seconde étape du traitement (scènes VII à X) ne
sanctionne pas seulement un changement de thème : sous l’effet de la disparition du meneur de jeu,
c’est la nature même de l’action qui change. D’une action guidée et canalisée par les ambitions
réformatrices des législateurs de l’île, on bascule dans un domaine beaucoup moins balisé, car ce n’est
plus l’institution utopique qui dicte le comportement des personnages mais le désir des individus. Le
schéma initial est perturbé lors du second temps de la « cure », puisque la communauté du début
éclate et que les deux couples de personnages tendent à (ou tentent de) se redistribuer : alors que les
deux couples intervenaient sur scène successivement, sans qu’il y ait de communication entre les
sexes34, le second temps se caractérise à l’inverse par une tentative de recomposition des couples selon
les désirs des anciens esclaves.
Arlequin et Cléanthis respectent dans un premier temps la frontière des conditions sociales et les
lois de la symétrie – et c’est la tentative ludique d’établir un couple de nouveaux maîtres, qui tourne
court assez vite –, puis transgressent la ligne de partage sociale – et c’est un nouvel échec, avec la
tentative de séduction d’Euphrosine par Arlequin, qui se solde par un spectaculaire retournement de
situation.
La problématique du désir est un facteur de déséquilibre, elle ébranle l’ordre géométrique du texte
et en brouille la lisibilité. Tout se passe comme si l’intrusion du désir dans les motivations des
personnages « bloquait » l’action et soumettait le texte à un autre régime de fonctionnement. D’un
point de vue strictement actantiel, le désir des personnages ne débouche pas sur des événements à
proprement parler mais seulement sur des tentatives avortées, quelques épisodes sans suite et
secondaires du point de vue de la fable, c’est-à-dire dans le cadre du plan déclaré de Trivelin. Ces
esquisses d’histoires sont en revanche essentielles dans un autre système de fonctionnement du texte,
moins exhibé.
LE DÉSIR DANS UNE PIÈCE SOCIALE :
ZONES D’OMBRE ET DYSFONCTIONNEMENTS
Reléguer à l’arrière-plan la problématique du désir sous prétexte qu’il s’agit d’une pièce sociale,
c’est considérer le programme de Trivelin comme le seul possible. Or la problématique du désir
n’apparaît pas seulement dans les deux projets amoureux esquissés par les esclaves, elle est présente
dès le début de la pièce, et elle permet d’en faire une sorte de lecture « en creux ».
Les coupes et abréviations du texte ne sont pas toutes neutres. Elles mettent en relief certains
éléments : absence de scène de séduction entre Iphicrate et Cléanthis, absence de scène réunissant les
seuls Iphicrate et Euphrosine35. Sont particulièrement remarquables également, dans une œuvre aussi
serrée, les excès du texte, les éléments sans fonction visible et sans intérêt comique. La scène IV, par
exemple, est de ce point de vue tout à fait étrange, car elle rassemble les seuls Trivelin et Euphrosine,
après que celui-ci a bizarrement congédié la bouillante Cléanthis. Pourquoi rajouter ce duo,
relativement long compte tenu des dimensions de la pièce, alors que, dans le cas d’Iphicrate, Trivelin
exige que l’aveu de ses torts se fasse devant Arlequin ? Étrange incohérence, en apparence, du
comportement de Trivelin, qui contraint Euphrosine à assister à son portrait au noir par sa servante
mais qui chasse cette même servante au moment où sa maîtresse va reconnaître la vérité du portrait.
Cette construction, en réalité, trouve bien sa justification dans le désir qu’inspire Euphrosine à ce
maître du jeu, pas aussi impartial qu’on a pu le dire.
Ces quelques exemples d’asymétrie dessinent un effacement caractérisé d’Iphicrate, auquel
répond la mise en avant d’Euphrosine, dont la présence physique est très importante : les deux scènes
qui auraient placé Iphicrate en position de sujet ou d’objet de désir sont absentes. Inversement, une
scène, celle qui représente Euphrosine comme objet de désir, semble en trop.
Cette rapide étude de la structure36, d’où il ressort notamment que le dosage entre la perspective
sociale et l’amour est moins évident qu’il y paraît, déséquilibré qu’il est par le poids d’un désir plus
rêvé que réalisé et focalisé sur le personnage d’Euphrosine, révèle en définitive la coexistence de
différents systèmes d’interprétation de la pièce. Dans un texte qui prend pour fil conducteur les
rapports de force et les rapports de pouvoir, de multiples hiérarchies se devinent. Sans doute le
« programme » de Trivelin ne prend-il en compte que le statut social de chacun mais, à travers les
relations de désir suggérées entre les personnages, c’est un texte plus opaque qui surgit, notamment du
fait de l’attraction exercée par Euphrosine sur les autres personnages : placée dans une double et
paradoxale position d’infériorité (le statut d’esclave) et de supériorité (son pouvoir de séduction), elle
brouille la frontière entre les systèmes et suggère que l’arithmétique exhibée et imposée comme
« mode d’emploi » du texte (stratégie identique à celle de La Double Inconstance : deux couples au
départ, deux couples recomposés à la fin, netteté quasi géométrique du chassé-croisé effectué) laisse
subsister plus que l’ombre d’un doute sur les « restes » de l’opération.
Le désir, dans L’Île des esclaves, dérègle l’ordre selon une gradation qui permet aux personnages
en position de maîtrise de se rapprocher de leur désir individuel profond… jusqu’à ce que la fin de
non-recevoir opposée par Euphrosine à Arlequin mette brutalement un terme à ce cheminement,
cependant que l’intervention finale de Trivelin entérine le retour au statu quo antérieur37, rétablissant
une harmonie qui peut sembler quelque peu forcée.
L’UTOPIE FALLACIEUSE
L’Île des esclaves s’inscrit dans une vogue utopique qui se manifeste sur toutes les scènes de
l’« anti-théâtre ». Les dernières années de la Régence voient en effet fleurir de nombreuses œuvres
dramatiques qui réutilisent le matériel utopique dans un registre comique38. Le théâtre reprend ainsi
une tradition ancienne, surtout représentée dans les genres narratifs39, qui consiste à réfléchir sur notre
monde en empruntant le détour de mondes imaginaires, régis selon des lois qui sont entièrement
opposées à celles qui gouvernent le nôtre et souvent plus conformes à la raison.
UTOPIE ET COMÉDIE
Du point de vue des contraintes dramatiques, l’articulation de l’utopie et du genre dramatique ne
va pas de soi, car le tableau statique d’un fonctionnement social harmonieux, qui caractérise l’utopie,
n’est compatible ni avec la tension minimale exigée par l’action ni avec les possibilités forcément
limitées de l’illusion théâtrale. L’utopie au théâtre prend donc la forme de la mise en spectacle
dynamique d’un processus utopique plutôt que d’une déambulation descriptive à l’intérieur d’un
monde figé dans sa perfection, comme c’est souvent le cas dans les récits utopiques.
Cependant le principe utopique a des affinités profondes avec le théâtre, dans la mesure où toute
utopie est nécessairement représentation, comportant cette dimension rituelle et cyclique d’une
fondation mythique sans cesse rejouée. Dans L’Île des esclaves, la référence au passé mythique
fondateur est à plusieurs reprises rappelée par différents récits et allusions. Mais le plus frappant est la
distance entre l’action représentée sur la scène et l’univers utopique hors scène, évoqué par les récits
et les paroles rapportées (« Je l’ai entendu dire aussi, mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves
comme moi », sc. I). Le décalage entre la violence, les meurtres de ce « hors-scène », et le jeu, la
légèreté de l’action et des dialogues mis en scène est le propre des utopies plaisantes que sont les
parodies des Italiens et de la Foire. La référence au passé mythique sacrifie certes aux nécessités de
l’utopie « sérieuse », mais les personnages sont immergés dans un présent comique sur lequel ce passé
n’a finalement que très peu d’incidence. De ce point de vue, la pièce de Marivaux se situe de nouveau
dans un « entre-deux », entre les exigences de l’utopie philosophique et leur retraitement parodique.
LES SEUILS DE L’UTOPIE
L’utopie fonctionne généralement comme un programme, un itinéraire fléché que les personnages
vont suivre en passant le ou les seuils qui séparent les deux mondes, ici Athènes et l’île des esclaves.
Or, la pièce contrevient aux règles de l’entrée en utopie car les personnages, à proprement parler, n’y
pénètrent pas. L’action s’ouvre sur une scène « pré-utopique », puisque la confrontation
Arlequin/Iphicrate de la scène I se situe dans un avant de l’utopie, sorte de monde intermédiaire qui
n’est pas encore celui de la société idéale mais qui n’est déjà plus celui de l’ancienne, bref, dans une
pure anarchie. Lorsque Trivelin fixe ensuite les règles de fonctionnement, il présente ce qui suit
comme une phase de transition (« vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état ;
après quoi, on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable », sc. II). Ce
fonctionnement « normal » de l’utopie, correspondant à une société d’individus « guéris », est
annoncé à plusieurs reprises, jusqu’à ce que Trivelin mette brutalement fin à l’expérience, dès que les
esclaves renoncent à leur position de maîtres : la société utopique reste dès lors lettre morte puisqu’ils
retournent tous quatre à Athènes. Les personnages franchissent des seuils, mais ne sont jamais de
plain-pied dans un monde utopique qui demeure fantomatique40. Les « insulaires » ne sont que des
silhouettes entr’aperçues, à peine des figurants, qui déambulent sans jouer d’autre rôle que celui de
bras armé de la République.
De multiples programmes et scénarios utopiques sont disposés dans le texte, sans être jamais
réalisés, comme autant de leurres, de pistes abandonnées, de contrats de lecture jamais respectés
jusqu’au bout. Par « contrat », on désigne ici un accord tacite des personnages, sur le sens des mots, la
nature de l’épreuve et le fonctionnement de la vie sociale. On peut ainsi en distinguer au moins trois :
le récit mythique et sanglant de la fondation de la République insulaire ; l’instauration de l’inversion
des rôles à des fins thérapeutiques ; la conversion enfin de tous à l’ordre du cœur et à la vertu. La
pièce se rapproche donc progressivement du fonctionnement social harmonieux proprement utopique ;
mais les personnages repartent pour le monde ancien, tous bardés de bonnes intentions et munis de
cœurs convertis à la vertu, sans avoir vraiment franchi, cependant, le seuil de la société utopique.
L’UTOPIE DÉSAMORCÉE :
« CETTE ÉBAUCHE ME SUFFIT41 »
On peut en outre se demander si tout le monde accepte bien les règles du jeu imposées aux
naufragés. Plusieurs indices font percevoir un manque d’adhésion réelle : de la part des maîtres, bien
sûr, qui acceptent de manifester un accord de façade en échange d’une promesse de « remise de
peine », d’Arlequin ensuite, qui n’investit jamais vraiment son rôle, de la part de Trivelin surtout,
lequel n’est pas le juge impartial que l’on a voulu voir, puisqu’il penche dès le début en faveur des
maîtres, auxquels il manifeste une indiscutable compassion. Les nombreuses interventions
prophétiques de Trivelin signalent que l’on n’est pas encore au cœur des choses, puisqu’on renvoie
sans cesse personnages et spectateurs à un après, à un retour à la normale. L’utopie d’un système
réformé ne s’impose jamais comme norme, même aux yeux des esclaves, et personne à aucun moment
n’oublie l’ordre ancien.
CONCLUSION : L’ÎLE DES ESCLAVES
ENTRE TIRADES ET SILENCES
Le sens dernier de L’Île des esclaves ne peut être « localisé » ni dans la morale de l’épreuve ni
dans le contenu des tirades, car entre les deux Marivaux ne tranche pas et laisse coexister différents
systèmes de signification renvoyant à autant de points de vue sur les relations entre individus au sein
de la société.
La scène VIII, confrontation entre Arlequin, esclave affranchi et parvenu, et Euphrosine, grande
dame déchue, illustre de façon particulièrement éclatante les difficultés et le caractère essentiellement
ambigu de ce texte et ses résonances secrètes. L’intensité et la multiplicité des affects représentés
chez les personnages y sont remarquables. De la grivoiserie d’Arlequin42 on passe à tout autre chose
sous l’effet des accents raciniens d’Euphrosine. Plutôt que l’évocation d’un embarquement pour
Cythère, ce sont alors des images d’abus de pouvoir, de tyrannie, de violence, peut-être aussi de
prostitution, qui surgissent. Mais ces deux façons d’envisager l’échange (point de vue grivois
d’Arlequin, point de vue tragique d’Euphrosine) n’épuisent pas toute la signification de ces quelques
répliques. Le jeu des regards, la retenue d’Arlequin qui se borne à observer les doigts de la grande
dame, la didascalie le décrivant « abattu, les bras abaissés et comme immobile » superposent une
troisième lecture possible : celle du valet auquel on interdit l’accès à la sphère des sentiments et dont
le désir est nié, celle d’une prétendue esclave qui reste en dépit de tout en position de maîtrise parce
qu’elle sait manier le langage des beaux sentiments et qu’elle dispose d’un autre pouvoir, celui que lui
confère sa beauté.
Les différentes versions de la scène qui se succèdent et se superposent, selon le type de pouvoir
considéré, suscitent chez le spectateur un malaise, une sorte de vertige : pouvoir du rang dans la
hiérarchie factice et provisoire de l’île, pouvoir de la parole et de sa maîtrise, pouvoir de la force
brute, pouvoir de séduction de l’être désirable, etc.
Dans l’entre-deux de ces systèmes d’interprétation, certains mots, mais surtout certains gestes et
regards demeurent énigmatiques. Donner pleinement son sens à cette pièce, c’est prêter attention à ces
détails qui s’intègrent mal au système le plus visible constitué par les tirades et l’économie
d’ensemble. Le sens de L’Île des esclaves n’est pas seulement dans les tirades didactiques d’Arlequin,
de Cléanthis et d’Euphrosine43, dans les sentences de Trivelin ou dans la réconciliation finale, il est
aussi dans les larmes ambiguës de Cléanthis à la scène X, dans le regard lancé par Arlequin à Iphicrate
à la scène I, dans son silence final, encore, à la scène VIII. Cette oscillation de L’Île des esclaves entre
l’utopie et sa parodie, le rire et les larmes, les tirades et les silences, les discours et les gestes, la
caricature et l’esquisse, donne un charme étrange à cette « petite » pièce, qui reflète les interrogations
inlassablement reformulées de Marivaux sur les rapports du pouvoir et du désir. L’Île des esclaves se
fait l’écho de tensions non résolues et de l’équilibre fragile d’une époque entre deux mondes.
Florence MAGNOT.
1- La Barre de Beaumarchais. Il est frappant de voir que les commentaires sur les mises en scène modernes recourent au même champ lexical du poli et du précieux pour
décrire la pièce…
2- Les historiens ont plutôt tendance aujourd’hui à souligner les limites de ces ruptures et, au contraire, la fondamentale continuité avec ce qui précède, mais le fantasme a
la vie dure.
3- Moins nombreux cependant qu’on l’a dit. En outre, ces ruines particulières allèrent de pair avec, d’une part, un enrichissement global du royaume au terme du
« système » et, d’autre part, des cas d’ascension sociale au moins aussi importante.
4- Publiés respectivement par parties de 1731 à 1741 pour le premier, et de 1733 à 1735 pour le second, tous deux inachevés.
5- L’Héritier de village (1725).
6- Cf. Le Spectateur français, 14e feuille (2 janvier 1723) : un père abandonné par son fils enrichi : « L’argent fut employé selon ses vues : elles réussirent même au-delà
de ses espérances. Le voilà puissant », in Marivaux, Journaux et œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Garnier, 1969, p. 189.
7- Marivaux explore d’autres modalités de l’utopie dans ses deux autres « îles » : L’Île de la raison (1727) et La Colonie (1750) – version abrégée et remaniée d’une pièce
en 3 actes originellement intitulée La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes –, dans lesquelles on retrouve à l’œuvre le motif de l’inversion des valeurs.
8- Maîtrisant mal le français, les nouveaux comédiens ont donné leurs premières pièces en italien. À partir du Naufrage du Port-àl’Anglais ou les Nouvelles Débarquées
d’Autreau (1718), qui a pour thème le retour des Italiens en France, et grâce à des auteurs comme Delisle ou Marivaux, ils s’expriment en français.
9- Contre treize seulement pour le Théâtre-Français.
10- Si l’on excepte Le Père prudent et équitable, pastiche de Molière et Régnard, écrit vers 1708.
11- In Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage, Armand Colin, 1965.
XVIII
e
12- Le terme est utilisé par J. Schérer pour désigner toutes ces scènes expérimentales et subversives qui triomphent à partir de la Régence (cf. Théâtre et anti-théâtre au
siècle, Clarendon Press, 1975).
13- Voir, sur ce point, le chapitre 4 du dossier, p. 124 sq.
14- J. Goldzink décrit cet équilibre comme un « délicat dosage de dépaysement et de reconnaissance, de fantaisie et de mimèsis » (in L’Île des esclaves, GF-Flammarion,
1989, p. 148).
15- C’est l’hypothèse formulée par R. Démoris dans Lecture de Les Fausses Confidences de Marivaux, l’être et le paraître, Belin, 1987.
16- Les zanni, Arlequin et Brighella, sont les valets burlesques de la commedia all’improviso ou commedia dell’arte.
17- Arlequin sauvage de Delisle de la Drevetière (Théâtre-Italien, 1721) ; Arlequin Deucalion d’Alexis Piron (Foire, 1722).
18- Cet engouement pour Arlequin a la vie dure, au point de susciter des clins d’œil réflexifs comme le titre d’une pièce de Lélio en témoigne dès 1728 : Arlequin,
toujours Arlequin.
19- C’est elle qui tient le rôle de Cléanthis dans L’Île des esclaves.
20- Les rôles d’amoureux étaient des rôles traditionnels de la commedia, bien distincts des rôles de valets (zanni).
21- Scène VI, p. 74.
22- Jean Rousset nomme ce partage des fonctions le « double registre » et y voit le ressort fondamental de l’écriture marivaudienne (Cf. « Marivaux ou la structure du
double registre », in Forme et signification, José Corti, 1962).
23- Bernard Dort a bien montré que la comédie des maîtres et celle des valets dépendent étroitement l’une de l’autre : les valets dépendent du désir de leurs maîtres, mais
les maîtres ont besoin de l’entremise des valets (cf. article cité dans la Bibliographie).
24- Celles notamment d’Arlequin à la scène I (p. 49) et de Cléanthis à la scène X (p. 88).
25- Parallèlement au déclin de l’acteur Thomassin qui l’incarne, vieillissant et malade.
26- Le caractère falot et les traits mal définis d’Iphicrate le confirment.
27- C’est dans les Journaux que la prise de position idéologique est exprimée le plus nettement et parfois avec une violence de moraliste qui valut à leur auteur le surnom
de « Théophraste moderne » en référence à Théophraste Renaudot (1586-1653), médecin et journaliste, fondateur de La Gazette de France.
28- Le dernier qui parle dans une pièce détient-il nécessairement la « bonne parole » ? Il est permis d’en douter.
29- Le fait que des personnages occupent une position de surplomb proche de celle du dramaturge ne signifie absolument pas qu’ils en sont les porte-parole. Voir sur ce
point le chapitre 2 du dossier : « Images du valet au XVIIIe siècle ».
30- Le terme désigne ici le récit schématique, l’agencement de phrases, issus de la mise à plat chronologique et logique des événements du récit, sans que soient pris en
compte l’ordre et la façon dont ils interviennent dans l’œuvre même.
31- Sur le sens de cette transposition, voir le chapitre 2 du dossier sur les images du valet au XVIIIe siècle.
32- Si l’on ne tient pas compte du vaudeville dont le dernier couplet est traditionnellement adressé par Arlequin au parterre.
33- Trivelin déclare n’avoir besoin que d’une ébauche : « Cette ébauche me suffit » (scène V, p. 70).
34- La didascalie à la fin de la scène Il qui signale qu’Arlequin « fait de grandes révérences à Cléanthis » (p. 55) n’est là sans doute que pour permettre quelques
gesticulations comiques d’Arlequin ; elle indique probablement la présence d’un lazzi.
35- Cette absence totale de contact entre les deux anciens maîtres qui ne se parlent pratiquement pas (sinon à la scène X et avant-dernière, où Iphicrate s’adresse à deux
reprises à Euphrosine, qui d’ailleurs ne lui répond pas) pourrait illustrer l’aliénation et la dépendance inhérentes au statut de domestique.
36- Pour un examen plus détaillé et plus systématique des architectures de la pièce, on se reportera à l’article lumineux de J.-P. Schneider, cité en Bibliographie, dans
lequel l’auteur fouille de façon exhaustive toutes les données du texte, et plus particulièrement ses dysfonctionnements.
37- On peut songer aux analyses de N. Bonhôte (voir Bibliographie) qui voit dans ce type de dénouement le retour in extremis à un système de valeurs qui n’est pas celui
dans lequel la pièce a jusque-là fonctionné.
38- Voir, sur ce point, le chapitre 4 du dossier : « Îles et utopies ».
39- La Renaissance avec les bouleversements politiques et sociaux qu’elle entraîna fut particulièrement propice à l’épanouissement du genre. De nombreux récits
utopiques apparurent également à la fin du XVIIe siècle : la vogue des utopies est liée à des période de crise et de remise en cause des sociétés.
40- On mesure la différence avec L’Île de la raison (1727) où les insulaires se mêlent aux Européens, des intrigues se nouent entre les deux groupes et les Européens
s’installent dans l’île. Dans La Colonie (1750), les naufragés projettent à la fin de fonder de nouvelles règles sociales plus justes.
41- Réplique de Trivelin à la scène V (p. 70).
42- Souvenir de celle exploitée à l’envi sur les scènes de la foire.
43- Notons encore l’absence d’Iphicrate, le seul à ne pas avoir droit à une belle tirade…
L’Île des esclaves
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS
LE 5 MARS 1725
PAR LES COMÉDIENS-ITALIENS
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