Représentations des médecins généralistes au sujet de la fragilité

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Synthèse
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil 2015 ; 13 (3) : 272-8
Représentations des médecins généralistes
au sujet de la fragilité des personnes âgées :
une étude qualitative
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Views of general practitioners on the frailty in elderly:
a qualitative study
Pierre-Yves Saleh1
François MarÉchal1
Marc Bonnefoy2
Pierre Girier1
Pierre Krolak-Salmon3
Laurent Letrilliart1,4
1 Département de médecine générale,
Université de Lyon 1, France
2 Service de médecine gériatrique,
Centre hospitalier, Faculté de médecine
Lyon-Sud, Université de Lyon-1, France
3 Centre mémoire, de ressources
et de recherche de Lyon, Hôpital des
Charpennes, Hospices civils de Lyon,
France
4 EA 4129 « Santé Individu Société »,
Université de Lyon, France
<[email protected]>
Tirés à part :
L. Letrilliart
Résumé. Le concept de fragilité chez la personne âgée désigne des patients ayant un risque
majoré de chute, d’hospitalisation, de dépendance, et de décès, et pourrait constituer une
cible pour prévenir ou retarder la perte d’autonomie. Afin d’explorer les représentations des
médecins généralistes sur le concept de fragilité des personnes âgées, nous avons conduit
deux entretiens collectifs (focus group) auprès de médecins généralistes, et cinq entretiens individuels auprès de médecins généralistes ayant une capacité de gériatrie. L’analyse
des verbatims montre que le concept de fragilité est assez bien défini par les médecins
généralistes, mais que sa projection dans la pratique clinique soulève des difficultés. Ils
considèrent qu’un dépistage des personnes âgées fragiles est possible, mais indiquent ne
pas disposer actuellement d’outil adapté à leur pratique. Ils se sentent compétents pour
l’évaluation diagnostique et la prise en charge des patients repérés comme fragiles, et sont
prêts à s’impliquer davantage, notamment dans le cadre d’approches inter-professionnelles,
en particulier avec les infirmiers. Il semble impératif que les bénéfices attendus du dépistage et de la prise en charge de la fragilité des personnes âgées soient précisés à partir de
données de recherche clinique.
Mots clés : fragilité, personnes âgées, médecine générale, représentations
Abstract. The concept of frailty in the elderly denotes patients at higher risk of fall, hospitalization, dependency and death. Its prevalence is estimated in France at 15% for people over
65 years. Frailty could be a target for preventing avoidable loss of autonomy. To explore the
views of French general practitioners (GPs) on the concept of frailty in the elderly, we have
conducted two focus groups with GPs, and five interviews with GPs qualified in geriatrics.
Data collection was guided by an adaptive topic schedule. The analysis of the verbatims
shows that the concept of frailty is fairly well defined by GPs, but its implementation in
clinical practice raises difficulties. They consider that screening frail elderly is possible, but
indicate that they don’t have any tool adapted to their practice. They feel competent for the
diagnostic assessment and the management of the patients detected as frail, and are ready
to get further involved, especially within the framework of inter-professional approaches, in
particular with nurses. The expected benefits of screening and managing frailty in the elderly
needs to be based on data from clinical research. Inter-professional collaborations should be
developed in the outpatient setting, as well as referral to hospital whenever comprehensive
assessment or management of frail patients is needed.
Key words: frailty, elderly, general practice, views
Contexte
272
Pour citer cet article : Saleh PY, Maréchal F, Bonnefoy M, Girier P, Krolak-Salmon P, Letrilliart L. Représentations des médecins généralistes au sujet de
la fragilité des personnes âgées : une étude qualitative. Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil 2015 ; 13(3) : 272-8 doi:10.1684/pnv.2015.0552
doi:10.1684/pnv.2015.0552
Les pays occidentaux vivent actuellement une période
de transition démographique et épidémiologique. En
France, le recul de la mortalité liée aux maladies infectieuses et cardio-vasculaires a permis l’augmentation de
l’espérance de vie, de 66,4 ans en 1950 à 80,3 ans en 2005
[1]. En 2040, la proportion de personnes de plus de 60 ans
sera de 25,8 % et celle des plus de 75 ans de 14,7 % [2].
La prévalence des comorbidités chroniques et des situations de dépendance suit cette évolution, avec un nombre
de personnes dépendantes entre 1,1 et 1,5 million en 2040
[3, 4]. Le dépistage et la prise en charge de la fragilité des
personnes âgées pourraient améliorer leur qualité de vie en
prévenant ou retardant la dépendance [5].
Plusieurs modèles de fragilité ont été décrits. La Société
française de gériatrie et gérontologie définit la fragilité des
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Représentations des médecins généralistes au sujet de la fragilité des personnes âgées
personnes âgées comme un syndrome clinique qui vise à
exprimer un niveau de risque correspondant à une réduction des capacités d’adaptation au stress, qui est modulée
par des facteurs physiques, psychiques et sociaux. Son
évaluation doit comporter des critères cliniques prédictifs
du risque de déclin fonctionnel et d’événements péjoratifs
[5].
Le modèle de Fried développé aux États-Unis au début
des années 2000 est considéré comme un modèle de référence [6]. Il est basé sur la recherche de 5 critères : la
perte de poids involontaire, la diminution de l’endurance,
la sensation d’épuisement général, la limitation de l’activité
physique et la baisse ressentie de la force musculaire. La
présence de trois critères suffit à définir l’état de fragilité
[7]. Selon ce modèle, la prévalence de la fragilité au-delà
de 65 ans est estimée à 14,1 % en Europe et à 15,0 %
en France [8]. Le modèle de Rockwood est considéré par
certains comme plus proche de la réalité clinique, mais il
comporte jusqu’à 70 critères [9].
Les patients définis comme fragiles ont un risque
majoré de chute, d’hospitalisation, de dépendance,
et de décès [5]. Les critères cliniques de fragilité
sont potentiellement réversibles, grâce à une intervention pluri-professionnelle. Au-delà, certaines interventions
peuvent diminuer les risques d’institutionnalisation et
d’hospitalisation des patients âgés fragiles [10]. Leurs bénéfices semblent plus importants chez les patients de moins
de 75 ans, ce qui suggère qu’une prise en charge précoce
serait plus efficace. La fragilité pourrait ainsi constituer un
enjeu pour prévenir la perte d’autonomie évitable [11], et un
défi pour les médecins généralistes [12].
L’objectif de cette étude était d’explorer les représentations des médecins généralistes sur le concept de fragilité
des personnes âgées.
Méthodes
Recrutement
Tableau 1. Caractéristiques des médecins interrogés.
Table 1. Characteristics of the physicians interviewed.
Entretiens
collectifs
(n = 11)
Entretiens
individuels
(n = 5)
Âge [m (ET)]
49,8 (10,8)
49,4 (11,3)
Sexe [n (%)]
Masculin
Féminin
8 (72,7 %)
3 (27,3 %)
4 (80,0 %)
1 (20,0 %)
Lieu d’exercice [n (%)]
Urbain
Semi-rural
5 (45,5 %)
6 (54,5 %)
2 (40,0 %)
3 (60,0 %)
m : moyenne ; ET : écart type.
Recueil des données
Les entretiens collectifs ont été animés par LL, PYS
ayant le rôle d’observateur. Les entretiens individuels ont
été conduits par PYS. Les médecins ont été interrogés
selon un canevas d’entretien semi-directif. Il explorait par
des questions ouvertes la manière dont ils définissaient,
diagnostiquaient et prenaient en charge la fragilité des personnes âgées. Il avait été préalablement testé auprès d’un
médecin et il a été adapté au décours des premiers entretiens. Les entretiens ont fait l’objet d’un enregistrement
audio. Les données enregistrées ont été anonymisées puis
retranscrites intégralement. La durée moyenne des entretiens collectifs était de 88 minutes et celle des entretiens
individuels de 50 minutes.
Analyse des données
Les analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel Nvivo
9 [14]. Un double encodage thématique des données a été
effectué par PYS et FM au fur et à mesure du recueil des
données. L’interprétation a été conduite de façon consensuelle par PYS, FM et LL.
Aspects éthiques
Le projet a été approuvé par le Comité d’éthique
des Hospices Civils de Lyon (Avis référencé Rech_FRCH_
2013_011).
Il s’agissait d’une enquête qualitative basée sur des
entretiens collectifs (focus group) et individuels (interviews)
[13]. Deux entretiens collectifs ont été réalisés auprès de
onze médecins généralistes libéraux du Rhône et de la
Drôme (M1-M11) en mars et mai 2013. Ils ont été complétés par des entretiens individuels conduits auprès de cinq
médecins généralistes libéraux du Rhône et de la Drôme
ayant une formation spécifique de gériatrie (capacité ou
DESC) de juin à août 2013 (M12-M16). L’échantillonnage a
privilégié un recrutement diversifié des médecins en termes
de milieu d’exercice, de sexe et d’âge (tableau 1).
La fragilité était définie par les médecins comme un
état d’équilibre, mais comportant un risque permanent de
décompensation. Cet état était caractérisé par la perte des
capacités d’adaptation et un retentissement plus important
des pathologies aiguës, pouvant conduire à la dépendance.
Selon les médecins, l’âge de survenue de la fragilité se
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Résultats
Le concept de fragilité
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P.-Y. Saleh, et al.
situait après 75 ou 80 ans, l’âge civil élevé étant considéré
comme un facteur de risque. Cette phase correspondait
pour certains médecins à un basculement d’une approche
centrée auparavant sur la prise en charge de pathologies
bien identifiées vers une approche orientée vers la prévention de la dépendance.
Les médecins rapportaient de multiples facteurs de
fragilité, intriqués dans un cadre global. Les critères biomédicaux, évoqués en premier lieu, incluaient l’existence
d’une polypathologie, d’une dénutrition, d’une situation à
risque de iatrogénie ou de chute. Le contexte social, notamment l’isolement, était aussi considéré comme un élément
majeur de fragilité. Certains mettaient aussi en avant le
rôle des facteurs neuropsychologiques, en particulier les
troubles cognitifs. Si les entretiens montraient une bonne
compréhension théorique du concept, les exemples cités
par les médecins relevaient volontiers de situations de
dépendance avérée plutôt que de fragilité.
La détection de la fragilité était présentée comme
essentiellement empirique. Seul un médecin interrogé citait
l’existence du modèle de Fried, sans néanmoins en connaître les critères. Les médecins indiquaient évaluer régulièrement les fonctions cognitives, l’état nutritionnel, la capacité
de marche et les activités sociales de leurs patients âgés.
Certains médecins déclaraient utiliser le test du MMSE ou
le test de l’appui monopodal dans ce contexte. La plupart
des médecins généralistes se sentaient aptes à diagnostiquer la fragilité, à partir de l’interrogatoire et de l’observation
répétés du patient, au cabinet et a fortiori à domicile. L’oubli
de rendez-vous, la demande de consultations plus fréquentes ou de visites à domicile, la difficulté des patients
à gérer leurs problèmes de santé, l’évolution vers un mode
de décision plus paternaliste ou l’irruption d’un tiers dans
la relation avec le patient, étaient des éléments évocateurs
d’un état de fragilité. Les médecins s’appuyaient aussi sur
la communication avec l’entourage du patient, qu’il s’agisse
de la famille, des aides ménagères, ou des paramédicaux.
Pour certains médecins, notamment ceux sans formation spécifique de gériatrie, le repérage avant la survenue
d’un épisode de décompensation était parfois perçu
comme complexe et chronophage. Par ailleurs, selon les
médecins, la peur de la dépendance pouvait aussi conduire
les patients à masquer certains éléments d’alerte et ils
pouvaient ressentir les évaluations objectives de la fragilité
comme intrusives. Les médecins étaient plutôt favorables
à l’utilisation d’un questionnaire adapté afin de dépister des
situations qui pourraient être anticipées. Certains médecins
envisageaient une délégation de cette tâche à d’autres
professionnels de santé. D’autres médecins étaient réfractaires à un dépistage de la fragilité, argumentant que la
prise en charge des patients n’en serait pas modifiée.
274
La plupart des médecins pensaient que les équipes
hospitalières ne devraient être sollicitées pour l’évaluation
diagnostique de la fragilité, qu’en cas de situation médicosociale complexe. Cependant, certains médecins ne se
sentaient pas capables d’assumer cette tâche et préféraient
la confier à l’hôpital.
Prise en charge
Les médecins jugeaient que les patients préféraient
habituellement demeurer à domicile et éviter d’être hospitalisés. Ils insistaient sur la difficulté et le temps nécessaire à
convaincre leurs patients, souvent réticents, à accepter des
modifications de leur mode de vie, ce qui les conduisait parfois à y renoncer. Selon eux, les familles se surinvestissaient
souvent dans la prise en charge des personnes âgées, ou
à l’inverse se reposaient exagérément sur le médecin traitant. Ils estimaient donc avoir un rôle d’information et de
prévention de l’épuisement des aidants naturels.
Pour la plupart des médecins, la prise en charge
de la fragilité relevait du champ des soins primaires.
Ils indiquaient assurer un suivi rapproché des patients,
comportant en priorité la prévention de la iatrogénie, la
surveillance de leur état nutritionnel et l’aménagement de
leur domicile. Ils insistaient sur le fait qu’une coordination
entre les différents acteurs, centrée sur le médecin traitant
et les infirmiers, était essentielle et devrait être mieux
reconnue et valorisée. Les médecins s’interrogeaient sur
la participation des kinésithérapeutes, en raison d’une
disponibilité souvent jugée limitée. La communication avec
les services sociaux était considérée comme nécessaire
mais insuffisante dans leur expérience. L’intérêt d’un
recours aux équipes hospitalières pour la prise en charge
des patients fragiles était diversement apprécié.
Des difficultés dans la prise en charge des patients
jugés fragiles étaient rapportées : le manque de temps,
l’isolement du médecin, la gestion des décompensations,
les délais d’hospitalisation, le manque de communication
avec l’hôpital, et les divergences avec le patient ou sa
famille, notamment sur les modifications du mode de vie.
Discussion
Cette série d’entretiens collectifs et individuels montre
que les médecins généralistes ont imparfaitement intégré le concept de fragilité de la personne âgée. Même
lorsqu’il est compris, sa mise en œuvre soulève des difficultés pratiques et demeure empirique. Néanmoins, les
médecins généralistes semblent prêts à s’impliquer davantage, notamment s’ils disposent d’outils adaptés et dans le
cadre d’approches pluri-professionnelles.
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 13, n ◦ 3, septembre 2015
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Représentations des médecins généralistes au sujet de la fragilité des personnes âgées
Forces et limites de l’étude
Les questions du dépistage et de l’évaluation
L’échantillon de médecins interrogés était non randomisé mais raisonné, conformément aux usages
en recherche qualitative. Il rassemblait des médecins
d’exercices diversifiés, incluant des praticiens formés à
la gériatrie. Le sex-ratio était déséquilibré en faveur des
hommes, avec trois hommes pour une femme alors que ce
ratio est de trois hommes pour deux femmes à l’échelon
national. L’âge moyen des médecins interrogés était de
49,7 ans pour une moyenne nationale de 51,6 ans [15].
Plusieurs médecins travaillaient au sein de cabinets de
groupe dans lesquels un projet de pôle de santé était
envisagé, ce qui pourrait expliquer leur intérêt particulier
pour les approches pluri-professionnelles.
La saturation des données a été atteinte dans les
derniers entretiens. En effet, 72 sous-thèmes ont été
établis à partir des entretiens auprès des médecins M1
à M14, et seul un nouveau sous-thème (la réticence
du médecin à considérer son patient comme fragile) a
été identifié à partir de l’entretien avec M14 et aucun
avec M15.
Le terme de fragilité évoque d’emblée des situations cliniques pour les médecins généralistes, mais correspondant
souvent à des patients en état de dépendance, plutôt que de
fragilité. Pourtant, les médecins interrogés reconnaissent
la fragilité comme un état précédant la dépendance,
conformément au consensus médical [5, 16]. C’est donc
la projection de ce concept dans la réalité de la pratique
clinique qui semble leur poser problème. Ils semblent
d’ailleurs peu informés des données scientifiques et des
réflexions politiques actuelles autour du concept de fragilité. Ils ne le considèrent pas comme un concept innovant,
mais plutôt comme une façon de théoriser leurs pratiques
auprès des patients âgés. Si la définition théorique de la
fragilité est consensuelle, il n’existe pas de recommandations de pratique clinique concernant le dépistage et la
prise en charge des patients fragiles [5]. De plus les limites
entre fragilité, incapacité et dépendance sont parfois incertaines en pratique [17, 18]. Cette situation peut expliquer
l’approche pragmatique, non formalisée, des médecins
généralistes.
Le concept de pré-fragilité n’a pas été abordé par les
médecins dans les entretiens [7]. La prévalence élevée des
individus pré-fragiles parmi ceux de plus de 65 ans (44 %)
rendrait leur dépistage peu pertinent, car d’éventuelles
interventions devraient sans doute s’appliquer à l’ensemble
de la population [8].
Les médecins généralistes ne connaissent pas d’outils
de dépistage de la fragilité, mais considèrent qu’un questionnaire adapté leur permettrait d’améliorer le repérage.
Pourtant ils critiquent les grilles d’évaluation gériatrique,
qu’ils n’utilisent pas, à l’exception de celles destinées au
diagnostic des troubles cognitifs. À ce jour, aucun outil
adapté aux soins primaires n’est validé pour le repérage
de la fragilité [19]. Même le modèle de Fried, relativement
rapide à utiliser (10 minutes), est probablement difficilement compatible avec la pratique actuelle des médecins
généralistes français [20]. Un questionnaire francophone
simplifié de dépistage de la fragilité, comportant 6 items
cliniques et une question subjective sur la perception du
médecin, est actuellement en cours d’expérimentation
[21, 22]. L’utilisation d’un outil d’aide au dépistage pourrait
faciliter l’implication d’autres professionnels de santé, en
particulier des infirmières libérales, ce qui permettrait de
préserver du temps médical. Cependant, le dépistage de
la fragilité ne répond pas à une demande des patients, et
leur adhésion ou celle de leur entourage n’est pas acquise,
comme l’illustre par exemple la faible participation au
dépistage du cancer colorectal [23].
L’évaluation diagnostique de la fragilité peut nécessiter
l’intervention de plusieurs professionnels de santé [5, 16].
Elle permet de repérer les facteurs physiques, psychiques,
cognitifs et socio-environnementaux pouvant altérer la
santé de la personne âgée [24]. Elle peut être réalisée
en médecine générale en une trentaine de minutes
environ [25]. Plusieurs expérimentations de ce modèle
sont actuellement menées en France, en milieu ambulatoire et en milieu hospitalier [26]. La forte prévalence
de la fragilité dans la population âgée de plus de 65
ans (15 %) orienterait plutôt vers une prise en charge
en soins primaires [8]. La plupart des médecins généralistes interrogés se considèrent d’ailleurs compétents
pour évaluer leurs patients fragiles, et ne recourent à un
bilan hospitalier qu’en cas de situation médico-sociale
complexe. Des protocoles de prise en charge adaptés
pourraient permettre d’optimiser la prise en charge ambulatoire des patients fragiles sans surcharger les services
hospitaliers [27]. Un modèle d’évaluation initiale basé
sur l’exploration de neuf domaines, a été proposé par la
HAS [26].
Au-delà de la détection des patients fragiles, l’intérêt
attendu d’un dépistage réside dans l’impact en termes
d’amélioration de la morbi-mortalité et de la qualité de
vie [28]. Il devrait conduire à une prise en charge adaptée, permettant de prévenir une évolution défavorable
[29].
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Un concept peu opérationnel
P.-Y. Saleh, et al.
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Une prise en charge interprofessionnelle
et coordonnée
La HAS préconise de développer les axes de prise
en charge suivants pour les patients âgés fragiles : une
activité physique adaptée et la lutte contre la sédentarité ;
une nutrition adaptée ; la réduction de la polymédication
et l’optimisation thérapeutique ; la mise en place d’aides
sociales ; l’adaptation de l’environnement et la mobilisation
des liens sociaux [26].
Des programmes prolongés et intensifs de rééducation
physique peuvent permettre de prévenir la dépendance
chez les patients âgés fragiles [30, 31], et peut-être de
diminuer les dépenses de santé en diminuant le risque
de chute [32]. Les médecins généralistes encouragent
la pratique de la marche chez ces patients, mais ils rapportent des difficultés d’accès aux soins de kinésithérapie.
Des aides à domicile spécifiquement formés pourraient
représenter une alternative pour accompagner les activités
physiques [27, 33]. Les médecins sont attentifs à l’état
nutritionnel de leurs patients âgés. Bien que la relation
entre dénutrition et fragilité soit établie [34], l’efficacité
des prises en charge nutritionnelles des patients fragiles
n’est pas démontrée [30]. Les médecins sont sensibilisés
aux risques de iatrogénie, notamment en cas de polymédication. Le repérage formel de la fragilité pourrait les
inciter à la prudence dans leurs décisions thérapeutiques,
concernant un traitement médicamenteux, une intervention chirurgicale ou une hospitalisation [35]. L’adaptation de
l’environnement physique est aussi une préoccupation des
médecins, notamment pour les patients suivis à domicile.
Bien que peu accessible en pratique, l’intervention d’un
ergothérapeute à domicile chez des patients fragiles ou
peu dépendants semble avoir un impact favorable sur leur
évolution fonctionnelle et leur espérance de vie [36, 37].
La communication avec les acteurs sociaux pose problème
aux médecins généralistes, qui se sentent souvent perdus
au sein de multiples institutions. Sachant que les facteurs
socio-économiques sont associés à la fragilité [38, 39], une
simplification des recours aux dispositifs d’aide sociale
est nécessaire, notamment sous la forme d’une structure
référente unique et bien identifiée [27].
Les incapacités liées au vieillissement engendrent chez
les médecins un sentiment de fatalisme, d’autant que la
prise en charge de la fragilité se distingue de l’approche
biomédicale traditionnellement privilégiée [40]. Les principaux axes de prise en charge de la fragilité reposant sur
des modifications du mode de vie, certains médecins se
sentent démunis pour motiver leurs patients âgés. Ceux-ci
sont sensibles aux informations validées scientifiquement
et délivrées d’une façon positive et non stigmatisante [41].
Aux Pays-Bas, des médecins généralistes et des infirmières
276
Points clés
• La fragilité des personnes âgées pourrait constituer
une cible pour prévenir la dépendance.
• Elle est dépistée, évaluée et prise en charge de
manière empirique en médecine générale.
• Les médecins généralistes sont prêts à s’impliquer
davantage dans la prise en compte de la fragilité.
• L’opérationnalisation de ce concept suppose le développement de stratégies adaptées et de collaborations
avec les autres professionnels des soins primaires et
secondaires.
ont expérimenté auprès des patients fragiles des techniques d’entretien motivationnel, habituellement utilisées
pour améliorer certains facteurs de risque comportementaux [42], sans qu’une diminution de l’évolution vers la
dépendance n’ait été objectivée [43]. Les soignants étaient
cependant satisfaits du travail d’équipe et de la démarche
et les patients de leur autonomie décisionnelle et de
l’implication de leur médecin généraliste [44].
Certaines Agences régionales de santé ont mis en place
en 2013 des projets pilotes, instaurant un plan personnalisé
de soin (PPS) chez les personnes âgées en risque de perte
d’autonomie (PAERPA). Cette approche valorise une prise
en charge pluri-professionnelle coordonnée par le médecin
traitant, basée sur l’éducation thérapeutique et centrée sur
des objectifs spécifiques définis avec le patient [45, 46].
La généralisation de ce programme risque d’augmenter les
recours aux soins ambulatoires. Ces recours ne pourront
être satisfaits qu’en développant une organisation de travail en équipes, basé sur une approche coordonnée voire
intégrée des soins, dans lesquelles les intervenants collaborent entre eux, en se concentrant chacun sur son plus
haut niveau de compétence, par exemple au sein de maisons ou de pôles pluri-professionnels [47, 48].
Conclusion
La fragilité des personnes âgées représente un défi pour
les années à venir, car son dépistage, son évaluation et
sa prise en charge sont peu formalisés. La recherche clinique doit être renforcée, en particulier dans le cadre des
soins primaires, afin de préciser les bénéfices à attendre
et les ressources à mobiliser. Il est utile de développer les
collaborations interprofessionnelles en milieu ambulatoire
autour des patients fragiles, et des recours ciblés à l’hôpital
lorsqu’une évaluation ou une prise en charge approfondie
est nécessaire.
Liens d’intérêts : Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien
d’intérêt en rapport avec cet article.
Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil, vol. 13, n ◦ 3, septembre 2015
Représentations des médecins généralistes au sujet de la fragilité des personnes âgées
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