ACTUALIDADE CULTURAL/ACTUALITÉ CULTURELLE 98 EXPOSIÇÕES/EXPOSITIONS La main de Dieu Hans Holbein Le Jeune au Kunstmuseum de Bâle Lucília Verdelho da Costa ans Holbein Le Jeune, né à Augsbourg en 1497 ou 1498, vécut ses années de formation à Bâle, avant de s’affirmer comme un peintre de renommée internationale à Londres, où il mourut en 1543. Fils de Hans Holbein dit l’Ancien, un des peintres les plus connus du sud de l’Allemagne, ce fut dans son atelier qu’il entreprit son apprentissage, à côté de ses frères Sigmund et Ambrosius. Avec celui-ci, son aîné (1493 /1494 - vers 1519), il partit à Bâle en 1515 et entra dans l’atelier de Hans Herbst où il accomplit son apprentissage pour accéder à la guilde des artistes. Hans Holbein Le Jeune fut un artiste de la Renaissance européenne. Son double portrait de Jean de Dinteville et Georges de Selve, plus connu sous le nom Les ambas- H Hans Holben, “Bilnis des Erasmus von Rotterdam, 1523. sadeurs (1533 ; Londres, National Gallery), est l’image même d’une emprise sur le monde qui est l’esprit de la Renaissance. Les instruments de mesure des astres, les représentations du globe terrestre, les cartes géographiques, les objets exotiques et les livres attestent cette confiance illimitée dans les capacités humaines à l’exploration de ce Nouveau Monde qui s’ouvrait à l’ancienne Europe, source d’inestimables richesses. Cette aventure alla de pair avec l’invention de l’imprimerie, qui fit la fortune de Bâle au début du XVIe siècle. En 1501, la ville adhère à la Confédération helvétique pour échapper au pouvoir des Habsbourg. Erasme s’y installa de 1521 à 1529 et il y lutta contre l’esprit radical de la Réforme de Luther. En Angleterre, Thomas More, dont il était l’ami, poursuivit ce même combat. Dans son Eloge de la folie, il essaya de tempérer l’idolâtrie des images et s’efforça de ridiculiser les abus des discours des prêtes. Mais ce fut en vain : la Réforme y eut gain de cause et, en 1528, les images des églises furent abolies. Holbein participa à ce mouvement de renouveau des idées. C’était un érudit qui fit ses classes de latin auprès d’Oswald Myconius, un théologien réputé. Dans l’exemplaire de l’Eloge de la folie de ce dernier, qui fut publié à Bâle en 1515, Holbein laissa d’intéressants dessins en marge qui attestent de son engagement dans ce débat intellectuel qui divisa les esprits. Comme tous les peintres d’alors, une fois devenu maître, en 1519, et après avoir reçu, l’année suivante, le titre de “bourgeois” de la ville, il obtint surtout des commandes reli- LATITUDES n° 27 - septembre 2006 gieuses. Il s’y exécuta avec une assurance qui étonne. L’exposition qui présente, au Kunstmuseum de Bâle, ces oeuvres à caractère religieux ainsi que ses premiers portraits, permet de retracer ses années de formation, mais n’éclaircit pas le mystère Holbein. D’un côté, nous y retrouvons des retables d’influence italienne, tels que celui de la Madone de Soleure (1522) et de la Madone de Darmstadt (1526-1529) ; d’un autre côté, nous y apercevons l’influence de ce que l’on pourrait nommer l’Ecole du nord, et en particulier de Hans Holbein l’Ancien et de Dürer. En effet, en même temps que Holbein assimile l’art du portrait à la manière des peintres de Florence et de Milan, il atteint des sommets d’intimisme et de religiosité dans le récit des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament exécutées selon la tradition picturale d’origine flamande. Cette manière où il incorpore néanmoins des éléments de la Renaissance italienne, comme les décors d’architecture, est surtout visible dans le retable Oberried (1521-1522) - plus précisément le diptyque de la Nativité et l’Annonce aux bergers de la cathédrale de Fribourg - en - Brisgau -, et aussi dans La Cène (vers 1524) et dans le magnifique Retable de la Passion qui appartiennent au musée de Bâle. Parmi tous ces ouvrages, le célèbre Christ au tombeau (vers 1521 - 1522), du même musée, se place comme une énigme. Ce tableau, unique en son genre, suscite bien des interrogations. D’un côté, par ses dimensions - deux mètres de longueur -, on peut bien se demander s’il ne se destinait à compléter un ensemble monumental duquel ferait partie le retable Oberried, qu’il exécuta en partie avec son père, et dont on ne sait pas grand chose - à part qu’il a été commandé par un membre du conseil municipal de Bâle et que, pour des raisons inconnues, il est resté inachevé (les deux volets peints sont les volets extérieurs, le revers des deux panneaux n’ayant jamais été peints). Il pourrait bien s’agir d’une predella de ce retable, dont l’iconographie serait, à bien des égards, révolutionnaire. En n° 27 - septembre 2006 LATITUDES effet, nous voyons l’intérieur d’un cercueil comme si nous en avions ôté la planche frontale. Cette impression résulte de l’effet de perspective qui nous laisse entrevoir, du côté droit, la ligne fuyante du plan sur lequel viennent s’adosser les pieds. Devant nous, gît un homme mort. Son visage verdâtre penche un peu vers le spectateur. Les cheveux épars, la barbe éteinte, les yeux et la bouche grands ouverts comme pour exprimer l’affliction, la douleur et la souffrance, sont d’un réalisme effroyable. Le corps, ravagé aussi par les plaies de la Passion et dont la main semble désigner un point mystérieux, témoigne d’une étude approfondie de l’anatomie humaine. Jamais, dans l’histoire de l’art occidental, un peintre n’a réussi à créer une image si humaine et si convaincante de la mort. Fut-il effrayé par l’image de son frère Ambrosius décédé deux ou trois ans auparavant ? Ce frère, dont un dessin exposé laisse deviner un talent inouï, aurait ainsi introduit à jamais la mort au coeur même de l’oeuvre de Holbein. Celui-ci aurait remplacé le frère mort en prenant possession de ses dons, mais en introduisant, dans la représentation trop parfaite des êtres vivants, l’image de l’étrangeté, comme un masque figé dans le temps, de leur apparence fictive. C’est comme si Holbein, à partir du moment où il eut pris conscience de cette réalité faite de chair, avait redoublé de soins pour y introduire le maximum de fidélité au modèle vivant et de beauté fracassante, sorte de rempart contre la pourriture qui mine les choses et les êtres. La vérité serait toujours ailleurs, dans le clivage entre le corps vivant et son double déjà mort en puissance, puisque l’artiste ne peut jamais reproduire l’instant qu’il arrache au temps et qui fait le temps figé du portrait. La magnificence du portrait augmenterait encore la puissance de cette tragédie dans la mesure où tous les attributs participant de sa beauté - objets émanant de l’ordre du pouvoir, étoffes somptueuses, bijoux précieux - agiraient comme des natures mortes, vidées de sens et prêtes aussi à disparaître. Du point de vue artistique, Holbein réussit ce tour de force en incorporant, à la tradition italienne du portrait à trois quarts selon un plan rapproché, une technique de peinture inspirée du nord de l’Europe qui s’attarde à la profusion et à l’exécution minutieuse du détail et s’appuie sur l’éclat et le contraste vigoureux des couleurs plutôt que sur le modelé des volumes. Si Holbein avait déjà connu une certaine renommé avec les portraits de Benedikt von Hertenstein (1517, Metropolitan Museum de New York), de Bonifacius Amerbach (1519, Kunstmuseum de Bâle) et d’Erasme de Rotterdam (notamment le portrait que celui-ci lui commanda en 1523 pour envoyer en Angleterre), ce fut après son séjour en France en 1524, que s’accentua cette nouvelle orientation. Il réalisa alors deux tableaux - la Vénus et l’Amour (1524) et la Laïs de Corinthe (1526) du Kunstmuseum de Bâle - où les modèles de la Renaissance italienne, notamment en ce qui concerne les effets de clair-obscur selon le modèle de Léonard da Vinci, sont plus présents. En 1526, et après certainement un échec auprès de la cour de France, Holbein chercha à s’affirmer comme portraitiste à Londres, où il séjourna jusqu’en 1528 - et ensuite, de 1532 jusqu’à sa mort. Grâce aux lettres de recommandation d’Erasme, il entra dans l’intimité de Thomas More, dont il fit le portrait en 1527 (New York, Frick Collection) ; il laissa aussi un dessin de More entouré de sa famille, dans un portrait de groupe assez intimiste (Sir Thomas More et sa famille, Kunstmuseum de Bâle). De cette même période, nous pouvons encore admirer le dessin et le Portrait de Mary Wottom, Lady Guildford (1527, St. Louis Art Museum, Montréal), le Portrait d’une dame avec un écureuil (National Gallery, Londres), ce dernier exécuté plus dans la tradition de Dürer, et surtout l’extraordinaire portrait de sa propre famille, qui appartient à la collection bâloise. Pour la suite, il faudra patienter et attendre l’exposition qui se tiendra à 99 Londres, à la Tate Britain, où seront exposés les portraits qui ont rendu Holbein célèbre. Mais, pour l’instant, restons à Bâle. Il y séjourna encore de 1528 à 1532. Pendant ces quatre ans, où triompha la Réforme, il finit ou modifia quelques commandes antérieures, s’y acheta une maison et exécuta le Portrait de sa femme Elisabeth Binzenstock, avec ses deux enfants, Philipe et Catherine, qui resta longtemps en possession de sa femme. C’est aussi une oeuvre qui occupe une place à part dans son oeuvre. Pour mieux comprendre sa particularité, nous devons nous arrêter devant le portrait de lady Guilford et son dessin préparatoire, qui figurent dans l’exposition bâloise. Dans ce dernier, lady Guilford présente un air souriant et un regard espiègle, tandis que, dans l’oeuvre final, elle nous fixe d’un regard éteint. Son visage arbore une expression sévère plus à l’image du rang social qui est le sien dans sa qualité d’épouse du contrôleur de l’administration royale, Sir Henry Guilford. Entre l’un et l’autre, s’interposa la médiation d’un art raffiné et très élaboré selon des références explicites à l’Antiquité. Cette élaboration tient à la place de la représentation du modèle. La mimésis, en tant que capacité de l’artiste à reproduire les traits de celui-ci, y devrait être parfaite. Déjà dans le portrait de Bonifacius Amerbach, la première oeuvre exécutée par Holbein en tant qu’artiste indépendant, il y peignit l’inscription suivante : “Bien que visage peint, je ne diffère pas du visage vivant ; dessiné à l’aide de traits précis, j’ai la même valeur que mon maître. Au moment où il avait achevé huit cycles de trois ans, l’oeuvre d’art me représente, avec toute l’exactitude qui appartient à la Nature 1 ”. Bien des années plus tard, sur le portrait du marchand Derich Born (1533, Château de Windsor), il écrivit : “Si vous ajoutez la voix, voici Derich, si semblable à lui-même que vous vous demandez si c’est le peintre ou son géniteur qui l’a fait2”. Au fur et à mesure que Holbein prenait de l’aisance, et qu’augmen100 tait son prestige, non seulement il proclamait sa fierté, mais il se vantait comme un démiurge. Par ce fait, il défiait Dieu lui-même. L’image de la méduse, que nous voyons sculptée sur le chapiteau classique auprès de lady Guilford, peut signifier une allégorie de la Méduse, laquelle avait, selon les Grecs, le pouvoir de transformer en pierre quiconque lui adressait un regard. Le peintre avait ainsi un double pouvoir - celui de transformer des êtres vivants en image et celui de transformer cette image en icône, par le pouvoir de les terrasser et de les figer. Ce pouvoir s’inscrit dans cette mort, ou ce dédoublement, ce punctum qui représente le Christ au tombeau du début des années 20. Cependant, dans le portrait de sa femme, quelque chose de plus profond, et de plus vivant, y fait surface. Malgré qu’il se présente sous un fond différent de celui d’origine - il a dû être amputé et collé sur le bois sur un fond noir -, nous y voyons sa femme vêtue modestement, le regard perdu dans le vide, entourée de ses deux enfants, dans une composition similaire à une Vierge à l’Enfant et Saint Jean Baptiste. La petite fille, assise sur les genoux de sa mère, regarde à sa gauche, de même que le garçon, celui-ci peint debout et le visage vu de profil. Une immense nostalgie se dégage de ses trois personnages, peints avec humilité et une étonnante tendresse. Dans ce portrait d’adieu, nous pouvons entrevoir tous les paradoxes de l’homme et de l’artiste. Celui qui dessina, en 1517, une marque pour l’imprimeur Valentinus Curio où figure le concours qui opposa Appeles à Protogène, les deux plus grands peintres de l’Antiquité selon le récit de Pline dans son Histoire naturelle, pouvait à présent revendiquer pour lui le titre de nouveau Appeles et se faire passer pour le successeur de Dürer, qu’Erasme retint comme le plus grand peintre de son époque. Holbein suivit en cela l’exemple de son frère Ambrosius qui dessina à peu près à la même époque, pour l’éditeur Johannes Froben, une page de titre inspiré du même sujet. Mais dans le dessin de Holbein, ce n’est ni Appeles ni Protogène qui sortent vainqueurs de ce duel. C’est une troisième main qui rompt les nuages - la main divine - qui vient s’ajouter à celle des deux opposants et triompher sur l’issue du défi. Cette main divine peut s’interpréter comme la main d’Appeles, mais aussi comme la main de l’artiste qui se confronte au pouvoir de Dieu. La conscience de cette supériorité qui le transforme en démiurge, installe autour de lui la distanciation entre le créateur et les choses créées. L’artiste a le pouvoir de générer la vie avec ses créations, mais, dans la mesure où celles-ci deviennent des images, elles se figent dans le temps avec une vie qui leur est propre, et finissent par tuer leur modèle - lequel est donc condamné à mourir. Conscient de cette étrangeté du pouvoir des images, qui le réduit à un spectateur malgré lui, Holbein vécut aussi une sorte d’exil, sans que pour autant il n’arrêtât de façonner le monde. C’est donc pour lutter contre la mort - cette même mort qui rampe en silence, comme une énigme, dans le portrait des Ambassadeurs -, qu’il laissa l’image attendrissante et oh ! combien réelle, de sa femme et ses enfants, comme un moment d’un souvenir heureux, si bien qu’empreinte déjà de nostalgie. La mort, disait Erasme de Rotterdam, est ma seule limite. Ce fut pourtant de son effigie qu’il frappa une monnaie en son propre honneur - en cela, rivalisant avec les grands noms de l’Antiquité classique. Ce n’est pas un hasard si ce fut à son école que Holbein Le Jeune apprit les détours de la rhétorique de l’image - et, délibérément ou non, la puissance destructrice de l’humaine condition. Comme l’immortel penseur, les personnages de ses tableaux auliques triomphaient du Temps 1 2 Cf. BATSCHMANN, Oskar, et GRIENER, Pascal, Hans Holbein, Paris, Gallimard, 1997, p. 27. Idem, ibidem, p. 31. LATITUDES n° 27 - septembre 2006