Questions au spécialiste Vol. 21 No. 3 2010 Vaccin contre la carie? Yvon Heller, Nyon Question Yvon Heller, Nyon Un facteur essentiel dans les caries dentaires est l’infection par le streptococcus mutans. Un vaccin contre ce germe ne serait-il pas une prévention efficace de la carie dentaire et «cost effective»!? Pourquoi un tel vaccin n’est-il pas sur le marché? Réponse Carlos Madrid, Lausanne Il ne se passe pas de mois sans qu’un site internet ou un journal de santé grand public n’annonce LE vaccin contre la carie dentaire. J’ai compté trois annonces semblables par des instituts anglais, portugais et australien en 2009 … Pourtant rien n’a été mis sur le marché au cours des 25 dernières années, c’est à dire depuis que l’on sait le rôle joué par Streptococcus Mutans (SM) dans le développement de cette maladie qui affecte au moins 115 millions de personnes dans le monde développé … Comme vous le savez, des maladies infectieuses ont été enrayées depuis longtemps en facilitant les mécanismes de défense de l’hôte en immunisant le sujet avant l’infection. Cette approche a été souvent efficace: elle a un bon rapport coût/efficacité et touche une part importante de la population. Dès lors on comprend que des stratégies d’immunisation actives et passives aient été mises en œuvre pour lutter contre la carie dentaire. Bien que plusieurs microorganismes soient associés à des sous types différents de carie dentaire, SM a été la cible principale de ces approches immunologiques en raison de la fréquence élevée de cette souche dans les formes pédiatriques de la maladie1). Par ailleurs, ces streptocoques présentent une paroi cellulaire et des cibles extracellulaires qui sont essentielles à leur fixation et à leur accumulation dans le biofilm buccal (plaque bactérienne). Même si d’autres bactéries, en particulier acidophiles, ont été impliquées dans le processus carieux de façon isolée ou en association avec SM, ce dernier reste prédominant dans les profils génétiques moléculaires des formes initiales de la maladie2). Il s’agit donc du meilleur candidat à éliminer … Au cours des dernières décennies, de nombreuses expériences ont utilisé différentes stratégies immunitaires pour explorer l’effet protecteur des immunoglobulines A salivaires à l’égard de SM3). Les composants cellulaires de SM (précurseurs de la formation ou de la liaison des protéoglycanes, molécules de synthèse de la membrane) qui participent à son adhésion ont ainsi été ciblés avec succès entraînant l’inhibition de la formation des caries expérimentales dans des modèles murins. Une protection contre la carie a ainsi été observée grâce à des vaccins à partir de protéines bactériennes intactes, de dérivés recombinants ou de peptides synthétiques. Des vaccins à partir de l’ADN bactérien ont également été conçus avec succès codant pour l’un ou l’autre de ces antigènes ou de leurs fragments. Une voie d’administration transmuqueuse (vaccin lyoc) susceptible de stimuler la synthèse d’anticorps salivaires et d’être facilement acceptée par les enfants a également été testée avec succès en utilisant un adjuvant approprié. Il existe donc incontestablement des preuves en faveur de la faisabilité d’un vaccin contre la carie dentaire. Cependant, même si on a utilisé expérimentalement des SM humains à titre d’agents pathogènes, de nombreuses caractéristiques spécifiques au modèle murin (modification antibiotique de la flore buccale expérimentale ; taux élevé de saccharose dans l’alimentation des animaux; doses infectieuses apportées élevées; comportement coprophage des rongeurs …) paraissent peu transposables à l’être humain et doivent, au moins, être attentivement considérées avant un tel transfert. 45 Des stratégies immunitaires passives paraissent également prometteuses. On a ainsi observé la diminution significative des caries dans des modèles animaux soumis à une infection orale par streptocoques pathogènes bénéficiant de suppléments diététiques comportant des anticorps polyclonaux IgG et IgY contre les glycosyltransférases, contre les protéines de liaison des glycanes, ou encore de réactifs monoclonaux ou transgéniques spécifiques d’autres éléments de surface des SM4). Chez l’homme, des essais cliniques à petite échelle ont été tentés avec administration topique d’IgA/G transgéniques pendant plusieurs semaines à des adultes. Les résultats appréciant la capacité du vaccin à inhiber la recolonisation de la surface des dents après désinfection par une solution de chlorhexidine sont malheureusement inégaux. Il est toutefois possible qu’un défaut de compliance des sujets dans ces expériences soit le biais qui ait perturbé les résultats5), 6). Il semble bien néanmoins qu’une approche combinant l’administration passive d’anticorps à des stratégies immunitaires adaptatives (actives) au cours de la phase initiale de colonisation de la cavité buccale de l’enfant par les streptocoques cariogènes soit la méthode la plus efficiente de vaccination. Il reste encore à déterminer des voies d’administration pertinentes chez l’homme pour des anticorps non générés par l’hôte lui-même7). On a enfin développé récemment des approches visant à développer des IgA dirigées contre les épitopes pionniers de la flore bactérienne buccale8), dont la destruction ou la réduction drastique pourrait inhiber la colonisation par SM. Il existe donc de multiples bases scientifiques reposant sur des preuves solides soutenant la possibilité d’un vaccin contre la carie dentaire et pourtant, encore une fois, rien n’existe à ce jour. Les entités industrielles pharmaceutiques ont fait preuve d’une incontestable réticence à entrer en matière financièrement. On peut y voir la conjonction de facteurs économiques liés aux crises successives de ce secteur et de la société mais on peut raisonnablement s’interroger sur la pertinence de ces arguments compte tenu des bénéfices sanitaires et incontestablement financiers Questions au spécialiste ­ ttendus. En revanche, un obstacle pourrait a être la résistance des comités scientifiques qui décident des vaccinations pédiatriques à ajouter un vaccin contre une maladie non mortelle à la déjà longue liste des vaccinations pédiatriques9). Ce point mériterait une longue discussion compte tenu de la masse de la population pédiatrique et adulte qui dans les pays développés et en développement se trouve exclue de l’accès aux soins dentaires comme résultat des barrières sociales et technologiques. Vol. 21 No. 3 2010 8) Nogeira RD et al. Infect Immun, 2005: 5675–5684. 9) Smith DJ Expert Rev Vaccines, 2010: 1–3. 10)Choi EJ et al. Int J Paediatr Dent, 2009: 141–7. 11) Loyola-Rodriguez JP et al. J Clin Pediatr Dent, 2008: 121–6. Correspondance Dr C. Madrid Service de Stomatologie et Médecine Dentaire, Policlinique Médicale Universitaire Rue du Bugnon 44, 1011 Lausanne [email protected] Un autre argument à verser au débat, et fréquemment mis en avant par les anti-vaccins (cela existe déjà …) est l’incertitude qui plane sur le micro-organisme qui remplirait la niche écologique laissée vacante par SM dans la flore buccale des patients immunisés contre lui. Cette question est en réalité sans objet: il existe de nombreuses preuves à partir d’études longitudinales et transversales10), 11) démontrant que les sujets présentant tôt dans leur vie des taux faibles ou indétectables de SM ont une meilleure santé buccale et spécialement dentaire au cours de leur croissance. Il existe peu de doutes quant au fait que l’une ou l’autre, voire plusieurs, des variétés non cariogéniques de streptocoques qui sont en compétition avec SM lors de sa colonisation au moment de l’éruption dentaire prendrait sa place sans autre complication. En conclusion • il existe de solides bases pour le développement d’un vaccin. • celui-ci implique probablement des stratégies immunitaires combinées actives et passives et la mise au point d’une voie d’administration analogue à celle utilisée pour des vaccins oraux (polyomyélite) ou nasaux. • L’intérêt de l’industrie pharmaceutique est probablement un point crucial pour le développement du vaccin. Références 1) Loesche WJ Microbiol Rev, 1986: 353–80. 2) Kohler B et al. Oral Microbiol Immunol, 1988: 14–17. 3) Smith DJ and Mattos-Graner RO Current topics in microbiology and immunology. Springer Verlag, 2007: 131–156. 4) Smith DJ and Godiska R The amazing egg. Univ of Alberta Press. 2006: 341–354. 5) Ma JK et al. Nature Med 1998: 601–606. 6) Weintraub JA et al. Caries Res, 2005: 241–250. 7) Mestecky J et al. Curr Opin Gastroenterol, 2008: 713–719. 46