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A i x - M a rs e i l l e U n i ve rs i t é • D é p a r t e m e n t d ’ É t u d e s A s i a t i q u e s
Master Aire Culturelle Asiatique • Spécialité Recherche en Sinologie
Pierre Kaser
2013/2014
I. Sur
la traduction
I.1. Estienne DOLET (1509 ?-1546),
La manière de bien traduire d’une langue en aultre (Lyon : Dolet, 1540)
Sources : Bibliothèque Nationale de France, URL : http://tinyurl.com/ocbnpgy
et pour le texte numérisé, http://tinyurl.com/qhrgrr4
La manière de bien traduire d’une langue en aultre requiert principallement cinq choses.
En premier lieu, il fault que le traducteur entende parfaictement le sens et matière de l’autheur qu’il tratduict, car
par ceste intelligence il ne sera jamais obscur en sa traduction, et si l’autheur lequel il traduict est aulcunement scabreux, il le pourra rendre facile et du tout intelligible. [...]
La seconde chose qui est requise en traduction, c’est que le traducteur ait parfaicte congnoissance de la langue de
l’autheur qu’il traduict et soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se mect à traduire. Par ainsi il ne violera
et n’amoindrira la majesté de l’une, et l’aultre langue. [...]
Le tiers poinct est qu’en traduisant il ne se fault pas asservir jusques à la que l’on rende mot pour mot. Et si aulcun le faict, cela lui procède de pauvreté, et deffault d’esprit. Car s’il a les qualités dessusdictes (lequelles il est besoing
estre en ung bon traducteur) sans avoir esgard à l’ordre des mots il s’arrestera aux sentences, et faira en sorte que l’intention de l’autheur sera exprimée, gardant curieusement la propriété de l’une, et l’aultre langue. Et par ainsi c’est superstition trop grande (dirai-je besterie ou ignorance,) de commencer sa traduction au commencement de la clausule,
mais si l’ordre des mots perverti tu exprimes l’intention de celui que tu traduis, aulcun ne t’en peult reprendre. Je ne
veulx taire ici la follie d’aulcuns traducteurs, lesquels au lieu de liberté se submettent à servitude. C’est à scavoir qu’ils
font si sots, qu’ils s’efforcent de rendre ligne pour ligne, ou vers pour vers. Par laquelle erreur ils dépravent souvent le
sens de l’autheur qu’ils traduisent, et n’expriment la grace, et parfection de l’une, et l’aultre langue. Tu te garderas diligemment de ce vice qui ne démonstre aultre chose que l’ignorance du traducteur.
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La quatriesme reigle que je veulx bailler en cest endroict est plus à observer en langues non reduictes en art
qu’en aultres. J’appelle langues non reduictes encores en art certain et repçeu comme est la Françoise, l’Italienne,
l’Hespaignole, celle d’Allemaigne, d’Angleterre, et aultres vulgaires. S’il advient doncques que tu traduises quelcque
Livre Latin en icelles (mesmement en la Françoise) il te fault garder d’usurper [des] mots trop approchants du Latin et
peu usités par le passé, mais contente-toi du commun sans innover aulcunes dictions follement, et par curiosité reprehensible. Ce que si aulcuns font, ne les ensui en cela: car leur arrogance ne vault rien, et n’est tolérable entre les gens
scavants. Pour cela n’entends pas que je die que le traducteur s’abstienne totallement de mots qui sont hors de l’usage
commun, car on scait bien que la langue Grecque ou Latine est trop plus riche en dictions que la Françoise. Qui nous
contrainct souvent d’user de mots peu frequentés. Mais cela se doibt faire à l’extrême nécessité. [...]
Venons maintenant à la cinquiesme reigle que doibt observer ung bon traducteur. Laquelle est de si grand’ vertu
que sans elle toute composition est lourde et mal plaisante. Mais qu’est-ce qu’elle contient? Rien aultre chose que l’observation des nombres oratoires, c’est à scavoir une liaison, et assemblement des dictions avec telle doulceur que non
seulement l’âme s’en contente, mais aussi les oreilles en font toutes ravies, et ne se saschent jamais d’une telle harmonie de langage. D’iceulx nombres oratoires je parle plus copieusement en mon Orateur, parquoi n’en ferai ici plus long
discours. Et de rechef advertirai le traducteur d’y prendre garde, car sans l’observation des nombres, on ne peult estre
esmerveillable en quelcque composition que ce soit, et sans iceulx les sentences ne peuvent estre graves, et avoir leur
poix requis et légitime. Car pense-tu que ce soict asses d’avoir la diction propre et élégante sans une bonne copulation
des mots? Je t’advise que c’est aultant que d’ung monceau de diverses pierres précieuses mal ordonnées, lesquelles ne
peuvent avoir leur lustre à cause d’une collocation impertinente. [...]
Etienne Dolet (Orléans 1509 - Paris 1546) « L’un des premiers théoriciens de la traduction à la Renaissance est E. Dolet (à qui l’on doit en français le
mot « traduction », apparu en 1540) » [Oustinoff, La traduction. Paris : PUF, « Que sais-je ? », 2003, p. 35] « .../... il ne saurait être question de « transformer » la parole divine, ce qui à l’époque, était passible du bûcher, sort que connut E. Dolet, pendu et brûlé en 1546 place Maubert, à Paris. » [op.cit., p.
37] « Ses travaux sont de trois ordres. Des travaux d’édition : les œuvres de Marot, d’Héroët, le Gargantua de Rabelais, des éditions de Virgile, Térence,
Cicéron, César, etc. Des ouvrages historiques et littéraires (.../...). Mais la partie la plus importante de son travail est son œuvre philologique : le Dialogue de imitatione ciceroniana (1535), défense de l’orateur latin qui répond au Dialogus ciceronianus d’Erasme, La manière de bien traduire d’une
langue en autre (1540), sur les problèmes de traduction du grec et du latin, mais aussi sur l’orthographe française et la ponctuation ../...» [Mougin
(ed.), Dictionnaire mondial des littérature. Paris : Larousse, 2002, p. 241]
I.2. Valérie LARBAUD,
Sous l’invocation de Saint Jérôme.
Paris : Gallimard, « TEL », (1946), 1997, « I », pp. 9-10
L’idée d’un essai qui aurait pour titre : De l’éminente dignité des traducteurs dans la République des
Lettres semble à première vue séduisante. On aperçoit d’abord le parallèle, qui pourrait être plus ou moins
habilement mené, avec le sermon de Bossuet sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Eglise, et on devine le
développement :
Le traducteur est méconnu ; il est assis à la dernière place ; il ne vit pour ainsi dire que d’aumônes ; il
accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés ; « servir » est sa devise, et il ne demande rien pour lui-même, mettant toute sa gloire à être fidèle aux maîtres qu’il s’est choisis, fidèle jusqu’à
l’anéantissement de sa propre personnalité intellectuelle. L’ignorer, lui refuser toute considération, ne le
nommer, la plupart du temps, que pour l’accuser, bien souvent sans preuves, d’avoir trahi celui qu’il a voulu
interpréter, le dédaigner même lorsque son ouvrage nous satisfait, c’est mépriser les qualités les plus précieuses et les vertus les plus rares : l’abnégation, la patience, la charité même, et l’honnêteté scrupuleuse, l’intelligence, la finesse, des connaissances étendues, une mémoire riche et prompte, — vertus et qualités dont
quelques-unes peuvent manquer chez les meilleurs esprits, mais qui ne se trouvent jamais réunies dans la
médiocrité.
Il nous faut donc respecter, et même honorer publiquement, en la personne de l’habile et consciencieux traducteur, ces traces des perfections que nous adorons dans ce que nous concevons de plus élevé ; il
nous faut donc louer, en même temps que son nom et que ses mérites, les puissances de monde intelligible
par lui glorieusement, et modestement, manifestées dans le monde sensible...
Tels pourraient être la substance et le plan de ce sermon littéraire, panégyrique à grands coups d’ailes
platoniciens, mais qui, en voulant planer très haut, perdrait de vue un aspect essentiel de son sujet, et un très
solide argument en faveur de sa thèse : nous voulons parler de l’importance du rôle des traducteurs dans
l’histoire intellectuelle —ou, si on veut, de leur utilité.
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TRADUCTION [tRadyksjö] n. f. (Le Grand Robert, 1994 : définition abrégée et choix de citations)
◊ 1. Action, manière de traduire*. ◊ 2. Texte ou ouvrage donnant dans une autre langue l'équivalent du texte original qu'on a traduit.
1. “(...) possédant à fond la langue anglaise, il débuta par des traductions d'Edgar Poe, traductions tellement excellentes
qu'elles semblent des oeuvres originales et que la pensée de l'auteur gagne à passer d'un idiome dans l'autre.” Th. GAUTIER, Portraits contemporains, «Baudelaire». 2. “Un des plaisirs favoris de Tytler (...) consiste à instituer une comparaison entre deux traductions, anglaises ou françaises, d'un même texte (...) De tout cela une doctrine assez ferme se
dégage (...) la bonne traduction est définie : «une parfaite transfusion du sens de l'original», de telle sorte que le style de
la traduction soit «du même genre que le style de l'original», tout en ayant «toute l'aisance d'une composition originale».” Valery LARBAUD, Sous l'invocation de saint Jérôme, II, VIII. ◊ 3. (Fin XVIIIe). Par anal. et fig. Transposition.
TRADUCTION (tra-du-ksion ; en vers, de quatre syllabes) s. f.
1°Action de traduire. Il y a vingt ans que je m'occupe à faire des traductions. - Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a
vingt ans que vous ne pensez pas ! MONTESQ. Lett. pers. 128. À mesure que, dans un ouvrage, le caractère de la pensée tient plus à l'expression, la traduction devient plus épineuse, MARMONTEL, Oeuv. t. x, p. 270. Croyez-en ceux qui
ont consacré beaucoup d'années à la traduction : si le succès les a quelquefois dédommagés de leurs peines, ils se sont
plus souvent sentis vaincus dans cette lutte difficile, BITAUBÉ, Instit. Mém. litt. et beaux-arts, t. I, p. 286. 2°Version
d'un ouvrage dans une langue différente de celle où il a été écrit. On a justement comparé le commun des traductions à
un revers de tapisserie, qui tout au plus retient les linéaments grossiers des figures finies que le beau côté représente,
ROLLIN, Traité des Ét. I, 1. Traducteur élégant [d'Ablancourt] et dont on appela chaque traduction la belle infidèle,
VOLT. Louis XIV, écrivains, d'Ablancourt. Je regarde la traduction des Géorgiques par M. Delille comme un des ouvrages qui font le plus d'honneur à la langue française ; et je ne sais même si Boileau aurait osé traduire les Géorgiques, VOLT. Lett. Chabanon, 6 févr. 1771. Qu'on ne croie pas connaître les poëtes par les traductions ; ce serait vouloir apercevoir le coloris d'un tableau dans une estampe, VOLT. Ess. poés. Ép. II. S'il est vrai qu'il n'y ait point de traduction exacte qui égale l'original, c'est qu'il n'y a point de langues parallèles, même entre les modernes, DUCLOS,
Oeuv. t. IX, p. 94. Le docte et pesant Dacier, grand ennemi de Lamotte pour l'amour des anciens, qu'il n'a pourtant
point traités en ami dans ses traductions, D'ALEMB. Élog. Lamotte. Il n'y a qu'un moyen de rendre fidèlement un auteur d'une langue étrangère dans la nôtre : c'est d'avoir l'âme bien pénétrée des impressions qu'on en a reçues, et de
n'être satisfait de sa traduction que quand elle réveillera les mêmes impressions dans l'âme du lecteur, DIDER. Mélanges, Térence. On a dit quelquefois que les traductions étaient des trahisons, Journ. offic. 24 fév. 1872, p. 1317, 3e col.
On dit de même : la traduction d'un passage, d'un vers, etc. TRADUCTION, VERSION, Ces deux mots sont synonymes ; cependant, d'habitude, la traduction est en langue moderne, et la version en langue ancienne. Ainsi la Bible française de Saci est une traduction, et les Bibles latines, grecques, arabes, syriaques, sont des versions. XVIe s. Si les Romains n'ont vaqué à ce labeur de traduction, par quelz moiens donques ont ilz peu ainsi enrichir leur langue ? DU
BELLAY, I, 10, recto. Sçavons nous bien qu'en Basque et en Bretaigne il y ayt des juges assez pour establir cette traduction [de la Bible] faicte en leur langue ? MONT. I, 399. Prov. traductio ; esp. traduccion ; ital. traduzione ; du latin
traductionem, qui n'a que le sens de faire passer d'un lieu à un autre, et qui vient de traducere (voy. TRADUIRE).
Source XMLittré, proposant une version en ligne du dictionnaire de la langue française d'Émile Littré (1863, 1872-1877)
• JACKSON, John E., D’HULST Lieven, « Traduction », in ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis, VIALA, Alain (eds),
Le dictionnaire du littéraire. Paris : PUF, 2002, pp. 601-603.
• VAN GORP, Hendrik, al. (ed.), Dictionnaire des termes littéraires. Paris : Honoré Champion, « Champion classiques Références et Dictionnaires », 2005 : « Traduction (littéraire)», « Traductologie », pp. 482-483.
I.3.
Jean-René LADMIRAL, Traduire : théorèmes pour la traduction.
Paris : Gallimard, « Tel », 1994, p. 19.
Dans la pratique, la traduction sera bien sûr toujours partielle. Comme tout acte de communication, elle comportera un certain
degré d’entropie, autrement dit une certaine déperdition d’information. Le métier de traducteur consiste à choisir le moindre
mal ; il doit distinguer ce qui est l’essentiel de ce qui est accessoire. Ses choix de traduction seront orientés par un choix fondamental concernant la finalité de la traduction, concernant le public-cible, le niveau de culture et de familiarité qu’on lui
suppose avec l’auteur traduit et avec sa langue-culture originale. C’est ainsi que la traduction visera plus ou moins à la « couleur locale », au dépaysement (dans le temps comme dans l’espace), et ses lunettes du traducteur seront respectivement des
« verres colorés » ou des « verres transparents ». (G. MOUNIN, Les Belles infidèles. Paris : Cahier du Sud, 1955 ).
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I.4. Gérard
GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré.
Paris : Seuil, « Poétique », 1982, pp. 239-240.
Les langues étant ce qu’elles sont, aucune traduction ne peut être absolument fidèle, et tout acte de traduire touche au sens du texte traduit.
Une variante minimale du traduttore traditore accorde à la poésie et conteste à la prose le glorieux privilège de l’intraduisibilité. (...) À ce principe, je ne reprocherai que de (sembler) placer le seuil de l’intraduisibilité à la frontière (selon
moi bien douteuse) entre poésie et prose, et de méconnaître cette remarque de Mallarmé lui-même, qu’il y a « vers » dès
qu’il y a « style », et que la prose elle-même est un « art du langage », c’est-à-dire de la langue. À cet égard, la formule la
plus juste est peut-être celle du linguiste Nida, qui désigne l’essentiel sans distinguer entre prose et poésie : « Tout ce qui
peut être dit dans une langue peut être dit dans une autre langue, sauf si la forme est un élément essentiel du message. »
(E. A. NIDA et C. TABER, The Theory and Poetics of Translation. Leyde, 1969.) Le seuil, s’il y en a un, serait plutôt à
la frontière du langage « pratique » et de l’emploi littéraire du langage. Cette frontière aussi est à vrai dire contestée, et
non sans raison : mais c’est qu’il y a déjà, souvent, du jeu (et donc de l’art) linguistique dans le « langage ordinaire » -et que, tout effet esthétique mis à part et comme l’ont montré maintes fois les linguistes depuis Humboldt, chaque langue a (entre autres) son partage notionnel spécifique, qui rend certains de ses termes intraduisibles en quelque contexte
que ce soit. Il vaudrait mieux, sans doute, distinguer non entre textes traduisibles (il n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour lesquels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les littéraires)
et ceux pour lesquels ils sont négligeables : ce sont les autres, encore qu’une bévue dans une dépêche diplomatique ou
une résolution internationale puisse avoir de fâcheuses conséquences.
•
I.5. Denis
DIDEROT (1713-1784), Les bijoux indiscrets (1748), Chapitre XLII.
DIDEROT, Œuvres. André BILLY (ed.). Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 163
« Il n’est pas nécessaire d’entendre une langue pour la traduire, puisque l’on ne traduit que pour des gens qui ne l’entendent point. »
Bibliographie sommaire sur la traduction
ACTES DES ASSISES INTERNATIONALES DE LA TRADUCTION LITTERAIRE, Arles : Actes Sud, 1986 BELLOS, David, Le poisson et le bananier. Une histoire fabuleuse de la traduction. (Traduit par Daniel Loayza avec la collaboration de l’auteur). Paris : Flammarion, (2011) 2012, 394 p.
BERMAN, Antoine, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain. Paris : Le Seuil, « L’ordre philosophique », (1985) 1999, 144 p.
-----, Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1995, 278 p.
CACHIN, Marie-Françoise, La traduction. Paris : Electre, 2007, 144 p.
CHEVREL, Yves, D’HULST, Lieven, LOMBEZ, Christine (sld.), Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle. 1815-1914. Lagrasse : Verdier, 2012, 1379 p.
DERRIDA, Jacques, Qu’est-ce qu’une traduction “relevante” ? Paris : L’Herne, « Carnets », 2005, 79 p.
DURASTANTI, Sylvie, Eloge de la trahison. Notes du traducteur. Paris : Le passage, 2002, 164 p.
ECO, Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction. Paris : Grasset, 2003, 464 p.
LADMIRAL, Jean-René, Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, « Tel », n° 246. 1994, 278 p.
MESCHONNIC, Henri, Poétique du traduire. Lagrasse : Verdier, 1999, 468 p.
-----, Ethique et politique du traduire. Lagrasse : Verdier, 2007, 188 p.
MOUNIN, Georges, Les Belles infidèles. Paris : Les Editions des Cahiers du Sud, 1955, 159 p.
-----, Les problèmes théoriques de la traduction. Paris : Gallimard, « Tel », n° 5, 1963, 296 p.
OSEKI-DEPRÉ, Inès, Théories et pratiques de la traduction. Paris : A. Colin, « U », 1999, 283 p.
OUSTINOFF, Michaël, La traduction. Paris : PUF, « Que sais-je ? », n° 3688, 2003, 127 p.
PALIMPSESTES. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle. http://palimpsestes.revues.org/
RICŒUR, Paul, Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004, 71 p.
STEINER, George, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction. Paris : Albin Michel (1975) 1998.
VAN HOOF, Henri, Histoire de la traduction en Occident. Paris : Duculot, « Bibliothèque de linguistique », (1991) 1999.
ASSOCIATION DES TRADUCTEURS LITTÉRAIRES DE FRANCE (ATLF) : http://www.atlf.org/
!
!
Blog de l’ATLF : http://blog.atlf.org/ - Page Facebook : https://www.facebook.com/ATLF.association
Pour le Guide de la traduction littéraire (Edition 2013) : http://www.atlf.org/Le-guide-de-la-traduction-est.html
!
Version pdf : http://www.atlf.org/IMG/pdf/ATLF_guide_traduction.pdf
CENTRE NATIONAL DU LIVRE (CNL) : http://www.centrenationaldulivre.fr/
Aide aux traducteurs : http://www.centrenationaldulivre.fr/?-Aides-aux-traducteursCOLLÈGE INTERNATIONAL DES TRADUCTEURS LITTÉRAIRES (CITL) : http://www.atlas-citl.org/
Blog du CITL : http://www.collegedestraducteurs.org/ - Page Facebook : https://www.facebook.com/college.destraducteurs
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I.6. Henry
MESCHONNIC, « Introduction » à Poétique du traduire, Paris : Verdier, 1999 (extraits.).
Je dis poétique du traduire, plutôt que « poétique de la traduction », pour marquer qu'il s'agit de l'activité, à travers ses
produits. Comme le langage, la littérature, la poésie sont des activités avant de laisser des produits. Regarder le produit
d'abord, c'est, selon le proverbe, quand le sage montre la lune, regarder le doigt. (p. 11)
Le passeur. La traduction étant le plus souvent représentée comme une communication entre les cultures, information, et seul
moyen d'accéder à ce qui est énoncé dans d'autres langues, cette constatation élémentaire masque un fait tout aussi élémentaire : le fait que l'immense majorité des hommes n'accède à tout ce qui a été dit et écrit qu'en traduction, sauf pour ce qui est
pensé dans la langue, grande ou petite, dont on est l'indigène, et les quelques autres langues qu'on peut connaître.
La représentation régnante est de l'informationnisme : elle réduit la traduction à un pur moyen d'information. Du coup
la littérature tout entière est réduite à de l'information : une information sur le contenu des livres. Le traducteur est représenté
comme un passeur. On ne voit pas, il me semble, qu'on retire par là toute sa spécificité à la chose littéraire. C'est une délittérarisation. La traduction est, au mieux, couleur localisée : « petit père », pour le roman russe.
Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n'est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu'on a
transporté de l'autre côté. Dans l'autre langue. Charon aussi est un passeur. Mais il passe des morts. Qui ont perdu la mémoire.
C'est ce qui arrive à bien des traducteurs. (p. 17)
Science ou art. C'est un vieux jeu de société, de se demander si la traduction est une science, ou un art. La poétique a à déjouer
ce jeu. Science, la traduction est située dans et par la philologie, les catégories du savoir et de la langue. Vue comme un art,
elle est mise dans la critique de goût. Ses problèmes deviennent des mystères.
Pour la poétique, la traduction n'est ni une science, ni un art, mais une activité qui met en œuvre une pensée de la littérature, une pensée du langage. Toute une théorie insciente – comme disait Flaubert – du sujet et de la société. Insciente, ou
inconsciente. Selon qui traduit.
C'est au-delà de l'opposition entre une science et un art. À moins de faire de la science particulière qui est à l'œuvre un
sens du langage, et de la science du sujet un art de la pensée. Comme les grands « penseurs » sont des artistes de la pensée.
Alors, oui, traduire est un art. (p. 18)
La langue de bois du traduire. Il y a une langue de bois du traducteur, et du spécialiste professionnel de la traduction. Elle est
de bois parce qu'elle est une vérité autorité, sans alternative. Et elle mérite bien qu'on l'appelle une langue, parce qu'elle ne
connaît que la langue. Les unités de la langue. Elle se réalise à travers les notions apparemment anodines et de bon sens, de
langue de départ, ou langue source, ceux qui rêvent de la reproduire en traduction étant des sourciers ; et de langue d'arrivée,
ou langue cible, la langue dans laquelle on traduit, ceux qui visent l'illusion du naturel étant des ciblistes.
Accompagnement traditionnel : les termes d'équivalence, de fidélité, de transparence ou effacement et modestie du
traducteur. La traduction comme interprétation. Il va de soi qu'elle ne saurait faire autre chose qu'interpréter le texte à traduire : il
faut bien comprendre avant de traduire.
Accompagnement traditionnel, la séparation, conçue comme une donnée immédiate du langage, entre le sens et le
style, entre le sens et la forme.
Ces notions sont propres à la traduction. Elles n'ont pas la solidité, ni l'assurance des notions de la philologie. Tout en
s'appuyant sur les connaissances courantes en grammaire. Ce sont les notions qu'on enseigne. Sans voir, et sans dire, qu'elles
constituent la programmation même de la mauvaise traduction, naturellement caduque.
Paradoxalement, une bonne traduction ne doit pas être pensée comme une interprétation. Parce que l'interprétation est
de l'ordre du sens, et du signe. Du discontinu. Radicalement différente du texte, qui fait ce qu'il dit. Le texte est porteur et porté. L'interprétation, seulement portée. La bonne traduction doit faire, et non seulement dire. Elle doit, comme le texte, être
porteuse et portée.
Accompagnement traditionnel, l'idée que les traductions vieillissent, pour dire qu'elles sont mauvaises, et qu'on ne les
lit plus. À la différence des originaux, qui tiennent à travers les âges, selon la force que possède un texte littéraire, qui fait que
c'est un texte littéraire, et qu'il continue à être lu.
Mais c'est le contraire qui est vrai. Les belles traductions vieillissent, comme les œuvres, au sens où elles continuent à
être actives, à être lues. Même après que l'état de la langue où elles ont été écrites a vieilli : les Mille et une nuits de Galland.
Continuer à être lu, mais dans quelle langue, si ce n'est pas dans l'original. Si on dit qu'Homère continue à être lu : mais
en traduction, on ne lit pas Homère. Si on lit en traduction, on ne lit qu'une traduction. Il faut éviter de ricaner devant ce qui
n'est qu'un truisme. Attention, vous commencez à faire de la poétique sans le savoir.
La poétique est le feu de joie qu'on fait avec la langue de bois. Le travail de la théorie est de veiller, y compris pour la
poétique, à ne pas faire du bois. (pp. 21-22)
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Henry MESCHONNIC, « Introduction » à Poétique du traduire, Paris : Verdier, 1999 (extraits.).
S’il n’y a pas, selon chaque œuvre, une modification corrélative dans le traduire, il y a ce qu’on peut définir comme la
mauvaise traduction. La bonne est celle qui fait ce que fait le texte, non seulement dans sa fonction sociale de représentation
(la littérature), mais dans son fonctionnement sémiotique et sémantique. Ainsi les critères de bon ou du mauvais ne sont plus
des critères simplement philologiques définis par la bonne connaissance de la langue : [Jacques] Amyot [(1514-1593)] et
Beaudelaire ont fait des fautes, mais leur traduction est bonne. Une traduction sans faute peut être mauvaise. Les critères ne
sont plus des critères subjectifs, esthétiques, l’accomplissement d’un programme idéologique, des goûts d’un individu, d’un
groupe, d’un moment. Ce sont les critères pragmatiques de la réussite historique, c’est-à-dire la durée, qui n’est rien d’autre
qu’un fonctionnement textuel, une activité discursive de relais. Les exemples ne sont pas si rares. Les traductions mauvaises
sont certainement plus nombreuses, comme les mauvais livres plus nombreux que les bons. Mais les bonnes sont exemplaires
en ceci que, contrairement au caractère périssable donné pour inhérent à la traduction - comme si la traduction était dans son
essence identifiée à la mauvaise traduction - elles montrent que la traduction réussie ne se refait pas. Elle a l’historicité des
œuvres originales. Elle reste un texte malgré et avec son vieillissement. Les traductions sont alors des œuvres - une écriture et font parties des œuvres. Qu’on puisse parler du Poe de Beaudelaire et de celui de Mallarmé montre que la traduction réussie
est une écriture, non une transparence anonyme, l’effacement et la modestie du traducteur que préconise l’enseignement des
professionnels. (p. 85)
•
I.7. PAUL RICŒUR (1913-2005),
Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004, p. 40
La seule façon de critiquer une traduction - ce qu'on peut toujours faire -, c'est d'en proposer une autre présumée,
prétendue meilleure ou différente. Et c'est d'ailleurs ce qui se passe sur le terrain des traducteurs professionnels. En ce
qui concerne les grands textes de notre culture, nous vivons pour l'essentiel sur des re-traductions à leur tour sans fin
remise sur le métier.
•
I.8. Entretien de Guy JOUVET [GJ] traducteur de The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gent. (1759-67) de
STERNE, Laurence (1713-1768) sous le titre La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentilhomme.
(Auch : Tristram Editions, 2004. 939 p. ; réédition en format de poche : Tristram Editions, 2012, 941 p.)
avec Isabelle Rüf [IR] pour Le Temps (28/02/04)
IR : Quelles sont les difficultés de la traduction de Tristram Shandy ?
Guy JOUVET : Etre à la hauteur de l'œuvre ! Victor Hugo disait, à propos des traductions de Shakespeare : « Il est bon
de s'augmenter d'un poète, pas moins d'y ajouter un philosophe.» La moindre des choses est que la traduction restitue la
qualité de l'original. Sterne invente des langages, joue avec les rythmes, les temps, les allitérations. Il fallait tenter de les
rendre. Ainsi, j'ai traduit les noms propres parce qu'ils ont un sens précis. On m'a reproché les archaïsmes et les néologismes. Voyez Victor Hugo encore : « Les grands écrivains font l'enrichissement des langues, les traducteurs en ralentissent l'appauvrissement ! » La langue de Sterne elle-même explore tous les registres. Les mots ont souvent deux ou trois
sens – savant, scatologique, obscène... Le plus difficile était de rendre les temps des verbes : le passé dans le futur, par
exemple. Ce sont des astuces qui révèlent la liberté contrôlée avec laquelle il joue avec le temps et l'espace. Et quand il
fait des citations en français, il écrit en « franco-shandéen » : j'ai donc respecté ces fautes qui sont volontaires.
IR : Vous avez rédigé énormément de notes. Sont-elles indispensables à la lecture de Sterne?
GJ : Comme avec Shakespeare ou Molière, une première lecture est possible. La distance comique est immédiatement
perceptible, grâce au rythme, à la poésie. Mais Sterne demande aussi du travail au lecteur. Le commentaire ajoute au
plaisir. Sterne travaille avec toute une bibliothèque derrière lui et il ne cite pas toujours ses références, les auteurs qu'il
pastiche ou qu'il cite. On peut faire beaucoup de lectures d'un texte aussi riche. Cette énergie vitale traverse les siècles.
Lire en ligne - Sterne : http://www1.gifu-u.ac.jp/~masaru/Sterne_on_the_Net.html
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II. La traduction du chinois
II.1. DIDEROT, « Chinois, (Philosophie des) », l’Encyclopédie
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/contextes/doctravail/dtxviii3.htm
Il est vrai que Budée, Thomasius, Gundling, Heumann, & d'autres écrivains dont les lumieres sont de quelques
poids, ne nous peignent pas les Chinois en beau; que les autres missionnaires ne sont pas d'accord sur la grande sagesse
de ces peuples, avec les missionnaires de la compagnie de Jesus, & que ces derniers ne les ont pas même regardé tous
d’un oeil également favorable.
Au milieu de tant de témoignages opposés, il sembleroit que le seul moyen qu'on eût de découvrir la vérité, ce
seroit de juger du mérite des Chinois par celui de leurs productions les plus vantées. Nous en avons plusieurs collections; mais malheureusement on est peu d'accord sur l'authenticité des livres qui composent ces collections: on dispute
sur l'exactitude des traductions qu'on en a faites, & l'on ne rencontre que des ténèbres encore fort épaisses, du côté
même d'où l'on étoit en droit d'attendre quelques traits de lumiere.
Il est très difficile de décider si Confucius a été le Socrate ou l'Anaxagoras de la Chine: cette question tient à une
connaissance profonde de la langue; mais on doit s'apercevoir par l'analyse que nous avons faite plus haut de quelques-uns de ses ouvrages, qu'il s'appliqua davantage à l'étude de l'homme & des moeurs, qu'à celle de la nature & de ses causes. Au milieu de tant de témoignages opposés, il semblerait que le seul moyen qu'on eût de découvrir la vérité, ce serait
de juger du mérite des Chinois par celui de leurs productions les plus vantées. Nous en avons plusieurs collections ; mais
malheureusement, on est peu d'accord sur l'authenticité des livres qui composent ces collections : on dispute sur l'exactitude des traductions qu'on en a faites, et l'on ne rencontre que des ténèbres encore fort épaisses, du côté même d'où l'on
était en droit d'attendre quelques traits de lumière.
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II.2. Jean
LÉVI, Le coup du hibou. Paris : Albin Michel, 2001, p. 34.
« Comme la plupart de ses confrères sinologues, il demeurait persuadé que la traduction consistait à rendre chaque mot par son
juste équivalent et à respecter fidèlement la structure syntaxique, quitte à faire violence à la grammaire de sa propre langue. En
sorte que le premier jet, correct et parfois même agréable à lire, se transformait, au fur et à mesure des amendements et des peaufinages, en un étrange sabir nécessitant pour être compris soit le recours à l’original soit la lecture extensive des notes dont Beauchemin hérissait ses traductions. Mais il avait des excuses. Tous ceux qui possèdent une intime fréquentation de la littérature chinoise - et Beauchemin se flattait d’en être - se confrontent à des œuvres dont la trame est tissée de citations mises bout à bout, si
bien que la chasse au sens s’anéantit dans la traque des sources. Un sinologue se doit d’être rompu à toutes les subtilités de l’implicite pour retrouver, moderne Thésée de l’intellect, au cœur d’un labyrinthe de formules triviales, le Minotaure secret de la Signification. »
•
II.3. Simon
LEYS, « L’expérience de la traduction littéraire »,
in L'ange et le cachalot, Paris : Seuil, « Essais », n° 480, 1998.
« Il est simplement impossible de produire des traductions littéraires satisfaisantes lorsqu’on doit pratiquer cette
activité comme un gagne-pain. Si talentueux que soit le traducteur, s’il traduit pour vivre, il lui faut constamment choisir :
ou bien bousiller l’ouvrage, ou bien mourir de faim. Une bonne traduction est à la fois ouvre d’amour et objet de luxe. Traduire, c’est poursuivre une passion (parfois coûteuse !) - ce ne saurait constituer une activité rentable. » (p. 141)
« Le paradoxe de cette tâche obstinée et harassante, c’est qu’en la poursuivant le traducteur ne s’applique pas à
parfaire un monument qui perpétuera la mémoire de son talent, mais au contraire il s’emploie à effacer toute trace de sa
propre existence. On ne remarque le traducteur que lorsqu’il a échoué. Son succès est de se faire oublier. La recherche
d’une expression qui ne sente plus la traduction. Il s’agit de donner au lecteur l’illusion qu’il a directement accès à
l’original. Le traducteur idéal est un homme invisible. » (p. 143)
« On ne peut vraiment bien traduire que les livres dont on aurait souhaité être soi-même l’auteur. Pour qu’une
traduction littéraire soit inspirée et vivante, il faut que le traducteur soit habité par l’esprit de l’auteur, et qu’il arrive à
s’identifier à lui. Il me semblerait impossible de bien traduire un homme pour qui l’on aurait ni sympathie ni respect, ou
avec qui on n’aurait pas de valeurs communes, ou dont l’univers intellectuel, moral, artistique et psychologique nous
serait indifférent ou hostile. » (pp. 145-146)
« La traduction est donc une sublimation de notre propension spontanée au vol et au plagiat. » (p. 147)
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Vivianne ALLETON, Michael LACKNER, De l'un au multiple. Traductions du chinois vers les langues européennes.
Paris : Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1999. viii + 344 pages.
En ligne sur Openedition.org, URL : http://books.openedition.org/editionsmsh/1460
Présentation de l'éditeur : Série de coups de projecteur sur les vicissitudes de la traduction du chinois dans les langues européennes depuis trois
siècles, sur la diversité des idiomes et des personnages impliqués. Variation aussi, de la proximité du traducteur au texte d'origine, de son empreinte propre, de son époque, du genre choisi et, bien sûr, de la langue cible - ou des langues intermédiaires. Ce parcours à travers un choix de
textes littéraires, philosophiques et scientifiques illustre les enjeux réels et fantasmatiques de la relation de la Chine et de l'Europe. Il ne s'agit pas
de confrontation, mais bien plutôt, à travers le processus de traduction, d'approfondissement mutuel - ce qui s'observe par exemple quand
plusieurs interprétations traditionnelles du texte de départ sont prises en compte.
II.4. Jacques
DARS, « Traduction terminable et interminable », in De l’un au multiple, pp. 147-159.
[La traduction littéraire] est une tentative scrupuleuse, peut-être désespérée, de transposer ou de restituer une œuvre
littéraire avec le souci de maintenir le plus possible des idiosyncrasies multiples, notamment esthétiques, de l’original ; ce
qui la rend indéfiniment perfectible, ou si l’on est d’humeur sombre, indéfiniment à reprendre. (p. 147)
Le premier problème est celui de la compréhension immédiate, qui - je ne pense pas être contredit -, dans le cas de
la langue chinoise écrite, peut présenter des difficultés considérables en raison du caractère succinct, hermétique, parfois
ambigu des textes, et de la structure très particulière de cette langue où les balises sont réduites au minimum, ce qui implique une jonglerie intellectuelle très spéciale. Du fait de l’originalité du système linguistique et (idéo)graphique chinois,
traduire du chinois, surtout classique, représente à la fois (...) un appauvrissement visuel et une inflation spatiale : traduire
signifie ici s’amputer de ce foisonnement visuel, réduire une surabondance symbolique à une langue alphabétique ; en
même temps, rendre un mot chinois par un mot français, et pas davantage, tient de la gageure.
Comment cela fonctionne-t-il ? En supposant résolus les problèmes de compréhension littérale, on est confronté à
un réseau de significations secondes, évidentes ou latentes, car « le texte est un tissu de citations, issu des mille foyers de la
culture », comme dit encore Barthes [« La mort de l’auteur », in Le bruissement de la langue, essais critiques IV. Paris,
Seuil. 1984].
Elles impliquent une analyse fine et, s’il est possible, le repérage exhaustif des citations, des allusions, des connotations, des emprunts, des relais et glissements de sens, des codes de référence et de figures, de la qualité du flux de l’énoncé
- bref, de tous les éléments pertinents d’un texte, et de tout ce qu’on pourrait englober brièvement sous le nom de « style ».
Le chinois, tout spécialement, charrie une masse énorme de citations et d’allusions, alluvions accumulées durant
tant de siècles de culture écrite : il faut déjà les repérer, s’y repérer (...), avant d’espérer pouvoir les rendre peu ou prou. Il
faut donc veiller scrupuleusement au détail, être réceptif à ce très spécifique « bruissement de la langue ».
Ce problème rejoint le troisième : comment est-ce élaboré (écrit) ?
« Une société parle, et elle est société parce qu’elle se parle », nous rappelle Benveniste. Il faut donc, il faudrait
idéalement avoir conscience, et connaissance, des concomitances historiques, sociales et littéraires (choix d’un lexique,
d’un vocabulaire, d’une rhétorique déterminées, part de tradition et d’innovation) et de tout ce qui est sous-jacent à l’énoncé, en prose ou en poésie.
C’est là ce que Barthes [« Le style et son image », in op.cit.] a appelé le « feuilleté du discours ». (...) (p. 149)
Le simple énoncé de toutes ces tâches et embûches, équivalant aux fameuses « résistances » analytiques, de ces
inconnues donne la migraine. Pourtant, leur portée théorique et pratique est immense, car, comme a dit Borges : « Aucun
problème n’est aussi consubstantiel aux lettres et à leur modeste mystère que celui que propose une traduction », ... labeur
qu’il voit comme un « long tirage au sort expérimental d’omissions et d’emphases ». (...)
Il va sans dire que dans cette entreprise parfois masochiste entre quand même en jeu un puissant élément de plaisir faisant appel à l’intelligence et à « l’oreille interne » - auquel le plaisir du lecteur risque fort d’être proportionnel. Moments
de grâce dont les composantes heuristiques s’appellent exactitude, ajustage, mais aussi équilibre, nuances, et une sorte de
dosage subtil et musical, qui tous concourent à la mise au point d’une chambre d’écho... (p. 150)
(...) On ne peut jamais se déclarer que plus ou moins mécontent [de sa traduction]. On n’a donc fait, commis, chaque fois qu’une approximation, et bien temporaire. Borges l’a dit depuis longtemps : « Il ne peut y avoir que des brouillons »,
et aussi : « L’idée de ‘texte définitif’ ne relève que de la religion ou de la fatigue. » (...)
Mais il y a plus, ou plutôt moins : il ne saurait y avoir de version définitive, puisque toute traduction dépend d’une
époque et d’une personnalité ; elle est donc éminemment relative, liée à son temps, marquée par son auteur. Chaque époque a sa langue, ses conceptions littéraires, ses modes ; chaque traducteur a sa sensibilité, sa vision de l’œuvre, sa culture,
son style. Tandis que l’œuvre originale, elle, semble briller d’un éclat inaltérable, intemporel, et provocant. (p.155)
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II.5. Jacques
DARS (Le Monde, 12 mars 1999).
« La traduction, travail long et ingrat, artisanal et artistique, est curieusement un domaine sans règle ni point de repère,
où apparemment tous les coups sont permis... Il y a trop souvent association de malfaiteurs entre traducteurs médiocres
et éditeurs complaisants. »
II.6. «
Lire le chinois ... mais en français ! »
Rencontre avec André LÉVY [AL] à l’occasion du salon du Livre de Taibei (TIBE) en février 2001.
Taïpei Aujourd’hui, janvier-février 2001, pp. 20-23.
Question : Quels sont les termes les plus difficiles à traduire ?
AL : Dans le Jin Ping Mei [金瓶梅]*, j’ai eu quelques difficultés avec les secrets d’alcôves dans les maisons de passe ...
et aussi avec les longs dialogues des personnages comparant leurs montures, ou encore lorsque le personnage principal
décrit le jardin qu’il veut faire réaliser : j’ai eu un peu de mal à trouver certains noms de plantes. Le problème principal,
en fait, ce sont les chengyu. D’une manière générale, personnellement, je serais plutôt partisan de traductions pas trop
libres. L’idéal, c’est que le lecteur ait l’impression de lire du chinois... mais du chinois qu’il comprend ! De lire non pas un
roman français, mais un roman chinois.
Q. Vous êtes donc à contre-courant des traducteurs qui essaient de faire en sorte que le lecteur oublie qu’il est en train de lire
une traduction.
AL : Exactement. Peut-être que cette attitude est valable pour les auteurs contemporains, et encore. Je pense que si on
achète un livre chinois, c’est parce qu’on a envie de lire autre chose que ce qu’on connaît. Si l’on transforme trop bien
le chinois en français, ce n’est plus la peine ! Cela ne concerne pas seulement la structure du récit, mais aussi le langage, la façon de penser. Il faut garder le plus possible de la spécificité de l’original - sans toutefois tomber dans le grotesque, il va de soi. (p. 23)
* Jin Ping Mei, Fleur en fiole d’or. A. Lévy (trad.), Paris : Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1985 & Paris : Gallimard, « Folio », 2004.
II.7. André LÉVY,
« La passion de traduire », in De l’un au multiple, pp. 163-172.
On exige d’une traduction ce que l’on ne saurait demander de l’œuvre qui demeure intangible telle que l’a voulue l’auteur. L’évolution de la langue, les goûts du public rendent souhaitable son renouvellement périodique. (...) Toutefois, si le traducteur s’accommode de sa malheureuse condition, c’est aussi qu’il en tire une drogue qui la lui fait oublier. (...) Ne faut-il pas distinguer plusieurs espèces parmi les traducteurs ? Ceux qui retournent amoureusement chaque
pierre de l’œuvre à laquelle ils sont prêts à sacrifier neuf vies, ceux en qui le critique refoulé s’épanche dans les notes
qui font de la traduction une œuvre tellement plus intéressante que l’original. Ou encore ceux qui s’identifie à l’auteur au
point de chercher à rivaliser dans leur travail avec la vitesse de composition de l’original, en profitant, si possible d’une
grande familiarité préalable avec l’œuvre. Est-ce une condition sine qua non pour transposer l’impondérable, le souffle qui
traverse les œuvres majeures, quand il s’agit de romans ou d’épopées ? Ce n’est pas sûr. (p. 170).
Il n’empêche que mille discours ne sauraient suppléer à l’accès au texte, que ce soit dans son évidence ou avec ses
obscurités. (...) Comment s’expliquer que le traducteur passionné déteste autant lire des traductions qu’il aime en faire ? La
corrélation va de soi puisqu’il joint au plaisir de triturer la langue source celle de torturer la langue cible. (p. 171)
Voir également : « Entretien avec André Lévy », TransLittérature, été 2006, n° 31, pp. 3-11.
et André Lévy, « La traduction est impossible », Perspectives chinoises (Hong Kong) n° 5/6, juillet/août 1992,
pp. 48-49. [En ligne] sur Persée, URL : http://tinyurl.com/pg98yc9
II.8. Louis LALOY, « Introduction » à
Contes magiques d’après l’ancien texte chinois de P’ou Soung-Lin (L’immortel en exil).
Paris : L’édition d’art, 1925, p. xi
« Pour tenter de donner au lecteur français quelque idée [des] mérites [du Liaozhai zhiyi 聊齋志異 de Pu Songling
蒲松齡], une traduction littérale ne suffisait pas. Il fallait, dans certains cas, ajouter au texte quelques éclaircissements indispensables dont on a le plus souvent trouvé la substance dans les notes explicatives qui accompagnent l’édition chinoise,
comme c’est l’usage pour les ouvrages classiques. Ailleurs, certaines indications géographiques ou administratives pouvaient être supprimées sans inconvénient et même avec avantage, parce qu’elles ne nous apprenaient rien. Parfois, enfin,
nos habitudes de raisonnement exigeaient une transition ou une intervention dans l’ordre du récit. C’est ainsi qu’on s’est
efforcé d’imiter en français une rapidité savante qui convient éminemment au génie de la langue chinoise. »
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- TP Comparer les approches et les traductions pour
Le point de vue des traducteurs.
蔣興哥重會珍珠衫
1- M. D’HERVEY-SAINT-DENYS,
« Avertissement » (à l’édition originale, 1885) :
« JIANG XINGGE CHONG HUI ZHENZHU SHAN »
On a reproché au Kin-kou ki-kouan de renfermer des
passages licencieux, absolument intraduisibles ; mais il est
d’autant plus facile de retrancher ces rares passages qu’ils ne
font presque jamais partie du texte courant, au milieu duquel
ils paraissent avoir été jetés et intercalés comme des citations
tirées de poèmes érotiques, amenées avec plus ou moins d’àpropos. Le récit ne perd rien à de telles coupures, non plus
qu’à celles de certaines longueurs, pour nous incolores, et de
fréquentes redites provenant de l’usage qu’ont ordinairement
les conteurs chinois de faire répéter à un personnage tout ce
que le lecteur sait déjà de ses aventures, chaque fois qu’il doit
exposer sa situation à quelque autre personnage supposé
n’être encore au courant de rien.
Il est deux manières de traduire également fâcheuses à
mon avis, quand il s’agit d’œuvres littéraires : l’une qui consiste à porter la liberté de l’interprétation jusqu’à dépouiller,
en quelque sorte, l’auteur étranger de son costume national et
de ses allures propres, au grand détriment de la couleur locale
; l’autre qui s’attache à serrer étroitement le mot à mot littéral
et qui, par cela même, s’éloigne fort souvent de l’exactitude
qu’elle vise, les mots, les locutions, les tours de phrases
n’ayant pas toujours une valeur égale dans les deux langues, si
bien qu’une image gracieuse ou touchante, ainsi rendue, peut
quelquefois revêtir une tournure bizarre ou s’offrir sous un
jour grossier.
Je me suis efforcé de garder le milieu entre les deux
extrêmes, dans l’espoir que ce milieu soit le point le plus rapproché de la vérité. (A. Pino (ed.), 1999, p. 13)
(SI 1/JG 23)
Premier conte du premier recueil des San yan 三言 de Feng
Menglong 馮夢龍 (1574-1646), Gujin xiao shuo 古今小說 (Contes anciens et modernes, 1620 - GJXS) lequel sera rebaptisé
ultérieurement Yushi mingyan 喻世明言 (Paroles éclairantes
pour édifier le monde ). Le conte figure en 23° position du
Jingu qiguan 今古奇觀 (Spectacles curieux d’aujourd’hui et
d’autrefois [JG], vers 1630), anthologie de quarante contes
tirés des San Yan Er Pai 三言二拍. Ce récit de dix-huit mille
caractères, sans doute composé par Feng Menglong lui-même,
est unanimement considéré comme un des chefs-d’œuvre du
conte chinois en langue vulgaire des Ming. Sa première traduction dans une langue occidentale remonte à 1870 (Charles
Caroll, « The Pearl-embroidered Garment »)1. La première
version française de ce conte est celle qu’en donna le Marquis
d’Hervey Saint-Denys (1822-1892) sous le titre de « La tunique de perles » (Trois nouvelles (1889), pp. 79-86)2. La dernière en date est celle de Rainier Lanselle également basée sur
le texte du Jingu qiguan : « Comment Jiang Xingge recouvra
la tunique de perles », (Spectacles curieux d’aujourd’hui et
d’autrefois, 1996) 3.
Résumé4 : Où la jolie femme d’un jeune marchand itinérant Wang Sanqiao’er 王三巧兒 (17 ans) - fut séduite en l’absence
prolongée de son mari et comment ce dernier finit par la retrouver après avoir épousé la veuve du séducteur - Chen Dalang 陳大郎 - dûment châtié par un sort contraire.
Le passage suivant met en scène la vieille courtière Xue 薛 dont le jeune Chen Dalang a sollicité l’aide pour séduire Sanqiao’er. « Il lui faudra six mois et des prodiges de prudence et
d’astuce pour parvenir à ses fins. (La moitié du conte est consacrée à cette relation)» (LEVY, A., op.cit.).
[Version chinoise en ligne : http://tinyurl.com/q4332vb]
1) Pour le détail des traductions anciennes , cf. Wang Lina 王麗娜,
Zhongguo gudian xiaoshuo xiqu mingzhu zai guowai 中國古典小說
戲曲名著在國外, Shanghai : Xuelin, 1988, pp. 170-209 et DAVISON,
M., A List of Published Translations from Chinese into English, French
and German, Part I, Ann Arbor : Edwards, 1952, p. 37. Voir aussi
dans ITLEO la fiche du Jingu qiguan réalisée par Huang Chunli (IrAsia-Leo2t), URL (accès réservé) : http://tinyurl.com/qbzh49r
2) Elle a été rééditée par Angel Pino : Six nouvelles chinoises traduites
pour la première fois, Paris : Bleu de Chine, 1999, 253 p., pp. 135-193.
3) Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996.
LXI +
2104 p., pp. 894-968 ; notice : pp. 1876-1879, notes : pp. 1879-1882)
4) Pour une notice détaillée proposant un résumé, cf. André Lévy,
Inventaire analytique et critique du conte chinois en langue vulgaire,
Paris : Collège de France/B.I.H.E.C., 1978, « Mémoires de l’I.H.E.C.»,
Vol. VIII-1, pp. 153-159.
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2- Rainier LANSELLE
« Note sur la présente édition » (ext.)
Le grand succès remporté depuis sa parution par cette anthologie [Jingu qiguan ] a surtout attiré l’attention des savants
vers les collections et les auteurs d’origine, les conduisant à
négliger la collections des Spectacles elle-même : aussi
n’existe-t-il pas à l’heure actuelle d’édition critique du texte.
Nous avons donc établi nous-même une telle édition, en prenant pour base l’exemplaire qui, sans qu’il puisse être prouvé
qu’il s’agit bien de l’édition princeps, en est, peut-on penser, le
plus proche (...). Nous l’avons confronté avec plusieurs éditions ultérieures des Spectacles curieux, ainsi qu’avec les
éditions anciennes de chacune des cinq collections dont ont été
tirés les contes formant l’anthologie. (...) Notons en passant
que l’examen des éditions les plus anciennes des Spectacles
curieux nous montre que son texte est souvent plus proche
qu’on ne l’a cru généralement de celui des cinq collections
d’origine, particulièrement en ce qui concerne les passages
érotiques, scabreux ou scandaleux : c’est qu’on a longtemps
pris pour des expurgations dues au compilateur des Spectacles
curieux ce qui n’était que le fruit d’expurgations ultérieures
des Spectacles eux-mêmes. (Gallimard, 1996, p. XlIX-L)
M1 (SINQ19-SINR13) • M2 (SINS15-SINT4)
Marquis d’Hervey-Saint-Denys (trad.), 1889.
« La tunique de perles »
Rainier Lanselle (trad.), 1996.
« Comment Jiang Xingge recouvra la tunique de perles »
Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois,
Paris : Gallimard, « La Pléiade », 1996. pp. 932-936.
Six nouvelles chinoises traduites pour la première fois,
(A. Pino, ed.), Paris : Bleu de Chine, 1999, pp. 164-167.
(notice : pp. 1876-1879, notes : pp. 1879-1882)
(... Elle demeure ainsi seule en compagnie de la vieille qui
n’arrête pas un instant de boire.) A quel âge avez-vous été
mariée, madame ?
SANQIAO’ER : A dix-sept ans.
LA VIEILLE : Je vois ; c’est encore l’âge qu’il faut
pour perdre son pucelage : plus tôt, on y perd aussi des plumes.
Pour ma part, j’ai perdu le mien à treize ans.
SANQIAO’ER : Vous avez donc été mariée si jeune ?
LA VIEILLE : Euh ... pour ce qui est du mariage proprement dit, ce fut plutôt à dix-huit. Mais puisque vous me le
demandez, j’étais en apprentissage chez des voisins, où l’on
m’enseignait la broderie, quand le fils de la maison me trouva à
son goût ; il était beau ; je l’acceptais ; je fus à lui. Au début
cela me fit bien mal, mais après deux ou trois fois, je commençais à prendre goût à la chose ... Je suppose qu’il en alla de
même pour vous, madame? (Madame ne répond point, et se
contente de sourire.) Il y a des choses comme celle-là, auxquelles on ne pense pas quand on n’y a point goûté, mais dont
l’idée ne vous quitte plus dès lors qu’on en a découvert la saveur. Cela vous colle au cœur, et vous démange incessamment.
Le jour passe encore, on peut songer à autre chose, mais la
nuit...C’est que certaines paraissent longues...
SANQIAO’ER : Mais, dites-moi, je suppose qu’avant
votre mariage vous avez dû connaître bien des messieurs. En
ce cas, comment avez-vous pu vous faire passer pour une vraie
jeune fille au soir de celui-ci ?
LA VIEILLE : Oh ! pour cela ! Ma vieille mère, qui
avait de la ressource, et craignait, comme toutes les mères, que
sa réputation ne fut gâtée par ce qui m’était arrivé, me fit profiter le moment venu d’une recette de virginité qu’elle avait. Il
suffit pour cela de préparer une décoction à base d’alun et
d’écorce de grenade, et d’en humecter le bon endroit, qui
devient alors si resserré que le reste n’est plus qu’une question
de comédie : on feint la douleur, on pousse des petits cris, le
tour est joué.
SANQIAO’ER : Mais ne me dites pas que quand vous
étiez fille, vous aviez de la compagnie toutes les nuits !
LA VIEILLE : Je me souviens que du temps que j’étais
encore chez ma mère, lorsque mon frère aîné s’absentait, il
m’arrivait de dormir avec ma belle-sœur. Et alors, à tour de
rôle, nous passions sur le ventre l’une de l’autre, et faisions
l’homme.
SANQIAO’ER : Deux femmes s’accouplant ? Et quel
bonheur cela procure-t-il ?
La vieille s’approche tout contre elle, et pour ainsi dire
se colle à sa personne ; à partir de ce point elle susurre plus
qu’elle ne parle, dans la proximité où elle est de l’oreille qui
l’écoute.
LA VIEILLE : Ah ! madame, vous ignorez donc que
lorsque ces deux femmes sont en parfaite intelligence, elles
peuvent brûler d’un feu qui ne cède point à celui qui les embrase dans la compagnie des hommes ...
SANQIAO’ER, lui tapant l’épaule : Allons ! Comment
vous croirais-je ? Ma chère, vous inventez !
La vieille a vite fait de comprendre, à ce discours, que
le cœur de son amie commence à céder aux assauts du désir ; à
dessein, elle en excite l’essor.
Et aussitôt elle lança la conversation sur des sujets qui pussent
prêter à rire.
- A quel âge vous a-t-on mariée ? demanda-t-elle.
- A dix-sept ans, dit San-ko-eul.
- A dix-sept ans on a de la force et du courage ; moi je n’avais
que treize ans ans quand on m’a mise à l’épreuve.
- On t’a mariée à treize ans !
- Mariée, non. J’avais dix-huit ans révolus lorsqu’on me maria
; mais je ne cacherai pas à madame qu’ayant été placée en
apprentissage chez une habile brodeuse, je fus séduite par le
fils de la maison, dont la jolie figure ne m’avais pas trouvé
indifférente. Tout d’abord je fus cruellement surprise ; et puis,
l’habitude eut son attrait. Est-ce que madame fut comme moi ?
La jeune femme commençait à sourire. La bonne langue continua :
- Il est des choses auxquelles on ne songe pas avant de les connaître et dont, plus tard, il est bien difficile de se passer.
- D’après cela, tu devrais avoir déjà beaucoup d’expérience à
l’époque de ton mariage, fit San-ko-eul. Les fleurs jaunes te
causèrent sans doute un peu d’embarras 5 .
- Ma vieille mère détestait le scandale et ne m’eût pas laissée
dans l’embarras. D’ailleurs, elle était femme très instruite ; elle
me fit part d’une recette souveraine pour réparer les accidents.
- Je vois que ta mère était fort complaisante. J’imagine pourtant que, durant ton séjour chez elle, sa complaisance n’allait
pas jusqu’à ouvrir sa porte à tes amoureux ?
- Cela est vrai ; mais j’avais une belle-sœur, femme de mon
frère aîné, qui n’aimait pas la solitude et, quand mon frère était
absent, je lui tenais compagnie pendant la nuit.
- La compagnie d’une femme, voilà qui n’était pas pour toi
d’un grand secours.
La détestable vieille comprit que des instincts de sensualité
commençaient à troubler ce cœur honnête, si perfidement assiégé. Elle se rapprocha de San-ko-eul et, baissant la voix
comme pour donner plus de mystère à ses confidences :
- Détrompez-vous, répliqua-t-elle. La musique a toujours du
charme, pourvu qu’on chante au même diapason. On est quelquefois tourmenté par des idées qui inspirent d’ingénieuses
tromperies, et je connais des illusions qui ressemblent fort à la
réalité. Moi qui ai maintenant cinquante-deux ans, je suis sujette encore à des révoltes intérieures qu’il me serait impossible
de comprimer.
- Comment ! est-ce que tu encouragerais encore les galants ?
- Fleur fanée, saule desséché n’ont plus d’attrait pour personne.
Qui jetterait aujourd’hui les yeux sur moi ? mais ce n’est pas à
dire qu’il ne me reste aucune ressource, ni que je ne sois plus
bonne à rien.
- Je ne te comprends pas, fit San-ko-eul très nerveuse. Je pense
que tu veux te moquer de moi.
- Ayez un peu de patience et, tout à l’heure, vous avouerez que
je ne mens pas.
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Un papillon voltigeait, à ce moment-là, autour de la lampe. La
dame Siué essaya de le chasser avec son éventail et s’y prit de
telle sorte qu’elle éteignit la lampe fort adroitement.
- Ohia ! s’écria-t-elle, quelle maladresse ! Je cours à la cuisine
pour rallumer cette lampe.
Disant cela, elle alla chercher Ta-lang et revint avec lui, le
guidant par la main dans l’obscurité.
- Hélas ! dit-elle, le feu est complètement éteint. Nous sommes
condamnés aux ténèbres.
- Je ne dors jamais sans lumière ; les ténèbres m’effraient,
s’écria la jeune femme, je vais trembler de peur !
- Si cela ne déplaisait pas à madame, je pourrais me mettre
auprès d’elle afin de la rassurer ? Et je lui communiquerais mes
secrets.
La peur dominait-elle San-ko-eul ? La pensée de satisfaire une
vague curiosité traversait-elle son esprit ? Elle accepta la proposition, se coucha en toute hâte et appela la dame Siué à ses
côtés.
- Me voici, cria victorieusement celle qu’on appelait.
Et poussant l’amoureux en avant, elle lui livra la belle inconsciente.
Bien des réflexions pourront trouver ici leur place. Elles s’accorderont pour condamner des manœuvres exécrables et pour
excuser la défaite de cette malheureuse jeune femme, à qui
tous moyens de résistance étaient enlevés. Le saisissement, les
vapeurs du vin, l’égarement des idées, la fougue d’une attaque
passionnée, que de forces ennemies, agissant à l’unisson ! Il
faut tenir compte aussi des lois inhérentes à la nature humaine,
contre lesquelles, à de certains instants, il devient impossible
de lutter. Après de longs jours brûlants, qui n’aimerait la pluie
? Après les nuits froides d’une longue solitude, qui ne se défendrait mollement contre la volupté ?
Aux premières lueurs de l’aurore, quand San-ko-eul recouvra
la raison, elle interrogea l’inconnu jeté si brusquement dans sa
vie, et Ta-lang rappelant l’incident du store soulevé, cet
échange fortuit de regards, cette vision céleste qui avait ravi
son âme, avoua en toute sincérité la conspiration qu’il avait
ourdie avec la dame Siué. Il ajouta :
- On me punirait de mort aujourd’hui que je mourrais sans
regret.
LA VIEILLE : Je ne suis qu’une pauvre vieille de
cinquante et deux ans, mais j’avoue qu’il m’est arrivé plus d’une
fois, au cœur de la nuit, de sentir en moi s’éveiller des pensées
qui pour être déplacées chez une femme de mon âge, ne m’en
causent pas moins quelques douloureux transports. Mais par
bonheur j’ai en vous une compagne qui possède plus d’esprit
qu’il n’appartient généralement à une jeune personne ...
SANQIAO’ER : Voulez-vous dire que lorsque vous
êtes en proie à ces douloureux transports que vous dites, vous
chercher encore les bonnes fortunes ?
LA VIEILLE : Allons bon ! Qui songerait à conquérir
les attraits d’une fleur fanée, d’un saule flétri ? Non, la vérité est
tout autre, madame ; c’est que je connais un procédé qui a pour
nom méthode de première nécessité à l’usage des solitaires ...
SANQIAO’ER : Que tout cela est singulier ! Permettez que je vous révoque en doute.
LA VIEILLE : Oh ! vous me croirez, madame ! vous
me croirez, tout à l’heure, quand nous serons au lit, et que je
vous aurai exposé avec plus de détails la nature de cet objet...
(A cet instant un bombyx vient papillonner autour de la lampe,
interrompant leur conversation. De son éventail, la vieille y
donne un coup ; la flamme en est soufflée : c’est exactement ce
qu’elle cherchait ; avec une feinte surprise :) Aya ! quel malheur ! Allons, restez ici, madame, je vais aller chercher du feu.
(Elle sort, va à la porte de l’étage, et y retrouve Chen Dalang,
qui est monté entre-temps et l’attend là, aposté à proche distance du passage, conformément au plan qu’elle a ci-devant
établi.) Ah ! j’ai oublié de prendre une allumette 7 . (Cet oubli
l’oblige à revenir dans la chambre ; elle y entraîne le galant à
sa suite, qu’elle fait monter discrètement sur son lit. Puis elle
ressort, descend, reste absente un certain temps, et remonte
enfin, pour se déclarer bredouille.) Il est tard et le feu est éteint
aux cuisines. Qu’allons-nous faire ?
SANQIAO’ER : C’est que j’ai l’habitude de dormir
avec une veilleuse, et que je ne suis point tout à fait rassurée
quand la nuit est toute noire.
LA VIEILLE : Et si je dormais avec vous, le seriezvous davantage ?
La jeune personne, qui depuis tout à l’heure brûle de
connaître les détails de cette méthode de première nécessité
que la vieille a évoquée devant elle, accepte son offre.
SANQIAO’ER, avec empressement : Oh ! oui ! Cela
me semblerait bien mieux ainsi.
LA VIEILLE : Eh bien ! c’est entendu. Mettez-vous au
lit, et je vous rejoins à l’instant ; le temps d’aller refermer la
porte.
Sanqiao’er se déshabille sans attendre et se glisse sur
la couche. La vieille tarde à la rejoindre.
SANQIAO’ER, marquant son impatience : Eh bien !
ma chère ! Viendrez-vous enfin ?
LA VIEILLE : J’arrive, j’arrive !
Et se substituant le galant, elle le pousse à sa place sur
le lit, nu comme un ver. La jeune personne laisse un moment
ses doigts vagabonder sur le corps de celui qu’elle prend encore pour sa compagne.
SANQIAO’ER : Ma chère amie, en dépit de votre âge,
que vous avez la chair ferme et lisse !
Celui qu’elle prend encore pour sa compagne ne répond
pas ; il se glisse sous les couvertures, et lui prenant le visage
de ses mains, commence par lui appliquer un baiser. Toujours
persuadée qu’il s’agit de sa vieille amie, elle lui répond en
l’embrassant à son tour avec de grands transports de tendresse. Le libertin, alors, cédant tout d’un coup aux accès
furieux de sa passion, se redresse,
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(Traduction d’HERVEY-SAINT-DENYS, 1889).
Illustration du Jingu qiguan (B.N.F, Paris), « La Pléiade », p. 908
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la monte, et se met à la besogner. L’esprit obscurci, d’une part,
par les excès de boisson auxquels elle s’est livrée, l’âme irritée, de l’autre, par les propos voluptueux que la vieille vient de
lui déverser dans l’oreille, la jeune personne se trouve dans
l’un de ces moments où l’organe de la réflexion le cède à celui
des sens. Elle s’abandonne.
Voyez :
Le doux lien que celui qui unissant la belle, grâce des
gynécées, à l’amoureux marchand aux heureuses fortunes,
retrace de Wenjun, épuisée de désir, la rencontre initiale avec
Sima Xiangru, ou le premier transport du patient Bizheng qui
longtemps soupira après la fille des Chen* ! Il montre qu’une
pluie sur la terre assoiffée vaut mieux qu’une amitié depuis
longtemps mûrie.
Chen Dalang était un homme pour qui courir les bonnes fortunes était chose ordinaire. Dans cette scène intéressante
où l’on eût dit deux phénix s’ébattant dans un charmant désordre, il épuisa toutes les ressources du plaisir, et fit si bien que la
femme fut saisie de l’un de ces spasmes violents dans lesquels
l’âme paraît se dégager du corps.
Quand enfin les nuages et la pluie se furent apaisés,
Sanqiao’er demanda : “Qui es-tu ?” Alors Chen l’Aîné lui raconta, lui faisant une relation aussi fidèle que possible des événements par lesquels il était arrivé là, lui raconta, dis-je, comment, l’apercevant un jour à sa fenêtre il s’était violemment
épris d’elle, et avait par suite supplié la mère Xue de lui fournir
le moyen d’assouvir une passion qui était devenue exclusive.
“Voilà, madame, ajouta-t-il en terminant : en comblant ce désir
j’ai comblé les ultimes espérances que j’avais en cette vie, et
s’il fallait mourir aujourd’hui je mourrais sans remords.”
Illustration de l’imprimé des GJXS du Tianxu zhai (Naikaku bunko, Tôkyô)
Sur d’Hervey-Saint-Denys et ses traductions, voir :
Angel Pino, Isabelle Rabut, « Le marquis D'HerveySaint-Denys et les traductions littéraires. A propos d'un
texte traduit par lui et retraduit par d'autres », in Viviane
Alleton, Michael Lackner (eds.), De l’un au multiple,
1999, pp. 115-142.
(LANSELLE, Rainier, trad.), 1996.)
[En ligne, URL : http://books.openedition.org/editionsmsh/1485]
* Dès le premier regard, Zhuo Wenjun (Voir Répertoire [Spectacles,
pp. 2096-97 & Sima Xiangru, p. 2081]), la belle veuve âgée de dixsept ans, avait aimé Sima Xiangru (IIe siècle avant notre ère), alors un
jeune homme pauvre. Son précédent restera la modèle, non seulement
du coup de foudre, mais aussi du bon choix amoureux, spontané et
irrésistible. Pour Pan Bisheng, sous les Song du Sud, il dut attendre
longtemps le mariage avec celle qui lui avait été promise, Chen Jiaolian, que les horreurs de la guerre lui enlevèrent : il ne devait la retrouver que bien plus tard, sous les traits d’une nonne taoïste appelée Chen
Miaochang, Constance merveilleuse. Gao Lian, le grand dramaturge de
l’ère Wanli (fin XVI°-début XVII° siècles), devait faire de leur histoire
Illustration du Jingu qiguan (B.N.F, Paris), « La Pléiade », p. 942.
une pièce admirée, L’Epingle de jade (Yuzan ji).
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II.9. Jean
LÉVI, « Avertissement du traducteur » pour
Les Œuvres de Maître Tchouang (LEVI, Jean, trad.).
Paris : Encyclopédie des Nuisances, 2006. 330 p., pp. 9-10.
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II.10. René ETIEMBLE (1909-2002),
« Jacques Dars : Au bord de l’eau » (1978),
in Quelques essais de littérature universelle. Paris : Gallimard, 1982, pp. 142-166.
« Mais ce traducteur [J. Dars], qui déplore les défauts de son œuvre, qui sait trop bien qu’une traduction n’est
jamais finie, jamais “définitive”, comment aurait-il avoué l’essentiel : à savoir que, grâce à lui, ce joyau de la littérature
chinoise [Shuihuzhuan 水湖傳] devient, dès sa première version française, un joyau de notre prose, un maître livre de
notre littérature. »
II.11. ETIEMBLE,
« Hérodote et Sseu-Ma Ts’ien » (1978),
in Quelques essais de littérature universelle. Paris : Gallimard, 1982, pp. 136-142.
« Si peu satisfaisante que nous semble aujourd’hui la version française de Chavannes [du Shiji ] - chargée de
faux sens, alourdie de contresens, amortie quant au style - dès qu’on s’accorde le loisir d’en comparer une page ou deux
à l’original chinois, celui-ci aggrave notre déception : tant de beautés effacées ; tant de lyrisme qu’on prosaïse ; tant de
verve qu’on bannit (...) ! Et l’on ose juger le Grand Secrétaire [Sima Qian] deux fois châtré ! »
•
II.12. Jean-François
BILLETER, « Le Houai-nan-tseu dans la Bibliothèque de la Pléiade »,
in J.-F. BILLETER, Contre François Jullien. Paris : Allia, 2006, pp. 92-110 ou in Etudes chinoises, vol. XXIII, 2004, pp. 454-464.
« Une traduction doit être jugée d’après le but qui lui a été fixé et le public auquel elle est destinée. »
•
II.13. Nicolas
ZUFFEREY, « Les lumières de Hong Kong et les brumes de la traduction »,
Perspectives chinoises, n° 75, Janvier - Février 2003, pp. 64-70.
Il est certainement plus réalisable de rendre en français non seulement le fond, mais aussi l’atmosphère, l’esprit, voire le style, d’un roman chinois contemporain, que ce n’est le cas pour une œuvre chinoise
classique. Mais si cette possibilité existe a priori, encore faut-il que les traducteurs se donnent les moyens de
réaliser cet objectif, et malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. A côté de bons interprètes, qui possèdent non seulement les compétences techniques requises, mais aussi une véritable sensibilité littéraire, on
rencontre beaucoup de traducteurs insuffisamment formés, avec pour conséquence que nombre de traductions de romans chinois récents laissent à désirer. Heureusement, les défauts de la traduction ne l’emportent
pas toujours sur son mérite principal - celui d’exister (après tout, et n’en déplaise à certains, il vaut sans
doute mieux une traduction imparfaite que pas de traduction du tout). Mais dans certains cas, les problèmes
sont graves, et la traduction devient une trahison. (...)
Certes, la critique est facile, et la critique d’une traduction l’est encore plus ; il est évident qu’un traducteur est soumis à des contraintes, et ne peut passer un temps trop long sur chaque passage. Les éditeurs
ont une grande responsabilité dans ce domaine, en n’accordant peut-être pas suffisamment de temps aux traducteurs, et surtout en n’exerçant pas de contrôle sur les versions françaises qui leur sont proposées. (...)
Si dans le cas de langues aussi différentes que le chinois et le français, des écarts entre l’original et la
traduction sont inévitables (et peuvent à l’occasion être instructifs), la responsabilité des traducteurs est de
les réduire au maximum, afin de proposer au lecteur des versions aussi fidèles que possible. Cela présuppose
un grand nombre de compétences : maîtrise des langues de départ et d’arrivée, refus de la facilité, sensibilité
littéraire, rigueur intellectuelle (et serais-je tenté d’ajouter, rigueur morale). Car lorsque les compétences les
plus élémentaires font défaut (...), la traduction trahit le texte original, et nuit non seulement à l’auteur, mais
à la littérature chinoise en général : les lecteurs occidentaux, s’ils ne sont pas sinisants, ne peuvent savoir que
les faiblesses des textes dénaturés qui leur sont proposés ne sont pas à mettre au compte des auteurs, mais à
celui des traducteurs. En conclusion, rappelons que la traduction est un métier exigeant, et qu’un vernis linguistique et quelques dictionnaires ne suffisent certainement pas à faire un bon traducteur.
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II.14. Jean-François BILLETER, « La traduction vue de près »,
in Etudes sur Tchouang-tseu. Paris : Allia, 2004, 293 p., pp. 213-234.
J’ai essayé de montrer que, le plus souvent, la traduction ne vient pas après l’intelligence du texte, mais qu’elle
est le moyen “d’entreprendre” le texte, si je puis dire, de progresser méthodiquement dans sa compréhension. Cela m’a
fourni l’occasion de parler des cinq opérations.
[La première est de] d’abord traduire chaque phrase de façon aussi précise et complète que possible, en se souciant en premier lieu de comprendre exactement le texte ou, à défaut, de réunir les éléments d’une compréhension encore à venir. Il faut recueillir à ce stade, quand on ne les connaît pas déjà, toutes les indications que peuvent fournir les
grammaires, les dictionnaires, les commentaires savants, etc. C’est une phase préparatoire où domine l’analyse : le traducteur fait la part de ce qu’il comprend bien, de ce qu’il comprend mal, de ce qu’il ne comprend pas. Il s’efforce d’isoler les difficultés, en gardant ouvertes toutes les options. Pour le cas où il aurait à revenir sur sa première ébauche de
traduction, il note les mots français entre lesquels il a hésité pour rendre un terme chinois, voire le renvoi exact aux pages des dictionnaires qu’il a consultés, pour ne pas perdre de temps s’il doit les consulter à nouveau. Cette première
opération est faite d’une foule de petites opérations.
(...) La deuxième opération ne consiste pas à mettre en bon français cette première traduction. (...) Lorsque la traduction
technique est établie, il ne faut pas se soucier de “bien traduire”, mais d’abord d’imaginer ce qui est dit dans la phrase.
Nous devons pour cela changer de régime, nous arrêter, nous faire songeurs et laisser jouer le souvenir, les associations,
l’intuition jusqu’à ce que se forme en nous la réplique, le geste ou l’image contenus dans la phrase chinoise. (...)
En pratique, la première et la deuxième opération sont liées, elles interfèrent l’une avec l’autre. Mais il est utile de les
distinguer pour bien voir le rôle de l’imagination et de sa fonction exacte, qui est de “comprendre”. Nos deux premières
opérations ressemblent fort au solve et coagula des alchimistes.
(...) [L]a troisième opération (...) consiste non plus à traduire, mais à voir et à dire ce que nous voyons. C’est pas
l’intermédiaire de la vision que s’accomplit le passage d’une langue à l’autre. Elle est la pierre du milieu de la rivière,
sur laquelle l’on pose le pied pour passer de l’autre côté. (...) [Elle] consiste à dire ce qu’on voit de la façon la plus juste
et la plus naturelle en français. Pour bien traduire, disait Montesquieu, « il faut bien savoir le latin, puis l’oublier »
[Pensées]. Cela paraît simple, mais ne l’est pas. Car alors que nous pensions pouvoir traduire , c’est-à-dire partir d’un
texte pour en fabriquer un autre, nous voilà mis au défi de tirer de notre propre fonds les mots, les tournures, le ton nécessaires. Il ne s’agit plus de traduire, mais d’écrire.
De cette conversion résulte aussi un sens nouveau des ressources de la langue française et un intérêt neuf pour
les auteurs qui l’ont maniée avant moi. (...) L’autre conséquence de cette conversion est une sorte d’égalité qui s’instaure entre moi et l’auteur. (...) En traduisant, on apprend donc à manier les langues, à bien lire et à écrire. N’ayant pas à
développer sa propre pensées, mais à exprimer celle d’un autre, le traducteur concentre toute son attention sur les
moyens de l’expression et acquiert par là un sens aigu de la forme. Il en retire un grand bénéfice lorsqu’il en vient à
exprimer ensuite sa propre pensée.
[La] quatrième opération. Une fois que j’ai imaginé ce que dit la phrase chinoise et trouvé le moyen de l’exprimer, je dois m’assurer que ce que je dis en français correspond à ce qui est dit en chinois. (...)
La cinquième et dernière opération consiste à retravailler tout le texte, à régler l’enchaînement des phrases, à
créer par le rythme l’effet d’enchaînement souhaitable, à resserrer et alléger le style en éliminant les répétitions et les
mots superflus, à modifier le choix de certains termes pour créer des effets de résonance ou de réverbération sémantique. On aperçoit souvent à ce moment-là la possibilité de reformuler entièrement certaines phrases, d’en scinder une qui
est trop longue, d’en réunir plusieurs en une seule ou de modifier leur ordre ; il ne faut pas hésiter à prendre ces libertés
si c’est pour mieux servir la pensée de l’auteur. Il importe aussi, pour plusieurs raisons, de lire à haute voix ce qu’on a
écrit. (...) La cinquième opération est faite d’une foule de petites opérations, comme les précédentes. Elle s’accomplit en
principe sur le seul texte français, sans retour au chinois. (...) La cinquième opération consiste donc non seulement à
“retravailler” le texte, mais à “l’interpréter”, c’est-à-dire à mettre au point une interprétation comparable à celle du musicien, en y mettant comme lui tout le savoir, toute l’intelligence et toute la sensibilité possibles.
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Bibliographie sommaire
(hors ouvrages signalés plus haut)
ALLETON, Vivianne, « Traduction et conceptions chinoises du texte écrit », in Etudes chinoises, vol. XXIII, 2004, pp. 9-44.
CHAN, Leo Tak-Hung, One into Many. Translation and Dissemination of Classical Chinese Literature. Amsterdam - New York : Rodopi, 2003, 369 p.
EOYANG, Eugene Chen, The Transparent Eye. Reflections on Translation, Chinese Literature, and Comparative Poetics. Honolulu : University of Hawaii Press. 1993, xvii + 311 p. Cf. C.R. n° 363, RBS XI-XII, p. 271-273.
EOYANG, Eugene, LIN Yao-fu, Translating Chinese Literature. Bloomington / Indianapolis : Indiana University Press, 1995, viii + 358 p. (Cf. RBS XV, p. 339-340.)
KASER, Pierre, « Hommage à Jacques Dars (1941-2010) », Etudes chinoises, vol. XXX (2011), pp. 13-25
LANSELLE, Rainier, « La part d’insaisissable. A propos de la place de la littérature chinoise classique en France »,
L’infini, n° 90, 2005, pp. 123-133.
POSTEL, Philippe, « Deux traductions pour deux cousines. Retraduction du roman chinois Yujiaoli au XIXe siècle », dans
Christine Lombez (ed.), Retraductions de la Renaissance au XXIe siècle. Nantes : Editions Cécile Defaut, 2011,
pp. 137-183.
------, « Les traductions françaises du Haoqiu zhuan », Impressions d'Extrême-Orient [En ligne], 2 | 2011, mis en ligne le 05 décembre 2011. URL : http://ideo.revues.org/210
----- participation à CHEVREL, Yves, D’HULST, Lieven, LOMBEZ, Christine (sld.), Histoire des traductions en
langue française. XIXe siècle. 1815-1914. Lagrasse : Verdier, 2012, 1379 p.
SALMON, Claudine (ed.), Literary Migrations : Traditionnal Chinese Fiction in Asia (17th-20th Centuries) Zhongguo chuantong xiaoshuo zai Yazhou 中國傳統小說在亞洲. Beijing : International Culture Pub. Corp, 1987,
ii + vi + 661 p. cf. C.R. T’oung Pao, vol. LXXV (1989), p. 325-330 (Lévy A.)
Revues
RENDITIONS, A CHINESE-ENGLISH TRANSLATION MAGAZINE (The Chinese University of Hong Kong)
Revue entièrement consacrée à la traduction d’œuvres de la littérature chinoise aussi bien ancienne que moderne
ainsi que des articles s’y rattachant. http://www.cuhk.edu.hk/rct/renditions/index.html
IMPRESSIONS D'EXTRÊME-ORIENT (IDEO) http://ideo.revues.org/
Revue de l’axe de recherche « Littératures d'Extrême-Orient, textes et traduction » (Leo2t) de
l’IRASIA : Institut de Recherche sur l’Asie (UMR 7306 - CNRS-AMU) http://sites.univ-provence.fr/irsea/
Maisons d’éditions/collections
EDITIONS PHILIPPE PICQUIER (Arles), http://www.editions-picquier.fr/
« BIBLIOTHÈQUE CHINOISE » (Les Belles Lettres), http://www.lesbelleslettres.com/collections/bibliothequechinoise/
« CONNAISSANCE DE L’ORIENT » (Editions Gallimard) : http://tinyurl.com/oedqjgw
Série chinoise : http://tinyurl.com/qf8687a
« BLEU DE CHINE » (Editions Gallimard) : http://tinyurl.com/oqlc4st
Voir : http://jelct.blogspot.fr/2013/05/ne-un-4-juin.html
ITLEO : INVENTAIRE DES TRADUCTIONS FRANÇAISES D’EXTRÊME-ORIENT, projet mené par l’axe Leo2t (IrAsia)
Voir : http://www.netvibes.com/leo2t#ITLEO • Espace Wiki dédié (accès réservé) : http://itleo.pbworks.com/
Blog : http://jelct.blogspot.com/ • Netvibes : http://www.netvibes.com/leo2t
Fil twitter : @JELEO2T - http://twitter.com/JELEO2T
--o-Pierre Kaser - 020130707
[email protected] - http://kaser.hypotheses.org/
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