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Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
N° 110 - JUILLET 2010
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
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Sommaire
Mon semblable, mon frère, par Jacques Téphany 4
Souvenirs de la maison Russie par Rodolphe Fouano 6
L’instant et l’éternité, par Dominique Fernandez 8
L’empreinte Tchékhov, par Jacques Lassalle 12
Récit d’une vie, par Jacques Téphany 16
Chronologie 28
Pages choisies 31
Stanislavski, Meyerhold, Tchékhov par Béatrice Picon-Vallin 36
Paroles de metteurs en scène
Intuition et sentiment, par Constantin Stanislavski 42
La vie telle qu’elle est, par Georges Pitoëff 49
Pourquoi La Cerisaie ? par Jean-Louis Barrault 50
Le rire de la jeunesse, par Jean Vilar 53
Dépasser Stanislavski, par Giorgio Strehler 58
La modernité même, par Antoine Vitez 62
Une vérité simple, par Georges Lavaudant 65
Une intimité troublante, par Claire Lasne 66
La diffi culté de vivre, par Maurice Bénichou 67
Le personnage et le comédien, par Éric Lacascade 68
Un théâtre profondément existentiel, par Alain Françon 70
Traduire, adapter Tchékhov
Une forme française, par Pierre-Jean Jouve 72
Le jardin des cerises, par Georges Pitoëff 73
Fidélité, par Jean-Claude Grumberg 74
Un travail d’écrivain, par Daniel Mesguich 74
Le mouvement de pensée, par Peter Brook 75
Une Cerisaie sur mesure, par Jean-Claude Carrière 76
Un temps à passer ensemble, par Chantal Morel 77
Traduire Tchékhov, par André Markowicz et Françoise Morvan 78
Statut du traducteur, par Irène Sadowska-Guillon 81
Lire Tchékhov
Que vous vivez mal, messieurs ! par Maxime Gorki 83
L’homme et l’œuvre, par Elsa Triolet 84
Tchékhov et les femmes, par Roger Grenier 85
Un problème en soi, par Luchino Visconti 86
Le monde de Tchékhov, par Vassili Grossman 87
Le moins métaphysicien des écrivains russes, par Vladimir Volkoff 88
Tchékhov en France, par Marie-Claude Billard 89
Quiz, par Rodolphe Fouano 92
Remerciements 96
Couverture : conception graphique www.genevievegleize.fr d’après une photo d’Olivier Martel / akg-images (voir page 9).
Ci-contre : détail d’un manuscrit de Tchékhov : Les Trois Sœurs.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
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L’ennui, avec Vilar,
c’est qu’il ne se prête pas à la glose.
Bernard Dort
Huit mois durant, nous aurons lu
Tchékhov, presque tout Tchékhov,
écouté ses biographes, visionné
les mises en scène de ses pièces,
les fi lms qui s’en sont inspirés. Huit
mois tellement consacrés au docteur
Tchékhov qu’il nous en est devenu
presque familier. Et pourtant, le but
atteint, il nous échappe. Ce n’est
évidemment pas sans malice que
nous proposons, en exergue, ce
dépit d’un grand analyste du théâtre
contemporain exprimé publiquement
lors d’un colloque vénitien en 1981,
moins pour tout rapporter à Vilar
selon une obsession maison, que
pour l’associer à une même qualité
d’homme.
Au départ, répondant à l’amicale
intuition de Culturesfrance, nous
avons réagi, oserons-nous l’écrire ?,
comme tout le monde : nous nous
sommes précipités sur l’air connu
de l’œuvre dramatique, tétralogie de
légende : Oncle Vania, La Mouette,
Les Trois Sœurs, La Cerisaie. Certes, il
y aussi Ivanov, ou encore ce Platonov
écrit à vingt ans et qui contient en
germe tout le génie nal. Mais aussi
cet Esprit des bois, alias Le Sauvage,
préfi guration de Vania. Et encore une
petite dizaine d’actes courts comme
des nouvelles. Et drôles. Et tragiques.
Et puis, d’accord avec Dominique
Fernandez qu’on lira plus loin, nous
avons ressenti la même lassitude le
mot est un peu fort qu’en face des
sommets mozartiens, comme si nous
avions déjà fait plusieurs fois cette
ascension et que nous en connaissions
tous les paysages.
Alors nous avons pris les chemins
de traverse, ceux qui constituent
précisément cette œuvre puzzle faite
de plusieurs centaines de nouvelles.
Rien ne va droit dans la trajectoire
d’Anton Pavlovitch Tchékhov : il est bon
mais indifférent, amoureux par pleines
bouffées mais ennemi du moindre
risque de passion, profondément
russe et d’autant plus critique avec
ses compatriotes, engagé dans la
vraie vie mais étranger à la politique
sauf pour s’en garder, responsable
mais découragé par avance, distant
mais incapable de solitude, fêtard
et mélancolique, dilettante et grave,
alcoolique avec modération, amateur
délicieux et travailleur forcené,
érotomane et pudique, rêveur et
bâtisseur…
Son œuvre en ordre consciencieuse-
ment dispersé est, dans son temps,
l’expression d’un monde inquiet de
sa propre nitude, mais elle convient
aussi aux commissaires soviétiques
capables d’aller verser une larme sur les
lamentations risibles d’Olga Knipper-
Tchékhov après avoir logé une balle
dans la tête de Monsieur et Madame
Meyerhold, un après-midi ordinaire
dans les caves de la Loubianka… On
n’en fi nirait pas de ces contractions,
convulsions, contradictions, de ces
oxymores touchant à tout Tchékhov,
donc à rien qui le xe autrement que
dans une série d’instantanés.
Ses exégètes avouent renoncer à
défi nir « de quoi c’est fait ». Tous ont ce
geste consistant à frotter délicatement
deux doigts contre le pouce, les yeux
plissés d’interrogation ou de plaisir
intellectuel, quelques commentaires
vaguement subtils accompagnant
leur impuissance. C’est qu’il existe
un mystère Tchékhov impossible à
théoriser ; on se résout à l’associer à
son laconisme, comme si des phrases
perdues au plus fort des passions
(Regardez la neige qui tombe…, Un
seul ennui, les jours raccourcissent…)
ouvraient des perspectives géniales sur
la condition humaine. Il faut convenir
qu’il n’est pas aisé de gloser autour de
l’âme d’un amateur de pêche à la ligne
qui pouvait aller poser ses cannes au
bord des lacs sans poisson, comme ça,
pour le plaisir de l’idée… On pense au
chat de Mallarmé qui, selon Malraux,
jouait à être chat chez Mallarmé.
À chacun son Tchékhov. Celui qui nous
aura le plus attaché, étonné, c’est le
Tchékhov incrédule devant lui-même et
devant son génie. Sans effort, l’un des
plus grands écrivains et dramaturges
du siècle reste un simple. Non pas un
modeste car sa fréquentation de la
douleur dans son métier de médecin,
son travail acharné au service de la
littérature, sa façon de s’excuser d’être
malade jusqu’à l’infi rmité, relèvent
d’une indiscutable er d’homme.
Mais un simple comme on le dit de
certaines plantes aux effets bénéfi ques,
de ces humbles organismes qui ne se
Mon semblable, mon frère
Jacques Téphany
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risquent pas à la comparaison avec
les cocktails de molécules qui font la
médecine savante. Non, dit Tchékhov,
tout cela n’est pas sérieux : je vous
donne un petit coup de main avec mes
historiettes, nourrissez-vous plutôt
de Tolstoï, moi je ne fais que passer.
Six ans après ma mort, vous m’aurez
oublié. Allons, disons… six ans et
demi ! La moindre élégance, quand on
n’est qu’un comparse, commande de
sourire.
Plus que par la compassion, la pitié
pour l’espèce humaine, l’exigence de
justice, c’est donc par son indifférence,
son doute, son scepticisme à son
propre endroit que nous défi nirions
notre Tchékhov. D’où son autodérision.
Comment croire en soi quand les autres
sont meilleurs en tout, en talent, en
santé, en vanité, en générosité, en
cruauté, en amour, en… ?
La dernière nouvelle récemment
traduite par Lily Denis1, Chez des amis,
met en scène la vente annoncée d’un
domaine – les Kosminki –, ressemblant
furieusement à Babkino, Mélikhovo,
ou encore au jardin des cerisiers.
les verts paradis approchent de leur
n dans l’insouciance des amours
enfantines – et pourtant si lourdement
adultes. La journée achevée, le témoin
de cette faillite, de ces larmes dans
les rires, de ces rires dans les larmes,
revient chez lui en ville, pense encore
dix minutes à ces gens charmants qui
courent à leur perte, à cette jeune
femme si jolie dans sa robe blanche
tournant merveilleusement parmi
les fl eurs qu’on aurait pu en tomber
amoureux…, et puis il se remet au
travail et n’y pense plus du tout. J’y
pense et puis j’oublie.
Est-ce ainsi que Tchékhov a écrit ce que
nous tenons pour un des plus grands
chefs-d’œuvre du théâtre mondial, en
n’y tenant pas ? Est-ce ce détachement
qui aura inspiré à la petite équipe de
la Maison Jean Vilar un tel sentiment
de plénitude au moment de préparer
une exposition devenue, petit à petit,
une installation ? Nous n’avons pas à
nous défendre de quelque snobisme
que ce soit : en parlant d’installation,
nous ne rejoignons pas la meute des
derniers chics. Simplement, puisque
c’est la simplicité qui nous inspire,
nous nous sommes approprié ce
qui nous était donné. C’est cela qui
distingue Tchékhov de tous les autres :
le génie du don, sans attente d’aucune
monnaie de retour. Et la liberté qu’il
nous donne d’être tchékhoviens à notre
guise en faisant dialoguer, tout au long
du parcours proposé, le concret et
l’abstrait, l’infi ni et le borné. Armés de
cette sorte de confusion heureuse, nous
avons tenté d’approcher l’âme russe
dont il est l’une des manifestations les
plus claires et obscures…
Si nous devions choisir au sortir de ce
bout de chemin avec Anton Pavlovitch,
nous retiendrions son sentiment
comique de la vie. Ils ne sont pas
nombreux ces tristes qui s’amusent de
riens, ces simplement compliqués : ils
trébuchent, et c’est drôle ; ils meurent,
et c’est idiot. Ils ne sont pas nombreux
ceux dont on peut dire sans risque
de se tromper : Mon semblable, mon
frère.
J. T.
(1) Dans Le Malheur des autres, Gallimard,
collection Du monde entier, 2004
VMoscou, 1891.
Collection Musée Littéraire, Moscou.
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