LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
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L’ennui, avec Vilar,
c’est qu’il ne se prête pas à la glose.
Bernard Dort
Huit mois durant, nous aurons lu
Tchékhov, presque tout Tchékhov,
écouté ses biographes, visionné
les mises en scène de ses pièces,
les fi lms qui s’en sont inspirés. Huit
mois tellement consacrés au docteur
Tchékhov qu’il nous en est devenu
presque familier. Et pourtant, le but
atteint, il nous échappe. Ce n’est
évidemment pas sans malice que
nous proposons, en exergue, ce
dépit d’un grand analyste du théâtre
contemporain exprimé publiquement
lors d’un colloque vénitien en 1981,
moins pour tout rapporter à Vilar
selon une obsession maison, que
pour l’associer à une même qualité
d’homme.
Au départ, répondant à l’amicale
intuition de Culturesfrance, nous
avons réagi, oserons-nous l’écrire ?,
comme tout le monde : nous nous
sommes précipités sur l’air connu
de l’œuvre dramatique, tétralogie de
légende : Oncle Vania, La Mouette,
Les Trois Sœurs, La Cerisaie. Certes, il
y aussi Ivanov, ou encore ce Platonov
écrit à vingt ans et qui contient en
germe tout le génie fi nal. Mais aussi
cet Esprit des bois, alias Le Sauvage,
préfi guration de Vania. Et encore une
petite dizaine d’actes courts comme
des nouvelles. Et drôles. Et tragiques.
Et puis, d’accord avec Dominique
Fernandez qu’on lira plus loin, nous
avons ressenti la même lassitude – le
mot est un peu fort – qu’en face des
sommets mozartiens, comme si nous
avions déjà fait plusieurs fois cette
ascension et que nous en connaissions
tous les paysages.
Alors nous avons pris les chemins
de traverse, ceux qui constituent
précisément cette œuvre puzzle faite
de plusieurs centaines de nouvelles.
Rien ne va droit dans la trajectoire
d’Anton Pavlovitch Tchékhov : il est bon
mais indifférent, amoureux par pleines
bouffées mais ennemi du moindre
risque de passion, profondément
russe et d’autant plus critique avec
ses compatriotes, engagé dans la
vraie vie mais étranger à la politique
sauf pour s’en garder, responsable
mais découragé par avance, distant
mais incapable de solitude, fêtard
et mélancolique, dilettante et grave,
alcoolique avec modération, amateur
délicieux et travailleur forcené,
érotomane et pudique, rêveur et
bâtisseur…
Son œuvre en ordre consciencieuse-
ment dispersé est, dans son temps,
l’expression d’un monde inquiet de
sa propre fi nitude, mais elle convient
aussi aux commissaires soviétiques
capables d’aller verser une larme sur les
lamentations risibles d’Olga Knipper-
Tchékhov après avoir logé une balle
dans la tête de Monsieur et Madame
Meyerhold, un après-midi ordinaire
dans les caves de la Loubianka… On
n’en fi nirait pas de ces contractions,
convulsions, contradictions, de ces
oxymores touchant à tout Tchékhov,
donc à rien qui le fi xe autrement que
dans une série d’instantanés.
Ses exégètes avouent renoncer à
défi nir « de quoi c’est fait ». Tous ont ce
geste consistant à frotter délicatement
deux doigts contre le pouce, les yeux
plissés d’interrogation ou de plaisir
intellectuel, quelques commentaires
vaguement subtils accompagnant
leur impuissance. C’est qu’il existe
un mystère Tchékhov impossible à
théoriser ; on se résout à l’associer à
son laconisme, comme si des phrases
perdues au plus fort des passions
(Regardez la neige qui tombe…, Un
seul ennui, les jours raccourcissent…)
ouvraient des perspectives géniales sur
la condition humaine. Il faut convenir
qu’il n’est pas aisé de gloser autour de
l’âme d’un amateur de pêche à la ligne
qui pouvait aller poser ses cannes au
bord des lacs sans poisson, comme ça,
pour le plaisir de l’idée… On pense au
chat de Mallarmé qui, selon Malraux,
jouait à être chat chez Mallarmé.
À chacun son Tchékhov. Celui qui nous
aura le plus attaché, étonné, c’est le
Tchékhov incrédule devant lui-même et
devant son génie. Sans effort, l’un des
plus grands écrivains et dramaturges
du siècle reste un simple. Non pas un
modeste car sa fréquentation de la
douleur dans son métier de médecin,
son travail acharné au service de la
littérature, sa façon de s’excuser d’être
malade jusqu’à l’infi rmité, relèvent
d’une indiscutable fi erté d’homme.
Mais un simple comme on le dit de
certaines plantes aux effets bénéfi ques,
de ces humbles organismes qui ne se
Mon semblable, mon frère
Jacques Téphany