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ques. Force est pourtant de constater que les « âges
déclinants » entretiennent une étrange « complicité »
avec l’annonce de la terminaison. Comment expliquer
cette situation ?
La psychanalyse a permis de mettre à jour une
singulière relation entre le désir et la mort.
L’apparition, dans la doctrine freudienne en
1920, de la pulsion de mort a éclairé la mécanique du
désir en proposant une convergence entre les deux
notions, une sorte de communauté de destin. La pul-
sion de mort, explique Freud, est la tendance de tout
être vivant à retourner à l’état inorganique : « Si nous
admettons que l’être vivant est venu après le non vi-
vant et a surgi de lui, la pulsion de mort concorde
bien avec la formule (...) selon laquelle une pulsion
tend à un état antérieur ». 1 La fin de la vie et le désir
sont, en quelque sorte, mus par le même ressort aussi
étonnante que cette contradiction puisse paraître. Le
désir, comme la mort, appartient à la vie. Le vieillisse-
ment ne fait que subir l’un comme l’autre comme une
étape obligatoire sur un parcours dont il ne serait pas
responsable du tracé. C’est là, comme l’énonce le
philosophe Schopenhauer, « ce qui explique peut-être
cette expression de douce sérénité répandue sur le
visage de la plupart des morts ». 2
Quant au désir, son identification, le fait de « ne
pas céder » sur celui-ci alimentent, comme nous le sa-
vons, la dynamique de la cure autant qu’ils en esquis-
sent sa finalité. Mais, à l’image de la formule freu-
dienne, « avec la satisfaction, cesse le désir et par con-
séquent la jouissance aussi »
3
1 Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF.
2 Arthur Schopenhauer, Le Vouloir-Vivre, l’art & la sagesse, textes
choisis par André Dez, PUF, 1963.
3 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971.
, telle est la « petite
mort ». En ce sens, la satisfaction ne saurait être
qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, explique le
fondateur de la psychanalyse dans « Malaise dans la
civilisation ». Dans le but ultime constitué par la
jouissance réside bien l’extinction provisoire du désir,
la perte signifiant le retour à la situation antérieure du
manque, à l’état déplétif d’un sujet toujours désirant.
C’est ce désir, que le philosophe Arthur Schopen-
hauer rapproche de sa notion de « vouloir-vivre », de
cette volonté « qui manque totalement d’une fin
dernière, désire toujours, le désir étant tout son être,
désir que ne termine aucun objet atteint, incapable
d’une satisfaction dernière » . Désir garant de la sur-
vie de l’humanité, aussi indestructible que son « être
en soi », et qui échappe au temps comme à la mort.
Perspective qui a également guidé Jacques Lacan
à s’interroger sur cette « réalité la plus inconsis-
tante ». 4
L’inscription de la perte finale dans l’acte de nais-
sance même est ainsi rarement prise en considération
dans la cure qui a souvent tendance à se concentrer
sur les souffrances de l’infantile. C’est se risquer à
oublier qu’à la première perte de l’enfant, qu’à sa
chute dans la vie qui le contraint à quitter le monde
bienfaisant intra-utérin, bientôt suivie par la perte de
l’enfance à la puberté, correspond probablement le
saut final dans le néant, bouclé comme un éternel
retour et susceptible d’éclairer le refoulement origi-
naire. « Naissance et mort appartiennent également à la vie »
et « ils font équilibre »
Identifiée à la volonté, la force vitale cher-
che, comme celle qui anime le désir, à revenir à un
état antérieur ce qui autorise Freud, par sa pulsion de
mort, à considérer que « dans cette perspective, tout être
vivant meurt nécessairement par des causes internes ».
5
Ce philosophe rompt avec une tradition bien
établie, en posant la différence entre la volonté, le
vouloir-vivre qu’il situe avant toute chose, y compris
avant la connaissance, à l’image du nouveau né qui
« doit apprendre alors qu’il veut déjà ».
écrit à ce sujet Schopenhauer.
6 Cette volon-
volonté explique cet « attachement sans bornes à la
vie » 7
4 Jacques Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
1964, in Le Séminaire de Jacques Lacan, Livre XI, Seuil, 1973.
5 Arthur Schopenhauer, Douleurs du monde, pensées et fragments,
Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 1990.
6 Arthur Schopenhauer, Aphorisme sur la sagesse & sur la vie, coll.
Quadrige, PUF, 1985.
7 Arthur Schopenhauer, Métaphysique de l’amour, métaphysique de la
mort, extraits de Le Monde comme volonté & comme représentation, coll.
10/18, avril 2001.
alors que la connaissance sur la mort suscep-
tible d’être acquise au cours de l’expérience des ans
nous offre le moyen d’en relativiser la douleur, voire
de nous la faire accepter. Peine perdue. La fin de la
vie de Freud reste, à ce titre, paradigmatique d’une
« volonté », d’un « vouloir-vivre » qui n’obéit pas à
l’intellect : dans ses toutes dernières heures, il doit en-
core faire appel à son médecin pour obtenir de lui