Dossier Rev Neuropsychol 2011 ; 3 (2) : 104-11 Les modèles de la mémoire : approches anatomo-fonctionnelle et représentationnelle hiérarchique Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Models of memory: anatomo-functionnal and representational-hierarchical views Emmanuel J. Barbeau Université de Toulouse ; UPS, Centre de recherche cerveau et cognition ; CNRS, CerCo, Toulouse <[email protected]> Pour citer cet article : Barbeau EJ. Les modèles de la mémoire : approches anatomofonctionnelle et représentationnellehiérarchique. Rev Neuropsychol 2011 ; 3 (2) : 104-11 doi:10.1684/nrp.2011.0172 Nous présentons dans cet article le modèle de la mémoire déclarative conçu par Mishkin, puis un modèle radicalement différent des conceptions usuelles de la mémoire déclarative, appelé modèle représentationnel hiérarchique. Le modèle de Mishkin est un modèle anatomo-fonctionnel car il propose que les différentes structures composant le lobe temporal interne contribuent de manière différente à la mémoire déclarative. L’hippocampe, en particulier, supporterait la mémoire contextualisée (mémoire épisodique et spatiale), alors que le cortex périrhinal supporterait la mémoire décontextualisée (mémoire sémantique et mémoire de reconnaissance basée sur la familiarité). Le modèle représentationnel hiérarchique abandonne, quant à lui, la relation anatomo-fonctionnelle mémoire déclarative/structures temporales internes. Dans cette approche, les structures temporales internes sont divisées en deux : l’hippocampe appartiendrait à la voie dorsale et traiterait des représentations spatiales complexes ; le cortex périrhinal appartiendrait à la voie ventrale et traiterait les représentations liées aux objets lorsqu’il faut les discriminer alors qu’ils partagent de nombreux traits. Par conséquent, ces structures ne seraient pas impliquées uniquement dans la mémoire déclarative, mais dans toute tâche cognitive, même perceptive, requérant une représentation complexe. Ce modèle, supporté par plusieurs études récentes, renouvelle entièrement le rôle des structures temporales internes dans la cognition. Résumé Mots clés : mémoire · long terme · amnésie · troubles de la mémoire Abstract 104 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES doi:10.1684/nrp.2011.0172 Correspondance : E.J. Barbeau Here, we present two models of declarative memory: the model of declarative memory put forward by Mishkin following his studies in the animal and on developmental amnesia ; and the hierarchicalrepresentational model recently proposed by Murray and Bussey. Mishkin’s model is an anatomo-functional model in that it posits that the different structures of the medial temporal lobes play different roles in declarative memory. Following this view, the hippocampus is critical for context-rich memory, such as episodic or spatial memory, whereas the perirhinal cortex is important for context-free memory, such as semantic or single-item memory as well as familiarity-based recognition. In this model, isolated lesions of the hippocampus could lead to amnesia (impaired context-rich memory), while leaving context-free memory relatively intact. The representational-hierarchical view of amnesia on the other hand gives up the strong relationship between declarative memory and medial temporal lobe structures that most other models posit. In this approach, medial temporal lobe structures are not viewed as forming a single system, but rather as belonging to two different systems: the hippocampus to the dorsal stream and the perirhinal cortex to the ventral stream. Therefore, the hippocampus and the perirhinal cortex are supposed to process Dossier representations based on a high level of feature conjunction (descriptive of scenes for the hippocampus and of objects for the perirhinal cortex). A consequence of such approach is that these structures would not be involved only in declarative memory but in any task, visuo-perceptive for example, requiring these complex representations. A growing number of studies have supported this view in recent years. Key words: memory · long-term · amnesia · memory disorders Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. L a mémoire est une notion complexe, abordée de multiples manières en philosophie, en psychologie, en neuro-imagerie, en électrophysiologie, en immunohistochimie, au niveau des systèmes anatomo-fonctionnels, au niveau du neurone, du canal ionique, chez l’homme, chez l’animal, etc. Il n’est pas surprenant par conséquent qu’il existe de multiples théories et modèles de la mémoire, parfois difficiles à concilier, en tout cas difficiles à synthétiser. Des phénomènes mnésiques sont observés dans tous les organismes sensibles, même les plus simples. Certes, une définition habituelle de la mémoire est « la faculté qui permet d’encoder, stocker et rappeler des expériences passées », mais cette définition met l’accent sur la capacité de rappel conscient, or de nombreux phénomènes mnésiques sont inconscients et s’expriment de manière implicite. En d’autres termes, ils s’expriment au travers de l’organisme en modifiant automatiquement son comportement ultérieur. Une autre définition de la mémoire, plus complète, est par conséquent qu’il s’agit de « l’ensemble des mécanismes par lesquels une expérience peut modifier un comportement ultérieur ». Dans ce dossier, il est beaucoup question de la mémoire déclarative, un type de mémoire consciente. Elle permet la réinstantiation et la manipulation d’informations dans un espace mental temporaire. En d’autres termes, certains états du monde peuvent être rappelés et recréés mentalement, par définition même en leur absence. Ces états du monde peuvent correspondre à un épisode de vie dont le sujet a fait l’expérience personnellement ou à un ensemble de connaissances décrivant le monde tel qu’il est en général. Par opposition à la mémoire implicite qui influe automatiquement sur le comportement, la mémoire déclarative offre une certaine liberté au sujet car celui-ci a le choix d’utiliser l’information rappelée ou non. Ainsi, la nature de la mémoire déclarative est de stocker à très long terme (une centaine d’années) des connaissances sur soi et sur le monde. Sa fonction est probablement de permettre une certaine liberté de comportement, comme nous venons de l’évoquer, autorisant ainsi des comportements entièrement nouveaux. À cet égard, la classe de données manipulée en mémoire déclarative n’est pas ou peu accessible à d’autres espèces animales (bien que cela soit débattu), fournissant ainsi un avantage adaptatif. Un modèle influent de la mémoire, celui de Squire et al., met en avant une dichotomie anatomo-fonctionnelle assez franche entre la mémoire déclarative et les autres mémoires. Dans cette conception, la mémoire déclarative dépend des structures temporales internes et, réciproquement, ces dernières ne sont impliquées que dans la mémoire déclarative. Cette idée générale (bien que pas aussi importante sur le plan de leur théorie interne), est également présente dans différents autres modèles (notamment celui de Tulving et celui de Mishkin) mais est remise en question dans plusieurs modèles récents. Dans cet article, qui est complémentaire à l’article sur le modèle de Squire présenté par Robert Jaffard et à l’article sur le modèle de Tulving présenté par Béatrice Desgranges et Francis Eustache, je décris d’abord le modèle de Mishkin, puis une évolution progressive de celui-ci, le modèle « hiérarchique représentationnel ». Comme on le verra, ces modèles couvrent au total un assez large éventail des concepts et idées contemporaines relatives à la mémoire déclarative. Le modèle de Mishkin Mortimer Mishkin est un auteur majeur dans le domaine de la mémoire, ayant commencé à publier dans les années 1950 et continuant à travailler dans son propre laboratoire. Dans les années 1970, il s’intéresse en particulier à identifier un modèle animal de l’amnésie humaine, telle qu’elle était observée à l’époque chez le patient H.M. Cette approche lui permet d’identifier un paradigme échoué après lésions temporales internes de manière similaire chez le macaque et chez l’Homme [1, 2]. Il s’agit des tâches de mémoire de reconnaissance (visuelle chez l’animal). Ce paradigme, développé chez l’animal sous le nom de Delayed NonMatching to Sample test (DNMS), sera à l’origine de très nombreuses études et sera en partie à l’origine de l’importance des tâches de mémoire de reconnaissance dans l’étude de la mémoire, aussi bien chez l’homme que chez l’animal. Cette approche permettra d’effectuer des lésions sélectives des différentes structures temporales internes afin de déterminer lesquelles sont importantes pour le DNMS. Bien que l’hippocampe et les amygdales soient tout d’abord mis en cause, l’attention se portera progressivement dans les années 1990 sur le cortex périrhinal [3], une structure en dessous et en avant de l’hippocampe (pour revue, voir [4]). Ainsi naît progressivement l’idée que les structures temporales internes sont constituées de structures cytoarchitectoniquement distinctes ayant des fonctions dif- REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 105 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Dossier férentes au sein de la mémoire déclarative. Il s’agit de la base du modèle de Mishkin. Cette idée culmine avec l’identification et l’analyse détaillée de l’amnésie développementale au milieu des années 1990 [5]. Vargha-Kadhem et Mishkin rapportent le cas de trois adolescents souffrant d’une amnésie sévère secondaire à des lésions d’origine anoxique limitées à la formation hippocampique et contractées pendant la petite enfance. Ces adolescents présentent un syndrome amnésique important ayant conduit à une perte d’autonomie dans la vie quotidienne à cause de la désorientation temporelle et spatiale importante dont ils souffrent. Néanmoins, et de manière tout à fait surprenante, ils ont poursuivi une scolarité relativement normale. Ceci indique qu’ils ont pu acquérir de nombreuses connaissances sémantiques malgré leur syndrome amnésique, suggérant une dissociation entre une capacité à acquérir un savoir et des connaissances générales sur le monde et d’autre part une capacité à rappeler les événements personnellement vécus. De plus, ces adolescents étaient capables de réussir en laboratoire des tâches de mémoire de reconnaissance visuelle et verbale (permettant ainsi le lien avec les études réalisées chez le macaque mentionnées ci-dessus), ainsi que des tâches de mémoire de reconnaissance de paires de mots ou de visages (cette habileté sera beaucoup discutée afin d’approfondir la question de la nature des relations que traite la mémoire déclarative). En revanche, aucun d’entre eux ne pouvait réussir de tâche de reconnaissance de paires de stimuli si chaque stimulus était présenté dans une modalité sensorielle différente. De même, leurs performances étaient déficitaires si la tâche nécessitait l’encodage simultané de la localisation du stimulus à mémoriser. Mishkin et Vargha-Khadem suggèrent ainsi qu’en présence de lésions hippocam- A piques isolées, la préservation du cortex périrhinal de ces patients leur permettrait d’acquérir de nouvelles connaissances sémantiques et de réussir les tâches de mémoire de reconnaissance, comme le suggéraient les études antérieures de Mishkin chez l’animal. Ces résultats conduisent ces auteurs à proposer un modèle hiérarchique et modulaire dans lequel ils distinguent deux grands systèmes (figure 1) : un système important pour la mémoire contextualisée, c’est-à-dire la mémoire autobiographique épisodique et spatiale, qui dépendrait de l’hippocampe ; et un système important pour la mémoire décontextualisée, c’est-à-dire la mémoire sémantique et la mémoire de reconnaissance lorsque celle-ci est fondée sur la familiarité, qui dépendrait du cortex périrhinal et des structures adjacentes (pôle temporal mésial ainsi que le cortex entorhinal latéral). Le type d’information encodée en mémoire décontextualisée est indépendant du contexte spatio-temporel d’acquisition tant à l’encodage que lors de leur rappel. Ce deuxième système permet plus généralement l’encodage et le stockage des stimuli individuels (des items uniques), c’est-à-dire des stimuli lorsque ceux-ci peuvent être traités indépendamment de leur contexte de présentation. Un troisième système, moins élaboré dans ce modèle, permet le traitement de certaines informations spatiales et dépendrait plus particulièrement du cortex parahippocampique (partie postérieures des structures sous-hippocampiques). Il s’avère que ce système est maintenant connu pour son rôle crucial dans le traitement des scènes et du contexte [6, 7]. Ce modèle est hiérarchique (comme le modèle de Tulving) car le système de mémoire contextualisée dépend des systèmes de mémoire afférents. Les auteurs postulent ainsi qu’il est possible d’observer une atteinte de la mémoire contextualisée sans atteinte de la mémoire décontextualisée B Mémoire contextualisée Mémoire contextualisée Hippocampe Mémoire décontextualisée Cortex périrhinal Voie ventrale Syndrome amnésique Hippocampe Mémoire spatiale Mémoire décontextualisée Mémoire spatiale Cortex parahipp. Cortex périrhinal Cortex parahipp. Voie dorsale Voie ventrale Voie dorsale Figure 1. Modèle hiérarchique de Mishkin (voir texte pour détails). A) modèle complet ; B) des lésions hippocampiques entraînent un syndrome amnésique (c’est-à-dire une atteinte de la mémoire contextualisée). Mais si les lésions sont limitées à l’hippocampe, les structures sous-hippocampiques permettent néanmoins de traiter un certain nombre d’informations décontextualisées. 106 REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Dossier mais que la double dissociation inverse n’est pas possible. Le syndrome amnésique, pour Mishkin, est ainsi spécifiquement dû aux lésions de l’hippocampe et non aux lésions des structures internes en général, contrairement aux prédictions du modèle de Squire. Le modèle de Mishkin est cependant hiérarchique à un autre niveau, important pour une bonne compréhension des modèles hiérarchiques représentationnels présentés en deuxième partie de cet article. Mortimer Mishkin est connu pour avoir formalisé avec Leslie Ungerleider la notion de voie ventrale et de voie dorsale. La voie ventrale est une voie occipito-temporale inférieure très importante pour le traitement des objets (au sens large : les objets, les visages, la forme des mots, etc.). Elle permet le traitement visuo-perceptif fin, la discrimination, la catégorisation et l’identification des objets. . . Des lésions de cette voie entraînent différents types d’agnosie ou de prosopagnosie. La voie dorsale, quant à elle, est importante pour le traitement des informations spatiales, pour la perception du mouvement, pour la localisation, etc. La voie ventrale est afférente au cortex périrhinal alors que la voie dorsale est afférente au cortex parahippocampique. Ainsi, Mishkin distingue clairement deux grands systèmes fonctionnels afférents aux structures temporales internes, l’hippocampe effectuant la relation et la synthèse entre ces systèmes. Cette idée est reprise et amplifiée par d’autres auteurs, notamment Eichenbaum et al. dans leur modèle BIC (Binding in Context [8, 9]). De plus, l’idée qu’il pourrait exister deux grands systèmes de mémoire, l’un important pour la mémoire contextualisée, l’autre pour la mémoire décontextualisée, fait écho à d’autres propositions formulées à la même période, notamment par Aggleton et Brown [10-12]. Dans leur modèle, ces auteurs mettent l’accent sur des circuits parallèles et indépendants (et non plus strictement hiérarchiques) qui pourraient correspondre à des systèmes de mémoire différents. L’un centré sur le cortex périrhinal et connecté au noyau dorso-médian du thalamus aurait un rôle critique pour la familiarité, l’autre centré sur l’hippocampe et le fornix, le noyau antérieur du thalamus, et le cortex rétro-splénial (le circuit de Papez) serait crucial pour les processus de recollection. Notons que ces idées se sont révélées extrêmement fécondes et robustes aux prédictions de ce modèle [13-15]. Par ailleurs, des idées similaires ont été formalisées, bien que vivement débattues, par des auteurs comme Yonelinas [16]. Au total, le modèle de Mishkin, à l’opposé du modèle de Squire, propose une relative ségrégation anatomofonctionnelle des différentes structures temporales internes, prédisant ainsi qu’il pourrait exister différentes « amnésies » ou formes de troubles de la mémoire en fonction de la lésion ou la préservation sélective des différentes structures temporales internes. Une partie des arguments en faveur du modèle de Mishkin, est issue, outre de l’étude de l’amnésie développementale, de l’étude de la performance à des tâches de mémoire de reconnaissance chez des patients présentant des lésions isolées de l’hippocampe acquises à l’âge adulte. Il existe différents paradigmes de mémoire de reconnaissance utilisés chez l’homme (format en choix forcé vs oui/non, paradigme R/K/G [remember/know/guess], théorie de détection du signal et courbes ROC, méthode d’égalisation de la performance par le contrôle du temps d’exposition, méthode du contrôle de la source, etc., pour revue, voir [16]). Ces différents paradigmes sont généralement combinés au sein des différentes études pour plus de robustesse. Dans un premier temps, différentes études ont rapporté que les mécanismes sous-tendant la reconnaissance et le rappel pouvaient être dissociés [17, 18]. En particulier, des lésions frontales altèrent le rappel mais peu la reconnaissance alors que des lésions temporales internes altèrent les deux. Aggleton et Shaw [19] les premiers remarquèrent que certains patients amnésiques présentaient une préservation de leur mémoire de reconnaissance lorsque ceux-ci avaient des lésions limitées à l’hippocampe (trouble du rappel sans trouble de la mémoire de reconnaissance). Dans les années qui suivirent, plusieurs cas de patients amnésiques présentant des lésions isolées de la formation hippocampique et obtenant des performances normales à des tâches de mémoire de reconnaissance furent rapportés en détail (patiente YR, [20] ; patient MR, [21] ; patient KN, [22] ; patiente FRG, [23]) ainsi qu’une étude de groupe [24]. Ces études furent complétées par d’autres montrant une préservation de la familiarité mais une altération de la recollection chez des patients présentant des lésions limitées à la formation hippocampique [25, 26]. En résumé, ces études supportent l’hypothèse d’une dissociation anatomo-fonctionnelle au sein des structures temporales internes. Néanmoins, Squire et al. montrèrent parallèlement que des lésions isolées de la formation hippocampique acquises à l’âge adulte altèrent de manière significative la capacité à reconnaître correctement de nouveaux stimuli dans des tâches de mémoire de reconnaissance [27-29]. Ces résultats s’opposent donc directement aux études rapportées plus haut. D’autres études de cette équipe indiquent également que l’hippocampe est impliqué à la fois dans les processus de recollection et les processus de familiarité [30]. Bien entendu se pose un problème d’interprétation de ces résultats divergents que Squire et al. tentent de résoudre en proposant que les structures sous-hippocampiques et hippocampiques pourraient se différencier selon une notion de degré, les structures sous-hippocampiques supportant un type de mémoire faible, la formation hippocampique supportant un type de mémoire forte [31]. Un débat tout à fait similaire et tout aussi important a lieu concernant la mémoire sémantique. Alors qu’un certain nombre d’études rapportent que des sujets peuvent apprendre de nouvelles connaissances sémantiques alors qu’ils présentent un syndrome amnésique en relation avec des lésions hippocampiques (par exemple KC [32], KN [33] et RS [34], sans compter les cas d’amnésie développementale), d’autres études, issues du groupe de Squire, mettent en cause le fait que cela soit possible [35-37]. REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 107 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Dossier Il y aurait beaucoup à dire sur le fait que des résultats aussi contradictoires puissent être obtenus à partir de l’étude de patients en apparence similaires. Une multitude d’arguments sur la manière même de conduire et d’interpréter ces études a été avancée dans un sens et dans l’autre, révélant la difficulté à établir un cadre méthodologique robuste lorsqu’on travaille avec de faibles effectifs de patients cérébrolésés (notons néanmoins que ces débats sont tout à fait similaires même lorsque ces modèles sont abordés en neuro-imagerie). Ces débats, intenses, ont au moins pour mérite de contraindre le clinicien à ne pas prendre pour acquis tel ou tel raccourci (par exemple « la mémoire de reconnaissance est dans le cortex périrhinal ») et au contraire l’invitent à participer à ces investigations. Le modèle représentationnel hiérarchique Mishkin et d’autres auteurs comme Eichenbaum restent dans un cadre « Squireien » dans la mesure où les structures temporales internes et la mémoire déclarative forment pour eux un système anatomo-fonctionnel distinct et relativement indépendant d’autres systèmes. Le modèle représentationnel hiérarchique fait une proposition radicalement différente de ce qui est proposé par les modèles conventionnels en argumentant que les structures temporales internes participeraient à la perception [38]. Ainsi, ce que propose dans son essence ce modèle , c’est que les voies ventrales, dorsales et les structures temporales internes forment des systèmes représentationnels et hiérarchiques dans la mesure où les structures postérieures de ces systèmes traiteraient des représentations simples, les structures intermédiaires des représentations plus élaborées et les structures les plus antérieures (correspondant aux structures temporales internes) les représentations les plus complexes (figure 2). Cette notion de représentation s’entend comme un système où des « traits » (features) caractéristiques des objets et des scènes sont progressivement combinés au fur et à mesure que le traitement progresse hiérarchiquement. Ainsi, c’est la conjonction des traits que traite ce système. Ce système est organisé en deux grandes voies, une voie ventrale traitant les objets et les stimuli individuels en général qui inclut en haut de la hiérarchie le cortex périrhinal, et une voie dorsale traitant les scènes qui inclurait en haut de la hiérarchie l’hippocampe. De cette proposition découlent plusieurs conséquences qu’il est important de bien saisir : – c’est la nature de la représentation nécessaire pour réaliser une tâche cognitive qui détermine quel niveau de la voie est nécessaire. Ainsi, les structures temporales internes seraient recrutées non pas parce qu’elles sont des structures mnésiques, mais dès que la tâche en cours nécessite une représentation élaborée en termes de conjonction de traits ; 108 – par conséquent, n’importe quel traitement cognitif qui nécessite une représentation complexe activera et nécessitera les structures temporales internes. Ainsi, des tâches de mémoire de travail ou de mémoire implicite, et non seulement des tâches de mémoire déclarative, peuvent, selon ce principe, dépendre des structures temporales internes ; – dans cette approche, le cortex périrhinal appartient clairement à un système différent de l’hippocampe, il ne saurait donc être question d’une quelconque unité anatomofonctionnelle des structures temporales internes [39]. Ce modèle a été essentiellement proposé par Murray et Bussey chez l’animal dès la fin des années 1990 et a été progressivement enrichi au fur et à mesure de leurs études expérimentales et neurocomputationnelles [39-42]. Ces propositions ont été suivies par une lignée de travaux menée par Kim Graham et son équipe chez l’homme (souvent en collaboration avec Murray et Bussey) montrant que les lésions du cortex périrhinal altèrent la performance à des tâches nécessitant de comparer des stimuli partageant un grand nombre de traits, alors que des lésions de l’hippocampe altèrent l’identification de scènes lorsqu’elles doivent être comparées sous des angles différents, ceci en l’absence, présumée, de processus mnésiques [43-46] (notons au passage l’utilisation des modèles de la démence sémantique et de la maladie d’Alzheimer [47, 48]). Une étude en électrophysiologie intracérébrale de la reconnaissance des visages célèbres montre des résultats tout à fait compatibles avec cette conception [49]. En effet, des traitements massivement parallèles aux alentours de 240 ms après la présentation d’un stimulus impliquent aussi bien les régions visuelles postérieures comme le gyrus lingual ou la partie postérieure du gyrus fusiforme que le cortex périrhinal. Ces activités, qui impliquent toute la voie ventrale, ne sont cependant pas retrouvées dans l’hippocampe. Une étude préalable avait déjà mis en évidence la relation privilégiée entre le cortex périrhinal et le cortex visuel lors du rappel d’items visuels uniques [50]. O’Neil et al. ont étudié dans une étude récente en IRMf l’activité dans le cortex périrhinal évoquée soit par une tâche de discrimination de visages ayant fait l’objet d’un « morphing » pour contrôler leur niveau de ressemblance, soit par une tâche dans laquelle les sujets devaient reconnaître l’un des visages préalablement présenté[46]. L’activité du cortex périrhinal était de niveau équivalent dans les deux tâches, alors que l’une portait sur la discrimination et l’autre était clairement mnésique. De plus, l’activité de cette région était différente selon que l’essai était réussi ou échoué, quelle que soit la tâche. De telles données, par un groupe indépendant de l’équipe de Graham, supportent bien entendu l’hypothèse représentationnelle hiérarchique. Cette approche a donné lieu à de nombreux débats (par exemple pour revue thèse-antithèse, voir [51, 52]), mais s’inscrit dans un courant plus général qui conteste que les structures temporales internes ne soient importantes que pour la mémoire à long terme ou que pour la mémoire consciente [53]. REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES Dossier A le Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. ra vent Voie B C A AB B ABCD C CD D Antérieur Postérieur Figure 2. Représentation simplifiée du modèle représentationnel hiérarchique pour la voie ventrale. Une représentation similaire, incluant le cortex parahippocampique et l’hippocampe pourrait être effectuée pour la voie dorsale. A) La voie ventrale est schématisée, des structures les plus postérieures aux structures les plus antérieures (cortex périrhinal et pôle temporal mésial). La flèche indique le sens de la hiérarchie de traitement. B) Représentations traitées par la voie ventrale dans son axe postéro-antérieur. C) Les conjonctions de trait les plus élaborées sont traitées par les structures les plus antérieures (en haut de la hiérarchie). La destruction des structures traitant ABCD entraînera l’incapacité à résoudre une tâche dépendant de manière univoque du traitement de la conjonction ABCD, que cette tâche soit mnésique ou non. REVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE NEUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES 109 Dossier Conclusion En conclusion, et pour rebondir sur l’introduction, il existe de nombreux modèles et approches de la mémoire déclarative, certains modèles, comme le modèle représentationnel hiérarchique, abandonnant même paradoxalement ce concept. Bien sûr ici nous n’avons fait que survoler les concepts et les cadres théoriques proposés par certains auteurs choisis. En réalité, le terme de « modèle » n’est peut-être pas adéquat pour rendre compte de ce qui est plus vraisemblablement de simples propositions théoriques qui seront mises à l’épreuve des faits expérimentaux pour être en permanence ou invalidées ou raffinées. La diversité de ces propositions illustre la richesse de ce champ de recherche, mais aussi sa complexité, qui est celle des neurosciences cognitives en général. Conflits d’intérêts Aucun. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. 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