1 Marshall, Pigou et Keynes sur la fonction d`offre de travail Fayçal

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Marshall, Pigou et Keynes sur la fonction d’offre de travail
Fayçal Arrouche et Françoise Duboeuf
Université de Paris I
L’objet de ce travail est de montrer comment Keynes, suivant les principes
méthodologiques développés par lui dans et à la suite de son Treatise on probability (1921), a pu
être amené à élaborer le principe de la demande effective (Théorie Générale, 1936) en
s’appuyant sur une critique, logique, interne, de la théorie “ classique ”. La “ révolution ”
keynésienne s’inscrirait donc dans le prolongement critique de ses prédécesseurs. Au cœur de
cette critique, on trouve, dès les premières pages de la T.G., une attaque en règle contre les
présupposés qui fondent l’analyse “ néoclassique ” du marché du travail. Il nous faut donc
retracer l’évolution de l’approche du chômage, de Marshall à Pigou, pour y repérer les éléments
empruntés, critiqués et remaniés par Keynes, afin d’éclairer le contenu de sa propre position
théorique.
Keynes caractérise en effet la théorie “ classique ” de l’emploi, “ supposée simple et
évidente ” par les deux égalités qu’il nomme “ postulats ”, invitant ainsi le lecteur à considérer
qu’elles ne sont pas démontrables. Keynes choisit ici l’équilibre de courte période marshallienne
afin d’entrer dans la “ citadelle ” ; ceci implique, selon la tradition, deux “ forces ”, deux
fonctions, avec un seul point d’équilibre, comme le suggèrent les “ deux postulats ”. En effet, si
l’on ne retient que la seule fonction de demande de travail classique, l’emploi est dicté par la
productivité marginale du travail. Il faut donc élaborer une fonction d’offre de travail. C’est du
moins la position que Keynes impute aux “ classiques ” à travers le second “ postulat ”.
Il s’agit alors pour Keynes de démontrer que l’équilibre marchand de l’offre et de la
demande de travail ne fonctionne pas ; il mettra en place un autre équilibre, celui qui est dicté à
la fois par la “ demande ” de travail des entrepreneurs - exprimée indirectement par leur fonction
de prix d’offre globale - et la contrainte de débouchés, à travers l’élaboration d’une nouvelle
théorie de la consommation et de l’investissement.
1
Notre travail consiste, ici, à rechercher comment Keynes a pu établir ces énoncés,
chez les “ classiques ”, et leur caractère non démontrable. Comment, à travers une critique
essentiellement interne, il a pu leur attribuer cette fonction d’offre pour en faire le talon
d’Achille de leur théorie.
Nous centrerons notre analyse sur ses deux grands prédécesseurs à Cambridge : A. Marshall (Principles of
Economics, 1890, et Money, Credit and Commerce, 1923) et A. C. Pigou (The Theory of Unemployment, 1933) : il nous semble
clair que Keynes a une connaissance approfondie de leurs travaux, et que la pensée de Marshall et Pigou est prédominante
parmi les influences théoriques dans le cadre desquelles il travaille.
I- L’approche de Marshall
Marshall aborde, dans ses Principes, le problème des niveaux de l’emploi et du taux de
salaire dans le cadre de la théorie de la répartition de longue période, qui suit la théorie de la
valeur ; il veut y appliquer le même schéma explicatif, celui de l’action opposée des deux forces
de l’offre et de la demande. Il ne traite qu’incidemment du problème de l’emploi à court terme,
pour y revenir plus longuement dans Money, credit and commerce. Nous retiendrons trois
points : d’abord (1) Marshall n’analyse pas son problème dans le cadre de l’équilibre partiel mais
dans une vision d’équilibre global. Ensuite (2), il nous semble que son approche semble
défectueuse en tant qu’approche en termes d’équilibre de forces opposées : l’inscription
théorique de l’action de l’offre semble poser problème. Enfin (3), si cet appareil théorique
s’inscrit dans une étroite continuité avec sa théorie de la valeur, il n’est pas aisé de l’adapter à la
courte période, pour traiter du chômage. Or Keynes choisit la courte période marshallienne pour
expliquer l’existence d’un équilibre de sous emploi : la critique du marché du travail classique ne
fait sens que si ce marché s’inscrit dans la même période que le principe de la Demande
Effective. Or dans l’analyse du chômage à court terme, on cherche en vain chez Marshall
l’analyse d’une confrontation marchande ; la productivité du travail à court terme semble alors
s’imposer aux travailleurs comme une norme qui doit régler leur salaire.
(1)-Marshall annonce que l’analyse de la répartition est complexe. D’emblée l’approche
est globale, ordonnée autour des conditions de la répartition du dividende national. Il paraît donc
abandonner la méthode de l’équilibre partiel pour une vision d’équilibre général. Le principe
fondateur de l’explication devient alors la concurrence générale entre tous les agents de la
production, appuyée sur le principe de substitution ; substitution du capital au travail,
2
substitution entre les différents “ grades ” du travail, à l’échelle d’un pays. Ainsi, prenant
l’exemple de l’emploi d’un berger additionnel, il affirme que la productivité marginale liée à son
emploi est influencée par un ensemble de causes qui débordent largement le cadre de l’industrie
du mouton1. Ceci peut expliquer pourquoi, comme nous le verrons plus loin, Pigou se tournera
vers une approche macroéconomique originale ; ce qui a pu influencer Keynes.
(2)- Le problème qui se pose alors tient à l’existence, dans l’analyse proposée, de deux
forces symétriques et indépendantes l’une de l’autre conduisant à un prix et à une quantité
d’équilibre.
a) la demande de travail : Marshall commence par analyser longuement les effets de la
demande sur le salaire en faisant abstraction de l’effet réflexe du salaire sur l’offre de travail2.
Ceci le conduit à montrer que le salaire, pour les demandeurs, doit égaliser la productivité
marginale du travail, mais il affirme qu’il ne s’agit pas là d’une théorie du salaire mais seulement
d’une de ses causes3 . Lors d’une digression sur le taux d’intérêt, Marshall affirme d’ailleurs
qu’on ne peut faire ainsi une théorie de l’intérêt ou des salaires “ without reasoning in a
circle ”4. En effet, les demandeurs fixent leur demande pour un prix donné, qui dépend de l’offre
et de la demande ; il faut donc une fonction d’offre.
En fait, pour analyser cette “ cause ”, il s’appuie sur la rationalité maximisatrice du
producteur individuel qui tantôt décide du salaire à payer à un travailleur supplémentaire en
fonction de sa productivité marginale, tantôt décide d’employer un travailleur marginal en
fonction du prix du marché (sous l’hypothèse habituelle sans doute selon laquelle la décision du
producteur individuel ne fait pas varier la demande globale de travail). Nous pouvons donc
considérer que Marshall élabore une fonction de prix de demande globale, sous réserve du
problème posé par l’homogénéisation monétaire de toutes les productivités marginales.
b) L’offre de travail et le problème de l’interdépendance des deux fonctions :
L’analyse s’inscrit dans la longue période ; en effet, la “ fonction ” d’offre de travail de Marshall
repose, pour simplifier et selon ses propres termes, sur l’analyse des “ coûts de production ” du
travail. Le salaire a, dit-il, une influence réflexe sur l’offre de travail. Or il semble que Marshall
1
A. Marshall, Principles of Economics, édité par C. W. Guillebaud, Macmillan and co, 1920, vol. 1, pp 517-518.
A. Marshall, op. cit., p. 514.
3
A. Marshall, op. cit., pp. 517-518
2
3
ne parvient pas à établir une fonction de prix d’offre du travail, face à sa fonction de demande. Il
s’agit plutôt pour lui, selon nous, de comprendre les conditions dans lesquelles s’accroît une
offre (quantité et qualité) de travailleurs adaptée aux besoins rentables des entreprises (signalés
par les prix de demande, ou de marché, du travail), que de comprendre la quantité de travail
offerte, pour une population donnée, selon le taux de salaire réel. En effet :
“[...] an increase of wages [...], almost always increases the strength, physical, mental and even moral of the
coming generation; and that, [...] an increase in the earnings that are to be got by labour increases its rate of growth;
or in other words, a rise in its demand-price increases the supply of it. If the state of knowledge, and of social and
domestic habits be given; then the vigour of the people as a whole if not their numbers, and both the number and
vigour of any trade in particular, may be said to have a supply-price in this sense, that there is a certain level of the
demand-price which will keep them stationary; that a higher price would cause them to increase, and that a lower
price would cause them to decrease.”5
C’est donc, semble-t-il, le salaire (d’équilibre ou en tous cas de marché ) qui détermine
la force , la vigueur, de la génération à venir ; c’est lui qui détermine le taux de croissance du
travail. Notons l’hésitation de Marshall entre l’effet des salaires effectivement perçus, et l’effet
du prix de demande du travail. Tout se passe comme si le prix de demande était confondu avec le
prix de marché. Or on est loin ici d’un prix de marché d’équilibre de l’offre et de la demande
puisque c’est le travail qui croît en nombre et en vigueur en fonction d’un salaire apparemment
donné : le salaire détermine quantité et qualité du travail futur ; ces variables ne sont pas fixées
par les travailleurs en fonction de différents prix possibles, mais déterminées par un prix donné.
D’où l’expression “ a supply price in this sense”.
Ce qui n’empêche pas Marshall de conclure à une symétrie de l’offre et de la demande
dans la détermination du salaire, bien que, selon lui, la relation entre le salaire et le “ coût de
production ” du travail soit “ indirect and intricate ”6
Or Marshall va proposer une représentation curieuse de l’équilibre normal. Il fait
intervenir les revenus courants et les revenus anticipés pour l’avenir qui influencent l’offre de
travail. On ne peut imaginer qu’après une période stationnaire suffisamment longue, la
population, dont les anticipations sont ainsi aisées, a pu adapter son effort en termes d’offres de
4
5
6
A. Marshall, op. cit., p. 519.
A. Marshall, op. cit., p 532. Souligné par nous.
A. Marshall, op. cit., p 532.
4
travail (son sacrifice en coûts de production), à la demande indiquée par un prix de marché
stable. En effet :
“But the incomes which are being earned by all agents of production, human as well as material, and those
which appear likely to be earned by them in the future, exercise a ceaseless influence on those persons by whose
action the future supplies of these agents are determined. There is a constant tendency towards a position of normal
equilibrium, in which the supply of each of these agents shall stand in such a relation to the demand for its services,
as to give to those who have provided the supply a sufficient reward for their efforts and sacrifices. If the economic
conditions of the country remained stationary sufficiently long, this tendency would realise itself in such an
adjustment of supply to demand, that both machines and human beings would earn generally an amount that
corresponded fairly with their cost of rearing and training, conventional necessaries as well as those things which are
strictly necessary being reckoned for.”7
Ainsi le processus décrit par Marshall vise à montrer l’égalisation globale de l’offre à la
demande de travail. Il n’y a donc pas place, à l’équilibre, pour un chômage de longue période,
même volontaire. Mais il faut noter à quel point la vision de Marshall quant à l’offre de travail et
à son prix ressemble à la vision classique, bien qu’il qualifie celle-ci d’exagérée : la population
salariée s’adapte en quantité et qualité aux salaires qui lui sont proposés. Il y a ainsi une
dissymétrie entre les traitements de la demande et de l’offre de travail, car l’offre de travail
dépend des choix des parents en vue du meilleur avenir pour leurs enfants, sous la contrainte,
entre autres, de leurs propres salaires. Il semble donc que la population travailleuse s’adapte à la
demande exprimée par les prix de demande et que les travailleurs n’aient pas en fait de prix
d’offre à long terme à opposer aux prix de demande. Si leur prix d’offre est leur coût de
production (avancé par les parents), Marshall ne leur donne pas un rôle actif dans la formation
des salaires et se contente d’affirmer que l’on aboutit à l’équilibre de l’offre et de la demande,
sans doute parce que la population désireuse d’emploi s’est effectivement, en quantité et qualité,
adaptée aux conditions de la demande (quantités et prix).8
d) Le rôle prépondérant de la demande de travail : Marshall donne un rôle prépondérant
aux demandeurs dans la mise en œuvre du principe de substitution généralisé. Bien plus, il
souligne que si l’utilisation des agents est gouvernée par la demande, en fonction de l’offre, cette
offre se présente sous forme de stocks.
7
A. Marshall, op. cit., p.p. 576-77.
5
[...] Thus then the uses of each agent of production are governed by the general conditions of demand in relation to
supply; that is, on the one hand, by the urgency of all the uses to which an agent can be put, taken together with
means at the command of those who need it; and, on the other hand, by the available stocks of it.”9
Plus loin, la façon dont Marshall explique l’égalisation des salaires montrera qu’elle
passe par l’obligation, pour les travailleurs, de s’adapter à la demande :
”[...] we may start from the general fact that, other things being equal, the larger the supply of any agent of
production, the further will it have to push its way into uses for which it is not specially fitted; the lower will be the
demand-price with which he will have to be contented in those uses in which its employment is on the verge or
margin of not being found profitable; and in so far as competition equalizes the price which it gets in all uses, this
price will be the price for all uses.[...]”10
e) Vers une problématique d’interdépendance générale : selon nous, cette difficulté à penser
une offre indépendante de la demande explique pourquoi finalement Marshall abandonne
l’image des ciseaux pour en adopter d’autres qui suggèrent davantage une problématique
d’interdépendance générale que l’équilibre de forces symétriques et indépendantes l’une de
l’autre. Ainsi dit-il :
“The amount of the thing and its price, the amounts of the several factors or agents of production used in
making it, and their prices- all these elements mutually govern one another, and if an external cause should alter
any one of them the effect of the disturbance extends to all the others. In the same way, when several balls are lying
in a bowl, they mutually govern one another’s position. And again, when a heavy weight is suspended by several
elastic strings of different strenghs and lenghs (all of them being stretched) attached to different points in the ceiling,
the equilibrium positions of all the strings and of the weight mutually govern one another. If one of the string is
shortened, everything else will change its position, and the length and the tension of every other string will be
altered also. used in making it, and their prices- all these elements mutually govern one another, and if an external
cause should alter any one of them the effect of the disturbance extends to all the others In the same way, when
several balls are lying in a bowl, they mutually govern one another’s position. And again, when a heavy weight is
suspended by several elastic strings of different strenghs and lenghs (all of them being stretched) attached to
different points in the ceiling, the equilibrium positions of all the strings and of the weight mutually govern one
another. If one of the string is shortened, everything else will change its position, and the length and the tension of
every other string will be altered also.”11
8
Marshall signale lui-même que Böhm-Bawerk “ seems to hold that a self contradiction is necessarily involved in
the belief that wages correspond both to the net product of labour and also to the cost of rearing and training labour
and sustaining its efficiency, or the cost of production of labour”. A. Marshall, op. cit., p.532, note 1.
9
A. Marshall, op. cit. p.p. 521-22. Souligné par nous.
10
A. Marshall, op. cit., p.537.
11
A. Marshall, op. cit., p. 526. Souligné par nous.
6
(3) L’emploi à court terme : une première remarque s’impose ; Marshall affirme luimême que la volonté de travailler ne dépend pas simplement du salaire12, même s’il y fait une
allusion passagère. Ainsi s’affirme encore une fois la dissymétrie entre le traitement de la
demande, en étroite relation avec le prix du travail, et celui de l’offre de travail ; dissymétrie que
l’on ne retrouvera pas sur le marché du capital. Cependant, y a-t-il véritablement chez Marshall
une analyse du chômage de courte période, au sens où équipements et techniques sont donnés,
période dans laquelle Keynes se situera ? La réponse semble négative, même si Marshall ne
donne pas toujours d’indications claires. De fait il ne parle que d’un chômage lié à deux sortes de
raisons : le progrès technique et les fluctuations liées au crédit.
A ce niveau, une chose est claire : les travailleurs subissent, passivement ou presque, le
chômage. C’est seulement dans les Principes que Marshall donne un rôle aux travailleurs à
travers leurs syndicats : ils aggravent le problème. En effet, dit Marshall, si les syndicats ont
raison d’exiger des hausses nominales de salaires en période d’inflation, ils ont le tord de ne pas
en accepter la baisse en période de restriction monétaire : d’où le chômage et l’effet dépressif
temporaires dus à des salaires réels trop élevés. On trouve donc là l’idée d’une divergence
possible entre mouvements des salaires réels et des salaires nominaux, selon la phase du cycle ;
et d’une résistance à la baisse nominale de la part des syndicats. De plus, ce qui attire notre
attention ici, est que “ la valeur réelle du travail ” est dictée par sa seule productivité marginale,
compatible avec la rentabilisation du capital. Ainsi, alors que du fait de la relative fixité des
équipements, la concurrence générale et la possibilité d’une substitution complète entre les
divers agents de production sont éventuellement restreintes (à moins de supposer que le cycle
s’inscrit dans le long terme), le taux de salaire “ standard ” semble devoir respecter la norme
établie en longue période. Comment fonder alors une fonction d’offre de travail telle que
l’emploi et le taux de salaire de courte période soient bien le résultat d’une confrontation
marchande ? La fonction de demande semble s’imposer comme la loi déterminant le niveau de
l’emploi. L’absence d’une fonction d’offre de travail de courte période, pour une population
donnée, pose vraisemblablement ici un problème de cohérence logique.
Plus encore, pour Marshall, dans Money, credit and commerce, le fond du problème
n’est pas l’action des travailleurs : s’agissant des effets sur l’emploi du progrès technique,
12
A. Marshall, op. cit., p. 526.
7
Marshall reconnaît qu’il crée du chômage, tout en en minimisant l’impact sur les travailleurs. Ce
chômage est lié aux choix des employeurs :
“ the chief part of the work of the alert employer is to consider whether he can increase the earning power
of his business by substituting a process which will make use of certain classes of plant and labour for another
process; [...].
On the whole, it may be concluded that the money values, which market competition assigns to different
services, differ in important respects from their social values.”13
Il apparaît ainsi que les gains des services ont une vraie valeur sociale, qui est leur
“ efficiency ”, leur productivité marginale : “ every man is employed on that work to which his
personal efficiency is most appropriate ” 14
Cependant, Marshall s’attarde beaucoup plus sur le cycle des affaires et le chômage
qu’il entraîne périodiquement. Or les fluctuations sont pour lui liées à celles du crédit, fondées
elles-mêmes sur les anticipations plus ou moins risquées des hommes d’affaires et des
spéculateurs : c’est en effet le mouvement du crédit national et international, qui joue le rôle
moteur.
Pour une raison « quelconque », dit Marshall, le crédit s’améliore et a tendance à
croître : les banques prêtent davantage, les traites se multiplient ; de nouvelles entreprises
apparaissent. La demande croît, ainsi que les prix et les salaires, ce qui renforce la demande.
L’euphorie conduit tout le monde à acheter plus cher dans la perspective de profits croissants. Le
crédit est confiant et continue de croître ; beaucoup de spéculateurs rejoignent le mouvement et
achètent des biens pour les revendre avec profit. Le mouvement continue jusqu’à ce qu’un
énorme volume d’affaires s’appuie sur le crédit, d’où le danger, que les prêteurs sont les
premiers à anticiper : ils commencent donc à contracter les prêts, et, du fait de la demande,
augmentent leurs taux d’intérêt ; à mesure que la confiance disparaît, les prêteurs cessent de
prêter. Les spéculateurs sont obligés de vendre pour rembourser leurs dettes. Ainsi commence la
baisse des prix, la panique et les faillites qui s’autoentretiennent. Effet, dit Marshall, la cause
réelle de la crise repose sur “ the slender hold which much credit at the time had on solid
13
A. Marshall, Money, credit and commerce, Reprints of economic classics, Augustus M. Kelley, New York, 1960,
p.p. 240-241. Souligné par nous.
14
Ibidem., p. 241.
8
foundations ”15. Le chômage ainsi créé a donc pour cause le manque de connaissance. Marshall
suggère que l’on pourrait y remédier en partie en diffusant mieux le savoir contre cette
“ confiance excessive ” qui cause une violente expansion du crédit et des prix ; il propose même
la création d’un “ committee of able businessmen in the country ” dont le rôle serait de conseiller
les hommes d’affaires.
Par conséquent, si les périodes de chômage sont récurrentes, les travailleurs n’y peuvent rien : il
n’y a pas d’offre de travail, seulement une demande.
Pour finir, si nous avons rencontré les anticipations des entrepreneurs, ce sont des anticipations
mal fondées. Par ailleurs, il n’est pas question d’un chômage structurel. La vision de l’offre de
travail comme stock qui s’adapte à la demande à long terme semble s’imposer. On est donc loin
d’une vision en termes de confrontation marchande ; sauf à long terme, si on considère alors que
les résultats auxquels il parvient sont effectivement le produit d’une confrontation entre l’offre et
la demande.
La question est alors de savoir si les successeurs néoclassiques de Marshall ont vu, et tenté de
résoudre, le problème. En tout état de cause, on peut penser qu’il y a là une faiblesse manifeste
de la pensée marshallienne qui n’a pas échappé à Keynes.
II. La théorie du chômage selon Pigou
The Theory of Unemployment (TU) de A.C. Pigou est, de l’avis général, une œuvre
complexe, difficile à interpréter. Or Keynes se situe explicitement par rapport à elle lorsqu’il
présente la théorie classique de l’emploi, résumée par les deux postulats qu’il analyse dans le
chapitre 2 de la TG.
Son objectif explicite est de faire l’analyse du chômage de courte période en utilisant un
modèle simplifié du fonctionnement de l’économie, exprimé en termes réels puis monétaires.
L’analyse de Pigou se veut dynamique. Il cherche à comprendre les variations de l’emploi et du
chômage au niveau global, en particulier en période de dépression, lorsque varient soit le taux de
salaire [réel ou monétaire], soit la demande [réelle ou monétaire] de travail. Elle se veut aussi
résolument macroéconomique : s’il analyse à longueur de pages les déterminants de l’emploi au
15
A. Marshall, op. cit., p.251.
9
sein d’une firme, d’une industrie et “ des centres de production ”, il estime que certains résultats
globaux ne sont pas le produit d’une simple agrégation. Ce sera notamment le cas du concept de
demande globale de travail : on ne peut passer simplement d’une analyse microéconomique à
l’analyse macroéconomique qu’en tenant compte des interdépendances entre les secteurs.
La TU commence, après de très longues parties introductives, par une analyse réelle du
chômage. Les “ facteurs monétaires ” sont introduits dans l’avant dernière partie, mais Pigou
affirme que la prise en compte de ces facteurs ne modifie pas, pour l’essentiel, ses résultats sauf
pour ce qui ce concerne les effets de la politique salariale sur l’emploi et le chômage.
Pigou s’appuie dans la TU sur sa propre définition du chômage et du sous emploi : un
individu est au chômage s’il est à la fois inemployé et désireux de travailler au taux de salaire
courant, selon les normes horaires en vigueur et ses aptitudes propres. Il se propose d’utiliser la
définition suivante du chômage :
“ We thus conclude that the number of persons unemployed at any time is equal to the number of persons
who desire in the above sense  the number of would be wage earners  minus the number of persons
employed ”16.
Dans un premier temps, nous exposerons l’analyse que propose Pigou de la demande de travail.
Dans un second temps, nous verrons qu’il ne propose pas de fonction clairement identifiable
d’offre de travail.
(1) La demande de travail
Ce qui frappe dans le modèle simplifié de Pigou est qu’il centre son analyse sur la
fonction de demande de travail, dont les variations sont étudiées longuement et à tous les
niveaux : emplois particuliers, industries, centres de production et niveau global. La fonction de
demande de travail, dérivée de la fonction de demande de produits, est à l’échelle
macroéconomique une fonction atypique. Pour déterminer leurs fonctions de demande réelles de
travail, les employeurs obéissent et appliquent le principe de la maximisation du profit et ce aussi
16
A. C. Pigou (1933), Theory of Unemployment, Reprints of economic classics, published by Augustus M. Kelley,
Publishers, New York, 1971, p.6.
10
bien à l’échelle microéconomique que macroéconomique. Cette fonction est dans un premier
temps reliée au taux de salaire réel. (C’est à dire à la productivité marginale du travail). Pourtant,
d’autres arguments interviennent dans la forme de la fonction de demande de travail, comme le
niveau de salaire anticipée pour l’avenir, le niveau de capital utilisé, les substitutions possibles
entre travail et capital, les possibilités de modification de la composition du capital, la stabilité
antérieure du taux de salaire, l’existence d’un système d’assurance financée par les employeurs
et les interventions publiques. L’élasticité de cette fonction de demande de travail par rapport au
salaire réel, c’est à dire la forme prise par la courbe de demande, dépend justement des
influences combinées, exercées par ces variables.
Pigou résume alors sa démarche dans un modèle simplifié17 qui comprend deux secteurs
(ou centres de production), le premier (secteur 1, « wage-good ») dans lequel sont produits les
biens-salaire, c’est à dire les consommations ouvrières destinées au marché domestique et les
biens réservés aux exportations grâce à l’utilisation du service de x travailleurs. Le produit, F(x),
correspond donc, à l’échelle globale, à la valeur réelle des biens destinés à la consommation. La
dérivée de cette fonction, F’(x) est la productivité marginale toujours assimilée dans le texte de
Pigou au salaire réel. Le deuxième secteur (secteur 2, « non-wage-good ») produit tous les autres
biens et emploie y personnes. Pour conduire cette analyse de façon simplifiée, Pigou va
supposer, d’une part qu’il n’y a qu’un seul bien-salaire composite, et que d’autre part, les salariés
dépensent leurs salaires en achats de biens, le reste des biens-salaire produit constituant un
surplus pour ceux qui ne vivent pas de salaires (« non-wage-earners).
Une caractéristique essentielle de l’analyse de Pigou est d’attribuer au secteur 1 le rôle
moteur dans la détermination du niveau de l’emploi total. Ainsi, à côté de celui des salaires, les
fluctuations économiques jouent également un rôle prépondérant dans le traitement du niveau de
l’emploi et du chômage, dans la mesure où elles agissent sur le volume de production du premier
secteur. L’impact des fluctuations économiques sur l’emploi s’effectue par le biais du secteur 1.
La production et l’emploi de l’autre secteur sont donc dérivés de la production et de l’emploi
dans le secteur 1. Cela se traduit par le fait que, F’(x), l’efficacité marginale du travail dans le
17
On trouvera une interprétation formalisée, dans Klausinger H. (1998); “Pigou on Unemployment”, In Ph.
Fonctaine and A. Jolink, eds., Historical perspectives on macroeconomics: sixty years the General Theory London:
Routledge, pp. 51-71.
11
secteur 1, s’impose dans le calcul de la demande globale de travail (secteur 2 compris), suivant le
principe de la maximisation du profit18.
Pigou définit l’emploi total, n = x + y . Il pose, par hypothèse, que la demande globale de travail,
(x), est donc une fonction de x.
“ There are engaged in making wage-goods at home and in making exports, the sale of which creates claims to
wage-goods abroad, x men. The ouptut in value of these men we call F(x): and the general rate of wage is F’(x).
There are also engaged in others industries y further wage-earners, the wage payment to whom amounts, of course,
to yF’(x) . There is thus a total wage payment (x+y)F’(x): and there is left over, as so to speak, a trading surplus to
non-wage-earners in the wage good and the export industries, {F(x)-(x + y)F’(x)} value of wage goods. There is
also available to non-wage-earners the item I2,namely the interest receipts from aboard in terms of value of wage
goods, which is not dependent on the current rate of wage.[…] Let us call the elasticity of real demand for labour in
the wage-good industries and the export industries together:
η and the elasticity of the real demand for labour in the
aggregate Er . Given the surrounding conditions we are entitled to write
( x + y ) = φ ( x ) . Then clearly we have
F ′( x)
xF ′′( x )
”19
φ ′( x) F ′′( x) xφ ′( x)
Er =
÷
=
⋅η ⋅
φ ( x ) F ′( x ) φ ( x )
η=
Nous proposons l’interprétation suivante : selon nous Pigou désigne par x+y tantôt l’emploi total
existant, tantôt l’emploi total demandé, x + y = φ ( x) .
Lorsqu’il écrit x + y = φ ( x) cela signifie que l’emploi total demandé dépend de l’emploi
(demandé20) dans le secteur des biens-salaire. C’est donc l’élasticité de la demande de travail
dans le secteur 1 qui permet de définir l’élasticité agrégée Er . Ce dernier point, nous incite à
penser que x désigne dans la fonction φ ( x) la demande de travail pour le secteur 1 et non
18
Il faut dire ici que Pigou n’ignore pas la possibilité d’une action réciproque du même ordre, partant du secteur 2 et
se diffusant dans le secteur 1. En effet, il écrit : “Besides this reaction from the wage good to the non wage good
industries, there is also a reciprocal reaction; that just as lower wage-rates in the wage good industries promote
increased demand for labour in the non-wage good industries, so lower wage-rate in the non-wage good industries
promote increased demand in the wage-good industries. Thus it is often argued that, if, whether as a result of reduced
wage there or anything else, the number of men employed in road making, or others sorts of capital construction, is
increased, without offsetting reduction in other non wage good industries, a large mass of further employment will be
created in the industries that make wage goods by the expenditure of the newly employed men”, voir TU, p. 74. Pour
autant dans ce cas là, il n’y a pas, selon nous, de mécanisme de multiplicateur d’emploi. Sur ce point, Pigou est
explicite, voir en particulier le TU. pp. 74-75.
19
A.C. Pigou, op. cit. p. 89-90
12
l’emploi effectif comme le laisserait penser l’égalité x + y = n . Si tel est le cas, n peut être
différent de φ ( x ) et le plein emploi n’est pas postulé. Contrairement à ce que dira Keynes dans
l’appendice du chapitre 19 de la TG.
La fonction “ agrégée ” de demande de travail est une fonction décroissante par rapport au
salaire réel. Rappelons que pour Pigou cette fonction de demande “ agrégée ” est la synthèse et
non la somme des fonctions de demande établies à l’échelle microéconomique, après avoir pris
en compte les effets des “ interdépendances ” entre les différents centres de production.
(2) L’offre de travail :
On sait que Keynes attribue en particulier à Pigou une conception de l’offre de travail,
fonction croissante du salaire réel et selon lui typique de la « théorie classique ». Le taux de
salaire réel est, pour Pigou, le taux de salaire nominal divisé par le prix du produit (à l’échelle du
secteur) ou du niveau général des prix (si l’on s’en tient au système dans son ensemble). De fait,
Pigou reconnaît que l’offre de travail au niveau microéconomique est sensible au salaire réel,
mais ce n’est plus vrai au niveau macroéconomique, du fait d’un ensemble de réactions
compensatoires. Par contre, on cherche en vain une fonction d’offre globale de travail dans la
TU. D’ailleurs dans la correspondance21 qu’entretiendra Keynes avec Hawtrey, lecteur attentif de
la TU de Pigou, Hawtrey affirme :
“ I have been looking at Pigou’s Theory of Unemployment, and I can’t find that his treatment of wage goods
includes in any way the introduction of the supply function of labour, or any modification of the assumption made at
the outset that the labour offered in the market is a constant quantity. ”22
Il semble en fait que le niveau de l’emploi global soit à court terme la conséquence de la
confrontation d’une fonction de demande de travail avec un taux de salaire accepté par les
travailleurs, “ stipulated for23 ”, et indépendant de la demande de travail24. D’autre part, Pigou ne
20
Ici la question se pose de savoir si x est l’emploi effectif dans le secteur 1 ou l’emploi demandé dans le secteur 1.
The Collected Writings of John Maynard Keynes; The General Theory and After : Preparation, Volume XIII,
edited by Moggridge. London ; Macmillan volumes XIII et XIV.
22
C.W. XIV, op. cit., p. 38.
23
Il nous semble que l’expression « stipulated for », associée au salaire, soulève des difficultés particulières quant à
sa définition. Il peut s’agir en effet d’un concept relativement proche de la notion de salaire de réserve. Nous
considérerons que ce salaire correspond à la condition préalable, énoncée par les « would-be-wage earners », à leur
entrée sur le marché du travail.
24
Dans Lapses From Full Employment (1945), Pigou commence son analyse par l’hypothèse simplificatrice selon
laquelle le taux de “ salaire stipulé ” et la demande de travail sont totalement indépendants l’un de l’autre. Il
21
13
fait allusion à la relation entre le taux de salaire réel et la désutilité du travail que pour dire
qu’elle n’a guère d’importance en pratique.
Il y aurait donc un nombre de prétendants à l’embauche immédiatement prêts à travailler
au salaire réel affiché qui est à peu près fixe et ce quelque soit le salaire. La “ wage policy ”,
c’est à dire le salaire fixé par l’État, les syndicats ou autres, échappe aux travailleurs qui
acceptent le salaire ainsi fixé. On aurait donc une offre de travail agrégée constante, inélastique
aux taux de salaire réel ou monétaire.
Précisons qu’à la fin la discussion épistolaire entre Keynes et Hawtrey, Keynes finit par
s’adresser à Pigou qui lui répond :
“ My assumption was that, subject to the qualifications given […] , the number of would be wage earners is
fixed independently of the stipulated wage. […] and, given perfect mobility, the quantity of unemployed is
measured by the distance between the point where the demand curve cuts OP and P. If the stipulated wage is altered,
the horizontal part of curve moves to a lower or higher level, but the vertical part still passes through P. ”25
Q
O
P
D
Figure 1. L’offre agrégée de travail selon Pigou
Cette représentation contraste avec celle qu’avait imaginé Keynes à propos de la théorie
pigouvienne du marché du travail26.
Si l’on suppose que la fonction de demande de travail est décroissante par rapport à la
productivité marginale F’(x) (Pigou suppose qu’elle peut avoir plusieurs formes, entre autres
n’introduira un lien entre eux qu’ensuite par l’intermédiaire de l’effet du taux de salaire sur le taux d’intérêt et donc
sur la dépense monétaire.
25
Voir CW, XIV, op.cit., p. 54
26
Cette fonction déjà présente chez Jevons est proposée par Keynes comme typique de la pensée classique.
Cependant, selon Hawtrey, il n’y a pas de réelle tradition classique concernant la détermination du comportement
d’offre de travail. Nous verrons par ailleurs que, Pigou n’accepte une relation entre offre de travail et taux de salaire,
exprimée par une procédure marchande, qu’au niveau microéconomique. Voir CW XIV, op. cit., p. 28,29,30.
14
celle d’une hyperbole) , on peut alors représenter les différentes situations d’emploi par le
graphique suivant:
D1
D2
Salaire réel
stipulé w
D3
B
A
W*
N*
Emploi
Chômage
Figure 2. Courbes d’offre et de demande globales de travail
Si la demande réelle de travail est D1, il y a alors sous-emploi et chômage. Pigou ne précise pas
conformément à sa définition du chômage si celui-ci est volontaire ou involontaire27. Le point
d’intersection de la courbe D2 (ou D3) et de la partie verticale de la courbe de travail correspond
au plein-emploi : le taux de salaire « stipulé » est égal au « taux ajusté ». Dans la situation D3 (ou
D2), il y a des « vacancies », c’est à dire des emplois non pourvus, si on se trouve sur la partie de
la courbe située à droite de la partie verticale de la courbe d’offre de travail.
28
La question est de savoir si le chômage, représenté par le segment AB, est involontaire . D’après la définition de
Pigou, les personnes concernées sont des chômeurs pour lesquels il est difficile de dire s’ils le sont volontairement
ou non. Cependant, Pigou affirme que dans une situation de parfaite mobilité et de parfaite concurrence entre les
travailleurs, il devrait toujours y avoir ajustement et plein-emploi. La nature de cet ajustement permet de distinguer
29
l’analyse de Pigou de celle que lui prête Keynes dans la TG . A court terme, l’ajustement se fait entre la courbe de
27
Pour plus de précision sur ce point, se reporter à Aslanbeigui (1992), pp. 421-430, Collard (2000) p. xxxiv et
Devroey (1997), p. 1383. Rappelons, en outre, que le concept de « chômage involontaire », dont la définition est
ambiguë, est déjà présent dans les premiers écrits théoriques que Pigou consacre au chômage, notamment
Unemployment (1913).
28
Cette question soulève des difficultés d’interprétation qui ne peuvent être dépassées que par une analyse
comparative des textes de Pigou sur la question du chômage, question récurrente, présente dès ses premiers écrits, et
à laquelle il accorde une place prépondérante notamment dans des ouvrages comme Industrial Fluctuations (1929).
Voir Aslanbeigui (1992) (1990).
29
Sur le statut du chômage et la question de l’ajustement dans la TU. Voir Aslanbeigui (1990), pp. 624-625-626.
15
demande de travail et le salaire réel stipulé. A long terme, le chômage autre qu’incompressible serait donc dû à
l’absence de concurrence et à la pratique d’un taux de salaire stipulé trop élevé. Mais si Pigou tente d’évaluer les
avantages et les inconvénients d’une « politique salariale », il affirme chercher plutôt la solution au problème du
chômage du côté de l’action sur la courbe de demande réelle de travail sensible aux fluctuations économiques.
III La position de Keynes
Si nous résumons ce qui ressort de notre lecture de Marshall et de Pigou, nous pouvons avancer
deux propositions : (1) le niveau de l’emploi est déterminé sur le marché du travail ; (2) il n’y a
pas véritablement chez ces auteurs une confrontation marchande entre offreurs et demandeurs sur
ce marché. En effet, nous avons vu qu’il n’y a pas chez Marshall d’offre de travail à court terme ;
les travailleurs s’adaptent à la demande et le chômage trouve son origine dans les fluctuations
économiques. Chez Pigou, la volonté de construire une représentation macroéconomique du
marché du travail se traduit par l’absence d’ajustement entre offres et demandes de travail
puisque les salaires réels sont donnés : les salariés potentiels acceptent un “ salaire stipulé ” et à
offre globale fixe à court terme et indépendante du salaire réel, la demande de travail détermine
le niveau de l’emploi global.
On peut en conclure que le marché du travail, tel qu’il est présenté par les deux auteurs n’est pas
véritablement un marché comme les autres où s’ajustent les désirs des offreurs et des
demandeurs. Il y a donc là, à notre avis, une faiblesse dans le cadre d’une théorie de la régulation
marchande.
(1) La critique de Keynes30 : il n’est donc pas étonnant que la première critique de
Keynes (chapitre 2 de la T.G.) porte sur l’analyse « classique » de l’offre de travail. Certes,
Keynes attribue abusivement à Pigou une fonction d’offre de travail qui n’est pas la sienne (une
offre de travail fonction du salaire réel), mais celle-ci aurait le mérite de faire du marché du
travail un véritable marché. Il reste que si l’offre de travail selon Pigou est indépendante du taux
de salaire réel, cela veut dire qu’il n’y a pas d’ajustement en fonction du prix sur ce marché. Ce
résultat a la même portée que la critique formulée par Keynes à l’égard du second postulat, à
savoir que les travailleurs ne maîtrisent ni le niveau de l’emploi, ni celui de leur salaire réel
puisqu’ils ne maîtrisent pas l’impact sur leur pouvoir d’achat des mouvements de prix nominaux.
30
Dans la T.G., en appendice du chapitre 19, Keynes déclare à propos de la T.U. de Pigou : « nous nous devions de
combattre [ la doctrine classique] sous l’expression la plus formidable qui lui ait été donnée ».
16
La critique de Keynes à Pigou peut alors se résumer ainsi : pour Pigou le chômage serait dû au
refus des travailleurs d’accepter des ajustements de salaire. Si, comme le dit Pigou, le chômage
est du au fait que les conditions de la demande globale varient au gré des fluctuations
économiques et que les forces de frottement empêchent les ajustements nécessaires, cela veut
dire, selon Keynes, que c’est la « politique salariale » qui ne s’adapte pas aux variations de la
demande. De fait, Pigou, bien que très impliqué dans les débats sur la « politique salariale », n’a
jamais prôné une baisse des salaires nominaux.31
Keynes critique également l’idée implicite dans le modèle de Pigou, selon laquelle la
production est limitée par l’emploi. Il peut y avoir des emplois non pourvus, les « vacancies ».
Pigou propose ainsi, nous semble-t-il, un modèle récursif où le salaire « stipulé » peut apparaître
comme une variable exogène. Si, chez Marshall, la demande de travail détermine l’emploi à
court terme, ceci reste vrai chez Pigou. Mais en outre quelle que soit la demande de travail,
l’offre délimite l’emploi maximum et donc la production possible. Keynes veut au contraire
montrer, dans le cadre d’un modèle également récursif, que le niveau de production choisi par les
entrepreneurs détermine l’emploi global.
Une autre critique développée par Keynes à l’endroit de la T.U.(dans l’appendice au chapitre 19
de la T.G.)32 ouvre la voie à une compréhension plus générale de la position de Keynes : la
demande de travail, selon Pigou varie essentiellement en fonction de la demande de biens
salaires, alors que pour Keynes ce sont les variations de l’investissement (qu’il assimile à la
production du secteur 2 de Pigou) qui sont motrices par rapport aux variations de la production.
Keynes reproche à Pigou de ne pas proposer d’analyse acceptable de la demande de biens
d’investissement, liée, selon lui, au taux d’intérêt, d’autant plus que pour Keynes, la demande de
travail, telle que Pigou la définit, est peu susceptible de varier à court terme dans le cadre du
cycle : elle serait donc inopérante pour expliquer les variations de l’emploi.
(2) Les propositions keynésiennes : examinons comment Keynes, après avoir
« désactivé » la fonction d’offre de travail et par là, le rôle du marché du travail dans la
31
Sur ce point, voir Hutchison (1978) et Aslanbeigui (1992).
Nous ne développerons pas dans le détail les enjeux de la controverse entre Pigou et Keynes. Pour une analyse de
la critique de Keynes, exposée dans l’appendice au chapitre 19, voir le débat entre Aslanbeiguei (1992), Cottrell
(1994) et Brady (1994).
32
17
formation du taux de salaire et de l’emploi, va inverser les termes de l’analyse récursive de
Pigou.
Keynes peut d’abord conserver le premier postulat en le démontrant dans un cadre global
de courte période : en effet nous pouvons considérer le prix d’offre de demande globale (ou
fonction d’offre monétaire globale de produits), l’agrégat des prix d’offre individuels, comme
l’expression inversée de la demande de travail, liée au coût du travail. Chaque entrepreneur
établit son prix d’offre de façon à rentabiliser normalement son équipement : son prix d’offre
doit donc couvrir, entre autres choses, le coût marginal du travail. A chaque niveau d’emploi
correspond donc un prix d’offre globale tel que le coût marginal du travail est couvert par son
produit marginal. Keynes montre que l’ajustement nécessaire du fait des variations de la
productivité marginale du travail selon le volume de l’emploi, pour un salaire nominal rigide, est
effectué par le biais des entrepreneurs eux-mêmes : ils font varier leurs prix de vente nominaux
dans le même sens que leurs coûts, dans un univers concurrentiel. La concurrence et le principe
de la maximisation du profit suffisent donc à justifier le premier “ postulat ”, désormais expliqué.
Par contre, le second reste indémontrable, en tant que force active dans la formation de
l’emploi et du salaire réel puisque ce sont les entrepreneurs qui maîtrisent les prix nominaux,
lesquels s’imposent aux salariés d’où la critique logique du second postulat. Ce n’est donc pas
une fonction d’offre de travail, mais la contrainte de débouchés (la demande effective) qui peut
fixer un niveau d’équilibre de la production pour les entrepreneurs, donc l’emploi et le taux de
salaire réel d’équilibre.
La critique interne de la théorie classique ouvre, à un autre niveau, celui de la
détermination du taux d’intérêt par l’ajustement de l’offre et de la demande de capital sur le
marché du capital, la voie à l’élaboration du principe de la demande effective. En effet, dans le
chapitre 14 de la T.G., Keynes montre que l’analyse classique du taux d’intérêt laisse celui-ci
indéterminé : du fait que le niveau de l’investissement agit sur celui du revenu global, la courbe
d’offre d’épargne devrait se déplacer en fonction des différents niveaux possibles de
l’investissement. Cette indétermination ouvre la voie à trois analyses alternatives : celle du taux
d’intérêt, celle des déterminants de la consommation et de l’investissement. A partir de là, en
posant que la consommation est fonction du revenu et que l’investissement dépend du taux
d’intérêt et de l’efficacité marginale du capital, Keynes peut élaborer sa fonction de demande
18
globale. La fonction d’offre globale permet de déterminer un point d’équilibre de la production
globale, appelé demande effective, qui détermine à son tour le niveau de l’emploi.
Conserver alors la fonction d’offre de travail classique, comme expression des désirs
impossibles des travailleurs, permet à Keynes de définir le chômage involontaire : celui qui
touche ceux qui seraient prêts à travailler pour un salaire inférieur au salaire courant et
compatible avec le rendement économique et qui pourtant ne trouvent pas de travail.
19
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21
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