1 Marshall, Pigou et Keynes sur la fonction d`offre de travail Fayçal

1
Marshall, Pigou et Keynes sur la fonction d’offre de travail
Fayçal Arrouche et Françoise Duboeuf
Université de Paris I
L’objet de ce travail est de montrer comment Keynes, suivant les principes
méthodologiques développés par lui dans et à la suite de son Treatise on probability (1921), a pu
être amené à élaborer le principe de la demande effective (Théorie Générale, 1936) en
s’appuyant sur une critique, logique, interne, de la théorie classique ”. La révolution
keynésienne s’inscrirait donc dans le prolongement critique de ses prédécesseurs. Au cœur de
cette critique, on trouve, dès les premières pages de la T.G., une attaque en règle contre les
présupposés qui fondent l’analyse “ néoclassique ” du marché du travail. Il nous faut donc
retracer l’évolution de l’approche du chômage, de Marshall à Pigou, pour y repérer les éléments
empruntés, critiqués et remaniés par Keynes, afin d’éclairer le contenu de sa propre position
théorique.
Keynes caractérise en effet la théorie “ classique ” de l’emploi, “ supposée simple et
évidente ” par les deux égalités qu’il nomme “ postulats ”, invitant ainsi le lecteur à considérer
qu’elles ne sont pas démontrables. Keynes choisit ici l’équilibre de courte période marshallienne
afin d’entrer dans lacitadelle ; ceci implique, selon la tradition, deux forces ”, deux
fonctions, avec un seul point d’équilibre, comme le suggèrent les “ deux postulats ”. En effet, si
l’on ne retient que la seule fonction de demande de travail classique, l’emploi est dicté par la
productivité marginale du travail. Il faut donc élaborer une fonction d’offre de travail. C’est du
moins la position que Keynes impute aux “ classiques ” à travers le second “ postulat ”.
Il s’agit alors pour Keynes de démontrer que l’équilibre marchand de l’offre et de la
demande de travail ne fonctionne pas ; il mettra en place un autre équilibre, celui qui est dicté à
la fois par lademande ” de travail des entrepreneurs - exprimée indirectement par leur fonction
de prix d’offre globale - et la contrainte de débouchés, à travers l’élaboration d’une nouvelle
théorie de la consommation et de l’investissement.
2
Notre travail consiste, ici, à rechercher comment Keynes a pu établir ces énoncés,
chez les “ classiques ”, et leur caractère non démontrable. Comment, à travers une critique
essentiellement interne, il a pu leur attribuer cette fonction d’offre pour en faire le talon
d’Achille de leur théorie.
Nous centrerons notre analyse sur ses deux grands prédécesseurs à Cambridge : A. Marshall (Principles of
Economics, 1890, et Money, Credit and Commerce, 1923) et A. C. Pigou (The Theory of Unemployment, 1933) : il nous semble
clair que Keynes a une connaissance approfondie de leurs travaux, et que la pensée de Marshall et Pigou est prédominante
parmi les influences théoriques dans le cadre desquelles il travaille.
I- L’approche de Marshall
Marshall aborde, dans ses Principes, le problème des niveaux de l’emploi et du taux de
salaire dans le cadre de la théorie de la répartition de longue période, qui suit la théorie de la
valeur ; il veut y appliquer le même schéma explicatif, celui de l’action opposée des deux forces
de l’offre et de la demande. Il ne traite qu’incidemment du problème de l’emploi à court terme,
pour y revenir plus longuement dans Money, credit and commerce. Nous retiendrons trois
points : d’abord (1) Marshall n’analyse pas son problème dans le cadre de l’équilibre partiel mais
dans une vision d’équilibre global. Ensuite (2), il nous semble que son approche semble
défectueuse en tant qu’approche en termes d’équilibre de forces opposées : l’inscription
théorique de l’action de l’offre semble poser problème. Enfin (3), si cet appareil théorique
s’inscrit dans une étroite continuité avec sa théorie de la valeur, il n’est pas aisé de l’adapter à la
courte période, pour traiter du chômage. Or Keynes choisit la courte période marshallienne pour
expliquer l’existence d’un équilibre de sous emploi : la critique du marché du travail classique ne
fait sens que si ce marché s’inscrit dans la même période que le principe de la Demande
Effective. Or dans l’analyse du chômage à court terme, on cherche en vain chez Marshall
l’analyse d’une confrontation marchande ; la productivité du travail à court terme semble alors
s’imposer aux travailleurs comme une norme qui doit régler leur salaire.
(1)-Marshall annonce que l’analyse de la répartition est complexe. D’emblée l’approche
est globale, ordonnée autour des conditions de la répartition du dividende national. Il paraît donc
abandonner la méthode de l’équilibre partiel pour une vision d’équilibre général. Le principe
fondateur de l’explication devient alors la concurrence générale entre tous les agents de la
production, appuyée sur le principe de substitution ; substitution du capital au travail,
3
substitution entre les différents “ grades ” du travail, à l’échelle d’un pays. Ainsi, prenant
l’exemple de l’emploi d’un berger additionnel, il affirme que la productivité marginale liée à son
emploi est influencée par un ensemble de causes qui débordent largement le cadre de l’industrie
du mouton1. Ceci peut expliquer pourquoi, comme nous le verrons plus loin, Pigou se tournera
vers une approche macroéconomique originale ; ce qui a pu influencer Keynes.
(2)- Le problème qui se pose alors tient à l’existence, dans l’analyse proposée, de deux
forces symétriques et indépendantes l’une de l’autre conduisant à un prix et à une quantité
d’équilibre.
a) la demande de travail : Marshall commence par analyser longuement les effets de la
demande sur le salaire en faisant abstraction de l’effet réflexe du salaire sur l’offre de travail2.
Ceci le conduit à montrer que le salaire, pour les demandeurs, doit égaliser la productivité
marginale du travail, mais il affirme qu’il ne s’agit pas là d’une théorie du salaire mais seulement
d’une de ses causes3 . Lors d’une digression sur le taux d’intérêt, Marshall affirme d’ailleurs
qu’on ne peut faire ainsi une théorie de l’intérêt ou des salaires “ without reasoning in a
circle ”4. En effet, les demandeurs fixent leur demande pour un prix donné, qui dépend de l’offre
et de la demande ; il faut donc une fonction d’offre.
En fait, pour analyser cette “ cause ”, il s’appuie sur la rationalité maximisatrice du
producteur individuel qui tantôt décide du salaire à payer à un travailleur supplémentaire en
fonction de sa productivité marginale, tantôt décide d’employer un travailleur marginal en
fonction du prix du marché (sous l’hypothèse habituelle sans doute selon laquelle la décision du
producteur individuel ne fait pas varier la demande globale de travail). Nous pouvons donc
considérer que Marshall élabore une fonction de prix de demande globale, sous réserve du
problème posé par l’homogénéisation monétaire de toutes les productivités marginales.
b) L’offre de travail et le problème de l’interdépendance des deux fonctions :
L’analyse s’inscrit dans la longue période ; en effet, la “ fonction ” d’offre de travail de Marshall
repose, pour simplifier et selon ses propres termes, sur l’analyse des “ coûts de production ” du
travail. Le salaire a, dit-il, une influence réflexe sur l’offre de travail. Or il semble que Marshall
1 A. Marshall, Principles of Economics, édité par C. W. Guillebaud, Macmillan and co, 1920, vol. 1, pp 517-518.
2 A. Marshall, op. cit., p. 514.
3 A. Marshall, op. cit., pp. 517-518
4
ne parvient pas à établir une fonction de prix d’offre du travail, face à sa fonction de demande. Il
s’agit plutôt pour lui, selon nous, de comprendre les conditions dans lesquelles s’accroît une
offre (quantité et qualité) de travailleurs adaptée aux besoins rentables des entreprises (signalés
par les prix de demande, ou de marché, du travail), que de comprendre la quantité de travail
offerte, pour une population donnée, selon le taux de salaire réel. En effet :
“[...] an increase of wages [...], almost always increases the strength, physical, mental and even moral of the
coming generation; and that, [...] an increase in the earnings that are to be got by labour increases its rate of growth;
or in other words, a rise in its demand-price increases the supply of it. If the state of knowledge, and of social and
domestic habits be given; then the vigour of the people as a whole if not their numbers, and both the number and
vigour of any trade in particular, may be said to have a supply-price in this sense, that there is a certain level of the
demand-price which will keep them stationary; that a higher price would cause them to increase, and that a lower
price would cause them to decrease.”5
C’est donc, semble-t-il, le salaire (d’équilibre ou en tous cas de marché ) qui détermine
la force , la vigueur, de la génération à venir ; c’est lui qui détermine le taux de croissance du
travail. Notons l’hésitation de Marshall entre l’effet des salaires effectivement perçus, et l’effet
du prix de demande du travail. Tout se passe comme si le prix de demande était confondu avec le
prix de marché. Or on est loin ici d’un prix de marché d’équilibre de l’offre et de la demande
puisque c’est le travail qui croît en nombre et en vigueur en fonction d’un salaire apparemment
donné : le salaire détermine quantité et qualité du travail futur ; ces variables ne sont pas fixées
par les travailleurs en fonction de différents prix possibles, mais déterminées par un prix donné.
D’où l’expression “ a supply price in this sense”.
Ce qui n’empêche pas Marshall de conclure à une symétrie de l’offre et de la demande
dans la détermination du salaire, bien que, selon lui, la relation entre le salaire et le “ coût de
production ” du travail soit “ indirect and intricate6
Or Marshall va proposer une représentation curieuse de l’équilibre normal. Il fait
intervenir les revenus courants et les revenus anticipés pour l’avenir qui influencent l’offre de
travail. On ne peut imaginer qu’après une période stationnaire suffisamment longue, la
population, dont les anticipations sont ainsi aisées, a pu adapter son effort en termes d’offres de
4 A. Marshall, op. cit., p. 519.
5 A. Marshall, op. cit., p 532. Souligné par nous.
6 A. Marshall, op. cit., p 532.
5
travail (son sacrifice en coûts de production), à la demande indiquée par un prix de marché
stable. En effet :
“But the incomes which are being earned by all agents of production, human as well as material, and those
which appear likely to be earned by them in the future, exercise a ceaseless influence on those persons by whose
action the future supplies of these agents are determined. There is a constant tendency towards a position of normal
equilibrium, in which the supply of each of these agents shall stand in such a relation to the demand for its services,
as to give to those who have provided the supply a sufficient reward for their efforts and sacrifices. If the economic
conditions of the country remained stationary sufficiently long, this tendency would realise itself in such an
adjustment of supply to demand, that both machines and human beings would earn generally an amount that
corresponded fairly with their cost of rearing and training, conventional necessaries as well as those things which are
strictly necessary being reckoned for.”7
Ainsi le processus décrit par Marshall vise à montrer l’égalisation globale de l’offre à la
demande de travail. Il n’y a donc pas place, à l’équilibre, pour un chômage de longue période,
même volontaire. Mais il faut noter à quel point la vision de Marshall quant à l’offre de travail et
à son prix ressemble à la vision classique, bien qu’il qualifie celle-ci d’exagérée : la population
salariée s’adapte en quantité et qualité aux salaires qui lui sont proposés. Il y a ainsi une
dissymétrie entre les traitements de la demande et de l’offre de travail, car l’offre de travail
dépend des choix des parents en vue du meilleur avenir pour leurs enfants, sous la contrainte,
entre autres, de leurs propres salaires. Il semble donc que la population travailleuse s’adapte à la
demande exprimée par les prix de demande et que les travailleurs n’aient pas en fait de prix
d’offre à long terme à opposer aux prix de demande. Si leur prix d’offre est leur coût de
production (avancé par les parents), Marshall ne leur donne pas un rôle actif dans la formation
des salaires et se contente d’affirmer que l’on aboutit à l’équilibre de l’offre et de la demande,
sans doute parce que la population désireuse d’emploi s’est effectivement, en quantité et qualité,
adaptée aux conditions de la demande (quantités et prix).8
d) Le rôle prépondérant de la demande de travail : Marshall donne un rôle prépondérant
aux demandeurs dans la mise en œuvre du principe de substitution généralisé. Bien plus, il
souligne que si l’utilisation des agents est gouvernée par la demande, en fonction de l’offre, cette
offre se présente sous forme de stocks.
7 A. Marshall, op. cit., p.p. 576-77.
1 / 21 100%

1 Marshall, Pigou et Keynes sur la fonction d`offre de travail Fayçal

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !