Jean-Claude Passeron1invité par la section de sociologie de l’ENS-LSH (Lyon)
a accepté de répondre aux questions des élèves et doctorants de l’Ecole. Il est
revenu sur ses grands thèmes de recherche (sociologie de la culture, sociologie de
l’éducation, épistémologie des sciences sociales) et son itinéraire scientifique, ainsi
que sur la posture intellectuelle du sociologue.
Il a d’abord travaillé comme alter ego de Bourdieu dans les années 1960,
notamment en sociologie de l’éducation (Les Héritiers, La Reproduction2) puis
avec Jean-Claude Chamboredon et de nouveau Pierre Bourdieu, il a rédigé ce qui
reste un ouvrage majeur d’épistémologie des sciences sociales: Le Métier de Sociologue.
Ensuite, il a pris ses distances avec l’auteur de La Distinction pour mener, à
l’écart des cénacles parisiens, d’autres travaux de sociologie empirique
(sociologie de l’art et de la réception artistique) et une réflexion épistémologique
décisive inscrite dans la perspective webérienne qui a abouti en 1991 à la
publication du Raisonnement Sociologique3. Son activité l’a conduit à établir
des ponts avec l’histoire et l’anthropologie, tirant les conséquences de ses préceptes
sur l’identité de méthode et d’objet dans les sciences sociales, à travers la
collection «Enquête» qu’il dirige.
Il nous invite à retracer avec lui les grandes lignes d’un parcours intellectuel et
scientifique…
Nous proposons de répartir le temps de discussion en quatre parties. Une première
concerne la légitimité culturelle. Que pouvez-vous nous dire sur ce concept cen-
tral dans les travaux que vous avez écrits en collaboration avec Pierre Bourdieu?
Entretien avec Jean-Claude Passeron
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 – p. 127-144
Entretien avec Jean-Claude Passeron
1.Nous remercions la section de sociologie de l’ENS-LSH qui a organisé la venue de J.-C. Passeron et qui nous
a permis d’enregistrer cette conférence. Nous nous sommes efforcés dans la retranscription de conserver la vi-
vacité du style oral et de soigner la présentation pour en rendre la lecture plus agréable. Ce texte n’a pas été
amendé par l’auteur et nous assumons seuls son contenu ainsi que les modifications qui lui ont été apportées.
2.Une bibliographie non-exhaustive reprendra les principaux travaux de J.-C. Passeron à la fin de cette re-
transcription.
3.J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
Jean-Claude Passeron: beaucoup de gens disent «légitimité culturelle». Pour
moi, ce n’est pas le concept central dans le fonctionnement de ce qui se joue
dans l’ordre symbolique quand deviennent agissantes dans la tête des acteurs ce que
Weber appelait des «représentations de légitimité». Ce n’est pas une propriété
intrinsèque de personnages, de textes, d’œuvres ou d’institutions, ce sont des
représentations qu’ont les acteurs et qui facilitent – ce qui ne veut pas dire que ce
sont des choses déterminantes – l’obéissance à l’ordre dont il s’agit (religieux, poli-
tique, culturel, éducatif etc.). Parce que les gens ont dans la tête que cet ordre est
légitime. C’est une croyance des acteurs, ce n’est pas une théorisation du
sociologue, ce n’est pas une propriété substantielle assignée par exemple à
certaines œuvres de culture légitime ou de culture de quelques-uns, ou de culture
de classes privilégiées, ou de culture d’élites professionnalisées dans certains arts,
écrivains, peintres ou critiques d’art… […]
«Représentation de légitimité», cela signifie que c’est une catégorisation du mon-
de objectif qui joue un rôle dès lors que les acteurs l’ont dans la tête. Et dans ce sens-
là, une représentation de légitimité, c’est autre chose, peut-être moins,
peut-être plus contraignant – je ne sais pas – qu’une représentation de légalité.
Aussi ai-je été amené à répondre, en rappelant cette définition, parce que
l’objection était: «mais pourquoi considérerez-vous que des messages, des œuvres,
des sculptures… sont destinées à être légitimes plutôt que d’autres? Quels critères
donnez-vous dans un message, dans un système de signes? Il y aurait un indice
de la légitimité! » Il n’y en a pas dans le texte! C’est pourquoi dans le sens des
formalistes russes, c’est une des questions, très antisociologiques, synthétisée
par Todorov. Un texte, c’est quoi? C’est tout ce qui se passe entre le premier mot du
texte et le dernier mot du texte, c’est la textualité du texte. Qui parle,
d’où, dans quelles conditions, par quels circuits de diffusion, sur quel support, par
quel canal? C’est hors du message, c’est hors du texte. Et à qui, à quel
récepteur, bien ou mal luné, ayant des enfants ou dans l’attente de passer
sa nuit tranquille en faisant sa digestion même si c’est en regardant un
tableau, ceci est exclu par la théorie de la littérature, de la littérarité, de ce qui
est littéraire dans un texte. Ça, c’est chercher dans le texte les raisons du statut du
texte. Le sociologue ne raisonne pas comme ça, donc je rappelle que «légitimité»,
c’est bien sûr quelque chose qu’il faut placer dans son rôle. Constatable,
observable historiquement, d’analyseur de ce qui fait l’influence. Il n’y a
pas que la force nue […] qui impose. Le symbolique, tout cela, c’est des forces
d’imposition.
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Entretien avec Jean-Claude Passeron
Il se trouve que, sur un secteur, bon je le dis au passage, surtout dans
La Reproduction, nous avions essayé de nouer ce lien entre des rapports de force et les
rapports de sens. Vous allez les observer séparément, mais vous observez que pour
que se nouent des rapports de sens, il faut qu’on oublie une partie des rapports
de force. J’aurais tendance à dire que c’était la lecture de Bourdieu, mais à vrai dire
elle était pas de moi, elle était de Pascal. Implicite dans La Reproduction,
c’est bien sûr la lecture des Pensées de Pascal, et de ce qu’il appelait « la double
chaîne»: les chaînes de nécessité et les chaînes d’imagination, dans une dialectique;
il dit «renversement du pour ou contre», où quand on croit saisir la force de la
force, on saisit la force de la représentation symbolique. Ce sont tous les dévelop-
pements sur la coutume, que le peuple croit naïvement, pensant que les grandeurs
d’établissement sont des grandeurs de nature, intrinsèques. Pascal, évidemment,
tente parfois de se confondre avec le «demi-habile», parce qu’il a reçu de Montaigne
la critique de la coutume […], [critique] relativiste, sur le fait qu’il n’y a pas de
grandeur en soi, ou de légitimité en soi d’un pouvoir, ou de l’aristocratie, c’est
du «bluff symbolique» et c’est de la draperie symbolique des rapports de force.
Elle rend plus impressionnant, elle introduit de la distance.
Il critique, comme s’il était lui-même un demi-habile, enfin un sceptique,
un libertin, quand il dit: c’est la «grimace sociale». Donc il y a bien une critique,
mais l’essentiel, c’est ce qu’il dit: «il faut aller au-delà». Donc le demi-habile a
raison, à moitié raison, il a vu la «grimace sociale» mais il n’a pas tout vu. Par exemple,
Pascal illustre en disant: «cette union du peuple salie». Non pas en dépit de leur naï-
veté, parce qu’ils croient réellement qu’il y a une grandeur intrinsèque, mais à cau-
se de leur naïveté même, parce que ça produit chez eux le consentement à
l’ordre établi, au respect de la hiérarchie, et par conséquent il dit: «pour penser
que les opinions du peuple sont saines, pour des raisons politiques, il faut avoir une
idée politique derrière la tête». C’est celle qu’il appelle du troisième degré, c’est
celle de «l’habile». L’habile, c’est lui-même, c’est à dire celui qui donne la raison
qui fait qu’on donne raison au peuple en sa naïveté contre les demi-habiles en leur
début de sens sociologique. […]
La guerre civile est le plus grand des maux; donc les opinions du peuple
sont saines, en ce sens qu’en se trompant, il se trompe au service de l’intérêt
collectif, de la société, et donc de sa hiérarchie. […] Le symbolique et la force du
symbolique tiennent une place considérable chez ce premier anthropologue
relativiste qu’est Pascal. C’est un des points de départ de l’analyse à l’anthropologie
de la domination. Donc Pascal avait vu le rôle que joue le consentement à la
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domination, c’est à dire la méconnaissance des rapports de force. Le peuple ne sait
pas pourquoi il obéit mais comme dit Pascal dans Les Pensées: «je pourrais ne pas
m’incliner devant ce noble qui passe dans son carrosse, sur la route de Versailles, mais
je sais que si je ne me plie pas, que je ne me retire pas, révérencieusement, eh ben il
peut sortir et me faire donner les verges par son laquais.» C’est la force que, en
habile, j’anticipe. Tandis que le peuple lui aussi anticipe, mais il reconnaît les grands
en méconnaissant ce qui fait la force des grands, et voilà la source, bien sûr, de
cette formule qu’il y a dans La Reproduction: «c’est la méconnaissance des rapports
de force qui fait la reconnaissance de la légitimité des rapports de sens»,
de signification.
Une légitimité ou des légitimités ?
J.-C. P.: ce n’est pas les mêmes ordres légitimes, dans l’ordre religieux, dans
l’ordre politique etc. Le point de départ de toutes nos analyses, c’était évidemment
d’avoir transposé ce concept de légitimité à un ordre dont Weber ne parlait pas, qui
est l’ordre culturel – à son époque, «culture», c’était un mot trop vague, un ordre
symbolique parmi d’autres. Voilà pourquoi on s’est emparé de «légitimité» pour en
faire une légitimité culturelle, à l’époque de La Reproduction. Mais j’attirais
l’attention sur le fait que, si on repart de Weber, l’intuition anthropologique, c’est
le processus de légitimation qui est à analyser pour l’historien, ses conditions, ses
instruments, les conditions de cécité, les conditions de méconnaissance, ce qui se
passe, ce qui fait que cela s’est bien passé ou mal passé. Et aux yeux de quel groupe
c’est mal passé […].
Tout cela, ce sont des légitimités qui vont et qui viennent, qui se combattent.
Parce qu’il y a divers ordres de légitimité qui se disputent. L’ordre religieux dit:
«c’est moi qui ai le plus de légitimité.» Et inversement pour le politique, inverse-
ment pour le culturel, l’éducatif. Parce que dans la même légitimité politique, il
n’y a pas une légitimité, une pensée. «Ah! Pensée unique, pensée dominante…»
Mais il y a trente-six pensées dominantes! Tout le monde appelle «pensée unique»
la pensée qui n’est pas la sienne. Mais tout le monde dénonce une pensée unique.
Je vois, vers la droite, vers la demi-droite, vers l’extrême droite, vers le bassin, ou au
contraire – comment on dit là –… l’angélisme des intellectuels de gauche! Pensée
unique ne veut rien dire pour la description sociologique. Justement, il y a des
légitimités, elles se disputent la légitimité, du parler vrai en politique par exemple.
Pourquoi il y a une histoire de légitimité, qui est ce dont je viens de parler:
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Entretien avec Jean-Claude Passeron
légitimation toujours en cours. Cela a commencé… par exemple, pour les arts,
disons qu’à un moment donné, la Renaissance, la peinture entre en légitimation.
C’était un art mineur, c’était le propre des artisanats, alors qu’elle devient un grand
art, elle devient le summum même de l’art légitime dans les arts plastiques. Et ça
continue! Il y avait vraiment un mépris à propos de la B. D, du cinéma, des oeuvres
de Hitchcock etc. Un mépris pour de nouveaux arts, de nouveaux moyens de
communication. Et puis en quinze ou vingt ans, vous les avez vus se légitimer,
c’est-à-dire passer par le même chemin de légitimation que les autres arts […] se
donner les instruments de l’érudition, c’est-à-dire d’un rapport ennuyé, studieux à
l’art. […] Certains allaient voir un film, en découpant dans le noir les séquences, les
notant sur un bout de papier. C’était le début d’un commentaire spécialisé,
érudit, ascétique même souvent, d’une glose. L’askesis se substituait à l’aesthesis, au
rapport émotif à l’œuvre […] Donc la légitimation, c’est par exemple voir
apparaître des instruments de légitimation […].
Ces réponses sur les processus de légitimation appellent une question plus
large, peut-être, sur la sociologie de l’éducation et de la culture, sur l’inégalité
des chances d’accès, sur vos travaux avec Bourdieu, ainsi que sur ceux qu’il a
pu écrire par la suite, disons autour des mêmes inquiétudes…
J.-C. P.: pour revenir sur la divergence Bourdieu-Passeron, elle date de 1972. Le
dernier ouvrage que nous avons travaillé et publié ensemble, c’est La Reproduction,
un peu après Les Héritiers. Bien que nous ayons conservé en gros les mêmes
constatations ou analyses fonctionnalistes de sociologie de l’éducation et de la
culture, nous avons divergé sur un certain nombre de points sur lesquels je ne
m’étendrais pas.
Je reviendrai donc de préférence sur les instruments du sociologue de manière
générale, et sur le fait qu’on fait comme on peut. J’en reviens au questionnaire
étalé de 1961 à 1968, utilisé dans certaines analyses des Héritiers. C’est surtout un
rapport pédagogique, entre les étudiants et leurs études; il y a tous les tableaux des
questionnaires passés dans plusieurs universités françaises et qui mesurent les
variables sociologiques, le rapport aux études, le rapport au langage etc., parce que
dès le début une sociologie de l’éducation nous semblait expliquer les inégalités de
réussite, ou de persistance, ou de rentabilité de l’éducation. Ce n’est pas qu’il y ait
des inégalités, parce que cela, plus ou moins, tout le monde le disait, et sans
indiquer leurs ordres de grandeur; mais à cette époque, personne ne voulait
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