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DIRECTION 192 OCTOBRE/NOVEMBRE 2011
MÉTIER ▼
par l’ordre, la sécurité, la stabilité qu’il
institue dans les rapports sociaux. Ubi
societas, ibi jus : là où il y a une société,
il y a du droit ; à défaut, la société est
livrée à l’anarchie et à la loi du plus
fort. Songeons à la signification de la
Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, première pierre posée contre
l’arbitraire, qui fait toujours autorité dans
notre corpus juridique, ou au Code du
travail, patiente construction destinée à
limiter la toute-puissance du patron.
Or, dans nos sociétés, le besoin de
sécurité se fait pressant en raison non
seulement d’une insécurité publique ou
d’accidents de toutes sortes (circulation,
santé, alimentation, catastrophes, atten-
tats, etc.) fortement médiatisés mais
surtout d’un monde qui change avec
une extrême rapidité, entraînant une
précarité économique et sociale géné-
ralisée. Le monde scolaire n’échappe
pas à ce phénomène (obsolescence
rapide des savoirs, généralisation des
« incivilités », pression des parents
quant à la protection de leurs enfants,
avec l’exemple de la percée de la pédo-
philie dans le champ public…). Dans ce
monde devenu dangereux, les individus
cherchent refuge dans des règles pro-
tectrices : statuts, lois, règlements.
Cette recherche de règles résulte
aussi d’une généralisation des com-
portements fondés sur l’individualisme
et le consumérisme. Ceux-ci sont très
présents à l’école tant chez les parents
et les personnels que chez les élèves.
Ils se traduisent par des exigences nou-
velles sur le plan pédagogique (déve-
loppement de méthodes faisant appel à
l’autonomie des élèves) mais aussi par
la revendication de nouveaux droits :
les parents réclament des explications
à propos des décisions de l’institution
et exigent le fonctionnement régulier du
service public ; les élèves demandent
des droits et, depuis 1991, une série
de libertés publiques leur ont été
accordées au sein des collèges et sur-
tout des lycées ; les agents ont obtenu
des avantages statutaires étendus. À
tel point que l’on peut s’interroger : ne
sommes-nous pas en train de bâtir un
self-service public où chacun viendrait
butiner ce qui lui plaît, sans contrepar-
ties en terme de devoirs à respecter ?
La question mérite d’autant plus d’être
posée que, comme dans l’ensemble
de la société, la demande de droits
s’accompagne de transgressions crois-
santes de la loi, comme si le caractère
sacré du droit s’érodait peu à peu : n’y
a-t-il pas là un sérieux paradoxe ?
La juridicisation s’explique en effet
aussi par la crise de l’autorité et des
modes traditionnels de régulation
sociale. Autrefois, le respect des règles
et l’autorité des responsables étaient
acceptés naturellement ; la régulation
sociale s’opérait au travers de mul-
tiples institutions et relais (famille, école,
églises, armée, associations, etc.) qui
encadraient la vie sociale et encoura-
geaient le respect du bien commun. Ces
institutions subissent une crise et, face
aux contestations de toutes sortes, ne
parviennent plus à assurer la régulation
sociale. Ceci explique, dans l’institution
scolaire comme dans l’ensemble de la
société, le recours permanent au droit
et au juge, reflet d’un besoin d’asseoir
la vie commune sur des règles et des
autorités reconnues comme légitimes
et, par conséquent, acceptées. Ceci
explique aussi que l’autorité se fonde
désormais sur d’autres ressorts que le
seul statut du responsable ou l’argu-
ment d’autorité.
UNE PROLIFÉRATION
AUX EFFETS AMBIGUS ?
La juridicisation se traduit d’abord
par la prolifération des lois et règle-
ments. Dans tous les domaines, on
assiste à une multiplication de la pro-
duction des textes et des directives :
outre l’irruption du droit international
et européen dans notre droit interne, le
Journal officiel et, en ce qui concerne
l’Éducation nationale, le Bulletin offi-
ciel (BOEN) ont peu à peu épaissi ! La
publication du Code de l’éducation en
juin 2000 (2) a eu précisément pour objet
de mettre de l’ordre dans cette pro-
duction bavarde : à elle seule, la partie
législative compte près de mille articles,
très souvent divisés en sous-articles ; la
partie réglementaire, dont la publication
arrive à son terme (il manque encore les
statuts des enseignants du public), est
encore plus longue et on ne compte
plus les circulaires, instructions et
autres notes (sans valeur réglementaire),
publiées ou non, adressées chaque jour
aux établissements scolaires.
Très justement, Montesquieu écri-
vait : « Les lois inutiles affaiblissent les
lois nécessaires ». Notons que cette
frénésie n’éclaircit pas nécessairement
le cadre opérationnel, pour plusieurs
raisons : dégradation de la qualité du
droit(3) (qui comporte trop fréquem-
ment des objectifs ou déclarations sans
caractère normatif - pratique à laquelle
le Conseil constitutionnel a tenté de
porter un coup d’arrêt, précisément
dans le domaine de l’éducation, en cen-
surant plusieurs dispositions et l’annexe
de la loi d’orientation et de programme
pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005
(4)), instabilité (rythme éclair des lois
dans certains domaines, tels le droit des
étrangers ; ex. dans l’éducation : la dis-
cipline, les sanctions de l’absentéisme),
fâcheuse habitude de légiférer sous le
coup de l’émotion et de l’urgence, com-
plexification insensée (avec notamment
une interpénétration croissante du droit
public et du droit privé, illustrée par
exemple par la procédure de partenariat
public/privé ou - sujet bien connu des
chefs d’établissement - par la situation
des aides-éducateurs et des « contrats
aidés »), en dépit de la publication régu-
lière de « lois de simplification » qui, à
vrai dire, ne simplifient guère (5)…
À ces phénomènes s’ajoute la quasi-
disparition de ce que les juristes qua-
lifient de « mesures d’ordre intérieur »,
c’est-à-dire de ce qui relevait de l’infra-