AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 Salih AKIN Laboratoire DYALANG Université de Rouen - CNRS L’ALPHABET KURDE ADAPTE AUX CARACTERES LATINS L’alphabet kurde adapté aux caractères latins et en usage actuellement a été élaboré dans les années 1930. Les conditions sociopolitiques de son élaboration et les motivations des chercheurs engagés dans sa construction témoignent de l’une des dimensions les plus importantes de l’aménagement linguistique, qui consiste à fixer les caractères pour la notation des sons de la langue. Malgré certains problèmes qu’il connaît et des débats qu’il soulève actuellement, l’alphabet kurde adapté aux caractères latins connaît un succès indéniable et a joué un rôle fondamental dans l’évolution de la langue, dans les domaines aussi élémentaires que l’apprentissage, la diffusion, l’écriture. Cette contribution propose, dans un premier temps, d’aborder dans une perspective sociolinguistique les travaux menés dans le cadre de la revue Hawar, visant l’adaptation de l’alphabet kurde aux caractères latins. Dans un deuxième temps, elle permettra de faire le point sur les perspectives et les débats actuels concernant le réaménagement de cet alphabet. 1. La situation et l’écriture du kurde dans les années 1920 Le kurde appartient à la famille des langues indo-européennes et se situe dans le groupe iranoaryen de cette famille qui regroupe plusieurs langues modernes comme ossète, persan, baloutchi, tadjik, etc. Au lendemain de la première guerre mondiale, la répartition des Kurdes dans quatre Etats (Irak, Iran, Syrie et Turquie) entraîna d’importantes conséquences linguistiques et sociolinguistiques dans l’évolution du kurde. Langue privée de reconnaissance politique et d’enseignement dans les Etats où vivent les Kurdes, son développement s’est fait sur une structure polydialectale comprenant plusieurs dialectes, dont chacun se subdivise en une variété de parlers locaux. Les deux dialectes principaux et nettement apparentés sont le kurmanji (parlé par la majorité des Kurdes de Turquie, de Syrie, des Kurdes répartis dans les républiques de l’ex-Union Soviétique ainsi que par une partie d’entre eux vivant en Iran et en Irak) et le sorani (essentiellement parlé par des Kurdes en Irak et en Iran). Le kurmanji, parlé par 65 % des Kurdes, apparaît plus archaïque que les autres dialectes dans sa structure phonétique et morphologique. Pour autant, le kurmanji et le sorani sont les deux dialectes qui présentent le plus des caractéristiques linguistiques communes. Les traits morphologiques qui les distinguent sont une différenciation de cas (nominatif et oblique) et de genre dans les noms et les pronoms et une construction agentielle des temps passés de verbes transitifs. Jusqu’aux années 1930, le kurde s’écrivait exclusivement en alphabet arabe adapté aux particularités phonétiques du kurde, notamment avec l’ajout des signes diacritiques pour la notation des voyelles. Les premières œuvres littéraires en kurde, longtemps resté dans le domaine de l’oralité, ont utilisé les différentes variantes de cet alphabet, comme en témoignent les œuvres de Feqê Teyran (15e siècle), Ehmed Mele Batê (15e s.), Meleyê Cizîrê (16e s.), Ehmedê Xanî (17e s.). 1 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 1.1. A la recherche d’un alphabet nouveau Après la première guerre mondiale, du fait de la répartition des Kurdes dans plusieurs Etats dans lesquels ils n’avaient pas de reconnaissance, les lettrés kurdes ont été amenés à se pencher sur le problème de la notation des sons de leur langue par rapport aux alphabets utilisés dans ces Etats. La multiplication et la diffusion des publications (revues, journaux) au début du 20 siècle ont sans doute accentué le problème de l’écriture de la langue. Par ailleurs, on peut faire état de l’influence du projet de réforme alphabétique esquissée en Turquie à la veille de la première guerre mondiale. Ce projet, orienté vers l’emploi de caractères arabes séparés les uns des autres, et éventuellement quelque peu modifiés, pour la notation des sons du turc, éveille un intérêt vif parmi les étudiants kurdes alors groupés à Istanbul dans l’association « Hêvî ». Leur organe, la revue « Le soleil kurde » publia alors quelques articles rédigés en kurde et transcrits selon ce procédé. Ainsi, le docteur Evdalleh Cewdet publie en 1913, dans cette revue kurde un article signalant l’insuffisance des caractères arabes et préconisant, sans davantage préciser, l’adoption d’autres caractères. Dans un article par dans la même revue, Salih Bedirxan souligne que les 32 caractères utilisés dans l’alphabet arabe ottoman ne sont pas suffisants pour la langue kurde. Comme base de discussion avec les intellectuels, il propose d’ajouter 8 autres caractères à cet alphabet pour le rendre plus approprié à la notation des sons du kurde (Malmisanij & Lewendi, 1989, p.56). En 1921-1920, deux Kurdes originaires de Bitlis, Xelil Xeyali et Mihemed Emin, s’occupent à Istanbul d’essais de transcription du kurde en caractères latins, mais sans obtenir de résultats décisifs. En 1921, une association kurde publie à Istanbul une « Méthode de langue kurde » dans laquelle on peut lire : « Malheureusement cet alphabet [arabe] ne suffit pas à notre langue. Nous nous trouvons devant la nécessité d’une réforme très urgente et indispensable de nos caractères. Il faut que cette vérité soit comprise par tous ». Cet élan en faveur d’un alphabet nouveau semble se heurter à des obstacles d’ordre religieux et culturel. En effet, les caractères arabes utilisés jusque-là sont ceux du Coran, l’arabe est la langue sacrée de l’islam. Dans le contexte historique, tout musulman, et les Kurdes en majorité sont musulmans, devait connaître plus ou moins l’arabe et le lire. Cette familiarité avec les caractères arabes vient aussi du fait que l’on retrouve ces caractères en persan, langue apparentée au kurde. De même, beaucoup d’ouvrages sur les Kurdes, leur histoire, leur origine, leurs coutumes, ont été écrits en cette langue. L’écriture arabe a été utilisée par les lettrés kurdes depuis de longs siècles. Aussi, un bon nombre d’écrits kurdes ont été édités en caractères arabes. En outre, la langue kurde, surtout, savante, religieuse ou poétique, contient beaucoup de mots arabes et persans. 1.2. Les insuffisances de l’alphabet arabe Pour autant, ces obstacles n’ont pas empêché les recherches d’un nouvel alphabet d’aboutir. Les démarches menées par les écrivains et journalistes kurdes montrent en premier lieu la prépondérance des facteurs linguistiques dans la recherche d’un nouvel alphabet. L’inadaptation de l’alphabet arabe pour la transcription du kurde a été par ailleurs soulevée par des orientalistes occidentaux. Les observations que fait M. C. J. Edmonds à propos des caractères arabes montrent à quel point ils sont insuffisants pour rendre compte de la phonétique du kurde : « De même que l’alphabet arabe se prête fort mal à la transcription des langues aryennes de la Perse et des Indes, de même cet alphabet est tout à fait insuffisant pour rendre les sons kurdes, les intonations et l’accentuation des mots. Les rares exemples que nous 2 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 possédons de la transcription du kurde dans les caractères arabes sont plutôt faits pour annuler le génie de ces dialectes que pour le fixer et le transmettre…. Il était nécessaire de constater tout d’abord que l’écriture arabe ne fournit qu’une transcription artificielle très incomplète des sons que présentent les idiomes kurdes. … La méthode orientale de transcription ne peut donner que des idées très fausses sur la phonétique kurde, vu que très souvent la même lettre possède plusieurs prononciations différentes, que les finesses de sons ne sont jamais rendues, et que les voyelles et leur accentuation font presque toutes défaut1 ». Les lacunes de la transcription arabe pour les sons kurdes apparaissent surtout pour les voyelles. Défaut de certaines consonnes, extrême difficulté de figuration de voyelles, l’alphabet arabe est inapte à rendre les sons des voyelles kurdes. 2. Les essais de latinisation Plusieurs entreprises d’adaptation ont été lancées afin de remédier aux problèmes de notation en caractères arabes. Elles ont toutes pour caractéristique principale d’être basées sur l’alphabet latin. Si celle qui a été le plus réussi et qui nous intéresse de près concerne les travaux de la revue Hawar menés en Syrie dans les années 1930, il est important de préciser que parallèlement à ces travaux, d’autres essais ont eu lieu dans les pays où les Kurdes ont été répartis à la suite de la première guerre mondiale. Avant d’aborder les travaux de la revue Hawar, nous proposons de faire rapidement le point sur ces essais qui, malgré leur dispersion géographique, montrent leur unité dans les besoins linguistiques d’une langue commune en un nouveau système d’écriture. Ainsi, les intellectuels kurdes en Irak, conscients de l’inadaptation de l’écriture arabe utilisée jusqu’alors par les poètes kurdes, ont été nombreux à réclamer l’adoption de l’alphabet latin. Parmi les multiples essais, on peut notamment mentionner les travaux du linguiste Tewfik Wahbi. En publiant dans une perspective unificatrice un opuscule « Xondewariy Baw » (L’alphabétisation traditionnelle, Bagdad, 1933, 44 p.), il proposa un alphabet latin de 28 lettres : a b c d e ê f g h i j k l m n o ö p q r s t u v w x y z. Cet alphabet sera repris par la revue Hawar, moyennant un aménagement dans le sens d’un enrichissement. Toutefois, ces essais de latinisation de l’alphabet kurde se heurtent à une opposition d’ordre sociopolitique. Les Kurdes se retrouvent citoyens du jeune Etat irakien, un Etat arabe où la connaissance et l’usage de la langue arabe sont imposés. L’alphabet arabe est un signe d’appartenance à la civilisation musulmane, avec son livre sacré arabe et son prophète arabe. De fait, dans une stratégie d’unification nationale et linguistique, les autorités de Bagdad se montrent opposées à toute tentative de latinisation de l’alphabet kurde et cette opposition n’a fait que s’accentuer depuis lors. Forcés d’abandonner le projet d’adoption de l’alphabet latin, les Kurdes irakiens intègrent des aménagements que le persan a apportés à la graphie arabe pour rendre les phonèmes propres au domaine iranien. Actuellement, l’alphabet arabe continue d’être utilisé par les Kurdes d’Irak, d’Iran et de Syrie. Nous reviendrons plus loin sur les incidences que peuvent avoir sur l’écriture kurde les changements politiques qui ont lieu en Irak depuis avril 2003. Un autre essai de latinisation a été mené dans les anciennes républiques de l’ex-URSS, notamment en Arménie, qui abritent d’importantes communautés kurdes. Bénéficiant d’une reconnaissance officielle et d’importants moyens matériels mis à leur disposition, les chercheurs et linguistes kurdes élaborent en 1927 un alphabet latin qui comprend trente sept lettres. Cet alphabet proscrit l’usage des lettres composées, proscription reprise plus tard par 1 C.J . Edmonds, « Suggestions for the use of latin character in the writing of Kurdish », Journal of the Royal Asiatic Society, Janvier 1931, p.55 3 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 la revue Hawar. Certaines des lettres retenues par cet alphabet constituent des innovations : c barré, k cédille, p cédille, t cédille, q à hampe détachée, z barré, e renversé, o barré. constituent des innovations. Les autres lettres sont empruntées pour la forme et pour le son à l’alphabet latin. Cet alphabet a été abandonné à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale et remplacé par l’alphabet cyrillique auquel sont ajoutés des signes diacritiques pour rendre les phonèmes particuliers au kurde littéraire des Kurdes soviétiques. 2.1. Les travaux de la revue Hawar Parallèlement à ces essais de latinisation, un groupe d’intellectuels kurdes de Turquie exilés en Syrie entreprend des travaux en vue d’un nouvel alphabet. Il s’agit de l’émir Celadet Bedir-Xan, aidé par ses frères Sureya et Kamiran et de quelques autres collaborateurs. Leurs travaux aboutissent à la publication en 1931 d’un alphabet latin présenté d’emblée sous sa forme définitive, dans les colonnes de la revue Hawar (Secours en kurde) publiée à Damas. La revue est d’abord publiée en caractères arabes et latins (n°1 mai 1932 à n°23 juillet 1933) puis uniquement en caractères latins (n°24 avril 1934 à n°57 août 1943). Les articles sont rédigés en kurde et en français : le contexte sociopolitique d’alors (la Syrie sous mandat français) explique, à l’instar de Roger Lescot, l’investissement de nombreux Français dans les travaux de la revue, Les principes de base qui ont guidé l’élaboration du nouvel alphabet ont été présentés dans les numéros 1 et 2 de la revue. Ils sont au nombre de 6 : 1- A l’exception des exigences imposées par la phonétique kurde, se conformer en forme et en vocalisme, dans le domaine du possible, aux lettres de l’alphabet turc. Le but de l’alphabet visant à fixer les sons sur le papier par des formes, ces formes étant exclusivement conventionnelles, il n’y a aucun inconvénient à noter le son du (dj) par (c) et le son de (tch) par (ç) et vice versa. Par ce procédé, nous faciliterons aux Kurdes habitant le Kurdistan turc, et à ceux qui connaissent déjà l’alphabet turc, l’accès de l’alphabet kurde. 2- Garder, dans le domaine du possible, les sons quasi internationaux des lettres latines dans l’alphabet kurde. Ce procédé assurera aux Kurdes l’avantage d’apprendre facilement les alphabets des langues étrangères, et le nôtre aux étrangers. 3- Noter chaque son par une lettre indépendante et éviter le système des lettres composés. Il est évident que les lettres composées sont, à tout point de vue, plus compliquées, que les lettres indépendantes. 4- S’abstenir de noter différents sons par une même lettre ou un même son par différentes lettres. Ce procédé, qui peut naître du souci d’établir avec le moins de lettres un alphabet ou de vouloir fixer plus précisément la phonétique, ne peut servir qu’à la création des homonymes homographes et à engendrer d’innombrables complexités dans la dictée. Presque dans toutes les langues, même dans celles qui sont munies du plus phonétique alphabet, l’orthographe ne correspond que plus ou moins imparfaitement à la prononciation, parce que les alphabets n’arrivent jamais à fixer ponctuellement la phonétique d’une langue. 5- Eviter autant que possible de charger les lettres de nouveaux et de différents signes. Les signes causent, d’une part, une perte de temps dans l’écriture ; ils ont, d’autre part, l’inconvénient, d’être oubliés ou négligés par conséquent de rendre le son à son origine vocale. L’adoption des différents signes peut engendrer une extrême complexité. C’est pourquoi nous avons préféré adopter seulement l’accent circonflexe, qui diffère nettement du point qu’on allonge parfois par négligence, ou 4 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 d’une apostrophe, et ainsi de suite. D’ailleurs l’abondance des signes rend l’écriture laide. 6- Choisir des lettres homogènes dans leurs formes extérieures, quoique l’emprunt des lettres aux différents alphabets apparaisse au premier abord comme plus avantageux. (Hawar, n°1, p.10 et n°2, p.8, 1932, Damas) Ces principes imposent trois constats : le premier est le souci d’élaborer un alphabet proche de l’alphabet turc latin qui a été adopté en 1928. Or, il se trouve que le dialecte choisi comme base du nouvel alphabet est le kurmanji, parlé majoritairement par les Kurdes de Turquie. Ceux-ci sont par ailleurs scolarisés en turc, l’enseignement et les publications en kurde étant strictement interdits à l’époque en Turquie. Du fait, il apparaît que les auteurs du nouvel alphabet trouvent dans l’alphabet turc latin un moyen d’accès et de diffusion du nouvel alphabet kurde, destiné en premier lieu aux kurmanjiphones. Le deuxième constat concerne le choix des caractères latins pour le nouvel alphabet kurde. Si ce choix peut s’expliquer par les insuffisances de l’alphabet arabe à rendre compte des sons du kurde, il n’empêche que l’adoption de l’alphabet latin est considérée comme un pas vers la modernité et représente, aux yeux des réformateurs, de nombreux avantages : les échanges avec l’Europe et nombre très important de pays utilisant l’alphabet latin seront facilités, la possibilité d’employer le matériel technique (imprimerie, machines à écrire, installations téléphoniques, etc.) créé sur la base de l’alphabet latin permettra une meilleure diffusion du kurde, etc. Mais ces aspects techniques semblent mineurs par rapport à la signification culturelle associée à l’usage de l’alphabet latin : « Evidemment, nous les Kurdes aussi nous aspirons à nous moderniser, l’adoption de l’alphabet latin est une de ses preuves ». (Hawar, n°1, p.10, 1932). Ainsi, l’emploi de l’alphabet latin apparaît-il comme un choix politique d’ouverture vers les valeurs universelles dont cet alphabet est censé représenter. Le dernier constat concerne la simplicité et la fermeté des principes suivis pour le choix des sons, qui facilitent considérablement, pour les réformateurs du groupe de Hawar, le choix des caractères. L’alphabet latin normal est presque suffisant. Il n’y aura lieu, ni d’emprunter des lettres à un alphabet étranger, ni de créer des signes originaux, ni de recourir aux diagrammes. Il suffira de faire un emploi très sobre des signes diacritiques. Les signes diacritiques suscités se réduisent aux accents circonflexes qui, placés sur l’ê, sur l’î, et sur l’û, figurent des sons foncièrement différents de e, i et u, et toujours longs et aux trémas, qui se placent sur le ¨h et le ¨x (facultatifs), éventuellement sur le ë et le ö, pour figurer des nuances de prononciation étrangères ou locales. Par ailleurs, le kurmanji, dialecte choisi comme base du nouvel alphabet, est débarrassé des variantes grammaticales et phonétiques purement locales et restitué autant que possible dans la forme que lui donnent les classiques kurdes. On mentionnera ici l’amorce d’un projet d’unification de la langue dans son écriture même, parallèlement aux études grammaticales menées dans les colonnes de Hawar dans une optique normative et constituant la base de la publication à Paris d’une Grammaire kurde (dialecte kurmanji), en 1970. L’analyse phonétique de la langue conduit ainsi à retenir, pour la composition de l’alphabet, trente et un sons élémentaires. Ce nombre peu élevé montre que l’on a nettement tendu ici à l’élimination des sons rares (variété du k, du r). Les auteurs n’en méconnaissent pas l’existence, mais ils les regardent comme des « nuances de couleur du même son, produites au cours de la durée de ce son » (Hawar, n°2, p.8) et ils estiment que leur figuration alourdirait, sans avantage, un alphabet à destination avant tout pratique. Enfin, la règle de phonétique kurde, qui interdit le contact de deux voyelles, trouve dans l’alphabet de Hawar une figuration parfaitement claire et commode pour l’emploi des consonnes de liaison y et w. 5 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 2.2. Un alphabet phonétique L’alphabet kurde latin est ainsi élaboré suivant ces principes de base, qui tiennent compte aussi bien des facteurs linguistiques que des facteurs sociopolitiques. Il comprend trente-et-un caractères, dont huit voyelles et vingt trois consonnes. L’ordre alphabétique est celui du français et les lettres à signe diacritique se placent directement après les lettres simples : a b c ç d e ê f g h i î j k l m n o p q r s ş t u û v w x y z. Nous proposons de les présenter rapidement, en tenant compte de leur valeur phonétique en français. Les voyelles L’alphabet comprend trois voyelles brèves et cinq longues : Voyelles brèves e i u Valeur phonétique - voyelle intermédiaire entre un «è» français et un «a» prononcé très bref. C’est une voyelle moyenne, non arrondie, on peut la rapprocher du français par. - a pour équivalent en français le «e» muet. C’est une voyelle d’aperture moyenne, relâchée. On peut la rapprocher du français le. - correspond à la diphtongue provenant de la rencontre de la semi-voyelle «w» et de la voyelle «i». On peut la rapprocher du français peu, mais beaucoup plus brève. Voyelles longues a - est l’analogue d’un «â» français très allongé comme dans le mot âne, pâte. ê - s’émet de la même manière que le «é» français dans été. C’est une voyelle antérieure fermée. - correspond à un «i» français très allongé. C’est une voyelle antérieure très fermée, d’aperture minimale, comme dans le français dire. - est l’équivalent d’un «ô» français également très allongé. C’est une voyelle arrondie comme dans le français peau. - représente une voyelle arrondie, d’aperture minimale, tendu. Elle correspond au «ou» français, prononcé très long, comme dans les mots lourd, tour.. î o û Les consonnes Les consonnes labiales suivantes b, f, m, p, v, w se prononcent de la même manière qu’en français ; le w se prononce comme en anglais, dans well. Les dentales d, l, n, r, s, t, z rendent les mêmes sons qu’en français, sauf le r, qui est roulé et vibrant comme en espagnol ou en italien. Les consonnes dont la prononciation est différente en français sont les suivantes : Consonnes c Valeur phonétique - se prononce comme «dj», comme dans djinn 6 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 ç - se transcrit en français par «tch» comme dans Tchèque g - est toujours dur, comme dans le français garçon, gare h j - est fortement aspiré comme dans l’allemand haben. il se prononce toujours de la même manière, soit qu’il figure au début, soit qu’il se rencontre dans le corps d’un mot. - est analogue de «j» français k - se prononce comme en français, dans kilogramme q - est une occlusive sourde, qui n’a d’équivalent dans aucune langue européenne. Son émission comporte toujours une double occlusion arrièrevélaire et glottale. On peut la rapprocher du k dans les mots cristal, Coran, câble. - correspond au «ch» français, dans chose s x - a la valeur d’une semi-voyelle et se prononce toujours comme son équivalent français, dans yeuse - correspond à la jota espagnole ou au «ch» allemand (dans «suchen»). La diphtongue xw La consonne x précède fréquemment le w. Les deux sons se prononcent alors d’une seule émission de voix et constitue la seule diphtongue du kurde xw. y 3. Le succès peu commun d’un alphabet élaboré en exil L’alphabet ainsi élaboré dans un milieu très restreint d’intellectuels pouvait-il se diffuser dans un contexte historique et sociopolitique défavorable ? Question d’autant plus pertinente que les Kurdes ne jouissaient pas d’une reconnaissance de leur existence en Syrie sous mandat français. Les autorités françaises, pressées par l’Etat turc qui ont interdit l’usage public du kurde depuis 1924, suivaient en effet d’un mauvais œil les travaux du groupe Hawar, qui ne bénéficiait d’aucun soutien politique ou matériel de la part de la France. A l’exiguïté des milieux intellectuels kurdes, s’ajoutaient l’absence d’un statut officiel pour le kurde, l’existence d’une immense masse kurde illettrée peu accessible à la latinisation et la répartition des populations kurdes entre divers Etats. Enfin, le groupe avait très peu de contacts avec les Kurdes de Turquie, les principaux destinataires de l’alphabet, et n’avait pas les moyens matériels d’une diffusion efficace. En dépit de ces nombreux obstacles, il est étonnant de constater la belle fortune du nouvel alphabet, devenu l’outil de travail de la plupart des lettrés kurdes appartenant au kurmanji. Avant d’être repris dans la plupart des publications en kurmanji, l’alphabet a été utilisé pour d’autres périodiques et ouvrages édités en Syrie, dont les revues « Ronahi » (Clarté, 19421944) et « Roja Nû » (Le Jour Nouveau, 1943-1946), édité à Beyrouth. Il a donné naissance à une production littéraire qui ne cesse de se développer et s’est imposé comme le seul moyen d’écriture en kurmanji. Mis à part les facteurs linguistiques, le poids démographique des Kurdes de Turquie (estimé actuellement à 18 millions), déjà familiarisés aux caractères latins avec l’alphabet latin turc, la forte diaspora kurde en Europe au contact des langues notées en 7 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 alphabet latin, sont des facteurs qui ont joué sans doute un rôle décisif dans le succès d’un alphabet élaboré et diffusé en exil. 4. Des modifications en rapport avec des projets politiques Alors que l’alphabet du groupe Hawar continue d’être utilisé actuellement sans modification, dans la forme définitive que lui ont donnée ses auteurs dès son lancement en 1932, une autre version de ce même alphabet a été mise en circulation dans les années 1980 et 1990, dans les publications diffusées par le Parti Socialiste du Kurdistan (PSK). La principale caractéristique de cet alphabet est d’être proche de l’alphabet latin turc. Comme toutes les formations politiques kurdes frappées d’interdit en Turquie et, de fait, jetée dans l’illégalité, le PSK, qui regroupe majoritairement des Kurdes originaires de Turquie, utilisait les publications (revue, journal, etc.) pour diffuser, dans la clandestinité, son programme et ses objectifs. Or, contrairement à la plupart des mouvements kurdes, qui réclament l’indépendance pour le Kurdistan, le PSK a longtemps défendu un projet politique fédéraliste dans une Turquie démocratisée, basé sur le principe de la non-séparation entre Kurdes et Turcs. Ce projet s’est illustré dans la version légèrement modifiée qui a été élaborée à partir de l’alphabet du groupe Hawar et diffusée dans les publications du PSK. Tout en respectant les spécificités phonétiques du kurde et en les appliquant à travers l’usage de l’alphabet Hawar, les publications proches du PSK ont noté deux sons du kurde par des caractères en usage dans l’alphabet latin turc2. Ainsi, dans ces publications les sons i et î ont-ils été notés par ı et i, caractères utilisés dans l’alphabet turc. A quelques différences près, les deux sons ont la même valeur dans les deux langues. Une phrase « Ez nikarim hin nimuneyan binivisînim3 » notée de cette façon dans l’alphabet Hawar, était de fait notée « Ez nıkarım hın nımuneyan bınıvısinım » dans les publications proches du PSK. Confrontés à la proximité des deux sons et au problème de leur notation, les réformateurs du groupe Hawar avaient estimé que le ı de l’alphabet turc était sujet à confusion, et décidé de ne pas le retenir dans le nouvel alphabet kurde. La logique exprimée dans le principe n°1 de la revue Hawar, consistant à faciliter l’accès du nouvel alphabet aux Kurdes déjà familiarisés avec l’alphabet turc latin, conduit à penser que les réformateurs auraient pu garder la notation turque pour les sons i et î du kurde. En réalité, la particularité du î kurde qu’il est plus long que le i turc. L’accent circonflexe utilisé pour ce son afin de l’allonger figure également dans les sons ê et û, ce qui constitue un paradigme pour les voyelles longues. La pratique observée dans les publications proches du PSK apparaît avant tout liée à des motivations politiques. Elle montre, si besoin est, comment un projet politique peut se manifester dans les choix linguistiques. 5. La situation actuelle Compte tenu du peu de succès de cette pratique, restée limitée aux cercles et publications proches du PSK, on observe depuis quelques années un retour à l’alphabet initial de Hawar. C’est dans ce sens que le fondateur du PSK, Kemal Burkay, utilise l’alphabet de Hawar dans son manuel d’apprentissage du kurde (Dersên zimanê kurdî, 2000, Weşanên Roja Nû, 122 p.). Les publications et sites Internet de la mouvance PSK suivent le même mouvement4. 2 L’illustration extrême de cette pratique a été faite dans l’ouvrage « Çend pırsên alfabeya kurdi » (Quelques problèmes de l’alphabet kurde » de Celadet Çeliker (1996, Publications Roja Nû, Stockholm), qui défend le remplacement des caractères i et î du kurde par ceux ı et i du turc. 3 En français : Je ne peux pas écrire certains exemples. 4 Notamment le journal « Dema Nû » (www.demanu.com.tr) et revue « Roja Nû » (www.rojanu.org) 8 AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R. Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333 A l’heure actuelle, l’alphabet du groupe Hawar est devenu une référence exclusive pour toutes les productions écrites en kurmanji. Les travaux de la commission de standardisation du dialecte kurmanji prennent également pour base cet alphabet. Il est par ailleurs utilisé dans tous les sites Internet en kurmanji, ainsi que dans les cours privés de langue kurde autorisés en Turquie depuis septembre 2003. Par ailleurs, cet alphabet est de plus en plus en usage chez les Kurdes d’Irak, qui jouissent d’une quasi indépendance depuis la fin de la première guerre du Golfe en 1991. La loi fondamentale adoptée en mars 2004 par le Conseil du gouvernement provisoire irakien fait du kurde et de l’arabe les deux langues officielles de l’Irak, dans lequel les Kurdes bénéficieront d’un régime fédéral à l’exemple de la Suisse. Les deux chaînes de télévision kurdes émettant par satellite, Kurdistan Tv et Kurdsat, utilisent de plus en plus l’alphabet Hawar dans leurs émissions, titrages et sous-titrages. Cela concerne aussi bien les programmes diffusés en kurmanji qu’en sorani, dialecte majoritaire chez les Kurdes irakiens. Compte tenu de l’importance de ces médias dans la communication et la diffusion des savoirs, on peut à juste titre estimer que l’usage de l’alphabet Hawar aura des impacts positifs non seulement pour sa propre diffusion, mais aussi, sur un plan plus général, sur le processus d’unification des dialectes kurdes. 6. Conclusion Actuellement, des débats sont en cours pour adapter l’alphabet Hawar aux exigences des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils concernent le remplacement des caractères ç et ş par ch et sh et l’abandon des caractères ayant des accents circonflexes. Ce projet de modification vise avant tout à adapter l’usage du kurde à l’internet et au courriel, et à éviter les problèmes de codage et d’affichage. Mais sans une instance académique nationale reconnue par l’ensemble des acteurs, on peut penser que ces débats n’aboutiront pas à un quelconque changement. Ainsi, il n’est pas déplacé de dire que l’alphabet du groupe Hawar, élaboré et diffusé en dehors des territoires où le kurde est parlé, peut être considéré comme un exemple sans précédent d’aménagement linguistique réussi. 9