l`alphabet kurde adapte aux caracteres latins

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AKIN S. (2006), « L’alphabet kurde adapte aux caractères latins », L’orthographe en questions, Collection DYALANG (sous la dir. R.
Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333
Salih AKIN
Laboratoire DYALANG
Université de Rouen - CNRS
L’ALPHABET KURDE
ADAPTE AUX CARACTERES LATINS
L’alphabet kurde adapté aux caractères latins et en usage actuellement a été élaboré dans les
années 1930. Les conditions sociopolitiques de son élaboration et les motivations des
chercheurs engagés dans sa construction témoignent de l’une des dimensions les plus
importantes de l’aménagement linguistique, qui consiste à fixer les caractères pour la notation
des sons de la langue. Malgré certains problèmes qu’il connaît et des débats qu’il soulève
actuellement, l’alphabet kurde adapté aux caractères latins connaît un succès indéniable et a
joué un rôle fondamental dans l’évolution de la langue, dans les domaines aussi élémentaires
que l’apprentissage, la diffusion, l’écriture. Cette contribution propose, dans un premier
temps, d’aborder dans une perspective sociolinguistique les travaux menés dans le cadre de la
revue Hawar, visant l’adaptation de l’alphabet kurde aux caractères latins. Dans un deuxième
temps, elle permettra de faire le point sur les perspectives et les débats actuels concernant le
réaménagement de cet alphabet.
1. La situation et l’écriture du kurde dans les années 1920
Le kurde appartient à la famille des langues indo-européennes et se situe dans le groupe iranoaryen de cette famille qui regroupe plusieurs langues modernes comme ossète, persan,
baloutchi, tadjik, etc. Au lendemain de la première guerre mondiale, la répartition des Kurdes
dans quatre Etats (Irak, Iran, Syrie et Turquie) entraîna d’importantes conséquences
linguistiques et sociolinguistiques dans l’évolution du kurde. Langue privée de reconnaissance
politique et d’enseignement dans les Etats où vivent les Kurdes, son développement s’est fait
sur une structure polydialectale comprenant plusieurs dialectes, dont chacun se subdivise en
une variété de parlers locaux. Les deux dialectes principaux et nettement apparentés sont le
kurmanji (parlé par la majorité des Kurdes de Turquie, de Syrie, des Kurdes répartis dans les
républiques de l’ex-Union Soviétique ainsi que par une partie d’entre eux vivant en Iran et en
Irak) et le sorani (essentiellement parlé par des Kurdes en Irak et en Iran). Le kurmanji, parlé
par 65 % des Kurdes, apparaît plus archaïque que les autres dialectes dans sa structure
phonétique et morphologique. Pour autant, le kurmanji et le sorani sont les deux dialectes qui
présentent le plus des caractéristiques linguistiques communes. Les traits morphologiques qui
les distinguent sont une différenciation de cas (nominatif et oblique) et de genre dans les noms
et les pronoms et une construction agentielle des temps passés de verbes transitifs.
Jusqu’aux années 1930, le kurde s’écrivait exclusivement en alphabet arabe adapté aux
particularités phonétiques du kurde, notamment avec l’ajout des signes diacritiques pour la
notation des voyelles. Les premières œuvres littéraires en kurde, longtemps resté dans le
domaine de l’oralité, ont utilisé les différentes variantes de cet alphabet, comme en
témoignent les œuvres de Feqê Teyran (15e siècle), Ehmed Mele Batê (15e s.), Meleyê Cizîrê
(16e s.), Ehmedê Xanî (17e s.).
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Honvault-Ducrocq), PURH, pp.321-333
1.1. A la recherche d’un alphabet nouveau
Après la première guerre mondiale, du fait de la répartition des Kurdes dans plusieurs Etats
dans lesquels ils n’avaient pas de reconnaissance, les lettrés kurdes ont été amenés à se
pencher sur le problème de la notation des sons de leur langue par rapport aux alphabets
utilisés dans ces Etats. La multiplication et la diffusion des publications (revues, journaux) au
début du 20 siècle ont sans doute accentué le problème de l’écriture de la langue. Par ailleurs,
on peut faire état de l’influence du projet de réforme alphabétique esquissée en Turquie à la
veille de la première guerre mondiale. Ce projet, orienté vers l’emploi de caractères arabes
séparés les uns des autres, et éventuellement quelque peu modifiés, pour la notation des sons
du turc, éveille un intérêt vif parmi les étudiants kurdes alors groupés à Istanbul dans
l’association « Hêvî ». Leur organe, la revue « Le soleil kurde » publia alors quelques articles
rédigés en kurde et transcrits selon ce procédé.
Ainsi, le docteur Evdalleh Cewdet publie en 1913, dans cette revue kurde un article signalant
l’insuffisance des caractères arabes et préconisant, sans davantage préciser, l’adoption
d’autres caractères. Dans un article par dans la même revue, Salih Bedirxan souligne que les
32 caractères utilisés dans l’alphabet arabe ottoman ne sont pas suffisants pour la langue
kurde. Comme base de discussion avec les intellectuels, il propose d’ajouter 8 autres
caractères à cet alphabet pour le rendre plus approprié à la notation des sons du kurde
(Malmisanij & Lewendi, 1989, p.56).
En 1921-1920, deux Kurdes originaires de Bitlis, Xelil Xeyali et Mihemed Emin, s’occupent
à Istanbul d’essais de transcription du kurde en caractères latins, mais sans obtenir de résultats
décisifs. En 1921, une association kurde publie à Istanbul une « Méthode de langue kurde »
dans laquelle on peut lire : « Malheureusement cet alphabet [arabe] ne suffit pas à notre
langue. Nous nous trouvons devant la nécessité d’une réforme très urgente et indispensable de
nos caractères. Il faut que cette vérité soit comprise par tous ».
Cet élan en faveur d’un alphabet nouveau semble se heurter à des obstacles d’ordre religieux
et culturel. En effet, les caractères arabes utilisés jusque-là sont ceux du Coran, l’arabe est la
langue sacrée de l’islam. Dans le contexte historique, tout musulman, et les Kurdes en
majorité sont musulmans, devait connaître plus ou moins l’arabe et le lire. Cette familiarité
avec les caractères arabes vient aussi du fait que l’on retrouve ces caractères en persan, langue
apparentée au kurde. De même, beaucoup d’ouvrages sur les Kurdes, leur histoire, leur
origine, leurs coutumes, ont été écrits en cette langue. L’écriture arabe a été utilisée par les
lettrés kurdes depuis de longs siècles. Aussi, un bon nombre d’écrits kurdes ont été édités en
caractères arabes. En outre, la langue kurde, surtout, savante, religieuse ou poétique, contient
beaucoup de mots arabes et persans.
1.2. Les insuffisances de l’alphabet arabe
Pour autant, ces obstacles n’ont pas empêché les recherches d’un nouvel alphabet d’aboutir.
Les démarches menées par les écrivains et journalistes kurdes montrent en premier lieu la
prépondérance des facteurs linguistiques dans la recherche d’un nouvel alphabet.
L’inadaptation de l’alphabet arabe pour la transcription du kurde a été par ailleurs soulevée
par des orientalistes occidentaux. Les observations que fait M. C. J. Edmonds à propos des
caractères arabes montrent à quel point ils sont insuffisants pour rendre compte de la
phonétique du kurde :
« De même que l’alphabet arabe se prête fort mal à la transcription des langues aryennes
de la Perse et des Indes, de même cet alphabet est tout à fait insuffisant pour rendre les
sons kurdes, les intonations et l’accentuation des mots. Les rares exemples que nous
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possédons de la transcription du kurde dans les caractères arabes sont plutôt faits pour
annuler le génie de ces dialectes que pour le fixer et le transmettre…. Il était nécessaire
de constater tout d’abord que l’écriture arabe ne fournit qu’une transcription artificielle
très incomplète des sons que présentent les idiomes kurdes. … La méthode orientale de
transcription ne peut donner que des idées très fausses sur la phonétique kurde, vu que
très souvent la même lettre possède plusieurs prononciations différentes, que les
finesses de sons ne sont jamais rendues, et que les voyelles et leur accentuation font
presque toutes défaut1 ».
Les lacunes de la transcription arabe pour les sons kurdes apparaissent surtout pour les
voyelles. Défaut de certaines consonnes, extrême difficulté de figuration de voyelles,
l’alphabet arabe est inapte à rendre les sons des voyelles kurdes.
2. Les essais de latinisation
Plusieurs entreprises d’adaptation ont été lancées afin de remédier aux problèmes de notation
en caractères arabes. Elles ont toutes pour caractéristique principale d’être basées sur
l’alphabet latin. Si celle qui a été le plus réussi et qui nous intéresse de près concerne les
travaux de la revue Hawar menés en Syrie dans les années 1930, il est important de préciser
que parallèlement à ces travaux, d’autres essais ont eu lieu dans les pays où les Kurdes ont été
répartis à la suite de la première guerre mondiale. Avant d’aborder les travaux de la revue
Hawar, nous proposons de faire rapidement le point sur ces essais qui, malgré leur dispersion
géographique, montrent leur unité dans les besoins linguistiques d’une langue commune en un
nouveau système d’écriture.
Ainsi, les intellectuels kurdes en Irak, conscients de l’inadaptation de l’écriture arabe utilisée
jusqu’alors par les poètes kurdes, ont été nombreux à réclamer l’adoption de l’alphabet latin.
Parmi les multiples essais, on peut notamment mentionner les travaux du linguiste Tewfik
Wahbi. En publiant dans une perspective unificatrice un opuscule « Xondewariy Baw »
(L’alphabétisation traditionnelle, Bagdad, 1933, 44 p.), il proposa un alphabet latin de 28
lettres : a b c d e ê f g h i j k l m n o ö p q r s t u v w x y z. Cet alphabet sera repris par la revue
Hawar, moyennant un aménagement dans le sens d’un enrichissement.
Toutefois, ces essais de latinisation de l’alphabet kurde se heurtent à une opposition d’ordre
sociopolitique. Les Kurdes se retrouvent citoyens du jeune Etat irakien, un Etat arabe où la
connaissance et l’usage de la langue arabe sont imposés. L’alphabet arabe est un signe
d’appartenance à la civilisation musulmane, avec son livre sacré arabe et son prophète arabe.
De fait, dans une stratégie d’unification nationale et linguistique, les autorités de Bagdad se
montrent opposées à toute tentative de latinisation de l’alphabet kurde et cette opposition n’a
fait que s’accentuer depuis lors. Forcés d’abandonner le projet d’adoption de l’alphabet latin,
les Kurdes irakiens intègrent des aménagements que le persan a apportés à la graphie arabe
pour rendre les phonèmes propres au domaine iranien. Actuellement, l’alphabet arabe
continue d’être utilisé par les Kurdes d’Irak, d’Iran et de Syrie. Nous reviendrons plus loin sur
les incidences que peuvent avoir sur l’écriture kurde les changements politiques qui ont lieu
en Irak depuis avril 2003.
Un autre essai de latinisation a été mené dans les anciennes républiques de l’ex-URSS,
notamment en Arménie, qui abritent d’importantes communautés kurdes. Bénéficiant d’une
reconnaissance officielle et d’importants moyens matériels mis à leur disposition, les
chercheurs et linguistes kurdes élaborent en 1927 un alphabet latin qui comprend trente sept
lettres. Cet alphabet proscrit l’usage des lettres composées, proscription reprise plus tard par
1
C.J . Edmonds, « Suggestions for the use of latin character in the writing of Kurdish », Journal of the Royal
Asiatic Society, Janvier 1931, p.55
3
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la revue Hawar. Certaines des lettres retenues par cet alphabet constituent des innovations : c
barré, k cédille, p cédille, t cédille, q à hampe détachée, z barré, e renversé, o barré.
constituent des innovations. Les autres lettres sont empruntées pour la forme et pour le son à
l’alphabet latin.
Cet alphabet a été abandonné à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale et remplacé par
l’alphabet cyrillique auquel sont ajoutés des signes diacritiques pour rendre les phonèmes
particuliers au kurde littéraire des Kurdes soviétiques.
2.1. Les travaux de la revue Hawar
Parallèlement à ces essais de latinisation, un groupe d’intellectuels kurdes de Turquie exilés
en Syrie entreprend des travaux en vue d’un nouvel alphabet. Il s’agit de l’émir Celadet
Bedir-Xan, aidé par ses frères Sureya et Kamiran et de quelques autres collaborateurs. Leurs
travaux aboutissent à la publication en 1931 d’un alphabet latin présenté d’emblée sous sa
forme définitive, dans les colonnes de la revue Hawar (Secours en kurde) publiée à Damas.
La revue est d’abord publiée en caractères arabes et latins (n°1 mai 1932 à n°23 juillet 1933)
puis uniquement en caractères latins (n°24 avril 1934 à n°57 août 1943). Les articles sont
rédigés en kurde et en français : le contexte sociopolitique d’alors (la Syrie sous mandat
français) explique, à l’instar de Roger Lescot, l’investissement de nombreux Français dans les
travaux de la revue, Les principes de base qui ont guidé l’élaboration du nouvel alphabet ont
été présentés dans les numéros 1 et 2 de la revue. Ils sont au nombre de 6 :
1- A l’exception des exigences imposées par la phonétique kurde, se conformer en
forme et en vocalisme, dans le domaine du possible, aux lettres de l’alphabet turc.
Le but de l’alphabet visant à fixer les sons sur le papier par des formes, ces formes
étant exclusivement conventionnelles, il n’y a aucun inconvénient à noter le son du
(dj) par (c) et le son de (tch) par (ç) et vice versa. Par ce procédé, nous faciliterons
aux Kurdes habitant le Kurdistan turc, et à ceux qui connaissent déjà l’alphabet
turc, l’accès de l’alphabet kurde.
2- Garder, dans le domaine du possible, les sons quasi internationaux des lettres
latines dans l’alphabet kurde. Ce procédé assurera aux Kurdes l’avantage
d’apprendre facilement les alphabets des langues étrangères, et le nôtre aux
étrangers.
3- Noter chaque son par une lettre indépendante et éviter le système des lettres
composés. Il est évident que les lettres composées sont, à tout point de vue, plus
compliquées, que les lettres indépendantes.
4- S’abstenir de noter différents sons par une même lettre ou un même son par
différentes lettres. Ce procédé, qui peut naître du souci d’établir avec le moins de
lettres un alphabet ou de vouloir fixer plus précisément la phonétique, ne peut servir
qu’à la création des homonymes homographes et à engendrer d’innombrables
complexités dans la dictée. Presque dans toutes les langues, même dans celles qui
sont munies du plus phonétique alphabet, l’orthographe ne correspond que plus ou
moins imparfaitement à la prononciation, parce que les alphabets n’arrivent jamais
à fixer ponctuellement la phonétique d’une langue.
5- Eviter autant que possible de charger les lettres de nouveaux et de différents signes.
Les signes causent, d’une part, une perte de temps dans l’écriture ; ils ont, d’autre
part, l’inconvénient, d’être oubliés ou négligés par conséquent de rendre le son à
son origine vocale. L’adoption des différents signes peut engendrer une extrême
complexité. C’est pourquoi nous avons préféré adopter seulement l’accent
circonflexe, qui diffère nettement du point qu’on allonge parfois par négligence, ou
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d’une apostrophe, et ainsi de suite. D’ailleurs l’abondance des signes rend l’écriture
laide.
6- Choisir des lettres homogènes dans leurs formes extérieures, quoique l’emprunt des
lettres aux différents alphabets apparaisse au premier abord comme plus
avantageux.
(Hawar, n°1, p.10 et n°2, p.8, 1932, Damas)
Ces principes imposent trois constats : le premier est le souci d’élaborer un alphabet proche de
l’alphabet turc latin qui a été adopté en 1928. Or, il se trouve que le dialecte choisi comme
base du nouvel alphabet est le kurmanji, parlé majoritairement par les Kurdes de Turquie.
Ceux-ci sont par ailleurs scolarisés en turc, l’enseignement et les publications en kurde étant
strictement interdits à l’époque en Turquie. Du fait, il apparaît que les auteurs du nouvel
alphabet trouvent dans l’alphabet turc latin un moyen d’accès et de diffusion du nouvel
alphabet kurde, destiné en premier lieu aux kurmanjiphones.
Le deuxième constat concerne le choix des caractères latins pour le nouvel alphabet kurde. Si
ce choix peut s’expliquer par les insuffisances de l’alphabet arabe à rendre compte des sons
du kurde, il n’empêche que l’adoption de l’alphabet latin est considérée comme un pas vers la
modernité et représente, aux yeux des réformateurs, de nombreux avantages : les échanges
avec l’Europe et nombre très important de pays utilisant l’alphabet latin seront facilités, la
possibilité d’employer le matériel technique (imprimerie, machines à écrire, installations
téléphoniques, etc.) créé sur la base de l’alphabet latin permettra une meilleure diffusion du
kurde, etc. Mais ces aspects techniques semblent mineurs par rapport à la signification
culturelle associée à l’usage de l’alphabet latin : « Evidemment, nous les Kurdes aussi nous
aspirons à nous moderniser, l’adoption de l’alphabet latin est une de ses preuves ». (Hawar,
n°1, p.10, 1932). Ainsi, l’emploi de l’alphabet latin apparaît-il comme un choix politique
d’ouverture vers les valeurs universelles dont cet alphabet est censé représenter.
Le dernier constat concerne la simplicité et la fermeté des principes suivis pour le choix des
sons, qui facilitent considérablement, pour les réformateurs du groupe de Hawar, le choix des
caractères. L’alphabet latin normal est presque suffisant. Il n’y aura lieu, ni d’emprunter des
lettres à un alphabet étranger, ni de créer des signes originaux, ni de recourir aux diagrammes.
Il suffira de faire un emploi très sobre des signes diacritiques. Les signes diacritiques suscités
se réduisent aux accents circonflexes qui, placés sur l’ê, sur l’î, et sur l’û, figurent des sons
foncièrement différents de e, i et u, et toujours longs et aux trémas, qui se placent sur le ¨h et
le ¨x (facultatifs), éventuellement sur le ë et le ö, pour figurer des nuances de prononciation
étrangères ou locales.
Par ailleurs, le kurmanji, dialecte choisi comme base du nouvel alphabet, est débarrassé des
variantes grammaticales et phonétiques purement locales et restitué autant que possible dans
la forme que lui donnent les classiques kurdes. On mentionnera ici l’amorce d’un projet
d’unification de la langue dans son écriture même, parallèlement aux études grammaticales
menées dans les colonnes de Hawar dans une optique normative et constituant la base de la
publication à Paris d’une Grammaire kurde (dialecte kurmanji), en 1970.
L’analyse phonétique de la langue conduit ainsi à retenir, pour la composition de l’alphabet,
trente et un sons élémentaires. Ce nombre peu élevé montre que l’on a nettement tendu ici à
l’élimination des sons rares (variété du k, du r). Les auteurs n’en méconnaissent pas
l’existence, mais ils les regardent comme des « nuances de couleur du même son, produites
au cours de la durée de ce son » (Hawar, n°2, p.8) et ils estiment que leur figuration
alourdirait, sans avantage, un alphabet à destination avant tout pratique. Enfin, la règle de
phonétique kurde, qui interdit le contact de deux voyelles, trouve dans l’alphabet de Hawar
une figuration parfaitement claire et commode pour l’emploi des consonnes de liaison y et w.
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2.2. Un alphabet phonétique
L’alphabet kurde latin est ainsi élaboré suivant ces principes de base, qui tiennent compte
aussi bien des facteurs linguistiques que des facteurs sociopolitiques. Il comprend trente-et-un
caractères, dont huit voyelles et vingt trois consonnes. L’ordre alphabétique est celui du
français et les lettres à signe diacritique se placent directement après les lettres simples : a b c
ç d e ê f g h i î j k l m n o p q r s ş t u û v w x y z. Nous proposons de les présenter
rapidement, en tenant compte de leur valeur phonétique en français.
Les voyelles
L’alphabet comprend trois voyelles brèves et cinq longues :
Voyelles
brèves
e
i
u
Valeur phonétique
- voyelle intermédiaire entre un «è» français et un «a» prononcé très bref.
C’est une voyelle moyenne, non arrondie, on peut la rapprocher du français
par.
- a pour équivalent en français le «e» muet. C’est une voyelle d’aperture
moyenne, relâchée. On peut la rapprocher du français le.
- correspond à la diphtongue provenant de la rencontre de la semi-voyelle
«w» et de la voyelle «i». On peut la rapprocher du français peu, mais
beaucoup plus brève.
Voyelles
longues
a
- est l’analogue d’un «â» français très allongé comme dans le mot âne, pâte.
ê
- s’émet de la même manière que le «é» français dans été. C’est une voyelle
antérieure fermée.
- correspond à un «i» français très allongé. C’est une voyelle antérieure très
fermée, d’aperture minimale, comme dans le français dire.
- est l’équivalent d’un «ô» français également très allongé. C’est une voyelle
arrondie comme dans le français peau.
- représente une voyelle arrondie, d’aperture minimale, tendu. Elle
correspond au «ou» français, prononcé très long, comme dans les mots
lourd, tour..
î
o
û
Les consonnes
Les consonnes labiales suivantes b, f, m, p, v, w se prononcent de la même manière qu’en
français ; le w se prononce comme en anglais, dans well. Les dentales d, l, n, r, s, t, z rendent
les mêmes sons qu’en français, sauf le r, qui est roulé et vibrant comme en espagnol ou en
italien. Les consonnes dont la prononciation est différente en français sont les suivantes :
Consonnes
c
Valeur phonétique
- se prononce comme «dj», comme dans djinn
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ç
- se transcrit en français par «tch» comme dans Tchèque
g
- est toujours dur, comme dans le français garçon, gare
h
j
- est fortement aspiré comme dans l’allemand haben. il se prononce
toujours de la même manière, soit qu’il figure au début, soit qu’il se
rencontre dans le corps d’un mot.
- est analogue de «j» français
k
- se prononce comme en français, dans kilogramme
q
- est une occlusive sourde, qui n’a d’équivalent dans aucune langue
européenne. Son émission comporte toujours une double occlusion arrièrevélaire et glottale. On peut la rapprocher du k dans les mots cristal, Coran,
câble.
- correspond au «ch» français, dans chose
s
x
- a la valeur d’une semi-voyelle et se prononce toujours comme son
équivalent français, dans yeuse
- correspond à la jota espagnole ou au «ch» allemand (dans «suchen»).
La
diphtongue
xw
La consonne x précède fréquemment le w. Les deux sons se prononcent
alors d’une seule émission de voix et constitue la seule diphtongue du kurde
xw.
y
3. Le succès peu commun d’un alphabet élaboré en exil
L’alphabet ainsi élaboré dans un milieu très restreint d’intellectuels pouvait-il se diffuser dans
un contexte historique et sociopolitique défavorable ? Question d’autant plus pertinente que
les Kurdes ne jouissaient pas d’une reconnaissance de leur existence en Syrie sous mandat
français. Les autorités françaises, pressées par l’Etat turc qui ont interdit l’usage public du
kurde depuis 1924, suivaient en effet d’un mauvais œil les travaux du groupe Hawar, qui ne
bénéficiait d’aucun soutien politique ou matériel de la part de la France. A l’exiguïté des
milieux intellectuels kurdes, s’ajoutaient l’absence d’un statut officiel pour le kurde,
l’existence d’une immense masse kurde illettrée peu accessible à la latinisation et la
répartition des populations kurdes entre divers Etats. Enfin, le groupe avait très peu de
contacts avec les Kurdes de Turquie, les principaux destinataires de l’alphabet, et n’avait pas
les moyens matériels d’une diffusion efficace.
En dépit de ces nombreux obstacles, il est étonnant de constater la belle fortune du nouvel
alphabet, devenu l’outil de travail de la plupart des lettrés kurdes appartenant au kurmanji.
Avant d’être repris dans la plupart des publications en kurmanji, l’alphabet a été utilisé pour
d’autres périodiques et ouvrages édités en Syrie, dont les revues « Ronahi » (Clarté, 19421944) et « Roja Nû » (Le Jour Nouveau, 1943-1946), édité à Beyrouth. Il a donné naissance à
une production littéraire qui ne cesse de se développer et s’est imposé comme le seul moyen
d’écriture en kurmanji. Mis à part les facteurs linguistiques, le poids démographique des
Kurdes de Turquie (estimé actuellement à 18 millions), déjà familiarisés aux caractères latins
avec l’alphabet latin turc, la forte diaspora kurde en Europe au contact des langues notées en
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alphabet latin, sont des facteurs qui ont joué sans doute un rôle décisif dans le succès d’un
alphabet élaboré et diffusé en exil.
4. Des modifications en rapport avec des projets politiques
Alors que l’alphabet du groupe Hawar continue d’être utilisé actuellement sans modification,
dans la forme définitive que lui ont donnée ses auteurs dès son lancement en 1932, une autre
version de ce même alphabet a été mise en circulation dans les années 1980 et 1990, dans les
publications diffusées par le Parti Socialiste du Kurdistan (PSK). La principale caractéristique
de cet alphabet est d’être proche de l’alphabet latin turc. Comme toutes les formations
politiques kurdes frappées d’interdit en Turquie et, de fait, jetée dans l’illégalité, le PSK, qui
regroupe majoritairement des Kurdes originaires de Turquie, utilisait les publications (revue,
journal, etc.) pour diffuser, dans la clandestinité, son programme et ses objectifs. Or,
contrairement à la plupart des mouvements kurdes, qui réclament l’indépendance pour le
Kurdistan, le PSK a longtemps défendu un projet politique fédéraliste dans une Turquie
démocratisée, basé sur le principe de la non-séparation entre Kurdes et Turcs. Ce projet s’est
illustré dans la version légèrement modifiée qui a été élaborée à partir de l’alphabet du groupe
Hawar et diffusée dans les publications du PSK. Tout en respectant les spécificités
phonétiques du kurde et en les appliquant à travers l’usage de l’alphabet Hawar, les
publications proches du PSK ont noté deux sons du kurde par des caractères en usage dans
l’alphabet latin turc2. Ainsi, dans ces publications les sons i et î ont-ils été notés par ı et i,
caractères utilisés dans l’alphabet turc. A quelques différences près, les deux sons ont la
même valeur dans les deux langues. Une phrase « Ez nikarim hin nimuneyan binivisînim3 »
notée de cette façon dans l’alphabet Hawar, était de fait notée « Ez nıkarım hın nımuneyan
bınıvısinım » dans les publications proches du PSK.
Confrontés à la proximité des deux sons et au problème de leur notation, les réformateurs du
groupe Hawar avaient estimé que le ı de l’alphabet turc était sujet à confusion, et décidé de ne
pas le retenir dans le nouvel alphabet kurde. La logique exprimée dans le principe n°1 de la
revue Hawar, consistant à faciliter l’accès du nouvel alphabet aux Kurdes déjà familiarisés
avec l’alphabet turc latin, conduit à penser que les réformateurs auraient pu garder la notation
turque pour les sons i et î du kurde. En réalité, la particularité du î kurde qu’il est plus long
que le i turc. L’accent circonflexe utilisé pour ce son afin de l’allonger figure également dans
les sons ê et û, ce qui constitue un paradigme pour les voyelles longues. La pratique observée
dans les publications proches du PSK apparaît avant tout liée à des motivations politiques.
Elle montre, si besoin est, comment un projet politique peut se manifester dans les choix
linguistiques.
5. La situation actuelle
Compte tenu du peu de succès de cette pratique, restée limitée aux cercles et publications
proches du PSK, on observe depuis quelques années un retour à l’alphabet initial de Hawar.
C’est dans ce sens que le fondateur du PSK, Kemal Burkay, utilise l’alphabet de Hawar dans
son manuel d’apprentissage du kurde (Dersên zimanê kurdî, 2000, Weşanên Roja Nû, 122 p.).
Les publications et sites Internet de la mouvance PSK suivent le même mouvement4.
2
L’illustration extrême de cette pratique a été faite dans l’ouvrage « Çend pırsên alfabeya kurdi » (Quelques
problèmes de l’alphabet kurde » de Celadet Çeliker (1996, Publications Roja Nû, Stockholm), qui défend le
remplacement des caractères i et î du kurde par ceux ı et i du turc.
3
En français : Je ne peux pas écrire certains exemples.
4
Notamment le journal « Dema Nû » (www.demanu.com.tr) et revue « Roja Nû » (www.rojanu.org)
8
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A l’heure actuelle, l’alphabet du groupe Hawar est devenu une référence exclusive pour
toutes les productions écrites en kurmanji. Les travaux de la commission de standardisation
du dialecte kurmanji prennent également pour base cet alphabet. Il est par ailleurs utilisé dans
tous les sites Internet en kurmanji, ainsi que dans les cours privés de langue kurde autorisés en
Turquie depuis septembre 2003.
Par ailleurs, cet alphabet est de plus en plus en usage chez les Kurdes d’Irak, qui jouissent
d’une quasi indépendance depuis la fin de la première guerre du Golfe en 1991. La loi
fondamentale adoptée en mars 2004 par le Conseil du gouvernement provisoire irakien fait du
kurde et de l’arabe les deux langues officielles de l’Irak, dans lequel les Kurdes bénéficieront
d’un régime fédéral à l’exemple de la Suisse. Les deux chaînes de télévision kurdes émettant
par satellite, Kurdistan Tv et Kurdsat, utilisent de plus en plus l’alphabet Hawar dans leurs
émissions, titrages et sous-titrages. Cela concerne aussi bien les programmes diffusés en
kurmanji qu’en sorani, dialecte majoritaire chez les Kurdes irakiens. Compte tenu de
l’importance de ces médias dans la communication et la diffusion des savoirs, on peut à juste
titre estimer que l’usage de l’alphabet Hawar aura des impacts positifs non seulement pour sa
propre diffusion, mais aussi, sur un plan plus général, sur le processus d’unification des
dialectes kurdes.
6. Conclusion
Actuellement, des débats sont en cours pour adapter l’alphabet Hawar aux exigences des
nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ils concernent le
remplacement des caractères ç et ş par ch et sh et l’abandon des caractères ayant des accents
circonflexes. Ce projet de modification vise avant tout à adapter l’usage du kurde à l’internet
et au courriel, et à éviter les problèmes de codage et d’affichage. Mais sans une instance
académique nationale reconnue par l’ensemble des acteurs, on peut penser que ces débats
n’aboutiront pas à un quelconque changement. Ainsi, il n’est pas déplacé de dire que
l’alphabet du groupe Hawar, élaboré et diffusé en dehors des territoires où le kurde est parlé,
peut être considéré comme un exemple sans précédent d’aménagement linguistique réussi.
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