Le « thème perceptif » en linguistique
Colloque du Programme Perception Sémiotique et Socialité du Sens
11-12-13 mars 2010
Paris, Maison des Sciences de l’Homme, Salle 214
Intervenants
D. Bottineau
P. Cadiot
F. Dupuis
J.P. Durafour
J.-M. Fortis
Ch. Gérard
P. Gréa
F. Lebas
D. Legallois
J. Longhi
P. Maniglier
R. Missire
F. Nemo
D. Piotrowski
J. Sanchez
G. E. Sarfati
D. Toussaint
M. Toussaint
Y.-M. Visetti
Résumés
Parler pour (se) faire « entendre » :
Du rôle de la boucle perceptuelle verbale dans l’(auto-)orientation des actes sémiotiques
Didier Bottineau
CNRS, MoDyCo, Université Paris Ouest
L’un des paradoxes de la linguistique est que d’un point de vue méthodologique, elle se présente
comme un géant sur des pieds d’argile : elle parvient actuellement à un haut niveau de formalisation et
de modélisation des processus ou topologies cognitives (quelque conception que l’on en retienne),
mais ces constructions théoriques ne se sont pas contraintes à s’ancrer dans la nature
phénoménologique et expériencielle du comportement humain qui constitue leurs propres données
empiriques, à savoir, la parole ; l’absence de définition du fait de parole dans les traités en linguistique
cognitive est emblématique de ce fait.
L’objectif de la présente communication est de montrer comment la parole doit être définie comme
un ensemble de comportements moteurs fournissant des produits percevables (le lexique, la
morphosyntaxe, la prosodie…), sémiotiques par définition du fait d’être perceptuels, et ce
indépendemment du fait d’être langagiers. Un locuteur parlant présente à un allocutaire présent un
enchaînement d’actions motrices et d’évènements perceptuels à interpréter ; mais un sujet pensant se
présente à lui-même ce rêve éveillé qu’est la conscience discursive ordinaire, que l’on peut définir
comme la projection ou l’imagination, au moins partielle, de ce que serait l’expérience du couple
moteur / perceptuel de la phonation si l’acte verbal imaginé était effectivement somatisé ; et cette
imagination comprend les paramètres de l’oralité ordinaire (prosodie, variations rythmiques, etc.) et se
réalise généralement à un rythme comparable à celui de la parole vocalisée (malgré la libération des
contraintes physiologiques). Autrement dit, la parole fait par définition partie intégrante du fait
perceptuel. Il n’y a pas d’un côté un monde à décrire ou commenter et de l’autre une parole
instrumentale et extérieure en fonction de médiateur, mais bien introduction d’évènements langagiers
dans le monde en vue de modifier conjointement ses propriétés percevables et l’expérience sensori-
motrice sémiotique que l’on en a en temps réel. Parler, c’est agir sur le monde, y compris autrui et soi-
même, et modifier le tout ; et le programme du linguiste, c’est en premier lieu de modéliser les actions
par lesquelles ces changements s’opèrent, avant de pouvoir formuler des hypothèses sur la nature
même de leur contenu certainement pas une sémantique vériconditionnelle en tout cas.
La parole est ainsi analysable comme une procédure corporelle d’auto-détermination autopoïétique
continue des actes de semiosis et de cognition ; elle fonctionne conjointement de manière distribuée
(de soi à autrui) et en boucle (de soi à soi-même), compromettant sérieusement les conceptions de la
communication fondées sur la réciprocité : si les signaux physiques s’échangent, leur perception et
semiosis se boucle et se distribue. La parole est ainsi modélisée à la fois dans les termes de la
corporéité (les actes mentaux sont autant incarnés et environnementaux que cérébraux), de la cognition
distribuée, et de l’enaction. La parole est l’une de ces multiples actions sémiotiquement percevables
sur le « réel » que pratique l’humain avec pour effet de conduire son vécu cognitif au-delà des
soumissions spontanées issues du dehors empirique, et la clé réside dans la dimension communautaire
et ritualisée de ce mode d’action concertée, qui conduit à l’émergence de vécus sémiotiques
compatibles et partiellement coordonnés.
On illustrera ce propos par divers faits de description des langues naturelles, les uns ressortissant à
la morphologie (la théorie des cognèmes : la capacité de submorphèmes grammaticaux à activer des
protocoles de mise en relation sémantique au profil analogue à celui des gestes articulatoires réalisés et
sémiotisés par proprioception) et la syntaxe. On montrera notamment que des locuteurs entraînés et
expérimentés sont munis d’un savoir-faire sémiotique lié à leur capacité d’anticiper l’exécution et la
perception d’évènements énonciatifs en syntaxe bien avant qu’ils ne surviennent (pour autant qu’ils le
fassent).
Antéposition et postposition de l’adjectif épithète : perception et normativité
Pierre Cadiot & Joseph Sanchez
Université d’Orléans
A l’encontre des thèses classiques (par exemple, Bouchard 1995), on soutient que la question de
l’interface position/interprétation (forme/sens) relève non d’une homomorphie de principe, mais doit
être traitée en termes de linéarisation de l’interprétation, donc de processus en cours. Cela suppose une
autre conception du sens, instable, soumis à des phases de constitution.
C’est sur cette base qu’on peut comprendre les « effets d’interprétation » indexés par l’antéposition
et la postposition de l’épithète. Ces effets résultent de l’interaction de plusieurs paramètres, qui
engagent des normes et des formes perceptuelles sensibles en même temps dans les idiosyncrasies
lexicales (adjectifs et noms). Au delà de la diversité des effets, y compris quand ils sont estompés, la
position de l’épithète articule la liaison entre normativité et perception. L’analyse d’un tel chassé
croisé suppose en effet la prise en compte de deux types de normativités, que nous nommons « de
constitution » et de « différenciation », en relation avec deux expériences de la qualité :
grande dame : la notion, linéarisée en tête, de « grandeur » convoque une norme de constitution -
ce qui rend compte, sur d’autres bases, du comportement des adjectifs dits « subsectifs » et
« intensionnels ». Le sens se confond avec la perception d’une qualité indexée sur la dame. Une
grande dame ne mobilise pas les mêmes qualités qu’un grand homme.
dame grande : la postposition convoque une norme de différenciation qui ne porte pas spécialement
sur la dame. Il y a une dame, et on la caractérise secondairement pour la distinguer. On explique ainsi
la genèse de la relation qui définit la classe dite des « intersectifs ».
La comparaison avec les constructions typico-prédicatives (Il est grand pour un Japonais) se prête
à un meilleur dosage entre l’aspect perceptuel et l’aspect évaluatif de la relation épithète.
Vers une sémantique linguistique et phénoménologique du nom « amour »
France Dupuis
Université d’Orléans
Notre réflexion porte sur la sémantique du mot amour en tant que ce dernier s’inscrit par
excellence dans ce que nous appelons les mots du domaine (ou du champ) des affects amoureux
(sentiment, émotion, haine, désir, etc.).
Le mot amour, irréductible à une approche catégorielle ou à une formulation ontologisante, s’offre
d’emblée comme un lexème « épais ». Il renvoie à l’expérience même, celle que peut avoir un sujet, à
ses émois, à un lui-même s’éprouvant et éprouvant les autres au travers d’une tension vécue
intérieurement et tournée vers l’extérieur.
Nous marquons ainsi notre volonté de contribuer à une sémantique phénoménologique, en reprenant
en partie certains concepts d’E. Husserl, ainsi que de M. Merleau-Ponty. En outre, nous nous
appuyons sur le concept d’ « affectivité » de M. Henry.
L’étude de l’environnement contextuel du mot amour nous révèle que ce mot fait partie d’une
classe de noms fortement téléonomiques, s’inscrivant dans une dynamique du mouvement vers un site
externe (autre nom, sujet, objet du prédicat) dont ils requalifient les propriétés. La distribution du mot
amour souligne, en outre, son aspect « dynamique », voire « actif », exprimant les notions
d’«intensité» et de «tension vers».
En tant que phénomène linguistique, il est d’abord ce qui apparaît, se donne à nous et pour nous
dans une expérience singulière et sérielle : affect, événement, état, anticipation, rémanence,
mythification, idéalisation intransitive, etc. Mais aussi qualité seconde, modalité, tonalité du vécu.
Il est à la fois objet grammatical et phénomène de conscience, ancré dans un « motif » composite et
s’actualisant, selon des lignes de partage réversibles et peu cohérentes, dans des profilages et des
thématiques très variés (pour reprendre la partition de P.Cadiot et Y.-M.Visetti). Nous illustrerons,
entre autres, notre propos au travers de thématiques présentes dans le langage, notamment historique
et poétique, de l’amour avec le « scénario de la sensation » et celui de la « maladie d’amour ». Nous
verrons également la dimension cognitive des métaphores sur l’amour.
Le tournant perceptif et praxéologique en sémantique de la langue L et en sémentique du
discours D
J.P. Durafour
Université de Tübingen
Courte présentation des principes épistémologiques et théoriques de la sémentique génétique (SG)
en tant que théorie inédite - non statique, non objectiviste, non atomiste, non déterministe et non
unilinéaire - de la production-création de la Gestalt temporelle (Zeitgestalt de Husserl) triplement
stratifiée du discours : niveau macrosémentique (suprapropositionnel D), niveau mésosémentique
(propositionnel p), niveau microsémentique (intrapropositionnel m) dans la continuité dynamique de
l'expérience langagière intersubjective.
Du primat génétique, aux divers temps t-1 de chaque acte de l'énonciation propositionnelle Dpt,
dans un mouvement génétique global "descendant", de la totalité unitaire sémentique anticipée D, sur
la constitution-individuation (différenciation) de ses parties propositionnelles p (niveau
mésosémentique) et terminales (niveau microsémentique), lexicales et parfois morphologiques,
comme c'est le cas pour la détermination de l'identité des morphèmes de temps dans la narration
(catégorie du récit chez E. Benveniste), opposition dans les langues romanes des morphèmes de temps
du passé défini (par ex. fr. passé simple, ital. passato remoto etc.) au morphème de l'imparfait
respectivement de l'imperfetto, etc.) selon l'opposition fonctionnelle perceptivo-narrative de la
FIGURE (moment discursif thématique dynamique) et du FOND (moment discursif statique, non
placé sous le scope de l'attention).
L’émergence du thème perceptif dans la linguistique cognitive américaine
Jean-Michel Fortis
CNRS, UMR 7597 “Histoire des Théories Linguistiques”, Université Paris 7
Les années 70 voient se développer en linguistique diverses approches qui, en s’entrecroisant, vont
constituer l’armature de la linguistique cognitive. Ces approches ont surgi dans un cadre historique
particulier, lié à la contestation de la grammaire transformationnelle, contestation d’abord endogène
puis émancipée de son cadre d’origine. L’emprunt d’une partie de leur vocabulaire descriptif au
champ de la perception est une autre caractéristique commune à ces approches.
Je m’attacherai à montrer que cet emprunt reflète des préoccupations spécifiques, d’un linguiste à
l’autre, et s’inscrit donc dans des contextes initiaux assez différents : le mariage du localisme à une
forme de sémantique générative chez Talmy ; la notion de mise en perspective d’une scène chez
Fillmore ; une certaine forme d’empirisme chez Lakoff ; enfin, chez Langacker (dont la trajectoire est
complexe), la forme spatialisante d’un modèle stratal, ou Space Grammar, première guise de la
Grammaire Cognitive.
Les approches en question vont s’influencer l’une l’autre et converger dans une certaine mesure. Elles
vont aussi reprendre certains thèmes, notions ou tendances de théories non linguistiques. Sur ce
dernier point, elles s’inscrivent dans un mouvement plus large associé aux sciences cognitives.
Création néologique, activité perceptive et textualité.
Christophe Gérard
Université de Tübingen
Alors que les théories linguistiques ne lui accordent qu’une place marginale, la problématique de la
création néologique s’avère offrir un espace de discussion particulièrement fécond pour traiter du
“thème perceptif en linguistique”. En effet, toute création lexicale pose immédiatement la question de
sa reconnaissance et renvoie ainsi au problème de la perception de formes linguistiques inédites.
On verra tout d’abord comment les études de néologie permettent en partie de répondre à ce
problème, dès lors qu’il s’agit de rendre compte du “sentiment néologique” des locuteurs (Sablayrolles
2000, 2003). Pour aller au-delà de cette perspective lexicologique, on considérera ensuite la dimension
textuelle des néologismes, qui demeure largement ignorée par ces études.
Plus précisément, comment le texte prépare-t-il la création néologique et, inversement, qu’est-ce
qu’un néologisme est susceptible d’apporter à la textualité ? Pour lier ces questions au “thème
perceptif”, on cherchera à articuler une conception morphosémantique du texte (Rastier 2006) aux
conceptions de la progression thématique (thème-rhème) inspirées par l’école de Prague (Mathesius
1929).
Enfin, la problématique néologique nous donnera l’occasion de rappeler que la perception
linguistique ne concerne pas seulement la constitution de formes mais aussi, en même temps,
l’évaluation des formes constituées. Tout néologisme, en tant que signe perçu, fait en effet lobjet
d’une appréhension globale qui certes évalue l’innovation par rapport à sa conformité aux règles et
autres normes de formation des mots mais aussi par rapport à sa/ses fonction(s) textuelle(s). On
indiquera ici les pistes de recherche lancées par la germanistique allemande, notamment en ce qui
concerne l’influence des traditions discursives sur la création lexicale (Peschel 2002).
Bibliographie
Baggioni D., Fauveau B., Guespin L., Laurian A.-M. (1974) : “Néologie et énonciation ; analyse
d’un corpus”, Langages 36, pp. 83-94.
Daneš F., (1970) : Zur linguistischen Analyse der Textstruktur”, Folia linguistica 4, pp. 72-78.
Gardin B., Lefèvre G., Marcellesi Ch., Mortureux M.-F. (1974) : À propos du “sentiment
néologique””, Langages 36, pp. 45-52.
Gérard C. (2010) : L’individu et son langage : idiolecte, idiosémie, style”, Philologie im Netz 51,
http://web.fu-berlin.de/phin/phin51/p51t1.htm, pp. 1-40.
Gérard C., Wulf J. (2010) : “Le singulier : perspectives historiques et historiques ”, in Laurence
Bougault (dir.), Questions de stylistique et stylistique en questions. Presses Universitaires de Rennes.
Gülich E., Raible W. (1977) : Linguistische Textmodelle, Munich, Fink Verlag.
Hoffmann L. (2000) : Thema. Themenentfaltung. Makrostruktur”, in Brinker, Klaus, Gerd Antos,
Wolfgang Heinemann, Sven F. Sager (éds.), Text- und Gesprächslinguistik / Linguistics of Text and
Conversation. Ein internationales Handbuch zeitgenössischer Forschung / An International
Handbook of Contemporary Research 2. Halbbd. / Volume 2. Berlin/New York: de Gruyter, pp. 344-
356.
Mathesius V. (1929) : Zur Satzperspektive im modernen English”, Archiv für das Studium der
neueren Sprachen und Literaturen 84, pp. 202-210.
Peschel C. (2002) : Zum Zusammenhang von Wortneubildung und Textkonstitution, Tübingen,
Niemeyer.
Rastier F. (2006): “Formes sémantiques et textualité”, Langages 163, pp. 99-114.
Riffaterre M. (1953) : “La durée et la valeur stylistique du néologisme”, The Romanic Review 44,
pp. 282-289.
Riffaterre M. (1973) : “Poétique du ologisme”, Cahiers de l’Association internationale des
études françaises 25, pp. 59-76.
Sablayrolles J.-F. (2000) : La néologie en français contemporain, Paris, Honoré Champion.
Sablayrolles J.-F. (2003) : “Le sentiment néologique”, in Jean-François Sablayrolles (éd.),
L’innovation lexicale, Paris, Honoré Champion, pp. 279-295.
Pluriel continu et perception sémantique
Philippe Gréa
Université de Paris X, MoDyCo
Il existe un certain nombre de substantifs qui remettent en cause l’opposition flexionnelle du
nombre. L’exemple classiquement avancé concerne les pluralia tantum tels que alentours, ténèbres,
fiançailles qui n’ont pas de forme singulière possible. D’autres noms, singuliers cette fois, expriment
quant à eux une pluralité lexicale qui ne dépend pas non plus de la flexion du nombre. Ce sont les
noms collectifs tels que comité, essaim, forêt qui dénotent une pluralité d’éléments (membres du
comité, abeilles et arbres), et qui peuvent être eux-mêmes mis au pluriel, de telle sorte qu’on parle
alors de pluriel à la « puissance deux » (comités, essaims, forêts).
Ces différents cas de figure (et plusieurs autres dont nous parlerons en détails), en tant qu’ils
interrogent la notion grammaticale de pluralité, s’insèrent dans une problématique philosophique plus
générale qui met en scène le couple unité/pluralité. Ce couple fort ancien appartient à une tradition
qu’on peut au moins faire remonter à Zénon, et qui traverse toute l’histoire de la philosophie.
1 / 13 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !