Travailleuses du sexe, police et extrémistes

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Travailleuses du sexe, police et extrémistes
religieux : de leurs interactions pendant le
processus révolutionnaire tunisien
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Travailleuses du sexe, police et
extrémistes religieux : de leurs
interactions pendant le processus
révolutionnaire tunisien
Nicolas Amazigh Silva
2013
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Chapitre introductif
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Objet d’étude
Il existe plusieurs régimes juridiques concernant la prostitution de par le monde. Du
prohibitionnisme à l’abolitionnisme en passant par le réglementarisme, les différentes
approches se confondent parfois. A cet égard, la Tunisie fait figure d’exception. La
prostitution y est étatisée depuis l’indépendance. Elle est sous la coupe de l’Etat, et plus
particulièrement du Ministère l’Intérieur.
Le Ministère de l’intérieur qui, encore aujourd’hui, plus de deux ans après le départ de
Zine el-Abidine Ben Ali joui d’une autonomie extraordinaire dans la configuration politique
actuelle. La nomination le 22 février 2013 d’Ali Laaraiedh, jusque-là Ministre de l’Intérieur,
à la tête du Premier Ministère est un indice de cette prépondérance. La réputation du
Ministère de l’Intérieur et de son organe d’expression majeure, la police, a peu évolué depuis
que le régime précédent est tombé. Lors du soulèvement populaire qui est né dans le sud de la
Tunisie dès 2008, dans le bassin minier de Gafsa, puis qui a repris de plus belle, à la fin de
l’année 2010 pour aboutir au départ du président-dictateur Ben Ali et d’une partie du clan
Trabelsi le 14 janvier 2011, la police, institution majeure sur laquelle s’appuyait le régime en
place, s’est illustrée par de nombreuses exactions allant du viol, à la torture, en passant par les
humiliations et les violences les plus diverses.
Suite au 14 janvier 2011, la prostitution en Tunisie, à travers sa représentation physique
des bordels étatiques est pour la première fois réellement critiquée et remise en question.
Jusqu’ici elle n’avait jamais fait objet de débat dans la société tunisienne. C’était un fait
social, inhérent au quotidien d’une ville tunisienne. Allant dans ce sens d’élément faisant
« partie du décor », les critiques dont les bordels étatiques ont été la cible n’ont pas soulevé
les foules pour les contredire. Les attaques – au sens propre comme au figuré – qu’ont subi les
lieux de prostitutions légaux ont provoqué très peu d’indignation, quelles que soient les
sphères sociales. Le laisser faire des premiers gouvernements temporaires s’est déroulé dans
un silence quasi-général. En témoigne la difficulté à trouver des articles concernant la
question tant dans la presse écrite que sur internet, dans une période où les supports
d’informations de toutes sortes fleurissaient de toute part.
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Ces attaques ont été commises pour différentes raisons. Mais les salafistes, qui n’étaient
pas encore structurés ni organisés en ont été régulièrement à l’origine. Les prêches dans les
mosq
uées « redevenues des tribunes politiques » [Béchir Ayari, 2012], et les attaques
physiques, se font en effet à une période où les salafistes comme les islamistes tentent de
prendre une place qu’ils n’ont pas su saisir lors du soulèvement populaire des semaines
précédentes. Orientant petit à petit le débat politique sur des questions morales et religieuses.
On comprend donc ce que représentent les bordels étatiques dans cette conjoncture.
Pourtant, les violences subies par les personnes travaillant dans les bordels n’émeuvent
pas plus que ça ni d’un côté (et pour cause) ni de l’autre de l’échiquier politique qui est en
train de se dessiner. La gauche tunisienne est occupée par d’autres problématiques plus
urgentes selon son agenda politique.
La question qui se pose donc dans ce contexte effervescent est le pourquoi de la nonintervention de forces de l’ordre dans la défense de lieux qui sont des institutions appartenant
à l’Etat. En cela, s’intéresser à la prostitution étatique dans une situation de processus
révolutionnaire présente un intérêt certain. La virulence des condamnations formulées à
l’égard de la prostitution, dans un silence assourdissant mérite que l’on s’y arrête puisqu’il est
question de la remise en cause du fonctionnement étatique et de son évolution. S’intéresser à
des acteurs significatifs bien que peu connus, si ce n’est dans l’imaginaire collectif nous
propulse au cœur des dynamiques révolutionnaires et de leurs mécanismes.
Il ne sera pas question ici, d’objectiver ou bien de « psychologiser » la prostitution.
Nous n’entrerons pas dans le débat de la légitimité ou non de l’existence de la prostitution et
de sa pratique. L’objectif de ce travail sera de déterminer, à travers notre objet, les
interactions qui s’exercent entre des groupes d’acteurs et comprendre comment les logiques
qui les unissent se façonnent tout au long du processus révolutionnaire.
Approche du terrain
Afin d’enquêter au mieux sur mon objet, j’ai choisi de circonscrire mon terrain de
recherche à la ville de Tunis. En effet, la capitale, si elle n’a pas été, aux origines du processus
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révolutionnaire, a été par la suite et jusqu’à présent l’une des scènes politiques privilégiées du
pays. De surcroit, elle regroupe à elle seule toutes les représentations physiques des
différentes manifestations du pouvoir. Toutes les institutions étatiques y ont leur siège.
De plus, en nous informant à propos de notre objet, nous nous sommes aperçus que les
bordels étatiques étaient également dotés d’une hiérarchie, correspondant à leur situation
géographique. L’impasse Sidi Abdallah Guech à Tunis est le bordel étatique le plus réputé.
Pour finir, il s’agissait aussi de raisons pratiques. En effet, un premier terrain de
recherche l’année dernière m’avait déjà mené à Tunis. Y étant retourné à de nombreuses
reprises depuis, pour des périodes assez longues et pour des raisons qui me sont personnelles,
j’y bénéficie donc d’un large réseau d’interconnaissances, et de repères quant au
fonctionnement du terrain. Dans une perspective d’efficacité de mon enquête j’ai donc décidé
qu’il serait pertinent de démarrer un nouveau terrain de recherche dans cette ville.
Pour autant, j’avais conscience de la sensibilité de mon objet à une période où la
« menace salafiste » était présente dans tous les esprits, de manière plus ou moins diffuse, y
compris dans les réseaux d’interconnaissances au sein desquels j’évoluais à Tunis. Il me
fallait donc trouver d’autres personnes susceptibles de me faire accéder aux groupes d’acteurs
que je me proposais d’enquêter. Cette personne, je l’ai rencontrée en la personne de H.,qui
m’a été présenté par ma partenaire. H. a été ce qu’appellent Stéphane Beaud et Florence
Weber [Beaud et Weber, 2010], mon meilleur « allié de terrain ». Il a passé sa vie à Tunis et a
grandi dans l’un des quartiers les plus populaires de Tunis, cité Hilel. Sa connaissance de la
ville et sa capacité à glisser d’une sphère sociale à une autre, d’un réseau d’interconnaissances
à un autre parfois extrêmement confidentiels, m’ont été d’une aide précieuse. Tant du point de
vue des milieux auxquels j’ai pu accéder grâce à lui et qui m’étaient totalement inconnus, que
de la sécurité dont je bénéficiais en sa présence dans ces mêmes milieux. En effet son
appréhension et sa maitrise des sphères les plus informelles m’ont permis de me concentrer
sur ma recherche sans avoir à m’inquiéter pour d’éventuels dangers.
En ce début d’enquête, j’avais en tête d’analyser mon objet à travers la prostitution
légale. H. m’a également permis d’entrevoir la possibilité d’élargir mon terrain. Ces
connaissances du « monde de la nuit » dans le centre-ville comme
son réseau
d’interconnaissances parmi la police m’ont alors permis de récolter du matériel empirique qui
m’a par la suite donné la possibilité d’envisager autrement mon approche du terrain et donc
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l’angle de ma recherche. Mon approche initiale était d’étudier le bordel étatique de Tunis en
tant que représentation du processus transitionnel, ce qui aurait été une approche très
restreinte et résolument abstraite.
C’est en considérant cela que j’ai réfléchi sérieusement à l’idée d’orienter mon enquête
sur les interactions qui régissent les rapports entre le monde de la prostitution et la police,
pendant le déroulement du processus révolutionnaire, ce qui m’a semblé plus pertinent.
On ne peut aborder l’approche de son terrain de recherche sans revenir sur sa démarche
empirique. J’ai choisi, pour mener à bien ma recherche, d’adopter une démarche
ethnosociologique. En évoluant dans les différentes sphères de la prostitution, il m’a été
permis de m’entretenir avec de nombreuses personnes prostituées exerçant légalement ou
illégalement ou bien les deux, ainsi que d’entrer en contact direct avec un réseau
d’interconnaissances de policiers. Il serait malvenu pour une question de crédibilité du
chercheur de parler d’observation participante dans le cadre de mon objet. J’ai donc effectué
sur une durée d’environ quatre mois une longue série d’observations ethnographiques dans
ces différents espaces de socialisation. Les entretiens semi directifs en revanche étaient à
proscrire dans le contexte particulier de mon enquête. Je me suis effectivement retrouvé face à
des interlocuteurs très méfiants et au départ peu volubiles. Il a donc fallu convenir avec H.
d’une stratégie pour pouvoir approcher différemment nos enquêté-e-s. Nous avons alors
convenu d’un « scénario » qui m’a permis de pouvoir m’insérer dans des sphères qui
autrement me seraient restées hermétiquement closes. J’étais donc le cousin franco-tunisien
de H. Ayant grandi en France, de parents tunisiens, j’avais décidé cette année de venir
poursuivre mes études en Tunisie, afin de connaitre mieux le pays de mes parents. J’étudiais
donc l’histoire du patrimoine à l’université de la Manouba, et H., en bon cousin, me faisait
découvrir les joies des sorties à Tunis. J’enregistrais discrètement ces « entretiens informels »
autant que la situation me le permettait.
J’ai également eu recours au visionnage de plusieurs vidéos inédites qui ont constitué
un matériel empirique de première main.
Un terrain vierge : une littérature à caractère historique ou
occidento-centré
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Aborder un objet caractérisé par son exceptionnalité, m’a poussé immédiatement à
m’armer de références bibliographiques solides. Il m’est vite apparu que l’objet était
exceptionnel dans tous les sens du terme. Il n’existait pas, en effet de littérature concernant la
prostitution contemporaine en Tunisie. Le seul travail qui traite du sujet à ma connaissance est
une étude ethnographique du quartier de Sidi Abdallah Guech, soutenu à Tunis, à laquelle je
n’ai pu avoir accès.
Il m’a donc fallu me tourner vers des ouvrages plus généraux en ce qui concernait la
prostitution. Et même à ce niveau-là de ma bibliographie les ouvrages concernant la
prostitution en Afrique du Nord sont des ouvrages d’Histoire, qui traite de la prostitution dans
la période coloniale (on peut citer Christelle Taraud, La prostitution coloniale, Payot, 2003,
ou les écrits de Ferhati Barkahoum par rapports aux « Ouled Nails »), ou pré-coloniale
(Dalenda et Abdelhamid Larguèche, Marginales en terre d’Islam, Cérès, 1992). Ces auteur-es, malgré les périodes sur lesquelles ils–elles travaillent, apportent toutefois un éclairage
salutaire sur les origines de la prostitution en Tunisie et son fonctionnement par le passé, qui
m’a permis, en m’appuyant sur la multitude de détail mis à ma disposition, d’historiciser mon
objet.
Les ouvrages concernant la prostitution en Europe en revanche sont légion. Nous
retiendrons les plus marquants tels que les écrits de Lilian Mathieu à propos des mobilisations
de prostituées (Lilian Mathieu, Mobilisations de prostituées, Belin, 2011) ou bien le numéro
99 de la revue Sociétés paru en 2008 : Prostitution et socialité. Ces ouvrages nous ont permis
une approche comparatiste intéressante dans la construction de notre objet.
L’étude des interactions entre les différents groupes d’acteurs qui nous préoccupent
nécessite de s’intéresser à la police en Tunisie. Pour une approche de celle-ci, nous nous
sommes donc basés sur les analyses du régime autoritaire de Ben Ali, d’auteurs comme
Vincent Geisser, Michel Camau ou plus récemment Béatrice Hibou. (M.Camau et V. Geisser,
Le syndrome autoritaire, Presses de Science Po, 2003. B.Hibou, , La force de l’obéissance,
La Découverte, 2006) qui nous ont permis de comprendre en profondeur les mécanismes et
les logiques de fonctionnement de l’Etat tunisien sous le régime de Ben Ali. Compréhension
indispensable pour mener à bien notre recherche.
Pour finir nous avons eu recours à différents ouvrages tels que Sociologie des crises
politiques de Michel Dobry (M.Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des
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mobilisations multisectorielles, Presses de la FNSP, 2009), Surveiller et punir de Michel
Foucault (M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975), Les islamistes au défi du
pouvoir sous la direction de Samir Amghar (S.Amghar, Les islamistes au défi du pouvoir,
Michalon, 2012) et d’autres que l’on retrouvera dans la bibliographie. Ces ouvrages nous ont
permis de poser les cadres théoriques de notre recherche et nous ont permis de penser les
différents aspects des rapports sociaux que l’on avait eu l’occasion d’observer sur le terrain.
Définitions et problématisation
Avant d’en arriver à la problématisation de notre objet, il nous semble important de
définir certains termes que nous aurons à utiliser à de multiples reprises tout au long de notre
recherche.
La prostitution d’abord. Nous parlerons du travail du sexe en tant que prostitution et des
travailleuses du sexe en tant que prostituées, femmes prostituées ou personnes prostituées. Cet
usage terminologique n’est en rien le signe d’un jugement en filigrane derrière l’utilisation
des mots. Il relève d’une posture de recherche que nous avons adoptée consciemment afin de
retranscrire le plus précisément possible le discours et les représentations des acteurs. Nous
garderons donc toujours à l’esprit qu’il s’agit d’une activité professionnelle. Tout en utilisant
les vocables en usage sur notre terrain.
Nous en reparlerons, mais nous avons décidé de ne pas traiter tout le prisme de la
prostitution à Tunis. La prostitution de luxe, par exemple, ne nous semblait pas pertinente
pour notre analyse. En revanche le terme de prostitution regroupe la facette légale et la facette
clandestine de celle-ci. Lorsqu’on parle de la prostitution, nous ne cherchons pas à
essentialiser un milieu, ni n’oublions les trajectoires personnelles et individuellement
exclusives qu’ont pu vivre certaines personnes. Pourtant on s’aperçoit que la prostitution
relève d’une sphère sociale homogène en ce qui concerne les parcours individuels autant que
les logiques d’interactions avec les autres sphères sociales et les autres groupes d’acteurs.
Les salafistes ensuite. « Le salafisme correspond à un mouvement sunnite qui préconise
un retour à l’Islam des origines fondée sur le Coran et la Sunna. Aujourd’hui le terme désigne
un mouvement composite fondamentaliste constitué en particulier d’une mouvance
traditionnaliste et d’une mouvance jihadiste. Toutes ces mouvances affirment constituer la
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continuation sans changement de l’Islam des premiers siècles. Le mot vient du terme arabe
« salaf » qui veut dire prédecesseur ou ancêtre, qui désigne les compagnons du prophète
Mahomet et les deux générations suivantes. »1 Cette définition donné par Wikipédia est très
juste. Pourtant là encore il ne faut pas essentialiser le mouvement et garder à l’esprit que les
salafistes n’ont pas tous le même parcours. Le radicalisme religieux dont ils font preuve,
dépend d’une multitude de facteurs. Leur entourage, la mosquée qu’ils fréquentent, etc.
Enfin, il me semble indispensable de définir la police. La police est certes une
institution, qui fait partie intégrante de l’appareil d’Etat. Mais par ce terme j’entends
également toutes les personnes qui entrent en interactions avec d’autres sphères sociales.
La conjoncture qui m’intéresse est donc le processus révolutionnaire. En effet, dans ce
contexte, les rapports entre les différents groupes d’acteurs et notamment entre la police et les
prostituées sont remis en cause, bouleversés. A travers cette enquête, je ne prétends pas
réactualiser les connaissances au sein du champ scientifique, mais donner une analyse, que
j’espère pertinente de l’évolution des interactions entre policiers et prostituées - des acteurs
méconnus sur le plan de la recherche - dans le cadre du processus révolutionnaire tunisien.
Mon enquête ne prétend donc pas généraliser, j’ai conscience de la circonscription de mon
terrain à une ville en Tunisie, qui, quand bien même elle en est la capitale, n’est pas
représentative du reste du territoire.
Mais en ce qui concerne mon terrain, j’ai pu observer dans les différents espaces de
socialisation, des interactions flagrantes entre la police et les prostituées. Etant parti du
constat que la police n’avait pas réagi à la fermeture des différents bordels étatiques ailleurs
en Tunisie, je me suis donc interrogé sur le pourquoi de l’échec de la fermeture de celui de
Tunis, et pourquoi les interrelations entre policiers et prostituées ne donnaient pas
l’impression d’avoir été bouleversées malgré l’absence de la police, selon les rares articles
que nous avions pu récolter à ce moment-là, lors de l’attaque de l’impasse Sidi Abdallah
Guech à Tunis. Il est apparu alors évident, que les salafistes, à l’origine de la tentative de
fermeture du bordel de Tunis, avaient un rôle à jouer dans les interactions qui liaient les
prostituées et la police. Je me suis alors demandé comment, dans le processus révolutionnaire
tunisien, les interactions entre la police et les prostituées ont-elles été redéfinies par
l’émergence d’un nouveau groupe d’acteurs majeur, personnifiées par les salafistes.
1
fr.wikipedia.org/wiki/salafisme
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Pour répondre à ce questionnement, j’ai choisi de segmenter mon analyse en trois
parties. Ce choix de segmentation s’appuie sur une évolution chronologique des évènements,
suivant laquelle selon moi, les interactions au sein du milieu prostitutionnel ont peu à peu été
redéfinies. D'abord, il est question de la période qui précède le départ de Ben Ali, durant
laquelle mon matériel m’a permis d’établir, que les rapports interactionnels entre la police et
les personnes prostituées étaient solides. Ensuite je m’intéresse à la période qui va du départ
de Ben Ali, le 14 janvier 2011 et s’étend jusqu’aux élections du 23 octobre de la même année.
Cette période temporelle voit l’émergence des salafistes, et leur irruption sur la scène
politique tunisienne. C’est à ce moment-là et en raison de cette émergence selon moi, que les
interrelations au sein du milieu prostitutionnel se délitent. Une crise des rapports de confiance
flagrante éclate. C’est seulement dans la troisième période, qui va donc des élections du 23
octobre 2011 jusqu’à présent que l’inertie de l’exercice de l’Etat fait jour. Au long de ce
dernier segment temporel qui me sert de bornes pour mon analyse, on comprend comment les
interactions se sont petit à petit réactivées pour laisser les mécanismes à l’œuvre dans le
milieu prostitutionnel fonctionner à nouveau.
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Chapitre 1 : Policiers et prostituées au sein d’un
même milieu : des interactions entre deux
groupes d’acteurs garantes d’un « pacte
sécuritaire »
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La police fait partie intégrante du milieu prostitutionnel en Tunisie. Cela peut paraitre
l’énonciation d’une évidence, mais notre approche empirique, notamment les nombreuses
observations et entretiens informels que nous avons eu l’occasion de réaliser, nous ont permis
d’appréhender et de comprendre de quelle manière les interactions entre policiers et
prostituées les impliquent dans un seul et même milieu. Ce milieu prostitutionnel a une
histoire. A travers la police, c’est l’Etat qui est intrinsèquement lié à la prostitution. Dans la
manière qu’il a eu de réguler, voire de réglementer un milieu qui l’était déjà avant
l’indépendance. Mais récemment encore, nos recherches nous ont permis de comprendre à
quel point, les personnes prostituées et les policiers sont voués à vivre ensemble, parfois
même plus qu’au sens figuré. Du fait de ces relations privilégiées, on peut émettre l’hypothèse
selon laquelle les relations entre ces deux groupes d’acteurs, et le contrôle de l’un sur l’autre
en tant qu’il est considéré comme marginal, a été pendant longtemps la garantie d’un « pacte
sécuritaire »1. Garantie qui a été remise en cause depuis le départ de Zine el-Abidine Ben Ali
le 14 janvier 2011 et particulièrement dans la période de quelques mois qui a suivi cet
évènement.
I - La prostitution et l’Etat, une histoire plus longue qu’on
ne le croit
Le statut particulier d’une certaine frange de la prostitution en Tunisie ne doit pas nous
faire oublier que cette situation est loin d’être récente. La Tunisie est le seul pays dit « arabomusulman »2 dans lequel la prostitution est en partie légalisée et plus que ça, étatisée. De
surcroit, l’imaginaire collectif occidental actuel3, par des amalgames culturalistes et
essentialistes ou une méconnaissance du pays, alimente l’idée que la prostitution « bas de
gamme » n’existerait pas au Maghreb ni au Machrek.
Pourtant, en Tunisie, la prostitution est belle et bien présente à différentes échelles et ce
depuis de nombreuses dizaines d’années. Comme nous l’avons évoqué en introduction, la
littérature scientifique sur la prostitution est très occidento-centrée. Elle insiste notamment,
1
Béatrice Hibou, La force de l’obéissance, La Découverte, 2006.
2
Il faut nuancer ici le terme « arabe » au regard de l’histoire de la Tunisie.
3
Cf Frédérique Lagrange, Islam d’interdits, Islam de jouissance, Cérès, 1999.
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quand il s’agit de la prostitution au Maghreb, sur la période coloniale1. Même si d’autres
auteurs ont montré que l’on ne peut borner l’étude de la prostitution en Afrique du Nord à la
colonisation française2, il n’en reste pas moins que le réglementarisme étatique prend sa
source lors de cette période de l’histoire. Pour être réinterprété par la suite. Lors de
l’indépendance, en effet, le régime de Bourguiba maintient le système des bordels et les
étatise.
Ce sont ces liens entre la prostitution légale et la structure étatique auxquels nous nous
intéresseront maintenant. En nous appuyant sur l’Histoire d’une part, mais également en
analysant nos observations dans le bordel de Tunis, tel qu’il fonctionne aujourd’hui et ce,
depuis l’indépendance.
A - La colonisation comme base du réglementarisme étatique
On sait de par l’apport de l’Histoire aujourd’hui, que la prostitution n’est pas apparue
en Afrique du nord avec les colonisateurs. En effet il est important de souligner que lorsqu’il
s’agit de colonisation au Maghreb, on pense bien souvent à la colonisation française. Les
interactions dans les aires méditerranéennes et sahariennes remontent pourtant à bien plus
longtemps que cela, avec leurs lots de flux migratoires, commerciaux, etcetera. La prostitution
organisée avait une place non négligeable dans ces interactions et n’a donc pas débuté avec
l’arrivée des Français en Algérie. Dalenda et Abdelhamid Larguèche dans leur ouvrage
Marginale en terre d’Islam3 montrent cette organisation et cette diversité de la prostitution,
notamment à Tunis.
Pour autant, il est difficile de dissocier les rapports entre l’Etat et la prostitution légale
de la colonisation française. En effet c’est dès l’implantation coloniale en Algérie que la
prostitution est régulée et règlementée. Dans sa thèse, La prostitution coloniale. Algérie,
Maroc, Tunisie (1830-1962)4, Christelle Taraud nous montre l’historicité de cette période et
1
Christelle Taraud, La prostitution coloniale, Payot, 2003
2
A. et D. Largueche, Marginales en terre d’Islam, Cérès, 1992
3
Ibid.
4
Christelle Taraud, La prostitution coloniale, Payot, 2003
14
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de quelle manière est appliqué à l’Afrique du nord un système réglementariste qui avait
échoué un siècle plus tôt en métropole. Ce système réglementariste consiste à confiner la
prostitution au fur et à mesure dans des espaces de plus en plus clos, le plus loin possible de la
société bien-pensante.
Nos recherches nous ont permis de vérifier en partie ce que nous montre Christelle
Taraud dans sa thèse, et de nous rendre compte à quel point la prostitution légale est
tributaire de la période coloniale en Tunisie. L’Histoire est indissociable de la manière dont
sont gérés les bordels étatiques dans le pays. En effet, le seul texte juridique qui règlemente la
prostitution légale aujourd’hui, est un arrêté daté du 29 avril 1942, paru dans le numéro 54 du
Journal Officiel Tunisien, le mardi 5 mai 1942. Soit environ quatorze ans avant
l’indépendance. Une visite aux Archives Nationales de Tunisie (ANT), nous a permis de
retrouver ce document1 :
1
Extrait du Journal Officiel Tunisien, daté du 5 mai 1942
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On remarque que l’arrêté qui nous concerne est précédé par un autre arrêté à propos de
« l’organisation de la lutte anti-vénérienne ». Cet autre texte est écrit à la même date, le 29
avril 1942, par la même personne, le Préfet et Secrétaire Général du Gouvernement Tunisien,
Jean Binoche. Il est donc également, nous l’avons vu, paru au Journal Officiel Tunisien le
même jour. La proximité de ces deux textes et la manière dont la lutte contre les maladies
vénériennes est associée à la régulation de la prostitution en Tunisie nous permet donc d’aller
dans le sens de la thèse de Christelle Taraud quant au réglementarisme et à l’hygiénisme dont
il était fait preuve vis-à-vis du milieu prostitutionnel. Ce texte nous permet dans le même
temps de comprendre la classification et la hiérarchisation des personnes prostituées et de tout
le système de prostitution à propos duquel rien n’était laissé au hasard. On comprend ainsi
comment, tout au moins dans les textes, l’Etat avait une main mise sur tous les aspects de la
vie prostitutionnelle. Il faut toutefois nuancer cette idée car certain-e-s auteur-e-s ont montré
que la sur-réglementation était aussi le signe d’une perte de contrôle sur la prostitution ; la
prostitution légale, à certaines périodes de la colonisation ayant été minime par rapport à la
prostitution clandestine [Taraud, 2003]. Il est aussi nécessaire de prendre en compte les
trajectoires personnelles de ces femmes qui faisaient partie intégrante du système
réglementariste en n’occultant pas les différentes stratégies employées si ce n’est pour
s’affranchir, tout du moins pour améliorer leur condition au sein de ce système [Ferhati
Barkahoum, 2010]. Tout au long des 54 articles dont est composé l’arrêté, il est donc
question tant des individus, que de leur inscription en tant que prostituées, ainsi que des
contrôles sanitaires ou encore des espaces de la prostitution. Tous ces articles fixant les
limites de la légalité ou de l’illégalité. Ce qui ne veut évidemment pas dire que la légalité était
la plus répandue. Elle a pourtant été maintenue jusqu’aujourd’hui en devenant de surcroit
étatique.
B - La prostitution légale, l’illustration d’une spécificité des pratiques
étatiques ?
En 2013, il n’existe donc aucun texte de loi qui réglementerait la prostitution légale.
Nous l’avons vu, l’arrêté concernant la prostitution date de 1942, ce qui correspond à la
période du protectorat et de surcroit au régime de Vichy en France. Le seul cadre juridique à
21
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la prostitution est donc le code pénal, particulièrement les articles 231 et 232. Ces articles
pénalisent autant les personnes prostituées que les clients :
Article 231 - Hors les cas prévus par les règlements en vigueur, les femmes qui, par gestes ou
par paroles, s'offrent aux passants ou se livrent à la prostitution même à titre occasionnel, sont punies
de
6
mois
à
2
ans
d'emprisonnement
et
de
20
à
200
dinars
d'amende.
Est considérée comme complice et punie de la même peine, toute personne qui a eu des rapports
sexuels avec l'une de ces femmes.
Article 232 - Sera considéré comme proxénète et puni d'un emprisonnement d'un à trois ans et
d'une amende de cent à cinq cents dinars, celui ou celle :
-qui, d'une manière quelconque, aide, protège ou assiste sciemment la prostitution d'autrui ou
le racolage en vue de la prostitution ;
-qui, sous une forme quelconque, partage les produits de la prostitution d'autrui ou reçoit des
subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution;
-qui, vivant sciemment avec une personne se livrant habituellement à la prostitution, ne peut
justifier de ressources suffisantes pour lui permettre de subvenir seul à sa propre existence ;
-qui, embauche, entraîne ou entretient, même avec son consentement, une personne même
majeure, en vue de la prostitution, ou la livre à la prostitution ou à la débauche ;
-qui fait office d'intermédiaire, à un titre quelconque, entre les personnes se livrant à la
prostitution ou à la débauche et les individus qui exploitent ou rémunèrent la prostitution ou la
débauche d'autrui.
La tentative est punissable.1
Il est à noter que l’article 231 a été modifié en 1989 pour une pénalisation accrue du
client. La modification de l’article 232, qui concerne le proxénétisme est plus ancienne, elle
remonte à1968.
Pourtant, la prostitution légale existe bel et bien, de plus elle est étatisée. Et c’est une
spécificité tunisienne, qui va dans le sens d’une certaine forme d’identité étatique imposé par
Bourguiba puis par Ben Ali, et dont la « tunisianité » est un très bon exemple. Allant dans le
sens d’une volonté d’uniformisation du régime. Dans cette perspective, le régime de la
1
Extrait du Code Pénale tunisien
22
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prostitution étatique en Tunisie est un mélange entre les restes de la colonisation et une
réinvention de l’histoire. On assiste ainsi à la création ou à la réappropriation de bordel
préexistant dans chaque grande ville de Tunisie.
Il faut d’abord préciser que les bordels étatiques en Tunisie ont des formes multiples.
Nous l’avons vu, ils sont le fruit d’une volonté de spécificité de l’identité étatique tunisienne
de la part des deux régimes en place à la suite de l’indépendance. Mais le mot bordel en soi
est un abus de langage dans certains cas, et notamment à Tunis. En effet, cette terminologie
désigne un établissement, clos. Le synonyme de maison close peut lui être substitué. Pourtant,
tous les bordels en Tunisie ne sont pas des établissements uniques. A Tunis, par exemple,
l’impasse Sidi Abdallah Guech est composée de plusieurs chambres ou maisons tout au long
d’une rue en cul-de-sac :
Extrait de journal de terrain :
Le 23/02/2013.
« Première fois à Abdallah Guech. Impression d’être ailleurs, impression d’Amsterdam avec les néons
rouges
à
l’intérieur.
Impasse en T, les filles
attendent les clients tout le
long
chambres
rez-de-
chaussée, entrecoupées
à intervalles réguliers de
portes d’où partent des
escaliers dans lesquelles
des
aussi.
chambre
au
Pour
chaque
[…].
filles
Petites
attendent
environ
3
prostituées.
Parfois plus. […].H. me
dit quand nous ressortons
qu’il y a aussi des
personnes
familles qui vivent là, dans les bâtiments. »
Dans la manière dont la prostitution est organisée dans l’espace à Sidi Abdallah Guech,
cela correspond à la logique de quartier réservé bien plus qu’à un bordel qui serait un édifice
unique. Cette organisation ne dépend pourtant pas d’un quelconque impact de la colonisation.
Bien que les Français, comme nous l’avons évoqué plus haut, aient circonscrit la prostitution
dans certains quartiers qui pouvaient être immenses, tel que celui de Bousbir, à Casablanca,
au Maroc [Taraud, 2003]. Mais des auteur-e-s ont montré qu’à Tunis, avant la période
coloniale, il existait déjà des rues ou des quartiers bien délimités où se pratiquait la
23
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prostitution. L’impasse Sidi Abdallah Guech était de ces rues. En plein cœur de la Hara1,
l’impasse était le haut lieu de la prostitution juive [Larguèche, 1992].
C - Quand la question de la prostitution est réglée : le bordel étatique un
lieu institutionnalisé
Les bordels étatiques en Tunisie aujourd’hui sont donc des lieux très institutionnalisés.
Leur fonctionnement découle d’une organisation voulue et gérée par l’Etat comme nous
l’avons précisé dans notre partie précédente.
Extrait de journal de terrain :
Fonctionnement des bordels :
Hiérarchisation des bordels. Les bordels du sud et de l’intérieur du pays sont moins « côtés » que
ceux de la côte. Tunis = le meilleur. Lorsque les filles sont recrutées, l’Etat a son mot à dire quant à
leur « affectation ». Les filles dépendent des matrones (autre mot : patronnes) lorsqu’elles sont dans
un bordel. Mais elles doivent changer de bordel régulièrement, environ tous les 3 mois pour ne pas
fidéliser les clients. Deux solutions pour ne pas bouger : avoir un enfant ou la corruption. […].
Salaires : le client paye la patronne. Elle donne leur pourcentage aux filles à la fin de la journée. Elle
garde une partie. L’Etat prend le reste.
Nos observations de terrain nous montrent bien de quelle manière la prostitution est régulée
par l’Etat. Le fonctionnement des lieux de prostitutions légaux est donc clairement étatique, et
ce jusqu’à la gestion de l’aspect sanitaire :
Extrait d’entretien informel réalisé avec C.A. durant le mois de mars 2013, la durée totale de la
discussion est d’une quinzaine de minutes :
C.A., est infirmière en chef à l’hôpital Charles Nicole. C’est une femme dans la cinquantaine qui est
également très impliquée dans des associations féministes qu’elle qualifie elle-même comme
appartenant à la « société civile ». Elle a pendant un temps, « dix années en arrière », travaillé dans
1
Quartier juif dans une cité musulmane.
24
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le service des urgences, « qui accueillait des filles oui, des fois. », elle avait, et a toujours pour amis
des collègues, médecins, qui effectuent les visites médicales pour les personnes prostituées :
-Mais comment ça se passe, je veux dire…au niveau des visites médicales ? On m’a dit qu’il y avait
des visites régulières obligatoires ?
-C.A. : En fait avant, avant la « révolution » (elle fait le signe des guillemets avec ses doigts), il y avait
tout le temps deux médecins à domicile. Manea, qui logeait à Abdallah Guech. Ça tournait
régulièrement, mais toujours deux médecins. Maintenant, depuis l’attaque des barbus (la tentative de
fermeture du bordel étatique par des radicaux religieux début février 2011), les médecins font deux
visites par semaine, mais ils ne restent pas sur place.
-Ces médecins, ils viennent d’où ? Ils travaillent à leur compte, pour un cabinet, ou bien ils viennent
de l’hôpital ?
-C.A. : Bah de l’hôpital. C’est des médecins de l’étatique. De Charles Nicole par exemple ou
d’ailleurs. […].
La gestion de la santé au niveau du bordel étatique se situe donc au niveau des structures
publiques1. Une entrevue avec une prostituée travaillant à Sidi Abdallah Guech, nous le
confirme :
Extrait d’entretien informel, réalisé avec A. durant le mois d’avril 2013. La durée de la discussion est
d’une vingtaine de minutes :
A. se prostitue depuis 5 ans. Elle travaille depuis 1an à Sidi Abdallah Guech. Elle est âgée d’environ
25ans et a commencée à travailler vers l’âge de 20 ans en étant recrutée par la mère d’une de ses
amies qui était matrone au bordel étatique de Sfax. Elle y est restée 6 mois avant d’arrivée à Tunis.
Elle est célibataire, et ne veut pas quitter le métier (même si elle se sent « arnaquée » quant à la
manière dont elle y est entrée), qui est « une grande source de revenus » : A. : Même quand on va au
dispensaire, c’est gratuit. L’Etat perd de l’argent avec nous (rire). C’est eux qui nous prennent en
charge. En plus les médecins sont sympas, ça se passe bien…enfin…des fois.
1
Il est intéressant de remarquer la terminologie. Les administrations, institutions et tout ce qui
procède de l’Etat, est « étatique », et non « public ».
25
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Les personnes prostituées bénéficient donc d’un accès gratuit au soin. Le bordel étatique en
tant que lieu institutionnalisé est donc une réalité dans les pratiques. Et bien que certains
considèrent que l’Etat y est perdant1, cette institutionnalisation structure jusqu’au recrutement
des filles dans les bordels :
Extrait du journal de terrain :
Le « recrutement » des prostituées :
-Volontaires : recrutées sur dossier, avec test psychiatrique pour déterminer si elles font vraiment le
choix en connaissance de cause et parce qu’elles, en tant qu’individu le veulent. A Tunis, le bureau de
recrutement est au poste de police d’El Gorjani, dans le sud-ouest de la ville, derrière le quartier de
Montfleury. Connu aussi pour être un des poste de police les plus durs.
-Non volontaires : arrêtées pour prostitution « au noir » ou racolage : -1er arrêt=1 mois de prison. -2e
arrêt=3mois de prison. -3e arrêt=6mois de prison ou bien intégration à un bordel étatique, n’importe
où sur le territoire en fonction des besoins.
Si l’on analyse uniquement l’aspect structurel, sans tenir compte de la spécificité du milieu
prostitutionnel, on est là encore dans un cadre institutionnel. Avec des fonctionnaires 2, qui
sont recrutées par l’Etat, qui sont affectées, ont des congés (entre 6 et 10 jours par mois qui
correspondent à leurs menstruations et durant lesquels elles sont autorisées à sortir de
l’enceinte du bordel, auquel, le reste du temps, elles sont officiellement astreintes à
résidence)3 et peuvent même être mutées. Le salaire est également fixé par l’Etat4. Il nous
semble également important de remarquer que dans certains cas, les « recrutements » non
volontaires, le sont finalement. On entend par là qu’une part non négligeable de filles à
recours à la prostitution clandestine afin d’accéder à la prostitution légale. En effet même dans
le cas d’une inscription volontaire sur les registres du Ministère de l’Intérieur, les filles
1
Cf encadré p.25
Les prostituées ont selon une légende urbaine, la fonction de fonctionnaire du ministère de l’intérieur
inscrite en lieu et place de leur métier sur la carte d’identité. Il s’avère que c’est faux.
2
Christelle taraud montre bien l’aspect carcérales des quartiers réservés. Bourguiba dans sa
réinvention du passé à garder cet aspect.
3
4
Le prix des passes est fixé en fonction de la beauté de la personne qui travaille. De 6 à 13 dinars. La
moyenne est fixé à 10 dinars pour 20 minutes ou une éjaculation par l’Etat. La variation du prix
dépend ensuite de la négociation.
26
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doivent avoir dans leur dossier 3 mois de prison au moins à leur actif. Certaines choisissent
donc de commencer à pratiquer dans l’illégalité ce qui, à un moment ou à un autre les
conduira à passer ces trois mois en prison et donc d’exercer « dans l’étatique ».
L’aspect institutionnel du bordel au regard de l’implication de l’Etat dans la gestion des
différents aspects structurels de celui-ci s’étend même dans l’omniprésence de la police en
tant que représentant de l’appareil étatique.
II - La police omniprésente, un cadre dominant les
transactions quotidiennes
Béatrice Hibou a très bien expliqué de quelles manières la police se retrouve dans
toutes les sphères de la société tunisienne [Hibou, 2006]. Au-delà des forces de l’ordre, sous
le régime de Ben Ali, chaque institution en Tunisie peut selon elle être utilisée à des fins de
police. La police est « un appareil coextensif au corps social tout entier […] par la minutie des
détails qu’elle prend en charge »1. L’auteure parle notamment à ce propos de « quadrillage du
territoire ». Ce quadrillage, même si nous verrons par la suite qu’il est à relativiser, existe
encore bel et bien. La police est toujours puissante et les prérogatives du Ministère de
l’Intérieur toujours très importantes voire indépendantes. Au-delà des questions d’agenda
politique du parti majoritaire Ennahda, la nomination de Laaraiedh, débauché pour l’occasion
du Ministère de l’Intérieur, comme nouveau Premier Ministre à la place de Jebali le 22 février
dernier, est un bon indice de la prépondérance de l’aspect policier encore aujourd’hui.
Les mécanismes policiers fonctionnent donc par le haut, participant ainsi à cette
perception sécuritaire et à la diffusion d’un sentiment de peur de toute une société. Mais, et
une fois de plus Béatrice Hibou le montre bien, il ne suffit pas d’une structure dominante pour
imposer un fonctionnement autoritaire. Ce fonctionnement passe également par de
nombreuses transactions au sein du tissu social, qui peuvent parfois sembler insignifiantes
mais qui ne participent pas moins à la mise en place d’un cadre policier, au sens large du
terme, par le bas2. Et le policier, en tant qu’individu cette fois, en ce qui concerne le milieu
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, cité dans B. Hibou, La force de l’obéissance, La
Découverte, 2006.
1
2
Cf J.F. Bayart, Le politique par le bas en Afrique Noire, Karthala, 2008
27
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prostitutionnel au moins, se trouve de manière omniprésente au sein de ces interactions
quotidiennes. La police, de par sa présence permanente, constitue un cadre1 des transactions
quotidiennes entre les différents acteurs de la prostitution légale, tout comme clandestine.
A - Le policier comme acteur incontournable du milieu prostitutionnel
Dans le milieu prostitutionnel, la figure du policier est récurrente. Nos observations
empiriques nous ont permis de nous en rendre compte et d’appréhender comment. Nous
l’avons dit et cela semble une évidence, mais il nous parait essentiel de rappeler à quel point
la police est partout. Le policier est incontournable dans les interactions au sein du milieu
prostitutionnel. Dit plus simplement, le policier en tant qu’appartenant à « l’appareil d’Etat »
autant que comme appartenant à « un appareil coextensif » plus diffus et moins identifiable,
est à la base de la gestion de la prostitution par l’Etat.
Nous disions que la police est omniprésente. Béatrice Hibou dans son livre donne
l’exemple des taxis [Hibou, 2006]. C’est un exemple que nous pouvons compléter par nos
observations de terrain. Nous avons eu l’occasion de participer à de nombreuses soirées avec
des policiers appartenant à différents niveaux hiérarchiques du système. Ces soirées se
déroulaient dans un café « clandestin »2 tenu par un policier de la police touristique : S. Notre
position d’observateur privilégié et participant, nous a permis de mener de nombreux
entretiens informels quant aux pratiques de ces différents niveaux hiérarchiques. Parmi les
personnes présentes régulièrement, uniquement des hommes3, et uniquement des policiers, se
trouvait M. :
Extrait du journal de terrain :
Informations « personnages » : M.
1
Cf E. Goffman pour une analyse des cadres sociaux.
2
Le propriétaire est policier, il n’a officiellement pas le droit de cumuler un autre emploi.
Mes tentatives pour pouvoir m’entretenir avec des femmes policières ont été toutes infructueuses.
3
28
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M. est âgé d’une soixantaine d’années. Il vient d’un quartier populaire du sud de Tunis dont je ne
saurais jamais le nom. Ça fait entre 30 et 35 ans qu’il est dans la police. L’œil averti. Il participe
souvent aux discussions et est très respecté par les autres. Il est souvent attendu avec impatience. Le
jour il est policier dans un des postes de police de la médina. La nuit il est taxi. Il profite donc en
général de pause entre deux clients pour venir boire un verre avec les autres. On sent l’admiration
parmi les autres car il respecte le fait de ne pas boire d’alcool tant qu’il n’a pas eu son dernier client.
Quand il finit son service, en général assez tard, il nous rejoint et se permet de l’alcool sans problème.
C’est lui qui me ramène chez moi quand je ne suis pas venu par mes propres moyens. J’apprends
plusieurs semaines après l’avoir rencontré, de sa bouche, qu’il cumule également un troisième emploi.
Il travaille à la poste en tant qu’employé, 2 ou 3 jours par semaine. Ps : il soutient Ennahda dans de
nombreux débats qui portent sur la politique car il pense que ce sont les seuls à pouvoir avoir autant
« de poigne » que Ben Ali.
Les trois emplois cumulés de M. sont très représentatifs de l’omniprésence de la police dans
les différents domaines de l’espace publique. Le taxi et la poste sont deux espaces
extrêmement fréquentés à Tunis. Deux espaces où se déroulent ces interactions insignifiantes
entre personnes ; la vie quotidienne sur laquelle en théorie, aucun contrôle n’est possible. M.,
à la question du pourquoi de ses trois emplois, répond qu’un policier n’a pas un salaire très
élevé. C’est la réponse que nous fait également S. par rapport à son café. Pourtant le café,
comme la poste ou le taxi sont des espaces privilégiés de relations sociales, dans lesquels les
gens discutent beaucoup. Des lieux de détente ou bien de transition. On voit bien ici comment
se tisse le « quadrillage » par le bas.
29
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Extrait du journal de terrain :
Informations « personnages » : S.
S. est âgé d’une quarantaine d’années, mais il en fait dix de plus. La première fois que je le rencontre,
H et T1me dise de rester prudent et de tout faire pour ne pas faire de gaffe vis-à-vis de mon rôle. C’est
la condition sine qua none pour avoir un accès répété à son café. Lorsqu’il a rencontré T. pour la
première fois, il a effectué une enquête sur lui pour savoir qui il était. Il travaille pour la police
touristique. Son rôle est de se fondre dans la foule des lieux touristiques tels que les souks de la
médina par exemple et d’intervenir en cas de vol ou de braquage d’un-e touriste. On a rdv la première
fois avec lui derrière la place Barcelone, je vois arriver au loin un homme. Les vêtements sales, une
démarche trainante et le regard vide. C’est lui. Je n’aurais pas deviné. Il a l’air de tout sauf d’être de
la police. Il tient un café « clandestin ». Je mets des guillemets car sa clientèle à partir de 20h n’est
constituée que de policiers, souvent des amis qui se réunissent pour se détendre. Mais en théorie il
n’est pas autorisé à avoir ce deuxième emploi. Son frère et sa femme tiennent le café la journée, où
c’est une clientèle de « mecs du quartier ». S. est très peu bavard et à l’air très méfiant. Il se mêle
rarement aux autres. Ce n’est qu’au bout de ma cinquième visite qu’il m’adressera la parole un peu
plus. Lorsqu’il participe au débat c’est pour critiquer vivement la police. Pour lui « c’est un gagnepain comme un autre ».
De la même manière que S. se fond dans la foule des touristes, d’autres se fondent dans la
foule des clients de Sidi Abdallah Guech. Nos différentes visites au bordel étatique,
accompagnés de H. et T. nous ont permis d’observer les policiers en civil déambuler parmi les
clients. Il est assez aisé de les reconnaitre car ce sont les seuls qui se permettent d’utiliser
leurs téléphones portables avec ostentation. Lors d’une discussion au café, après une visite au
bordel étatique, T. m’expliquait :
« Il y a une unité qui est affecté à Abdallah Guech. Ils utilisent leurs téléphones pour donner des infos
à ceux en uniformes. Y a qu’eux qui se servent de leur téléphone sans problème, car pour les autres,
les gars qui font la garde pour les putes, laissent pas faire, ils ont trop peur qu’il y ait des photos de
prises. T’as compris ? C’est pour ça que tout à l’heure quand t’as sorti ton téléphone, la pute elle a
voulu t’attraper. Ça doit pas sortir. Et si y a un problème l’unité d’intervention est là en 6 minutes
maximum. La rapidité c’est ça l’efficacité d’une police. Sans faute. »
1
Nous reviendrons plus tard sur la personne de T. Nous avons parlé de H. en introduction.
30
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Le bordel étatique est donc extrêmement contrôlé, à l’image des autres sphères de la société.
Il ne fait pas exception. Du recrutement - qui se fait dans un poste de police ou bien par un
passage obligé par la case prison1, et donc précédé d’arrestations – jusqu’au travail quotidien,
les interactions entre policiers et prostituées sont donc permanentes. Mais, c’est
paradoxalement, dans les lieux de prostitutions clandestines que ces interactions sont encore
plus flagrantes.
B - Les lieux de prostitution clandestine, des espaces de transactions
centraux
La prostitution clandestine couvre un large spectre. Qui va de la personne prostituée de
luxe à la prostitution « bas de gamme »2. De l’organisation la plus pointue aux filles les plus
indépendantes. Nous en avons expliqué les raisons en introduction, nous ne nous intéressons
qu’à la prostitution de « basse condition » [Taraud, 2003]. Celle-ci, à Tunis se retrouve
principalement dans le centre-ville. La raison de cette localisation est simple, le centre-ville de
Tunis est composé principalement des classes socio-professionnelles basses de la société
tunisienne. Il y a à Tunis une rupture très marquée géographiquement entre les différents
degrés de richesse. Du centre-ville, qui englobe la médina, et les quartiers s’étendant des deux
côtés de l’avenue Habib Bourguiba, aux quartiers résidentiels du Nord du Grand Tunis, on
observe une différenciation sociale marquée des habitants de ces différents espaces.
La prostitution clandestine de « basse condition », se pratique donc principalement dans
les bars et restaurants des rues qui jouxtent l’avenue Habib Bourguiba3. La rue de Marseille,
la rue Ali Bach Hamba, ou encore la rue Ibn Khaldoun, sont les endroits où je me suis rendu
de nombreuses reprises au début de mon terrain puis à nouveau plus tard. Ces sorties
Avant d’aller en prison, 24h dans poste de police, renouvelable trois fois officiellement. Dans les
faits, la police peut faire disparaitre quelqu’un autant de temps qu’elle le veut sans que personne ne lui
demande de compte.
1
2
Citation d’acteur.
L’avenue Mohammed 5 est également connu pour être un lieu de prostitution. On y trouve les
trotteuses qui sont la plupart du temps des prostitués homosexuels.
3
31
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nocturnes, accompagné de H., m’ont permis de comprendre comment les transactions entre
prostituées et policiers fonctionnent.
Ces observations multiples nous ont d’abord amené à nous rendre compte que la
prostitution légale et la prostitution illégale ne sont pas hermétiques l’une de l’autre. En effet,
de nombreuses patronnes de Sidi Abdallah Guech travaillent dans ces bars et restaurants du
centre-ville, et sous leur coupe, de nombreuses filles également. Les choses se déroulent de la
manière suivante :
Extrait du journal de terrain :
Le 21/02/2013.
« […]. On s’installe à une table à l’étage, là où se trouvent les prostituées. H. parle avec le chef des
serveurs qu’il connait bien. Ce sont les serveurs qui mettent en contact avec les prostituées. Au bout
d’un moment, une prostituée se pose avec nous, après que le chef des serveurs lui ait parlé. […]. La
prostituée est moche. Sur-maquillée, les cheveux filasses et gras. Une robe-pull serrée qui est
peluchée et qui met en valeur ses formes, qu’elle a abondante. Aspect général « cheap ». Attitude
hautaine. C’est nous qui payons. Au bout de 45 minutes environ, une autre fille se pose avec nous,
bientôt suivi d’une deuxième. Elles étaient dans le bar depuis le début. Elles bossent pour la première.
[…]. Le chef des serveurs nous fait un signe discret pour nous dire que l’ardoise est arrivée à la limite
que nous lui avions fixée. Lorsque les deux prostituées plus jeunes se posent (même allure, même
langage du corps, grosse, pas moche, mais pas belle. Des cheveux assez courts et blonds. Une peau
moins marquée que la première), nous payons encore deux bières et prenons congé. […]. »
La patronne vient donc s’assurer d’abord des clients. Elle observe comment ils dépensent et
s’ils sont ou non sous l’emprise de l’alcool, avant d’appeler « ses filles » qui prennent le relais
et gèrent la transaction en fonction de ses indications. Au moment où nous allions partir, R., la
patronne dit bonjour à une de ses amies qui travaillent également dans le bar ce soir-là :
Extrait d’entretien informel réalisé avec R., le 21/02/2013, la totalité de la discussion a duré une
heure environ :
32
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R. a une quarantaine d’année. Elle a une fille de 20 ans qui étudie l’économie à l’université, et elle vit
avec sa mère. Elle soutient Nida Tounes et n’aime pas Ennahda. Elle a déjà eu à faire à des salafistes
armés de bâton, les portiers ont pris sa défense. Elle ne veut pas parler d’Abdallah Guech. Elle
préfère les vieux clients car ils payent plus et sont plus calmes. Cela fait « très longtemps » qu’elle est
dans le métier :
(Sur le ton de la confidence) – « Si vous voulez parler avec une connaisseuse d’Abdallah Guech,
demander lui à elle, elle est patronne là-bas, et elle a trois filles. Des fois elles sont là avec elles. »
A ce moment-là de l’enquête, il était impossible de déterminer la véracité de ces paroles. De
plus nous ne nous étions encore jamais rendus à Sidi Abdallah Guech. Mais nous avons pu
par la suite les confirmer. En effet il arrivait par la suite régulièrement de croiser des
patronnes et des filles du bordel dans les bars où elles pratiquaient la prostitution illégale. Il y
a donc deux types de personnes prostituées illégales. Celles travaillant au bordel le jour, et
celles qui sont indépendantes de la prostitution étatique :
Extrait de journal de terrain :
Le 27/02/2013.
« Nous arrivons dans une large salle bondée, au premier étage. De nombreux hommes de tous âges
dansent sur de la musique « traditionnelle ». […]. Entrainés dans la danse par des filles, des femmes,
qu’on croirait toutes sorties d’un même moule. Grosse, extrêmement fardées et maquillées, coincées
dans des vêtements qui se veulent sexy. Les cheveux sont parsemés ou dans leur intégralité fait de
mèches blondes. Ces prostituées sont essaimées dans toute la salle, pour la plupart déjà installé à des
tables de clients ou bien debout à danser avec eux. […]. On commence à payer à boire à Ha.
Plusieurs filles dans la salle travaillent à Sidi Abdallah Guech. […]. Ha. bosse avec plusieurs jeunes
sous sa coupe. Elle matrone. Mais elle a son local. Elle n’emmène jamais les filles ici. Elle prend des
rendez –vous et se fait payer à boire. Elle est grand-mère. Elle a deux filles, une qui a l’enfant et qui
est dans une situation stable et l’autre qui est au collège et qui est « si belle qu’[elle]espère qu’elle
deviendra pute, mais pour les riches, pas pour eux… ». Elle est prostituée pour pouvoir élever ses
filles. […]. »
Ces différences au sein de la prostitution clandestine nous permettent de voir clairement les
interactions entre le milieu prostitutionnel et la police. Dans le cas des patronnes et des
33
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prostituées qui travaillent au bordel étatique, on comprend que l’interdiction de sortir n’est
pas respectée. Cela est possible grâce aux relations que les prostituées entretiennent avec la
police. En échange de ces permissions de sortie, les prostituées servent d’ «indics » à la
police, ou bien les prostituées s’acquittent d’un « droit de sortie » auprès des patrouilles
lorsqu’elles sont contrôlées à l’extérieur en dehors de leurs jours de congés1. Ou bien les deux
à la fois. Concernant les indépendantes, il est également question d’arrangement, on peut
clairement parler de corruption, les policiers prélevant un pourcentage sur les passes
effectuées. De plus il est impossible à la police de ne pas savoir que la prostitution illégale
existe, certains bars et restaurants du centre-ville étant fréquentés quasi-exclusivement par des
cadres de l’appareil étatique, ou bien par des membres de la garde nationale. On sait de quelle
manière le recrutement s’effectue2. Le fait que des policiers soient clients de la prostitution
clandestine montre également une certaine forme de collusion entre la police et les prostituées
illégales.
On peut donc ainsi tenter de comprendre les intérêts convergents au sein du milieu
prostitutionnel.
C - Sphère publique ou vie privée : des intérêts convergents entre
policiers et prostituées
Lors de nos entretiens informels, tant avec les policiers, qu’avec les prostituées, il nous
a été donné de comprendre que ces interactions entre prostituées et policiers ont été, tout du
moins avant le départ de Ben Ali, entremêlées entre la sphère publique et le milieu
prostitutionnel. Nous avons vu plus haut le type d’interactions, voire de collusions qu’il existe
entre la police et les prostituées. Tentons maintenant de voir comment elles se mettent en
place.
Il y a certes des « arrangements » entre policiers et prostituées, à l’échelle individuelle.
Qui participe de la « surveillance individuelle au quotidien » [Hibou, 2003], justement. En ce
qui concerne la sphère publique, soit les prostituées coopèrent, en servant d’« indics » ou en
1
Il en va de même pour rester dans le même bordel tout le temps.
2
Cf encadré p.26
34
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contribuant financièrement. Soit elles sont arrêtées, gardées au poste de police, et dans ce caslà, la plupart du temps violées ou soumises à des sévices physiques. On peut parler ainsi de
technologie politique du corps [Foucault, 1975]. Le corps est alors plongé dans un champ
politique et l’assujettissement ne se fait plus par l’intermédiaire d’une pression sociale ou
d’arrangement monnayé. Il peut être, direct, physique.
Pourtant, ces interactions entre les deux groupes d’acteurs, toujours de l’ordre de
l’informel, du caché, peuvent parfois entrer de plein pied dans la sphère privée et ainsi
s’extraire de cette technologie politique du corps. Autant les prostituées que les policiers avec
lesquel-le-s nous avons eu l’occasion de nous entretenir nous ont dit connaitre des collègues,
marié-e-s avec des prostituées ou des policiers, selon le cas. Le mariage entre un policier et
une prostituée, est un cas de figure extrême des relations intimes qui vont au-delà du
fonctionnement de la surveillance individuelle au quotidien mais qui y participe activement.
Pourtant, ces relations intimes ne se créées pas uniquement dans le cadre de liens aussi
« forts » que ceux du mariage. Les interactions entre policiers et prostituées, les rapports
qu’ils et elles entretiennent sont souvent de l’ordre du coercitif, certes, allant dans le sens
d’une répression larvée entretenue durant de nombreuses années de dictature. Mais ces
rapports, sont aussi parfois de l’ordre de la relation individuelle, intime, et partagée. Ainsi, A.
nous dit :
Extrait d’entretien réalisé avec A.1 :
« S’il y a des clients policiers, ils ne le disent pas. En tous cas les filles ne le disent pas non plus. Ça
les regarde. Moi j’en ai pas, ou plutôt j’en ai plus. »
Par « j’en ai plus », A. entend depuis la tentative de fermeture du bordel étatique sur laquelle
nous reviendrons. Elle n’a pas voulu poursuivre dans cette voie-là, lors de notre entretien
informel. Mais lorsque l’on menait notre terrain dans les lieux de prostitutions clandestines,
plusieurs filles qui travaillent à Sidi Abdallah Guech nous avaient affirmé avoir des rapports
sexuels gratuits avec des policiers, dans le cadre de leur travail.
Extrait du journal de terrain :
Informations « personnages » : T.
1
Cf encadré précédent
35
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T. est âgé d’une trentaine d’année. Il est le cousin de H. Lorsque je le rencontre la première fois il se
présente à moi comme un militaire. Je ne saurais jamais exactement la teneur de son travail, « top
secret ». Même H. me dira qu’il ne connait pas son travail exact. Il est néanmoins extrêmement bien
informé sur le fonctionnement interne du Ministère de l’Intérieur. Son rêve est de rentré dans la garde
présidentiel. Toute son attitude, son langage corporel, et même sa manière de marcher dans la rue
traduisent une soumission à la discipline. La terminologie qu’il emploie (« Sans faute », « Jour J », et
quand je vais trop loin dans mes questions, « top secret ») et son attitude déférente vis-à-vis des
policiers du café clandestin de S., qui sont tous plus âgés, alimente cela. Il me dira lui-même qu’il
respecte énormément la hiérarchie. « On a toujours beaucoup à apprendre des personnes qui ont plus
d’expérience ». T. était là quasiment à chacune de nos visites à Sidi Abdallah Guech. Lorsqu’on s’y
rendait, il marchait toujours derrière moi. « On ne sait jamais ce qu’il peut arriver, il faut toujours
prévoir ».
Extrait du journal de terrain :
Le 02/03/3013.
« Nous nous enfonçons jusqu’au bout de l’impasse parmi les clients. Certains font la queue devant des
portes closes, d’autres déambulent et discutent avec les filles en bas des escaliers. Au bout de
l’impasse, nous entrons dans une chambre. T. à l’air de connaitre la fille qui est là. Ils discutent,
rigolent ensemble. [ …]. Quand nous sortons de l’impasse, je demande à T. s’il connaissait cette
prostituée. Il me répond que oui. Il la fréquentait régulièrement à une certaine période, « avant »
(avant le départ de Ben Ali). Elle lui rendait « quelques services » et réciproquement. Je n’arriverai
pas à savoir ce que sont ces services, T. m’opposant sont fameux « top secret ». Il a profité d’être là
avec nous pour lui rendre visite, pour dire bonjour ».
Je n’ai jamais pu savoir si T. payait ses passes ou pas. Il n’en reste pas moins que l’entrevue
est très cordiale, voire amicale. H. me confirmera qu’à chaque fois que T. passe dans le
quartier il vient lui rendre visite mais que « ça n’a plus rien à voir avec ses affaires ».
Il n’en reste pas moins que même dans le cadre de la vie privée, les intérêts entre les
prostituées et la police étaient marqués, alimentant ainsi le contrôle diffus de la société. Et
participaient ainsi à une certaine stabilité dans le milieu prostitutionnel.
36
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III - Une stabilité remise en cause : des relations de longue
date troublées par la dynamique révolutionnaire
Cette stabilité qui, nous l’avons montré, est garantie par les interactions individuelles
quotidiennes autant que par la structure pyramidale d’un système autoritaire, a pourtant été
remise en cause lors de la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali. La dynamique
révolutionnaire qui a vu le jour en Tunisie à la fin de l’année 2010 et au début de l’année
2011 est venu troubler la stabilité de toute la société tunisienne, y compris la sphère
prostitutionnelle.
Nous allons donc tenter de comprendre ici, comment la stabilité des interactions entre
prostituées et policiers, garantissait une certaine forme d’équilibre social. Equilibre social que
Béatrice Hibou conceptualise sous le terme de « pacte de sécurité » [Hibou, 2006].
Mais nous verrons que ce pacte de sécurité, que nous nuancerons sous le terme de pacte
sécuritaire, n’a pas suffi à maintenir le régime de Ben Ali. Nous analyserons, pour cela le
concept d’espace de mobilisation à travers l’exemple de la médina, dans laquelle est
directement ancré notre objet en lieu et place de l’impasse Sidi Abdallah Guech.
Enfin nous verrons comment, le glissement de l’individu à la structure s’est effectué au
sein du milieu prostitutionnel. Comment les policiers, dans ce processus révolutionnaire, sont
passés du statut d’individus intervenant au quotidien dans un enchevêtrement de relations
sociales, au statut de représentant de l’Etat.
A - La stabilité dans le milieu prostitutionnel, garantie d’un équilibre
social
« Un pacte, c’est un rapport beaucoup plus complexe de l’Etat à sa population, c’est
l’expression de la sollicitude permanente et omniprésente de l’Etat, la façon dont il entend se
présenter et se légitimer aux yeux de sa population. Un pacte de sécurité, c’est un rapport au
centre duquel l’Etat tente de prévenir tout ce qui peut être incertitude, risque et danger »1. Si
l’on considère la définition que fait Béatrice Hibou du pacte de sécurité, notre objet en fait
B.Hibou, La force de l’obéissance, La Découverte, 2006.
1
37
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partie intégrante. Par l’existence et la prise en charge des bordels, l’Etat tente en effet de
« prévenir les risques et les dangers ».
Le discours que l’on retrouve chez les prostituées chez les policiers, et dans l’ensemble
des sphères sociales, c’est le fait que, sans les bordels étatiques, accessibles à tous de par le
coût très peu élevé d’une passe, on assisterait à une recrudescence incroyable des agressions
sexuelles et des viols. Un policier m’a dit « si ils ferment le bordel, on aura beaucoup plus de
travail croit moi ! ». Puisque les bordels étatiques existent toujours, tout du moins à Tunis,
Sfax et Sousse, il est difficile de vérifier cette rhétorique. Certes, dans la plupart des villes les
bordels ne sont plus en fonction. Mais nous avons montré l’ampleur de la prostitution
clandestine, également accessible à tous.
Extrait du journal de terrain :
Le 27/02/2013.
« Dans le bar de l’hôtel où nous étions ce soir, H. m’explique que la clientèle ici est faite de ceux qu’il
appelle « les originaux ». Des hommes qui viennent des régions, issus de classe populaire, et qui de
temps à autre, quand la paye est tombée (si elle tombe) et qu’ils ont mis assez de côté pour parer aux
besoins de leurs familles, viennent s’ « encanailler » en bande pour une ou plusieurs soirées. »
Il est donc permit de penser que dans les villes où les bordels étatiques ont été fermés, la
prostitution s’est déplacée dans d’autres espaces, et que les hommes ont toujours accès à des
moyens de mettre fin à leur « frustration » avant de recourir au viol. Il n’en reste pas moins
que le bordel étatique est un véritable catalyseur social.
Extrait d’entretien informel réalisé avec A. au cours du mois d’avril 2013 :
A. tient un café dans le quartier du passage. Il a environ 30 ans. Il est père de deux enfants, sa femme
est voilé « par conviction religieuse », mais elle comme lui « ne croient pas en Ennahda ».
« Abdallah Guech, ça doit faire dix ou quinze ans que j’y ai pas mis les pieds. Quand j’étais un petit,
vers douze ou treize ans, j’ai travaillé à côté. Alors quand j’avais ma pause pour déjeuner, j’allais
trainer à côté au lieu d’aller manger. J’étais curieux tu vois. Et au fil des semaines je me prenais des
claques ou des coups de pied au cul. J’avais pas le droit d’être là-bas, j’étais un petit. Mais moi je
voyais tous ces hommes, vieux, jeunes, riches, pauvres, gros, moche, beaux, c’est ça qui m’avait
marqué aussi, y avait plein de beaux gosses, des mecs qui ont surement pas de problèmes avec les
38
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filles et qui venaient entre potes, et donc je me disais, pourquoi pas moi ? Et un jour je suis passé. Y
en a une qui me regardait du pas de sa porte. Je lui ai tendu l’argent que mon patron me donnait pour
manger et lui ai demandé si je peux. Elle m’a demandé quel âge j’ai. J’ai dit 18ans, je sais bien
qu’elle m’a pas cru. Elle m’a dit ok. J’y suis allé et on a fait ce qu’on avait à faire. C’était ma
première fois quoi. »
Plusieurs éléments sont intéressants dans cet entretien. Le fait que toutes les catégories
sociales se retrouvent au bordel. C’est une remarque récurrente quand on parle à un homme
de Sidi Abdallah Guech. « Y a tout le monde ! ». On a pu s’en rendre compte également par
nous-même lors de nos différentes observations. Le fait également que ce ne soit pas que des
« désespérés » en mal d’amour qui s’y rendent. Une connaissance qui n’a « aucun problème
avec les filles »1 me disait s’y rendre étant plus jeune, avec ses amis, en sortant des bars2,
« pour y faire un tour », pas forcément pour « consommer ». Là encore, nos observations nous
ont permis de comprendre dans quelle mesure, aller au bordel est un divertissement ou une
occupation qui permet de rester en contact avec le social et de ne pas se marginaliser au sein
d’un groupe d’interconnaissances. Enfin, « la première fois », est également un indice de cette
volonté de s’intégrer au groupe. Dans une société où il est très mal vu de pratiquer le sexe
avant le mariage pour une femme, le bordel est une étape de l’apprentissage de la sexualité
chez les jeunes hommes. « Ça sert à canaliser la frustration des jeunes » me dira un policier.
On voit donc comment un milieu prostitutionnel stable participe d’un certain équilibre
social. Pourtant, le bordel étatique ou plutôt les personnes qui y travaillent ne sont pas
considérées socialement en dehors de ce périmètre. Ce qui ne les a pas moins empêchées de
s’inscrire directement dans la dynamique de protestation au sein de leur espace de vie lors de
la chute de Ben Ali.
B - Lorsque la marge devient le centre, la médina comme espace de
protestation
1
Il s’agit ici du discours de l’acteur.
2
Plus possible car le bordel est désormais fermé la nuit.
39
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Lors du processus révolutionnaire à Tunis, la médina a été un espace de protestation
essentiel. Des barricades étaient dressées à chacune des entrées et la police ne pouvait y
poursuivre les manifestants sous peine de subir de lourdes pertes. Lors de mon enquête de
terrain de Master 1, à propos des pratiques de mobilisations des femmes dans le processus
révolutionnaire tunisien, l’une de mes enquêtées me disait « qu’il suffisait d’être cinq ou six
pour venir à bout d’une vingtaine de flics. On se mettait sur les toits et on leur balançait tout
ce qu’on trouvait. » Ce qui correspond parfaitement à la définition que Tilly donne de
l’espace. L’Etat cherchant à y étendre le contrôle policier alors que les militants ont pour
enjeu la création d’espaces sûrs [Tilly, 2000].
Les journées qui ont précédé
et suivi le 14 janvier 2011, ont vu
la médina devenir le refuge de
nombreuses personnes qui vivaient
dans les quartiers alentour du
centre-ville. Qui chez des parents,
qui chez des amis. La médina était
devenue
mobilisations centraux, obéissant à
des logiques de quartiers, la police,
et donc l’Etat à travers elle, n’y
avait
L’architecture
1
de
l’espace
de
l’un
plus
contestation
des
le
droit
ayant
espaces
de
de
citer.
grandement
participé à en faire un espace sûr.
Dans cette perspective, les prostituées de l’impasse Sidi Abdallah Guech se sont
complètement intégrées à la masse. Ainsi « l’objet social est défini par sa dimension spatiale »
[Hmed, 2009].
Extrait d’entretien informel effectué avec A.2
« Plus personne ne travaillait à ce moment-là, nous non plus. On était plus des putes, on était comme
tout le monde et on se bougeait comme tout le monde. »
Même si d’autres entretiens nous amènent à nuancer cette homogénéité parmi les personnes
prostituées, on peut toutefois affirmer que nombreuses sont celles qui participaient à leur
manière. En descendant dans la rue pour certaines, en faisant fonctionner des mécanismes de
solidarité pour d’autres.
1
photo provenant d'internet montrant l'une des rues de la médina de Tunis.
2
Cf encadré précédent
40
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Extrait d’entretien informel effectué avec A.1
« On envoyait les mecs2 avec des provisions pour les gens qui savaient pas où aller ».
On assiste donc ici « au modelage des relations sociales ainsi qu’à des formes
d’appropriations individuelles et collectives de l’espace et des représentations de soi et des
autres » [Hmed, 2009].
Les prostituées qui sont à la marge en étant assignées au bordel (même si l’on a vu que
cette assignation était remise en question grâce aux interactions avec la police) peuvent ainsi
en sortir en toute légitimité, se réappropriant ainsi leur environnement et leur perception
d’elle-même et de l’espace collectif.
La médina est donc un espace en tant que « matrice structurelle des actions sociales
ainsi qu’un environnement culturellement et socialement construit. » [Hmed, 2009]. Et à ce
moment-là du processus révolutionnaire, les personnes prostituées travaillant au bordel
étatique ont clairement participé à cette construction.
Il faut néanmoins nuancer cela en précisant à nouveau que nous sommes dans l’analyse
de la médina de Tunis, qui comparé à d’autres villes est une grande ville dans laquelle
l’existence du bordel à cet endroit s’inscrit historiquement dans la médina comme nous
l’avons montré dans la première partie de ce chapitre. De plus c’est un lieu par lequel passe de
nombreuses personnes, et qui n’est pas perçu comme une représentation de l’Etat. Nous y
reviendrons mais ça n’a pas été le cas partout. Au Kef par exemple, ce sont des gens du
quartier qui ont brûlé le bordel étatique en tant, justement, que représentation concrète de
l’appareil d’Etat.
Dans les deux cas, il y a de toute façon une remise en question des rapports entretenus
avec l’Etat. Et l’Etat est donc, dans un contexte de conflit social, réduit à son identité propre
en tant que structure, et n’est plus perçu comme une multitude d’individualités avec lesquelles
s’effectuent une grande part des transactions quotidiennes.
1
Cf encadré précédent
2
« Les mecs » est une référence aux personnes chargées du nettoyage des chambres, des courses, et en
général de l’achat de l’alcool et du hachich. Ce sont des hommes qui sont pour la plupart
homosexuels. Ils sont également rémunérés par l’Etat.
41
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C - La prostitution dans un contexte de crise politique, la remise en
question de rapports privilégiés avec l’Etat
Dans ce contexte de crise politique on voit donc que les prostituées s’identifient à la
contestation ambiante. Les rapports collusifs qui existaient jusqu’alors dans le milieu
prostitutionnel n’ont plus court. Toutes les petites transactions quotidiennes qui participaient
au quadrillage de l’individu dans la perspective d’un pacte sécuritaire au sein de la sphère
prostitutionnel, volent en éclat.
Nous parlons bien de pacte sécuritaire et non de pacte de sécurité. Toujours dans la
même optique que Béatrice Hibou, et en reprenant sa définition du pacte. Mais Béatrice
Hibou l’applique à l’ensemble de la société tunisienne, alors que nous faisons référence aux
moyens coercitifs mis en place dans le milieu qui nous concerne et dont nous avons déjà parlé
plus haut.
On peut alors y voir les premiers indices d’une désectorisation, terme emprunté à
Michel Dobry [Dobry, 2009], qui considère que dans un contexte de crise politique, les
secteurs ne correspondent plus aux mêmes logiques.
Le policier était - dans une situation dite normale - au centre du système en tant
qu’individu relié à d’autres dans une multitude, d’inter- relations, de transactions,
d’interactions. Les relations entre lui et les différents autres acteurs étaient d’autant plus
facilitées que les espaces de la prostitution à Tunis sont sommes toute assez restreints. On y
croise donc les mêmes personnes chaque jour. Et des liens plus individuels, parfois de l’ordre
du personnel ou bien de l’intime peuvent se créer comme nous l’avons montré plus avant.
Mais de ce policier à laquelle les personnes prostituées ont affaire quotidiennement,
elles n’ont plus la même perception. Les logiques qui se mettent en place dans un contexte de
crise politique d’une si grande ampleur, sont également de l’ordre du sentiment, de l’émotion.
La police interprétée jusqu’ici comme de multiples interlocuteurs privilégiés devient une
entité à part entière, symbole d’un système à abattre. Les policiers représentent alors l’Etat,
c’est-à-dire une structure oppressive, une entité diffuse qui ne correspond plus à des
42
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personnes identifiables. Ces personnes se rapportent désormais à un appareil étatique dans
lequel on ne croit plus.
Les insultes à l’égard des policiers dans les nombreux entretiens, informels ou pas que
nous avons menés l’année dernière et cette année, auprès de différentes femmes, dont des
prostituées nous montre bien cela. Ce n’est pas tel ou tel policier qui est visé, c’est « la
police », « le gouvernement », le « régime » ou le « système » Ben Ali.
Ce ne sont plus, alors, le même type de relations qui se mettent en place. Le pacte
sécuritaire se fissure peu à peu, laissant place à de nouvelles formes d’interactions.
Nous avons donc montré comment les interactions, construites de manière sociohistorique tout au long d’une très longue période pouvaient être remises en cause dans un
contexte de bouleversement politique. Nous allons maintenant tenter de comprendre comment
des interactions établies depuis si longtemps ont pu prendre fin en un laps de temps aussi
court. En effet le contexte de crise politique est un facteur d’analyse pertinent, mais il faut
observer le temps un peu plus long dans le processus révolutionnaire pour nous permettre
d’appréhender l’entrée sur la scène publique et politique d’un nouveau groupe d’acteur, qui a
activement contribué à la perturbation de ces interactions qui étaient profondément ancrées
entre policiers et prostituées.
43
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Chapitre 2 : L’émergence d’un nouveau
protagoniste dans le processus révolutionnaire :
les salafistes comme éléments perturbateurs
d’interactions établies.
44
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Sous le régime Ben Ali, les islamistes ont vu leurs prérogatives réduites à néant. L’accès aux
mosquées était contrôlé, le port du voile ou de la barbe également. Les persécutions allaient
bon train. Après le départ de Ben Ali, les islamistes retrouvent une place dans la société
tunisienne. La preuve en est, la légalisation du parti Ennahda, le 1er mars 2011. Accusé
jusqu’à aujourd’hui d’un « double discours » ou encore d’avoir un « agenda caché » [Ayari,
2012], le parti a dû faire avec le retour en force d’un autre groupe d’acteurs, plus radical que
sont les salafistes. Ceux-ci se positionnent clairement sur la scène politique tunisienne
aujourd’hui, et ceux dès les semaines qui ont suivi le 14 janvier 2011. Même si au départ, ils
sont assez peu identifiables, constituant une nébuleuse1 difficile à définir, ils revendiquent la
religion et la morale comme base de réflexion à un projet sociétal. De ce fait, il nous a semblé
essentiel d’analyser leur positionnement vis-à-vis de notre objet de recherche. Ce qui nous a
permis de nous rendre compte, par des observations de terrains assidues, que les salafistes ne
sont pas uniquement un groupe d’acteurs émergent. Ils jouent également un rôle prépondérant
dans la déstabilisation des interrelations préexistantes au sein du milieu prostitutionnel.
IV - Les salafistes dans la politique, la tentative de
moralisation de la vie publique
La presse, qu’elle soit locale ou étrangère s’est fait le relais de nombreuses actions
salafistes. Certaines d’entre elles étant beaucoup plus mises en avant en termes de traitement
de l’information, suivies sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. L’attaque du cinéma
Afric’Art en juin 2011, la lutte qui a opposé tenant et opposant au port du niqab dans
l’enceinte de l’université de la Manouba entre la fin de l’année 2011 et jusqu’à aujourd’hui, le
présumé contrôle par des salafistes du village de Sejnane, la vandalisation du palais Abdellia
de la Marsa à la fin de la période d’exposition du Printemps des Arts, où des œuvres
considérées comme blasphématoires étaient exposées en juin 2012, et enfin l’attaque de
l’ambassade des Etats-Unis en septembre dernier. Tous ces faits ont pour point commun de
participer à la diffusion dans la société tunisienne de l’idée d’une menace salafiste. Tous les
regards sont tournés vers la moindre nouvelle exaction de leur part.
1
Terme de Nicolas Dot-Pouillard
45
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Pourtant nous allons montrer de quelle manière, malgré leur discours violents et
mettant en avant la religion comme principal moteur de leurs actions, les salafistes
s’inscrivent, au moins pour une partie d’entre eux dans une logique politique. Nous nous
intéresserons ensuite au scandale en tant qu’outil de médiatisation, avant d’essayer de
comprendre la nature des liens entre les salafistes et les islamistes. En effet, les journaux leur
ont prêté des relations sulfureuses, emprunte d’intérêts politiques ou bien de discrédit, mais
nous tenterons de saisir les différents mécanismes qui articulent leurs rapports.
Nous verrons ainsi, qu’à travers le politique, c’est à la tentative de moralisation de la
vie publique que visent les salafistes. L’aspect religieux devenant ainsi un argument du
politique. De ce point de vue, la question des liens entre un gouvernement majoritairement
issu d’un parti islamiste et la mouvance salafiste est donc pertinente aujourd’hui.
A - Du religieux au politique, les ressorts sociaux d’une contestation de
l’Etat
Les salafistes se positionnent dans un rejet, au moins discursif de l’Etat. En cela déjà ils
adoptent une position politique. Depuis le 14 janvier 2011, plusieurs partis ont vu le jour en
Tunisie. Ansar al Sharia par exemple dirigé par Abu Iyadh, considéré comme l’un des
instigateurs de l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis en septembre 2012, ou encore
Hizb al-Tahrir, qui intègre Ansar al Shariah et d’autres groupuscules salafistes tunisiens.
Pourtant, cette structuration de la nébuleuse salafiste ne se fait pas immédiatement. En
premier lieu, ce qui est le plus marquant dans les observations que l’on a eu l’occasion
d’effectuer sur notre terrain et lors de séjour précédent en Tunisie, c’est la multiplication
progressive des « barbus », dans les rues de Tunis. De plus en plus de jeunes hommes,
adoptent un look vestimentaire dit salafiste : le kamis, le pantalon très court au niveau des
chevilles, et une barbe fournie.
Extrait du journal de terrain :
Informations « personnages » : B.
B. est âgé d’un peu moins d’une trentaine d’année. Il habite le quartier du passage depuis sa
naissance, habitant avec sa famille dans des chambres de bonnes sur les toits, dépourvues de douches.
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Le hammam du quartier en fait office. Il a été trafiquant de chiens et d’alcools au marché noir du
quartier. Il est marié et a une fille. Des bagarres entre sa femme et lui éclatent régulièrement. Sa
femme prend souvent le dessus. Sa mère a été prostituée clandestine. Sa sœur est prostituée de luxe
aux Emirats Arabes Unis. Son petit frère est salafiste. Lui, l’est également. Il a adopté le look dit
salafiste, c’est-à-dire le kamis et la barbe. Il est devenu cheikh en très peu de temps, et a maintenant
une voiture, qu’il n’avait eu jusqu’à présent jamais les moyens d’acheter. C’est lui qui lors de
l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis a retiré le drapeau américain. Depuis il est officiellement
recherché par la police. Son look est plus discret, il ne porte plus de kamis et sa barbe est plus courte.
Il est toujours respecté par les autres « gars du quartier » mais plus craint. Et ça depuis avant qu’il
devienne salafiste. Son trafic de chien ne marchait plus très bien. De surcroit il sort de chez lui
beaucoup moins qu’avant. Ce qui ne l’empêche pas de boire des bières de temps à autre avec les trois
policiers de la garde présidentielle qui loge au rez-de-chaussée de son immeuble.
On le voit, B. est extrêmement paradoxal. Pourtant il correspond à toute une frange de jeunes
hommes des quartiers populaires qui sont devenus salafistes car c’était une opportunité
comme une autre d’acquérir un bien être matériel, et de la reconnaissance sociale en très peu
de temps. Ce qui est attendu en retour n’est finalement pas très contraignant et lui permet de
continuer de vivre comme il l’entend.
La contestation de l’Etat a donc peu de mal à passer du religieux au politique, car c’est
finalement l’aspect social qui entre en jeu. Le fait d’être issu de quartier populaire, parfois
d’avoir fait des allers retours en prison. Et si ce n’est pas le cas, avoir de toute façon eu
recours à l’économie informelle pour subvenir au besoin de la famille. Avoir été aux prises
avec la police lors de diverses arrestations. Une connaissance du quartier où je vis, le Passage,
me disait un jour que « tout le monde s’est fait arrêter au moins une fois ici ». Je ne suis pas
en train d’essentialiser une trajectoire salafiste, parce qu’on se ferait arrêter, on deviendrait
salafiste, non. En revanche c’est un élément à prendre en compte dans la virulence des
salafistes à l’égard de l’Etat. Le religieux au départ, n’est donc pas nécessairement une
priorité de l’engagement salafiste. On pourrait presque reprendre ici le concept de rétribution
du militantisme de Daniel Gaxie1.
1
Daniel Gaxie, « Rétribution du militantisme et paradoxe de l’action collective », SPSR,n°11, 2005.
47
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Mais il ne faut pas négliger justement l’attachement à ces rétributions, qu’elles soient
d’ordre matériel, ou bien uniquement en termes de reconnaissance de la part de leurs pairs. En
effet, ces rétributions, ces jeunes hommes les obtiendront beaucoup plus difficilement, voire
jamais, de la part de l’Etat. La défense de leur cause devient donc nécessaire. Ils objectivent
donc leurs croyances, immergés dans un groupe de pairs qui vont tous dans le même sens et
peuvent finir par transformer un intérêt en véritables revendications religieuses1.
Pourtant, malgré l’aspect religieux de ses revendications, on voit que l’ambition de la
nébuleuse salafiste est de se positionner sur la scène politique en acquérant un maximum de
visibilité. En témoigne les cibles des différentes attaques, destinées à faire scandale en tant
qu’elles touchent à l’objet de rupture entre les salafistes et la gauche tunisienne, la culture. Et
sont donc destinées à faire scandale.
B - Le scandale comme moyen de se positionner sur la scène publique
Afin d’expliciter la manière dont les salafistes se sont positionnés dans l’espace public, je
vais revenir au travail de mini-colloque effectué en novembre 2012, dans le cadre du séminaire
« Révolutions Arabes », codirigé par Assia Boutaleb et Choukri Hmed. J’avais produit un travail
sur « La menace salafiste en question » et j’y traitais du scandale comme outil d’analyse :
« Le scandale en tant qu’objet d’étude a été très bien expliqué (De Blic et Lemieux, 2005, p.9 à
38). Nous reprendrons ici pour notre analyse des éléments de cette théorie sur lesquels il est
important d’apporter un éclairage. En premier lieu Deblic et Lemieux considère le scandale « comme
une épreuve à travers laquelle est réévalué collectivement l’attachement à des normes » (De Blic et
Lemieux, 2005, p.9 à 38). Ce qui remet en cause les approches fonctionnalistes soutenues jusque-là.
Les auteurs voient ainsi trois cas idéaux-typiques du scandale. « Dans la perspective où se place
Claverie un scandale se transforme en affaire dès lors que le dénonciateur fait à son tour l’objet d’une
accusation de la part de l’accusé ou de ses alliés. Dans ce cas le public tend à se diviser en deux
camps, qui peuvent être fort inégaux en nombre mais n’en manifestent pas moins une rupture publique
d’unanimité [...] ». (De Blic et Lemieux, 2005, p.9 à 38). Si l’on applique cette définition pour
analyser notre corpus d’article cela nous permet de nous détacher de la nébuleuse salafiste afin de
Au départ, lorsque les salafistes ont pris en charge l’organisation logistique du sit-in Kasbah 2, il n’y
avait aucune revendication ni velléités de leur part.
1
48
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voir comment les acteurs se positionnent les uns par rapport aux autres dans l’espace public. De Blic
et Lemieux explicitent également la différence entre scandale local et scandale médiatique. Ce dernier
donnant lieu non plus à une désapprobation directe mais à un « « climat de désapprobation » créé par
l’accumulation des « unes » des journaux, par l’émission de jugements négatifs dans la presse, ou par
la production de caricature. Le scandale contemporain serait ainsi marqué par un mouvement
d’extension croissante de son cadre spatio-temporel ». (De Blic et Lemieux, 2005, p.9 à 38). Appliqué
cette notion à notre matériau fait donc sens. Nous sommes bien face à des affaires médiatiques. Le fait
que la presse européenne comme nationale relaie l’information en est un indicateur. Mais surtout
notre revue de presse nous permet de mettre en lumière les accusations et contre-accusations qui sont
les conditions d’une affaire. A cet égard l’attaque de la faculté de la Manouba est paradigmatique.
L’investissement de l’université par un groupe salafiste par rapport à l’interdiction de porter le niqab
dans les cours et les affrontements, parfois physiques, qui s’engagent sont à la base du scandale qui
devient très vite une affaire car deux camps s’opposent. Les partisans et les opposants du port du voile
dans les cours. Ces deux camps s’opposent d’autant plus lorsqu’une étudiante porte plainte contre le
doyen de la faculté, Habib Kasdaghli, car celui-ci l’aurait giflé. Le procès étant encore en cours,
celui-ci risque 5 ans de prison. Une pétition de soutien de la part d’intelectuel-le-s européen-ne-s
montre bien comment l’affaire s’extraverti de son cadre spatio-temporel. Mais à travers l’application
de cette théorie à notre recherche, ce qu’il est intéressant de remarquer est le nombre de scandales ou
d’affaires ayant eu lieu en très peu de temps. Si l’on reprend la définition de la réévaluation collective
des normes on se rend compte que la réévaluation est ici conséquente. Rappelons que ce qui
caractérise un scandale et une affaire est le fait que la redéfinition des normes n’est pas connue à
l’avance. A fortiori dans un contexte transitionnel. Prétendre faire une réévaluation des normes de la
société tunisienne serait alors impossible aujourd’hui. Le fait d’invoquer la tentative de moralisation
de la vie publique comme point de convergence de l’analyse de la transition tunisienne est donc une
voie sans issue. Toutefois, il est possible d’analyser comment se positionnent les différents acteurs au
fil de ces affaires, pour tenter de comprendre les enjeux du processus transitionnel en cours. Dans
cette perspective alors la tentative de moralisation de l’espace publique peut être analysée comme
l’un de ces enjeux.
On voit bien ici, de quelle manière les salafistes tentent d’imposer une moralisation de la vie
publique de par le recours au scandale et à la visibilité de leurs opinions. En cela, en acceptant
de se positionner par rapport à d’autres acteurs ils ont accepté le jeu politique, et en font
désormais partie intégrante en tant que groupe d’acteurs émergents et avec lesquels les autres
groupes d’acteurs doivent compter.
49
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Cette émergence des salafistes en tant que nouveau groupe influent sur la scène
publique et politique a d’ailleurs posé la question des liens avec le parti Ennahda.
C - Salafistes et islamistes, une dépendance avérée ?
Michaël Béchir Ayari, dans son article Le « dire » et le « faire » du mouvement
islamiste tunisien : chronique d’un aggiornamento perpétuel par-delà les régimes [Béchir
Ayari, 2012], nous parle de l’aggiornamento permanent du parti Ennahda. Particulièrement
dans la période qui va du départ de Ben Ali jusqu’aux élections du 23/10/2011, Ennahda est
soupçonné de « double discours ». Selon ses détracteurs il y aurait le discours de façades,
destiné à rassurer, et le vrai discours, caché celui-ci, qui révélerait les vraies préoccupations
extrémistes du parti. Béchir Ayari, analyse le discours rassurant comme un nouvel
aggiornamento dans une période pré-électorale.
Il y a donc différentes périodes dans les relations qu’entretiennent Ennahda et les
salafistes. Alors qu’avant les élections, Ennahda fait tout pour démentir ses éventuels liens
avec la nébuleuse salafiste, une fois élu, l’attitude du parti désormais majoritaire se modifie.
Il est vrai que l’analyse des différents évènements de cette période montre que dans la
pratique, Ennahda se montre très conciliant envers les salafistes. Notamment par rapport aux
différentes attaques que nous évoquions plus haut. Ou encore lors de non-répression de
manifestations, alors que des manifestations menées par différentes associations ou partis de
gauche sont durement réprimées. Pourtant Samir Amghar a montré [Amghar, 2012], que les
objectifs des islamistes au pouvoir, et des salafistes, en termes économiques notamment ne
vont pas de pair. Les islamistes défendant une approche économique très libérale, ce qui n’est
pas le cas des salafistes.
Notre terrain nous a permis de relativiser ces différentes approches. En effet lors de
l’une des observations effectuée dans le café clandestin, un des policiers présent est membre
de la garde présidentielle et après quelques verres, parle plus qu’à son habitude.
Extrait du journal de terrain :
Le 6/04/2013.
50
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« Alors que nous sommes posés depuis un petit moment, M. arrive. Il est membre de la garde
présidentielle et je ne l’ai vu qu’une fois auparavant. Il a toujours l’air méfiant, et parle assez peu,
sauf lorsqu’il s’agit de discussions triviales. […]. M. explique (après avoir pas mal bu, c’est la
première fois que je le vois aussi bavard), que si personne n’a attrapé Abu Iyadh, le chef de file du
parti Ansar al Shariah, alors qu’il ne se cache pas, c’est que l’ordre n’a pas été donné en haut lieu.
Quand on lui demande de préciser en haut lieu, il dit que c’est le ministre de l’intérieur qui a donné
l’ordre de ne rien faire. En effet Abu Iyadh, continue de prêcher tous les vendredis, à la mosquée AlFath, dans le quartier du Passage. M. continue, les autres sont tout ouï mais n’ont pas l’air plus
choqué que ça. […]. Il explique que si Abu Iyadh est arrêté, il a trop d’informations compromettantes
concernant « différentes affaires en rapport avec les cadres du parti ». Abu Iyadh était avant adhérent
d’Ennahda. »
On se rend compte ici, que les interactions entre les salafistes et le parti Ennahda ne seraient
donc pas forcément idéologiques, mais bien de l’ordre de l’intérêt personnel. Il faut bien sûr
prendre ces paroles avec prudence car nous n’avons pas eu l’occasion de vérifier ces dires par
d’autres sources. Néanmoins, M. est très haut placé dans la police, et a accès à des
informations qui relèvent de la sécurité de l’Etat. Il est de surcroit dans un cadre familier, en
confiance, entouré d’amis, à qui il parle sans aucun problème de ses problèmes d’ordre intime
avec sa femme. De plus les faits vont dans ce sens :
Abou Iyadh et B., deux exemples des interactions entre secteurs au profit des intérêts de chacun
Ces deux salafistes bénéficient d’une crédibilité certaine au sein de la mosquée Al Fath, l’une des plus
radicales de Tunis, d’où tentent de partir chaque vendredi après la prière des manifestations. Les
deux sont recherchés par la police depuis l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis. Abou Iyadh pour
avoir incité à cette attaque, B. pour avoir participé (c’est lui qui avait enlevé, à visage découvert, le
drapeau américain). En ce qui concerne Abou Iyadh , la police a effectué une descente à son domicile
sans le trouver puis l’a laissé repartir à la fin des obsèques de l’un des morts lors de l’attaque de
l’ambassade ainsi qu’après un prêche à la mosquée Al Fath. A propos de B., il habite le même
immeuble que celui dans lequel je loge lorsque je suis à Tunis. La police est venu deux fois, il a sauté
les deux fois sur le toit de l’immeuble adjacent, attendu une demi-heure puis est rentré chez lui.
Quatre policiers de la garde présidentiel vivent en collocation au rez-de-chaussée, j’ai eu l’occasion
de les voir et entendre boire ensemble, avec B. jusqu’à une heure avancée de la nuit, lors de mon
51
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dernier séjour, datée d’après l’attaque de l’ambassade américaine. Au-delà de l’aspect trivial de la
situation, ces faits empiriques mettent à jour des transactions collusives entre différents secteurs. Mais
également nous permettent de relativiser la sectorisation en dehors des structures. On voit bien à
travers la trajectoire de ces deux hommes les interactions entre les secteurs et la défense de leurs
intérêts. En effet, B. est un « gars du quartier ». Avant d’être émir salafiste, il était vendeur d’alcool
au marché noir et dresseur de chiens de combat. […].1
On peut donc émettre l’hypothèse, tout en restant prudent, répétons-le, que la sollicitude du
parti Ennahda à l’égard de la mouvance salafiste en Tunisie n’est peut-être pas nécessairement
de l’ordre de « l’agenda caché ». Des mécanismes d’ordre plus personnel se mettent en place.
Ces logiques individuelles, sans tomber dans l’individualisme méthodologique, selon lequel
les décisions des individus seraient à la base de tout évènement politique, ne se retrouvent pas
qu’au sommet de l’Etat.
Nous allons voir qu’elles se retrouvent également dans le milieu prostitutionnel et
explique, à la suite d’un engouement collectif contre l’Etat en tant qu’entité, l’éclatement de
la confiance au sein de ce milieu.
V - La tentative de fermeture du bordel de Tunis : un
évènement politique
Suite à la chute du régime Ben Ali, de nombreux bordels étatiques ont été attaqués.
Certains ont fermé définitivement, d’autres ont fermés puis rouvert. D’autres encore n’ont pas
été fermés. C’est le cas de l’impasse Sidi Abdallah Guech, à Tunis. Nous allons nous pencher
sur cette tentative de fermeture car elle est paradigmatique des logiques sociales en cours au
début du processus révolutionnaire tunisien. Elle illustre bien comment l’entrée en jeu d’un
nouvel acteur dans un milieu homogénéisé depuis de nombreuses années peut faire éclater les
rapports de confiance établis.
Revenir sur la chronologie de cet évènement qui se voulait « scandaleux », nous
permettra d’éclaircir grâce à notre matériel empirique une situation politique très floue dans la
1
Extrait du travail de mini colloque effectué dans le cadre du séminaire « Révolutions arabes »,
codirigé par A. Boutaleb et C. Hmed.
52
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restitution qu’on pu en faire les différents acteurs. Et de saisir dans quelle mesure celle-ci se
démarquait des autres attaques salafistes que nous avons déjà évoquées.
Notre matériel empirique nous permettra également d’appréhender le seul moment, à
Tunis où les salafistes se sont réellement retrouvés en face à face avec les prostituées,
démontrant ainsi leur incompréhension des fonctionnements au sein d’un espace de
socialisation tel que la médina. Enfin, nous montrerons de quelle manière et quels
mécanismes se sont mis en place au sein du milieu prostitutionnel suite à cet évènement, pour
que les interactions entre prostituées et policiers soient à ce point remis en question.
A - Chronologie d’un évènement scandaleux
La fermeture du bordel étatique de Tunis a été une tentative avortée. Lorsqu’on cherche
des informations sur ces faits dans la presse ou bien sur internet, il est difficile de se figurer
comment cela s’est déroulé. Les vidéos disponibles sur les différents canaux de diffusions, tel
que You Tube par exemple, montrent une foule de personnes, pour la plupart adoptant les
codes vestimentaires salafistes dont nous avons déjà parlé. Cette foule évolue dans la médina
en criant et chantant des slogans à caractère religieux. On ne voit pas l’aboutissement du
parcours.
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec une personne qui était présente ce
jour-là, pour des raisons professionnelles, et qui a accepté de mettre à notre disposition des
images qu’elle avait filmées.
Extrait du journal de terrain :
K. est âgé de 27 ans. Elle est camerawoman et reporter free-lance. Elle a couvert la « révolution » 1
tunisienne pour la chaîne de télévision Arte France. En parallèle elle a également filmée pour ellemême dans le but de réaliser un documentaire, Islam et laïcité.
La fermeture du bordel de Tunis.
« La tentative de fermeture du bordel s’est passée en février 2011. Un vendredi. Suite à la prière du
vendredi, des groupes d’hommes sortant des mosquées Al-Fath et Zitouna se sont dirigés vers
1
C’est elle-même qui précise les guillemets.
53
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l’avenue Habib Bourguiba pour manifester. L’un de ces groupes, qui sortait de la mosquée Zitouna,
située dans la médina, pas très loin de Sidi Abdallah Guech, s’est dirigé directement vers le bordel
étatique. Se heurtant aux « gars du quartier » sortis protéger leurs rues, armés d’épée et autres armes
blanches artisanales, ils ont battu en retraite et rejoins l’avenue Habib Bourguiba. Après la
manifestation, ils se sont à nouveau dirigés vers Sidi Abdallah Guech, plus nombreux cette fois. Entre
temps, l’armée avait pris position dans les rues adjacentes. Les salafistes et les prostituées,
accompagnées des hommes protégeant le bordel, et des hommes du quartier, se faisaient face, séparés
par un cordon militaire, sous les yeux de la police qui observait. L’atmosphère était tendue. Chaque
camp insultant l’autre. Les prostituées jetaient des projectiles sur les salafistes. Après plusieurs
minutes dans cette situation, un des militaires (« surement un mec recruté peu de temps avant dans les
rafles1, on sentait qu’il était pas du métier, et il était très jeune »), tire une rafale de sommation au sol,
mais touche plusieurs personnes aux pieds. Une cohue commence alors et les policiers qui jusqu’ici
étaient spectateurs interviennent pour disperser la foule sans distinction. […]. Le vendredi suivant, à
nouveau après la prière, l’un des groupes d’hommes, sortant de la mosquée Al-Fath cette fois, est à
nouveau venu à Abdallah Guech. Beaucoup plus virulent cette fois. Ils voulaient bruler le bordel. Ni
l’armée, ni la police n’était présentes. Mais ils se sont trompés, ils ont mis le feu à des habitations
d’une rue adjacente à l’impasse Sidi Abdallah Guech. »
Le déroulement de ces évènements nous apprend plusieurs choses. Notamment sur
l’organisation des salafistes à ce moment-là. En effet, cela se passe très peu de temps après le
départ de Ben Ali, environ un mois après. Et l’on voit bien que les différents groupuscules ne
sont pas encore organisés. Il s’agit encore d’actions isolées, non pas d’actions collectives
concertées.
Ensuite, à la lumière du déroulement de ces deux journées, on comprend la
méconnaissance que les salafistes ont de la médina et des fonctionnements qui y prennent
place. On comprend également l’absence de la police dans ces moments critiques, ou bien son
intervention très tardive. Nous verrons plus loin que cela a été bien plus loin qu’une absence
d’intervention et que c’est à ce moment-là que s’est joué concrètement la remise en cause de
l’équilibre des interactions en place au sein de la sphère prostitutionnelle.
1
La police effectue 2 ou 3 fois par an des contrôles de papier systématique auprès des jeunes hommes
susceptible de ne pas avoir effectué leur service militaire. Si c’est le cas, ils sont arrêtés et envoyés
directement dans la caserne du territoire qui leur a été attribué. Ils ne peuvent prévenir leur famille
qu’une fois sur place.
54
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Il nous semble intéressant d’insister sur le fait que la tentative de fermeture du bordel
de Tunis est spécifique. Nous l’avons déjà évoqué plus haut, beaucoup de fermetures de
bordels étatiques ailleurs en Tunisie ont abouti. Au jour d’aujourd’hui, seuls les bordels de
Sfax, Sousse et Tunis sont encore en fonction. Mais les autres fermetures ne correspondent
pas toutes aux mêmes logiques d’acteurs. A Kairouan1 par exemple, ce sont aussi des
salafistes qui ont attaqué le bordel étatique. Des vidéos disponibles sur internet les montrent
en train de casser les murs à la masse et de saccager les chambres. Mais au Kef, on se rend
compte que la dynamique est tout autre.
Extrait d’entretien informel réalisé avec W. début avril 2013. Nous sommes restés au Kef le temps
d’un week end.
W. a une trentaine d’années. Il est Kéfois Il travaille dans le tourisme et est en train de monter un
circuit touristique dans la région. Avant cela, il a été dans la garde nationale, il faisait partie des
patrouilles de frontières2, puis guide touristique en Egypte. Selon K, qui m’a permis de le rencontrer,
il ne portait pas de barbe avant. Depuis qu’elle l’a revu lors du sit-in de la Kasbah c’est le cas. Il ne
se dira à aucun moment salafiste, même s’il admet être devenu « vraiment pratiquant ».Pourtant
chaque fois qu’on en parlera il prendra leur défense. C’est une personne affable, très souriante, qui
« connait tout le monde ». Le nombre de poignées de mains qu’il partage lorsqu’on marche avec lui
en ville en témoigne. Il a été à la tête des manifestants qui ont fermé le bordel étatique du Kef après le
départ de Ben Ali.
« W : Non mais faut arrêter de voir les salafistes comme des gros monstres barbus. Quand on a fermé
le bordel, y avait pas que des salafistes, c’était tous les gens du quartier. Y avait la fille de ma vieille
voisine, elle vient d’avoir un gosse, y avait des mecs bourrés, y avait des barbus oui, mais c’étaient
des gars du quartier. […]. Nous on aime notre quartier, et on en avait marre de voir des mecs,
souvent des officiels, venir de tous les coins de la région et ne pas respecter les gens du quartier. Ils
insultaient tout le monde et faisaient comme s’ils étaient chez eux. C’est pas possible de faire comme
ça. En plus y a plein d’autres endroits au Kef où c’est pas des habitations comme ici. C’est la ville en
Tunisie où y a le plus de bars, mais dans le quartier y en a pas un seul. Pourquoi ils l’ont pas mis (le
bordel) dans une rue où y a des bars, qui est fait pour ça quoi…En plus là où tu vois aussi que c’était
pas les salafistes, c’est que le même jour on a brûlé le poste de police. C’est pas les putes qu’on visait
particulièrement, c’est l’Etat et tout ce qui le représentait. »
1
Kairouan déjà sous Ben Ali était la ville la plus radicale religieusement parlant.
2
Patrouilles qui parcourent à pied les frontières pour lutter contre la contrebande.
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A travers ce décentrage de notre terrain au Kef, on comprend que les logiques de quartier à
Sidi Abdallah Guech sont extrêmement spécifiques à la ville de Tunis. La tentative de
fermeture du bordel étatique prend donc place dans ces logiques de moralisation de la vie
publique que nous avons analysée dans la partie précédente. Pourtant, par le manque
d’organisation des salafistes présents, on voit que le recours au scandale ne fait pas encore
partie des pratiques d’actions de ce qui n’était à ce moment-là que des groupuscules. Le fait
que le bordel étatique n’ait pas été à nouveau la cible d’attaque, montre la compréhension du
« terrain » et l’organisation progressive des salafistes en collectifs, voir en partis.
B - Le rôle de la police dans le saccage d’Abdallah Guech, une remise en
cause des rapports de protection
On a vu comment s’est déroulée la tentative de fermeture de l’impasse Sidi Abdallah
Guech. Pourtant les différentes images qu’il nous a été permis de visionner nous permettent
d’appréhender un autre aspect de cet évènement. En analysant ces images on voit des
personnes prostituées qui montrent à la reporter des vidéos prises avec leurs téléphones le soir
de la première confrontation avec les salafistes. Le manque de moyens des personnes
prostituées pour accéder aux canaux internet, ou à des logiciels ou autres vecteurs qui leur
auraient permis de manipuler ces vidéos nous permettent de penser qu’elles sont un matériel
empirique fiable. Sur ces vidéos, on voit des policiers, en civil ou en uniforme saccager le
bordel étatique. Chambre après chambre, sortant et cassant les meubles, brutalisant les
personnes présentes.
Extrait d’entretien réalisé avec K.1 :
« K : […]. Les filles étaient très énervées, elles me montraient ces vidéos qu’elles avaient prises avec
leurs portables, juste avant. Tu l’entends sur la bande son, même si c’est pas très clair, en gros le chef
des flics qui gère Abdallah Guech est venu après qu’ils (les policiers) aient dispersé tout le monde
pour leur demander plus de chipa2 pour les protéger. Elles et les gars du quartier l’ont attrapé et fait
1
Cf encadré p.53
2
La chipa est la somme d’argent versée pour la corruption.
56
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sortir, lui et les deux ou trois flics qui étaient venus l’escorter. Selon elles il gueulait qu’elles allaient
le regretter, plus tard quand la nuit tombait, les flics sont venus et ont commencé à tout casser. […]. »
La bande son des vidéos sur lesquelles les personnes prostituées s’expriment à ce propos,
nous permet d’entendre cette version. Il nous a été toutefois impossible de vérifier ces
informations auprès des différent-e-s prostituées ou policiers avec lesquelles nous avons eu
l’occasion de nous entretenir. Soit elles-ils évitaient le sujet, soit elles-ils disaient clairement
qu’elles-ils ne voulaient pas en parler. Mais le fait – sur lequel nous reviendrons – que
certaines d’entre elles se déplacent jusque devant le Ministère de l’Intérieur est assez
marquant pour qu’on les prenne au sérieux. A ce propos, on comprend donc comment les
interactions entre policiers et prostituées, qui se délitaient déjà depuis le départ de Ben Ali,
sont complètement bouleversées.
C’est donc l’entrée des salafistes dans le milieu prostitutionnel, tant physiquement
qu’idéologiquement, qui est l’élément déclencheur de la remise en question directe des
rapports de protection entre la police et les personnes travaillant dans l’impasse Sidi Abdallah
Guech. Le fait que les salafistes se déplacent jusque dans le quartier du bordel a redéfini les
rapports préexistants entre les personnes prostituées et la police.
La demande du chef de poste du quartier d’obtenir plus d’argent implique, qu’en plus
du pourcentage dû à l’Etat, les patronnes du bordel étatique versaient également une certaine
somme à la police du quartier afin de s’assurer d’une protection permanente. Ce qui va dans
le sens des interactions au sein de la sphère prostitutionnelle que nous avons analysées dans
notre premier chapitre. A travers cette demande, c’est l’équilibre de ces interactions à
l’échelle locale, voire individuelle, qui est bouleversé, rompu.
Comme on le voit dans l’encadré de la page 54, les salafistes sont revenus la semaine
suivante, avec des intentions très agressives1. Pourtant, ce jour-là, aucun policier n’était
présent à Sidi Abdallah Guech pour les empêcher de mettre le feu à des logements d’une rue
qui n’était pas la bonne. Cette absence policière, une semaine après une confrontation
C’est un minuscule article dans un journal francophone tunisien à ce propos, qui m’avait appris
l’existence des bordels étatiques en Tunisie et donné l’idée de ce mémoire.
1
57
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violente, et le jour où les salafistes se réunissent, montre comment, à cette période, les
rapports de confiance se sont effondrés.
Dans ce contexte, ce sont les interactions à l’échelle de quartier, déjà très forte, qui se
sont accrues.
C - Les prostituées face aux salafistes, lorsque le quartier prend fait et
cause
Alors que les rapports de confiance entre la police et les personnes prostituées sont
complètement remis en question, la logique du quartier reprend le dessus.
Il faut d’abord préciser que les logiques de quartiers dans le centre-ville de Tunis sont
prégnantes. La régulation des interactions quotidiennes passe par cet usage de la rue. Le
processus révolutionnaire à renforcé ce fonctionnement1. Notre séjour sur le terrain nous a
permis d’observer les rapports individuels qui régissent la vie quotidienne. La circulation des
informations, sur les un-e-s ou sur les autres, se fait à une vitesse souvent surprenante. Dans
notre quartier, le Passage, l’immeuble, la rue, le quartier, sont des espaces de socialisation
permanents. Plusieurs fois, si ce n’est quotidiennement, il nous a été donné d’appréhender les
conflits et les liens entre les habitants. D’évènements insignifiants à des évènements de plus
grande ampleur, les conflits font place à une solidarité qui se vérifie toujours. Les matchs de
foot en sont un premier exemple. Lorsque le club que soutient le quartier joue, les oppositions
entre voisins disparaissent d’un coup. Un autre exemple, lorsqu’une bagarre se déclenche
entre une personne du quartier et une personne de passage, tous les « gars du quartier » que
l’on avait vus nulle part tout au long de la journée, sont sur place quasiment immédiatement.
Lors des manifestations qui ont suivis l’assassinat de Chokri Belaïd, en marge de ces
manifestations, tous les jeunes hommes du quartier se réunissaient pour se confronter durant
de longues heures avec la police, quels que soient les différents qui avaient pu les opposer les
jours précédents.
Il en va des mêmes mécanismes au sein de la médina. On a déjà traité de la médina
comme espace de protestation. La place qui ont prises les personnes prostituées lors du départ
Cf A.Allal, “Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier”, Politique Africaine, n°121,
2011.
1
58
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de Ben Ali est significative. Elles n’étaient plus perçues comme des « putes » mais comme
des habitantes du quartier. Lors du premier face à face avec les salafistes, ce sont les hommes
du quartier qui se positionnent comme protecteurs des prostituées, alors que la police est
spectatrice. Il nous semble pertinent de revenir ici sur la protection du bordel étatique.
Extrait du journal de terrain :
La protection de Sidi Abdallah Guech :
« La police en premier lieu. Les policiers en civil sont très présents. En cas de problème ils appellent,
et des policiers en uniformes «arrivent en moins de 6minutes ». Il y a ensuite des hommes, « qui ont
chacun leur périmètre ». Recrutés directement par les patronnes, ils ne s’occupent que de l’espace qui
se trouve devant la où les chambres de celle pour qui ils travaillent. Ils sont généralement issus des
quartiers d’origines des patronnes qui y gardent un fort réseau. En échange d’une rémunération
financière ou de passes gratuites ils veillent au bon comportement de la clientèle. Il y a aussi « les
gars du quartier », qui sont devant le bordel, à l’entrée de l’impasse. Armée d’épées artisanales
glissées dans leurs pantalons la plupart du temps, ils trainent toute la journée, surveillant leur
quartier. Ceux-là « n’étaient pas là avant ». « C’est depuis qu’ils ont voulu fermer le bordel ». Ils
« profitent des occasions ». C’est-à-dire, qu’ils ne sont pas directement rémunérés par les patronnes
mais effectuent parfois des braquages sur les clients isolés. S’ils sentent le quartier menacé, ils le
protègent dans une logique de territoire. »
Cette « logique de territoire » est flagrante lors de l’intrusion des salafistes. Ce ne sont
pas les personnes prostituées en tant que travailleuses du sexe qui sont défendues par les
habitants du quartier à ce moment-là. Ce sont les personnes travaillant à Sidi Abdallah Guech
en tant que résidentes dans le quartier. Le bordel étatique est considéré lors de cet évènement
comme un espace à part entière du quartier, et ce depuis de très nombreuses années. Sa
légitimité ne se situe pas au niveau des activités qui y sont pratiquées, mais au niveau de
l’appartenance à un espace de vie commun, qui de surcroit profite à de nombreuses personnes
qui l’utilisent.
De nombreuses personnes, hommes ou femmes auxquelles j’ai eu l’occasion de poser la
question de leur adhésion ou non à l’idée que l’on ferme Sidi Abdallah Guech n’étaient pas
d’accord avec cette fermeture et m’ont fourni pour la plupart deux éléments de réponse.
59
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D’abord c’est « bénéfique » à la société selon elles. Cela permet de réduire la frustration des
hommes ou de permettre aux hommes d’avoir accès à une sexualité qu’ils n’auraient pas
autrement. Ensuite, cela fait trop longtemps que le bordel étatique existe pour le fermer
maintenant. Il a une histoire et fait partie intégrante de la ville de Tunis.
« T : Elles font ce qu’elles veulent, ça les regarde. Et puis y a beaucoup d’hommes qui sont contents
de pouvoir aller se changer les idées, baiser oui, mais aussi discuter, rigoler. […]. »
Le quartier, mais aussi de nombreuses personnes n’habitant pas la médina, soutiennent donc
le fait qu’il existe des bordels étatiques. Les personnes habitants le quartier ont donc pris fait
et cause pour les personnes prostituées, à travers leurs actions lors de la première attaque des
salafistes, mais également lorsque le chef de poste local est venu demander plus d’argent. A
travers le bordel qui à ce moment-là n’est pas perçu comme appartenant à l’appareil d’Etat
mais comme élément de l’espace quotidien à défendre, c’est le quartier qui est visé, menacé,
dans un contexte où, on l’a vu, les policiers ne sont plus interprétés comme des individualités
mais comme les représentants d’un Etat corrompus qu’il faut « dégager ».
VI - La désectorisation des liens sociaux : le délitement
d’une confiance respective
On a explicité de quelle manière les salafistes ont été l’élément perturbateur des
rapports de confiance qui existaient dans le milieu prostitutionnel. Nous allons maintenant
comprendre comment cette crise de confiance entre la police est les personnes prostituées
s’est concrètement manifestée.
Malgré la place qu’on put prendre les femmes qui travaillent au bordel étatique dans
leur espace quotidien lors de la fin du régime Ben Ali, elles n’ont pas pour autant fait
l’apprentissage de pratiques militantes. Nous allons montrer que les prémices d’un
apprentissage se sont construits lors de cette période.
Nous montrerons également que, paradoxalement, les prostituées se sont tournées vers
la religion réinventant ainsi malgré elles une certaine forme de tradition maraboutique qu’ont
montré Abdelhamid et Dalenda Larguèche [Larguèche, 1992].
60
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Pour finir nous nous intéresserons au délitement de la confiance respective comme
nouvelle norme dans les interactions du tissu social reliant la sphère prostitutionnelle. Le
délitement de cette confiance étant selon nous un indicateur de la désectorisation en cours
dans ce contexte de processus révolutionnaire.
A - Les prostituées devant le ministère de l’Intérieur : l’apprentissage de
la protestation publique
Lors de la première journée durant laquelle les salafistes ont tenté de fermer le bordel
étatique, et suite au saccage de celui-ci par la police, les personnes prostituées ont pour la
première fois investi l’espace publique pour protester. Elles se sont retrouvées devant le
ministère de l’intérieur pendant la soirée, juste après que les policiers soient « intervenus ».
Extrait d’entretien réalisé avec K.1 :
« K : Après avoir tourné dans la médina l’après-midi (au moment de l’attaque salafiste), j’ai rejoint
des amis au Club des Journalistes, c’est juste en face du Ministère de l’Intérieur. J’avais encore mon
matos avec moi. Lorsque je suis sorti, vers 22h, j’ai vu un attroupement devant le ministère. Une
cinquantaine de personnes qui criaient, c’était pas des slogans politiques, mais ça demandait plus de
justice, qu’on les prenne en considération, qu’on arrête de les voir comme les déchets de la société.
En m’approchant j’ai vu que c’était des prostituées de Abdallah Guech. Certaines étaient là avec
leurs gosses, y’avait des gens du quartier aussi. […]. »
C’est à ce moment-là que les personnes prostituées ont montré les vidéos du saccage par la
police à la reporter. Ce sont ces images de la manifestation des travailleuses du sexe que nous
avons pu visionner et analyser. Sur les images, on voit une cinquantaine de personnes, dont à
peu près une trentaine de femmes prostituées. On les reconnait car malgré de longs manteaux
qu’elles ont mis sur leurs épaules, elles ont pour la plupart gardé partiellement leurs tenues de
travail. Le reste des personnes présentes est constitué d’autres femmes (qui pourraient être des
femmes travaillant au bordel étatique et qui se seraient changé, comme des femmes du
quartier), d’hommes, et d’enfants. Le groupe est très homogène, toutes les personnes
présentes donnent l’impression de se connaitre, excepté quelques curieux de passage sur
1
Cf encadré p.53
61
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l’avenue Habib Bourguiba à ce moment-là. Pas un seul policier n’est visible. Il est permis de
penser que parmi les curieux se trouvent surement des policiers en civil. Selon K. le groupe
est resté environ une heure devant le ministère de l’intérieur à crier pour plus de « respect »,
de « justice », et de « considération ». Devant l’absence de réaction, le groupe est reparti vers
la médina.
A Tunis, les prostituées ne bénéficient pas du répertoire d’action que peuvent avoir les
prostituées par exemple en France [Mathieu, 2001]. Le contrôle social et policier auquel elles
sont soumises et que nous avons montré en première partie de ce travail, ne leur permettait
pas d’élaborer des stratégies d’actions et donc de construire des actions collectives. La
présence de ce groupe devant le Ministère de l’Intérieur en février 2011 doit donc être analysé
comme les prémices d’un apprentissage de la protestation publique. Prémices qui en resteront
là, mais qui par leur caractère nouveau mérite que l’on s’y arrête.
D’après les vidéos que l’on a pu analyser, les travailleuses du sexe sont à l’origine de
cette descente sur l’avenue Habib Bourguiba. Elles ont emmené leurs enfants pour celles qui
en ont « pour montrer qu’on est des femmes comme les autres ». Les autres personnes sont
venues en soutient.
Même si le nombre de personnes prostituées présentes est très restreint comparé au
nombre de personnes qui travaillent au bordel étatique, le fait même qu’il y en ait une
trentaine ce soir-là est significatif de la rupture des rapports de confiance au sein du milieu
prostitutionnel. Selon ce que l’on peut entendre dans les vidéos, « les autres ne sont pas
sorties car elles ont trop peur, elles sont terrorisées. »
Nous évoquions un apprentissage de la protestation publique. En effet, jusqu’ici, les
prostituées s’étaient positionnées dans le conflit social comme « citoyennes ». Nous avons
montré comment elles ont pris part aux contestations du régime Ben Ali dans la médina. La
position qu’elles y occupaient, le fait d’être « comme tout le monde »1, de se percevoir
comme partie prenante d’un conflit en cours, n’était pas dû à leur profession. Leur activité
professionnelle passait au second plan. En revanche, à propos de leur manifestation devant le
ministère de l’intérieur, c’est clairement dans l’objectif de défendre leurs intérêts en tant que
1
Cf encadré p.40
62
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travailleuses du sexe qu’elles se déplacent. Pour que l’on reconnaisse leur statut, leur utilité,
et qu’on les respecte pour ce qu’elles font et depuis combien de temps elles le font.
Cette première protestation – qui sera également la dernière - est une illustration
parfaite de la modification des interactions au sein du milieu prostitutionnel dans un contexte
de processus révolutionnaire. En effet, les rapports de confiance avec la police au niveau de
l’espace quotidien étant rompus, celle-ci symbolisant un Etat qui n’est plus et que l’on a fait
chuter, on se tourne donc vers la représentation physique de l’institution - le bâtiment du
Ministère de l’Intérieur - symbole de la chute du régime dictatorial et donc du renouveau
attendu d’un système tout entier.
B - La réinvention de la tradition maraboutique : quand les prostituées
se tournent vers Abdelfattah Mourou
Certaines personnes prostituées se sont donc tournées vers un futur qu’elles espéraient
meilleur. D'autres, en revanche, ont réactivé des mécanismes qui existaient bien avant la
période coloniale.
Retranscription d’un extrait d’une interview d’Abdelfattah Mourou (numéro 2 de Ennahda, entretien
des relations conflictuelles avec le parti, et n’est pas toujours en accord avec sa ligne directrice),
publié sur tunivision.net en février 2011.
« Moi je suis dans leur quartier, je suis à Porte de France, elles sont pas loin de là ou je suis, quand
l'incident (il parlait de l'attaque salafiste) s'est produit. Le lendemain, j'ai trouvé 30 femmes avec des
safsaris à mon bureau. Je leur ai dit "qu'est-ce que vous voulez, elles m'ont répondu " nous voulons
que tu nous défendes", j'ai dit " vous êtes qui vous pour que je vous défende, vous avez une affaire
juridique, un procès?", elles m'ont dit " non, on a voulu nous brûler notre maison et nous virer", "
venez ici". Je leur ai dit "espèce d'impolies, de mal éduquées, vous vendez votre corps contre de
l'argent? Ton corps!! Dieu t’a créé fière, humaine et tu te vends?". De la première à la dernière, elles
pleuraient toutes et chacune me racontait une histoire, l'une me disait "c'est à cause de mon père, c'est
lui qui a commencé", l'autre "c'est mon frère qui a commencé", une autre "c'est mon beau père qui a
commencé". Quand elles sont sorties, c'est moi qui ai pleuré, non elles (là il s'émeut et perd sa voix un
peu). J'ai pleuré car j'ai senti qu'elles étaient des êtres humains, c'est mes filles ces femmes, mais elles
ont fait des erreurs, la société ne renie pas celui qui s'est trompé, parce que ce genre de personnes ont
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encore la foi et la religion dans leurs cœurs même si elles font des choses qui écrasent la fierté de
l'humain. Il y'a un courant dans le monde qui se bat contre les femmes qui vendent leurs corps, non
pas par principe religieux mais par respect pour les droits de l'homme, par fierté, ces femmes-là, ils
faut que nous, on s'en occupe, il faut qu'on les sorte de cet atmosphère malsaine dans laquelle elles
ont vécu, et non pas qu'on leur brûle leurs maisons, non, c'est nos filles et nos sœurs, il faut que nous
soyons sensibles à ce genre de personnes. Et heureusement elles se sont adressées à une personne qui
a la barbe et la "kachta" (le turban religieux sur la tête), ceci veut dire qu'elles ont senti que c'est la
religion qui les protège, ou celui qui représente la religion ou qui a un rapport à la religion qui est
capable a les protéger, pour moi, la logique impose que la société ouvre son cœur à ce genre de
personnes pour leur résoudre leurs problèmes, tu crois qu'elles sont heureuses quand elles font se
travail? Elles se transforment en outil, en marchandise qui s'achète et se vend, selon moi, une société
bonne est une société qui permet même à celui qui s'est trompé ou causé du tort, de rentrer sous la
responsabilité de la société pour qu'il puisse se lever contre le courant auquel il adhérait et qu'il
choisisse un nouveau courant.
Le discours est certes extrêmement paternaliste. Mais il traduit un lien qui a toujours été très
fort entre la religion et la prostitution. Le « Sidi », de Sidi Abdallah Guech, signifie « Saint ».
De nombreux lieux où se pratiquait la prostitution avant la période coloniale sont situés dans
des espaces au nom de différents saints. La proximité géographique de l’activité
prostitutionnelle et des mausolées religieux a été montrée par certains auteurs [Larguèche,
1992]. Les mausolées étaient un refuge pour les prostituées qui se mettaient ainsi sous la
protection d’un personnage bénéficiant d’une large légitimité spirituelle. Les personnes
prostituées profitaient ainsi de cette aura et du fonctionnement des mausolées. De nombreuses
personnes y apportant de quoi subsister aux personnes marginales qui se mettaient sous la
protection du saint en se rendant au mausolée et parfois même en y logeant. L’impasse Sidi
Abdallah Guech, faisait partie de ces lieux.
Même si le mausolée n’existe plus aujourd’hui, il est intéressant d’observer comment
une trentaine de femmes – environ le même nombre que devant le Ministère de l’Interieur –
ont été demandé protection à un homme qu’elle considérait comme possédant cette légitimité
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spirituelle et de surcroit réputé pour son ouverture d’esprit, notamment dans un moment où le
parti Ennahda est soupçonné de « double-discours »1.
Une autre vidéo2 montre les mêmes mécanismes de recherche de l’assistance du
religieux par les personnes prostituées. Cette vidéo, disponible sur You Tube, montre un
cheikh Qatari qui vient prêcher dans le bordel de Sousse. Les gardiens du bordel étatique le
laissent entrer sans trop de difficultés. Après s’être heurté au rejet des femmes travaillant là,
au fur et à mesure du prêche, celles-ci changent de ton et de discours et le supplient de leur
trouver un « vrai travail », qui ne les oblige pas à être dans cette situation. Elles se disent
prêtes à accepter tout autre travail, mais qu’on ne leur donne pas cette opportunité, et
demande au cheikh de les aider à plusieurs reprises.
Les pleurs dans un cas, les supplications dans l’autre, on voit ici à quel point les
personnes prostituées se soumettent à l’autorité religieuse. Réactivant ainsi des pratiques
datant de plusieurs dizaines d’années en arrière où les personnes prostituées se plaçaient
d’elles même sous la protection et l’autorité d’une figure religieuse reconnue par tou-te-s.
Le discours des différentes travailleuses du sexe avec lesquelles nous avons eu
l’occasion de nous entretenir, que ce soit des travailleuses clandestines ou légales, vont dans
ce sens. Elles insistent toutes sur leur foi. Leur croyance en Dieu est toujours, à un moment ou
à un autre, mise en avant. Toutefois il faut considérer ce discours avec prudence car la grande
majorité nous a aussi expliqué que le fait d’entrer dans la prostitution n’était pas un choix. En
revanche, le fait de ne pas quitter le métier en est un. La plupart avance comme élément de
réponse le gain, bien supérieur à ce qu’elles pourraient espérer obtenir en exerçant un autre
métier avec les qualifications dont elles disposent. « C’est tout ce que je sais faire » est une
phrase qui revient avec une régularité accablante.
C - La défiance comme nouvelle norme sociale au sein du milieu
prostitutionnel
1
http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/07/12/tunisie-comment-les-islamistes-repondent-auxsalafistes-227992
2
http://www.youtube.com/watch?v=QbcRMvLuzJg
65
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On a vu de quelle manière la défiance s’est installée dans la sphère prostitutionnelle. On
voit maintenant que les personnes prostituées se positionnent différemment dans l’espace
social qui les entoure. Les travailleuses du sexe ont recours à d’autres sphères, voire à
d’autres secteurs lorsqu’elles se tournent, soit vers des structures étatiques supposées rénovées
et en rupture avec un système défectueux, soit vers le religieux et le spirituel.
On retrouve ici l’argumentation de Michel Dobry à propos de la « désectorisation
conjoncturelle de l’espace sociale » [Dobry, 2009]. Selon l’auteur, « elle permet notamment
de saisir les principales composantes du changement d’état des ensembles sociaux complexes
dans les conjonctures critiques ». L’un des « aspects « structurels » de la dynamique associée
aux mobilisations multisectorielles » est le « désenclavement des espaces de confrontation ».
« Il s’agit d’un relâchement du lien qui, dans les conjonctures routinières, s’établit entre
certaines arènes sectorielles et des enjeux qui sont propres aux confrontations s’y déroulant. Il
s’agit en quelque sorte d’une tendance à la déspécification des enjeux. »
On voit par rapport à notre terrain empirique, comment
le milieu prostitutionnel
« déspécifie » ses enjeux. Des enjeux qui étaient concentrés autour d’un équilibre dû à une
conjoncture « routinière ». En l’occurrence la multiplication d’interactions plus ou moins
importantes entre la police et les personnes prostituées ou gravitant autour d’elles. Dans un
contexte de crise politique, l’espace de confrontation se modifie, est soumis à évolution, et le
lien qui unissait la police et les travailleuses du sexe évolue également. Les enjeux que
représentent ces multiples interactions ne sont plus spécifiques au milieu prostitutionnel. Dans
un contexte de crise politique, les enjeux se déplacent et ne s’exercent plus, ou plus
seulement, entre les mêmes acteurs. La place que prennent les habitants du quartier, jusqu’ici
peu présents dans les interactions entre policiers et prostituées, au commencement du
processus révolutionnaire, en est un bon exemple. Nous avons montré plus haut cette
évolution et la prépondérance croissante du quartier jusqu’à aujourd’hui dans les pratiques de
mobilisation à Sidi Abdallah Guech.
C’est dans cette désectorisation de l’espace social que réside la normalisation de la
défiance au sein du milieu prostitutionnel. A ce moment-là du processus révolutionnaire, ce
milieu prostitutionnel, dont nous avons démontré la consistance au début de cette enquête, est
remis en cause. Les acteurs redéfinissent totalement leurs logiques interactionnelles. On ne
prétend pas ici, et nous pensons l’avoir montré, dire que cela relève de calculs froids et
66
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« rationnels ». Plusieurs dynamiques rentrent en jeu et s’entrecroisent. La conjoncture
révolutionnaire d’abord, et l’entrée en jeu d’un nouveau groupe d’acteurs, qui vient perturber
l’équilibre au sein d’un tissu social bien rôdé ensuite.
Nous avons compris de quelle manière les salafistes en tant qu’acteurs émergents sont
venus perturber la sphère prostitutionnelle. Nous avons décortiqués les mécanismes de remise
en question de rapports qui avaient cours depuis une très longue période. Nous allons
maintenant tenter de comprendre comment ces rapports se sont peu à peu réorganisés, de par
une restructuration des pratiques qui préexistaient au processus révolutionnaire.
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Chapitre 3 : La redéfinition des logiques
sectorielles : une restructuration des pratiques dans
les relations entre les prostituées et la police.
68
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Les élections du 23 octobre 2011, voient le parti islamiste Ennahda devenir majoritaire
à l’Assemblée Constituante. Le parti est alors en position de force au sein du gouvernement
qui est mis en place. Les salafistes, qui commencent à se structurer depuis quelques temps
déjà, notamment à Tunis, mais aussi dans d’autres grandes villes tunisiennes comme Kairouan
par exemple, prennent petit à petit une place significative. La « menace salafiste » est plus que
jamais d’actualité. De nouvelles transactions collusives se font jour, mais une restructuration
des secteurs est effectuée dans le même temps.
Nous allons montrer comment la « resectorisation » c’est petit à petit mise en place.
Policiers et prostituées ont dû s’adapter à l’émergence des salafistes suite au départ de Ben
Ali. Se repositionnant les uns par rapport aux autres, les différents groupes d’acteurs ont
redéfini leurs rapports.
Déjà à la marge pour certains, voyant leur position dominante vacillée pour d’autres, la
prise en compte et l’interprétation de nouveaux enjeux est au centre de la restructuration des
liens sociaux qui garantissaient un certain équilibre. De ce fait, le changement, dans un
processus révolutionnaire inachevé est un angle d’analyse qui ne peut se suffire à lui-même.
Nous tenterons de replacer notre matériel empirique dans son contexte afin de saisir
comment les différents acteurs ont restructuré leurs interactions.
VII - L’arrivée au pouvoir du parti Ennahda : la place de
la police dans de nouvelles collusions
Lorsque le parti Ennahda devient majoritaire suite aux élections du 23 octobre 2011,
cela lui permet l’accession à des postes de pouvoir clés. Le Premier ministre ainsi que le
ministre de l’intérieur, entre autres, sont des membres du parti. La police, qui avait connu une
position de domination extrême sous le régime de Ben Ali dans le cadre du « pacte de
sécurité », doit composer avec une nouvelle perception d’elle-même. De la part de la
population d’abord, mais également de la part de l’appareil étatique dont elle fait partie.
La fin d’un régime ne signifie nullement la refonte totale de son système policier.
D’autant plus en Tunisie, où la proportion de policiers par habitants est impressionnante
[Hibou, 2006]. La grande majorité des personnes conservent donc leur poste et continuent
donc, du moins au début, à obéir aux mêmes mécanismes.
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Mais les policiers se retrouvent dans une position où les décisions ne leur incombent
plus forcément. Pourtant, ayant durant les longues années de dictature, intériorisé de
nombreuses pratiques et fonctionnement, ils restent avant tout des personnes obéissant à la
structure hiérarchique.
A - La police face aux salafistes en tant que nouvelle milice étatique
Nous avons pendant longtemps pensé que les salafistes en tant que « milice » à la botte
du pouvoir était une invention des milieux de la gauche tunisienne pour discréditer un parti au
pouvoir avec lequel ils étaient en complet désaccord.
Pourtant, au regard de nos observations, force est de constater que certains milieux
salafistes agissent bien de concert avec le gouvernement, et plus particulièrement avec le
Ministère de l’Intérieur.
Extrait du journal de terrain :
Police vs salafistes.
Depuis qu’Ennahda est au pouvoir, les salafistes prennent de plus en plus de pouvoir dans les actions
de police étatique. Au café, tous les policiers, quelle que soit leur position dans la hiérarchie, sont
d’accord pour dire qu’ils ont un poids considérables dans le règlement « des différents problèmes ».
Ils interviennent de manière régulière en lieu et place de la police. Les policiers présents sont en
désaccord total avec ces pratiques, ils ont un ton très accusateur et sont très véhéments à l’égard des
salafistes. Lorsqu’on leur demande pourquoi ils ne réagissent pas ils répondent invariablement que
leur métier « c’est d’obéir ».
D’après nos observations au café clandestin, les prérogatives de la police sur certaines
interventions sont nettement diminuées.
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Extrait d’entretien informel réalisé avec différents policiers au café clandestin :
« T.1 : Plusieurs fois, ça arrive souvent, il se passe des choses sur lesquelles les collègues doivent
intervenir. Mais ils reçoivent pas les ordres. Sans ordre tu bouges pas, t’as compris ? »
« M : La dernière fois on apprend qu’y avait un regroupement de lycéens. Normalement dans ce genre
de cas on intervient immédiatement pour éviter que ça prenne trop d’ampleur. On va leur mettre
quelques coups de pieds aux fesses et ils rentrent chez leurs mères. Bah là on a même pas eu à le faire.
Le chef nous a dit qu’on laissait faire. On s’est rendu compte après que des salafistes y étaient allé à
notre place. Quand on a vu avec le chef, il nous a dit de nous occuper de ce qui nous regarde car ça
dépassait des ânes comme nous… tu parles d’une reconnaissance ! Mais qu’est-ce que tu veux, on est
payé pour obéir, point. »
Ce discours pourrait être un discours réfléchi, visant à manipuler les médias et l’opinion. Mais
rappelons que la position d’observateur participant que nous occupions, et qu’on a explicité
en introduction, nous plaçait dans le cercle de confiance que les policiers s’accordait entre
eux, en tant qu’amis, en dehors du service et avec uniquement, à l’exception de H. et de son
« cousin tunisien français ». Rendus plus volubile par l’alcool, ces confidences étaient donc
faite entre amis, entre collègues qui connaissent « la dure réalité » du métier.
Lorsqu’on s’interroge sur la réalité d’une milice salafiste parallèle à la police, M.2 dit :
« Je ne peux pas trop parler de ça les gars, mais ce que je peux dire c’est qu’au Ministère (de
l’Intérieur), ils ne nous donnent pas que des ordres à nous. »
Dans quelle mesure certains groupuscules salafistes dépendent ils du Ministère de l’Intérieur ?
Nous ne pouvons pas le dire. Il n’en reste pas moins que la non-intervention de la police, mais
à sa place, l’intervention de salafistes est visible dans les faits. Lors de différentes
manifestations par exemple, ou encore lorsque le Harlem shake était à la mode, des élèves de
différents lycée, refusant d’aller en cours et en organisant un, avaient vu des salafistes arrivés
avec des bâtons bien avant que la police ne soit sur place (quand elle était arrivée sur place).
1
Cf encadré p.35
2
Cf encadré p.51
71
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Il n’en reste pas moins non plus que les policiers se trouvent confrontés à de nouvelles
transactions collusives qu’ils n’ont pas le recul pour appréhender, et ne savent comment réagir
face à ce nouvel acteur. Ils se réfugient donc dans ce qu’ils ont jusque-là intériorisé,
l’obéissance à la hiérarchie, et le respect de leurs supérieurs, quels que soient ces supérieurs.
B - Des responsables policiers parachutés, la structure sécuritaire
investie par Ennahda
Les ordres de ne pas intervenir dans différentes situations sont clairs, et ils sont donnés
par des supérieurs hiérarchiques « qui avant n’avaient pas peur ». Nous reviendrons sur cette
terminologie plus tard. Néanmoins, on s’aperçoit lors de nos observations participantes que
les postes clefs, les postes de décisions ont changé de représentants.
Extrait d’entretien informel réalisé au café clandestin :
« En fait quand Ennahda est arrivé, ils ont dégagé tout le monde. Pas les comme nous, ni les solides.
Mais la plupart des chefs ont été remplacés. En haut oui, mais aussi dans les petits postes (de police).
Dans chaque poste y a au moins un mec d’Ennahda qui a débarqué. Et le problème c’est qu’ils
connaissent rien. Ils connaissent pas le terrain. […]. La dernière fois j’étais au poste. Y a un monsieur
qui appelle car il est en train de se faire suivre par des mecs qui veulent le braquer. Le gars dit ok, il
relaie à la patrouille. Elle est arrivée 15 minutes après, 15 minutes ! Le monsieur était énervé, il avait
été braqué, et il avait raison. Tout ça parce que le responsable n’avait pas su guider la patrouille. Ils
connaissaient pas le nom des rues… »
Selon les policiers avec lesquels j’ai pu effectuer des observations participantes, Ennahda
aurait donc complètement investit la structure sécuritaire. Même si cela s’est fait au dépend
d’une efficacité d’intervention dont la police se targuait.
Cet investissement de la structure sécuritaire est perçu par les individus comme une
intrusion dans leur pré-carré, par des personnes « qui ne connaissent rien ». Les fonctions
policières c’est leur « domaine ». Et y voir des personnes étrangères à ces fonctionnements y
prendre une place prépondérante et y jouer un rôle plus important sans être passé par les
échelons de la hiérarchie est très mal vécu.
72
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On peut toutefois se demander s’il s’agit d’une réelle volonté du parti Ennahda de
s’immiscer dans la gestion de la police dans une confusion nouvelle entre le parti et l’Etat, ou
plutôt une volonté de la part du gouvernement de contrôler un champ bien trop autonome
pour un fonctionnement correct de l’Etat.
Certes le policiers voient leurs prérogatives réduites, et le vivent mal. Mais cela est
peut-être dû, au-delà du discours qui désigne clairement un parti comme responsable de leurs
« malheurs », à la prise de conscience que leur position au sein du tissu social à moins de
poids que sous le régime précédent où ils étaient quasiment tout puissants.
C - « Je regrette Ben Ali, on le regrette tous » : la fin d’une position
dominante de la police ?
« Je regrette Ben Ali, on le regrette tous », est une phrase que l’un des policiers à dite
lors de l’une des soirées au café clandestin. Cette affirmation a donné lieu à un vif débat
lorsqu’un autre policier présent avait exprimé son désaccord.
« Non, ça n’est pas vrai. Moi je suis d’accord pour Ennahda. Ils sont pas parfaits certes. Mais faut
leur laisser le temps. Et je pense qu’ils peuvent bien s’en sortir pour nous sortir de la merde. Ils ont
des valeurs, ils ont les avantages de Ben Ali de savoir prendre les gens en mains, et en plus ils sont
pas corrompus car ils ont leurs idées religieuses. C’est halam. »
Suite à l’expression de ce point de vue, les autres policiers présents le lui ont reproché, allant
même jusqu’à dire que c’est grâce à Ben Ali qu’ils étaient ce qu’ils étaient.
« Tu peux comparer Ben Ali et Bourguiba si tu veux. Mais Ben Ali et Ennahda ça n’a rien à voir, rien
à voir. Tu peux pas comparer des barbus avec Ben Ali. C’était un officier lui, ils savaient comment
gérer. C’était un grand homme. »
Cette nostalgie de Ben Ali se retrouve chez la plupart des policiers que j’ai eu l’occasion de
rencontrer au café clandestin. Au-delà du discours dithyrambique, on comprend qu’à travers
la personne de Ben Ali et le système autoritaire qu’il avait mis en place, c’est une position
sociale dominante qui est regrettée. En effet nous avons vu que la structure qui était à l’œuvre
73
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sous le régime précédent plaçait la police au cœur. Pas uniquement en tant qu’appareil d’Etat,
mais aussi dans tous les aspects les plus futiles de la vie quotidienne.
Les policiers voient donc comme une ingérence dans les affaires « de professionnels »,
que le gouvernement impose des personnes jusque-là étrangères au service, mais qui de
surcroit faisait partie de leurs cibles principales auparavant.
Il y a donc, avec le processus révolutionnaire une évolution de la conjoncture et une
redistribution des enjeux entre les différents acteurs. La police voit ainsi sa domination remise
en question et ses prérogatives réduites de par le positionnement nouveau d’un groupe
d’acteurs qui jusque-là subissait leur autoritarisme.
VIII - Entre policiers et prostituées, une défiance mutuelle
relativisée dans la confrontation à la « menace
salafiste »
Le terme de « menace salafiste » est à relativisé. Il est surtout issu d’un discours
d’acteurs, relayé et galvanisé par le discours médiatique tant national qu’international. L’idée
diffuse selon laquelle les extrémistes radicaux vont prendre le pouvoir en Tunisie ne fait pas
sens. Nous avons montré que les salafistes et les islamistes qui ont le pouvoir n’ont pas les
mêmes intérêts, que ce soit sur le plan économique ou international. De plus le nombre de
salafistes tunisiens est assez restreint pour ne pas craindre un coup de force qui pourrait faire
basculer le pays dans un « Tunistan » imaginaire.
Pourtant cette menace est réelle au moins dans les esprits. L’objectivation de la menace
par les différents groupes d’acteurs nous permet d’observer un rapprochement entre policiers
et personnes prostituées. Dans le discours d’abord mais également dans les pratiques qui
relèvent de la marginalisation.
74
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A - De la police à la prostitution, un discours similaire sur les
« barbus »
Il est marquant de voir à quel point le discours des policiers comme des personnes
prostituées est diabolisant à l’égard des « barbus ». On retrouve des termes très forts et
souvent vulgaires à l’encontre des salafistes.
Il ne nous semble pas indispensable de traduire ici cette vulgarité. Le simple fait qu’elle
ait été exprimée montre la violence contenue dans les mots mais aussi et surtout dans la
perception qu’ont les acteurs de leur quotidien. Une journaliste par exemple, m’a soutenu que
lors d’interviews de prostituées pour un reportage, celles-ci lui avait certifié que c’était les
salafistes qui avaient saccagé le bordel étatique. Notre matériel empirique nous montre que ce
n’est pas le cas.
On a appréhendé la manière dont ce discours s’est construit. Les policiers voient en eux
une remise en question de leur position sociale dominante au sein de la société tunisienne,
voire des concurrents qui viendraient « marcher sur leurs platebandes ». Les personnes
prostituées voient leur métier directement menacé par leurs théories idéologiques.
A travers ce discours, on retrouve pourtant une recomposition au moins discursive du
milieu prostitutionnel.
Extrait d’entretien réalisé avec N. en avril 2013 : la durée totale de la discussion est d’une quinzaine
de minutes.
N. est âgée de 32 ans, elle ne veut pas me dire depuis combien de temps elle est dans la prostitution.
En revanche cela fait trois ans qu’elle travaille à Sidi Abdallah Guech. Elle a deux filles, qui vivent
chez sa mère, « car [elle] ne veut pas qu’elles vivent ça ».
« N : Des clients salafistes ? (rire). Tu es malade ? Ils sont pires que les flics ! Eux au moins ils sont là
de temps en temps pour nous aider et puis ils étaient là avant. Les barbus ils voudraient qu’on
disparaisse de cette Terre. »
Cette remarque nous permet de comprendre comment les salafistes et la police ne sont pas
mis sur le même plan. Malgré la crise de confiance que nous avons explicitée plus haut, les
personnes prostituées perçoivent les salafistes comme une réelle menace. Contrairement à la
75
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police, qui malgré une modification des interactions lors du processus révolutionnaire reste un
repère dans l’appréhension de la réalité.
Le policier, redevient un individu avec lequel il est possible d’interagir en tant que tel.
Il est perçu comme un moindre mal.
B - Les salafistes, une menace fantasmée plutôt que réelle
Pourtant, les salafistes restent une menace qui selon nous serait de l’ordre du fantasme
beaucoup plus que d’une réalité réelle et concrète.
Certes, on a vu que les interactions entre salafistes et parti majoritaire sont parfois
ambigüe. Mais il ne faut pas oublier que, même si elle a le sentiment d’être laissé pour
compte, la police existe bel et bien, et sa structure fonctionne toujours de manière efficace.
Seuls les ordres non-donnés permettent aux salafistes d’occuper l’espace public et médiatique
tel qu’ils le font. Mais le parti Ennahda reste majoritaire et dispose donc des outils du pouvoir.
Une réelle confusion entre islamistes et salafistes reste très peu probable, car, nous le
répétons, les intérêts de chacun sont trop divergents. De plus, le pouvoir dont bénéficie
Ennahda est temporaire et soumis à l’échéance de nouvelles élections. Les accusations de
« double-discours » et d’ «agenda caché » sont selon nous les signes mêmes qu’Ennahda
cherche à garder le pouvoir par des moyens institutionnels.
A
ce
propos,
Michaël
Béchir
Ayari
[Béchir
Ayari,
2012],
parle
d’ « islamisme imaginaire ». Selon lui, « sur ce plan, le refuge dans la défense de l’ordre
moral apparait comme symptomatique d’une absence de projet social, mieux, de la caducité
de leur doctrine et de leur imaginaire en tant que langage structuré. »
Par rapport au milieu prostitutionnel, il est intéressant de remarquer que toutes les
fermetures de bordels étatiques ont eu lieu en février et mars 2011. Certes, depuis son
élection, Ennahda aurait pu les remettre en fonction, ce qui n’a pas été le cas. Mais les bordels
qui étaient restés ouverts n’ont pas pour autant subi de nouvelles attaques.
Le discours visant à diaboliser les salafistes, non dans une volonté de manipulation,
mais en raison d’une perception du réel, de la part des acteurs manque donc de recul, et est
empreint d’un discours ambiant qui domine. Ce discours ambiant est clairement l’enjeu de
conflits politiques. Entre une gauche tunisienne dispersée, qui veut voir dans les salafistes un
76
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ennemi commun à tous, et dans Ennahda, leur premier soutien. Et Ennahda qui se positionne
comme « le moindre mal » [Béchir Ayari, 2012].
C - La marginalisation des acteurs du milieu de la prostitution comme
pratique commune vis-à-vis d’un nouveau secteur
Malgré le fait que le discours des personnes prostituées et des policiers, qui se
retrouvent dans le rejet des salafistes et du parti Ennahda, faisant au passage un amalgame
entre les deux, ne soit pas étayé sur une analyse de la scène politique tunisienne pertinente, il
n’en reste pas moins qu’il existe.
Le fait que la perception du réel ne soit justement qu’une perception, n’enlève rien à la
croyance qu’ont les acteurs de cette perception. Au-delà du discours similaire à propos de ce
groupe d’acteurs qui est venu perturber leurs interactions, on retrouve également des pratiques
de marginalisation de la part des personnes prostituées et des policiers.
A propos des travailleuses du sexe, elles étaient déjà à la marge [Larguèche, 1992].
Mais nous avons montré comment, au commencement du processus révolutionnaire, elles
avaient extériorisé leurs liens sociaux en dehors de leurs espaces routiniers. Pourtant,
aujourd’hui les espaces routiniers ont repris le dessus. Et ce sont même restreint.
Extrait du journal de terrain :
« Suite à la tentative de fermeture du bordel par les salafistes puis son saccage par la police, une
porte a été mise en place à l’entrée de l’impasse. Et le bordel ne fonctionne plus la nuit. Il ferme très
tôt, aux alentours de 20h, par rapport au fonctionnement d’avant le processus révolutionnaire. »
Les personnes prostituées affirment toutes constater une baisse du nombre de clients. Elles
travaillent moins. Pourtant le remplissage des bars où se pratique la prostitution clandestine ne
diminue pas pour autant. Ce recours à la clandestinité oblige les patronnes de Sidi Abdallah
Guech qui travaillent aussi dans le centre-ville à recruter des filles qui ne travaillent pas au
bordel étatique. Ce « refuge » dans la clandestinité, pour des raisons financières mais aussi
pour des raisons émotionnelles, de peur, participe de la marginalisation des acteurs.
77
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En ce qui concerne la police, plusieurs policiers au café clandestin me diront ne plus
être à l’aise dans les endroits qu’ils fréquentaient « avant ».
Extrait d’entretien informel avec T.1 :
« T : Je ne sors plus dans les bars du centre-ville. Ça m’ennuie. Et puis les gens savent le travail que
je fais et il y a moins de respect. Beaucoup de malpoli. Donc je viens ici. On est comme à la maison
ici, tu comprends ce que je veux dire. On se sent bien, on discute, on rigole, on boit. On passe du
temps avec les amis quoi. »
A chaque soirée que nous passerons dans le café clandestin, on retrouvera à peu de choses
près les mêmes personnes. Ce que dit T. est symptomatique de la perception de rejet voire de
persécution que les policiers présents au café exprimaient. Cette perception entraine un entre
soi, qui chaque week-end, et parfois en semaine, les amène à boire ensemble, participe
également d’une autocensure sociale qui influe aussi sur la marginalisation des acteurs.
D’ailleurs, le lieu même où se retrouvent les policiers est un café clandestin, donc
illégal aux yeux de la loi. Il est tenu par S. qui, comme on l’a précisé dans notre première
partie2, dit ne pas aimer la police. Pourtant il tient un endroit uniquement ouvert aux policiers
à partir de 21h, et aux habitants du quartier le reste du temps. On retrouve là la clandestinité
propre à la marginalité.
Nous allons voir maintenant comment ces pratiques communes de recours à la
marginalisation sont à interpréter comme une restructuration des pratiques au sein du milieu
prostitutionnel.
IX - Une homogénéité au sein du milieu prostitutionnel :
des pratiques qui durent
Nous avons saisi jusqu’ici, comment les pratiques et les discours des acteurs étaient à
contextualiser dans le processus révolutionnaire et son évolution. Après les élections du 23
octobre 2011, on voit une resectorisation des différentes sphères sociales et notamment du
1
Cf encadré p.35
2
Cf encadré p.30
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milieu prostitutionnel à Tunis. A travers la représentation d’une « menace » qui n’arrange ni
les uns ni les autres dans leur interprétation de la réalité, la sphère prostitutionnelle se
restructure peu à peu à travers un retour aux habitus [Dobry, 2009].
Nous nous poserons donc la question du maintien des espaces d’interactions entre
policiers et personnes prostituées. Par l’intermédiaire de ces espaces nous interrogerons les
interactions en elles-mêmes afin de saisir leurs évolutions.
Nous nous pencherons ensuite sur les nouveaux rapprochements entre acteurs qui
consolident à nouveau l’homogénéité du milieu prostitutionnel.
Enfin nous analyserons la reproduction des transactions collusives passées qui sont un
indice non négligeable d’une certaine inertie de l’Etat dans une conjoncture conflictuelle.
A - Des espaces d’interactions maintenus ?
Nous avons vu que les interactions qui préexistaient au départ de Ben Ali ont été
perturbées par l’entrée en jeu des salafistes. Nous avons montré comment. Mais ces
interactions se sont-elles arrêtées d’un coup ? Le rapport de confiance a certes été rompu.
Mais ce n’est pas pour autant que les espaces d’interactions ont cessé d’exister.
A l’impasse Sidi Abdallah Guech par exemple, suite au saccage qui y a eu lieu et
comme représailles à un refus de valider des interactions qui avaient toujours prévalu, les
policiers ont cessé pendant quelques temps de remplir leur mission de protection du bordel
étatique. Mais, et ce depuis avant même les élections du 23 octobre 2011, nous avons pu
observer que la police est à nouveau très présente dans l’impasse. Le fait que T.1 retourne voir
la prostituée qu’il connaissait depuis longtemps, nous montre qu’à défaut de réels rapports de
confiance, les interactions entre policiers et prostituées ont à nouveau leur place dans le
quartier.
1
Cf encadré p.36
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Extrait d’entretien informel réalisé avec A.1 :
« A : Les flics, bien sûr qu’ils sont là, comment tu veux qu’ils ne soient pas là ? C’est tous des
connards, des […], mais on a besoin d’eux. Ils sont pourris mais on a besoin d’eux. On bosse dans
l’étatique. Ici c’est eux l’Etat, c’est eux qui décident. »
On voit bien ici, que les personnes prostituées et les policiers sont à nouveau en interrelation.
Mais ces interactions sont spécifiques à la prostitution légale.
Pour ce qui est de la prostitution clandestine, c’est un peu différent. Juste avant,
pendant et après la chute du régime précédent, tout était fermé dans le centre-ville de Tunis.
Les bars et restaurants adjacents à l’avenue Habib Bourguiba où se pratiquent la prostitution
clandestine y compris. Dans ce cas précis, les interactions se sont donc en effet complètement
rompues. Mais lorsque la situation s’est stabilisée, les mécanismes en place se sont réactivés
immédiatement.
B - Prostituées et policiers, un rapprochement à l’échelle individuelle en
confrontation avec le régime actuel
La reprise des interactions dans les bars de prostitution clandestine sont immédiates. On
voit là une différenciation à l’échelle de la sphère prostitutionnelle. Et ce, malgré les liens qui
existent avec la prostitution légale par l’intermédiaire des patronnes et des femmes prostituées
qui « naviguent » entre les deux.
En revanche, lors de nos observations, il nous a été difficile voire impossible d’établir si
le comportement de ces personnes prostituées qui se positionnent dans les deux facettes du
milieu prostitutionnel, à l’égard des policiers, était différent du comportement des personnes
prostituées indépendantes, lors de cette période de rupture de la confiance dans les
interactions entre les deux groupes d’acteurs.
1
Cf encadré p.25
80
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On s’appuie donc sur ce que l’on a pu observer, un peu plus d’un an après l’accession
d’Ennahda au pouvoir pour dire que le rapprochement entre les personnes prostituées et la
police est flagrant dans le cadre de la prostitution clandestine.
Nous en parlions dans notre premier chapitre, certains bars et restaurants où se
déroulent les transactions clandestines sont en grande majorité fréquentés par la police. Non
pas en tant que représentant de l’ordre, mais en tant que clients. Alors que les prostituées sont
plus réticentes « à jouer les indics », en témoignent des contrôles de papier musclés, auxquels
on a assisté de manière assez récurrente, leur clientèle de policier va à l’inverse de manière
croissante.
Les interactions au sein du milieu prostitutionnel, du côté clandestin sont donc
également soumises à évolution durant le processus révolutionnaire.
Extrait d’entretien réalisé avec R.1 :
« -R : Oui j’ai des policiers comme clients. Ils font partie des vieux qui payent bien. Ils ont en général
des positions haut placées. Lorsqu’ils viennent parfois on discute. Ils détestent le gouvernement
actuel. Comme moi. Mais c’est leur travail. »
Cet extrait d’entretien nous permet de faire le lien entre les discours et les pratiques que nous
abordions dans la partie précédente et la prostitution clandestine. Les policiers que j’ai
enquêtés, qui faisait partie d’un même réseau d’interconnaissance, ne sont donc pas les seuls à
tenir les discours que nous évoquions. Et on a là une représentation concrète de la
marginalisation commune des personnes prostituées et des policiers.
Le rapprochement entre policiers et personnes prostituées, met donc plus de temps à
s’effectuer dans le cadre de la prostitution légale que dans le cadre de la prostitution illégale.
Pourtant, nos observations nous permettent de discerner un retour progressif de l’homogénéité
du milieu prostitutionnel, à travers un regain de la confiance à l’échelle individuelle. Ce qui
démontre bien un renouveau des interactions au sein de la sphère prostitutionnelle car nous
avions montré que les interactions qui unissent les différents groupes d’acteurs ne s’appuient
pas uniquement sur des logiques structurelles mais également sur des rapports individuels liés
à l’intime.
1
Cf entretien
81
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C - « D’avant à maintenant, rien n’a changé ! » : la reproduction des
transactions collusives passées
« D’avant à maintenant, rien n’a changé ! ». Cette exclamation désabusée lors d’une
discussion avec une femme travaillant à Sidi Abdallah Guech, est symbolique de la perception
que les personnes prostituées ont de leur situation actuelle.
Michel Dobry, à propos des transactions collusives nous dit qu’ « elles ne se réduisent
nullement à une sorte de contribution fonctionnelle des secteurs à la marche du système ,
contribution consistant en des échanges ou rapports de complémentarité entre des sphères
sociales différenciées et spécialisées dans des activités distinctes et […] nécessaire à la survie
ou à la reproduction du système. » Toujours selon Dobry, « on peut commencer à entrevoir de
quoi sont faites les transactions collusives avec les principes pragmatiques de non-ingérence,
à l’œuvre dans nombre de réseaux de consolidation. » [Dobry, 2009].
Les réseaux de consolidation sont le fruit des interactions multisectorielles. Il s’agit ici
de savoir « fermer les yeux » sur les interrelations qui existent entre différents secteurs,
lorsqu’il s’agit de « valeurs dont la définition est propre à la logique interne de ces secteurs ».
Si l’on déporte cette idée dans le cas de notre objet d’étude, on peut considérer que le
milieu prostitutionnel est un réseau de consolidation résultant d’interactions multisectorielles.
Le secteur de la police d’un côté – l’autonomie de celle-ci par rapport à l’appareil étatique
nous permet de ne pas la confiner à une arène – et le secteur de la prostitution de l’autre.
Ce qu’on voit donc de l’homogénéité au sein du milieu prostitutionnel procède donc
d’une reséctorisation et de la réactivation des logiques multisectorielles qui avaient été
remises en question lors du moment de crise politique.
La « non-ingérence » se situe donc dans le fait que l’Etat, à travers le gouvernement et
donc le parti majoritaire qui y occupe les postes clés du pouvoir, « ferme les yeux » sur les
interactions qui existent au sein du milieu prostitutionnel et qui lui sont propres.
De ce fait, le gouvernement actuel reproduit les transactions collusives passées. En
effet, le régime de Ben Ali voyait se mettre en place exactement les mêmes transactions
82
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collusives, qui, nous l’avons vu participaient au quadrillage du territoire tunisien à travers
tous ces réseaux de consolidation. Les transactions collusives qui avaient cours se mettent
donc à nouveau en place. Et apparaissent également de nouvelles liées à l’émergence de
nouveaux acteurs tels que les salafistes par exemple.
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Conclusion
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En interrogeant la manière dont les interactions entre deux groupes d’acteurs ont été
redéfinies par l’émergence d’un troisième dans le contexte du processus révolutionnaire
tunisien, nous avons donc pu dégager plusieurs points.
Les pratiques d’acteurs comme « jurisprudence » officieuse du milieu
prostitutionnel
On a vu qu’il n’existe pas de loi sur la prostitution légale en Tunisie. Et celles qui
existent sur la prostitution illégale ne sont pas forcément appliquées (corruption, prostituées
qui servent d’« indics », …). Les pratiques d’acteurs que l’on a vu tout au long de ce travail
sont donc à considérées comme une forme de jurisprudence non officielle mais bel et bien
concrète par rapport aux règles qui régissent le milieu prostitutionnel et donc par rapport à la
structure étatique et sociétale. C’est dans cette représentation de la réalité que se situent les
dynamiques propres au milieu prostitutionnel. Et c’est lorsqu’il a été question de les remettre
en cause par la critique de l’existence de l’un des groupes d’acteurs, les personnes prostituées,
que les interactions multisectorielles se sont fortement affaiblies.
Une inertie de l’Etat
On se rend compte, de par ces pratiques qui finalement, avec les nuances que l’on a
vues se réorganisent « comme avant », que l’Etat et son fonctionnement ne s’est en rien
modifié.
Les acteurs ne sont certes plus les mêmes, mais notre matériel empirique a permis de
mettre au jour le fait que le processus révolutionnaire en Tunisie n’a pas abouti à une
révolution (au sens que donne les sciences dites dures au terme) du fonctionnement de
l’appareil étatique. L’inertie des structures étatiques ne veut pas pour autant dire que c’est la
structure qui fait l’Etat. Nous avons montré tout au long de notre enquête justement, que ce
sont les interactions entre les différentes sphères sociales, qui modèlent l’Etat par le bas,
autant que la multitude d’individualités qui prend part à sa construction qui est façonné par la
confrontation quotidienne à un système.
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Du processus révolutionnaire au processus transitionnel
Pour finir, nous avons finalement montré l’enchevêtrement de deux temporalités. L’une
prenant place dans le processus révolutionnaire avec toutes les évolutions des interactions
entre milieux sociaux que cela implique, l’autre, et l’inertie de l’Etat nous le montre bien, qui
relève du processus transitionnel. L’évolution des interactions entre la police et les personnes
prostituées, que nous avons explicitées, nous permettent de comprendre comment les deux
processus sont encore, enchevêtrés, dépendant souvent dans leurs définitions des
représentations des acteurs.
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Bibliographie
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Pour une approche de l’enquête de terrain
H. S. Becker, Les ficelles du métier, La Découverte, 2002
S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, 2010
A propos de la Tunisie
M.Camau, La Tunisie, Paris : Presse universitaires de France, 1989
M.Camau , V.Geisser, Le syndrome autoritaire, Paris : Presses de Sciences po, 2003
S.Hiari, Tunisie, le délitement de la cité, Paris : Ed. Karthala, 2003
M.Camau, V.Geisser, Habib Bourguiba, la trace et l’héritage, Paris : Éd. Karthala Aix-enProvence : Institut d’études politiques, 2004
B.Hibou, La force de l’obéissance, Paris : Éditions La Découverte, 2006
A propos de la prostitution
L.Mathieu, Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001
C.Taraud, Prostituées, (avec) Christine Bard, Presses universitaires du Mirail, 2003
C.Taraud, La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot &
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L.Mathieu, « Les prostituées », dans CRETTIEZ (Xavier), SOMMIER (Isabelle), La France
rebelle (2e édition), Paris, Michalon, 2006
L.Mathieu, La condition prostituée, Paris, Textuel, 2007
C.Taraud, Sexes et colonies. Virilité, « homosexualité » et « tourisme sexuel » au Maghreb
(XIXe et XXe siècles), Paris, Editions Payot, 2009
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A propos du religieux dans les contestations des pays arabes et d’Afrique du
Nord
O.Fillieule, M.Bennani-Chraibi, Résistance et protestations dans les sociétés musulmanes,
Paris : Presses de Sciences Po, impr. 2002, DL 2003
V.Geisser (avec M.Béchir Ayari) Renaissances arabes, 7 questions clés sur des révolutions
en marche, Les Éditions de l’Atelier, Octobre 2011.
J-P. Filiu, la Révolution arabe, dix leçons sur le soulèvement démocratique, Paris : Ed.
Fayard, 2011.
V.Geisser (avec A.Allal), « Tunisie : ‘révolution de jasmin’ ou intifada ? », Mouvements, n°
66, été, dossier « Printemps arabes : comprendre les révolutions en marche », p. 62-67, 2011
N. Dot Pouillard « SOULEVEMENTS POPULAIRES EN AFRIQUE DU NORD ET AU
MOYENORIENT (IV) : LA VOIE TUNISIENNE » Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord
N°106 – 28 avril 2011 pour International Crisis Group
V.Geisser (avec M.Béchir Ayari) Renaissances arabes , 7 questions clés sur des révolutions
en marche , Les Éditions de l’Atelier, Octobre 2011
S. Amghar, Les islamistes au défi du pouvoir, Michalon, Paris, 2012
M. Béchir Ayari, « Le « dire » et le « faire » du mouvement islamiste tunisien : chronique
d’un aggiornamento perpétuel par delà les régimes (1972-2011) » dans S. Amghar, Les
islamistes au défi du pouvoir, Michalon, Paris, 2012
Pour un cadrage Théorique
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,
Paris, Presses de la FNSP, 2009.
D. Deblic et C. Lemieux, « Le scandale comme épreuve-éléments de sociologie pragmatique
», Politix, 2005/18 n° 71, p. 9-38.
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Table des matières
Chapitre introductif........................................................................................................ 2
Chapitre 1 : Policiers et prostituées au sein d’un même milieu : des interactions
entre deux groupes d’acteurs garantes d’un « pacte sécuritaire » ............................ 12
I - La prostitution et l’Etat, une histoire plus longue qu’on ne le croit ......................... 13
A - La colonisation comme base du réglementarisme étatique ........................................ 14
B - La prostitution légale, l’illustration d’une spécificité des pratiques étatiques ? ........ 21
C - Quand la question de la prostitution est réglée : le bordel étatique un lieu
institutionnalisé ................................................................................................................ 24
II - La police omniprésente, un cadre dominant les transactions quotidiennes ........... 27
A - Le policier comme acteur incontournable du milieu prostitutionnel ......................... 28
B - Les lieux de prostitution clandestine, des espaces de transactions centraux .............. 31
C - Sphère publique ou vie privée : des intérêts convergents entre policiers et prostituées
.......................................................................................................................................... 34
III - Une stabilité remise en cause : des relations de longue date troublées par la
dynamique révolutionnaire ............................................................................................... 37
A - La stabilité dans le milieu prostitutionnel, garantie d’un équilibre social ................. 37
B - Lorsque la marge devient le centre, la médina comme espace de protestation .......... 39
C - La prostitution dans un contexte de crise politique, la remise en question de rapports
privilégiés avec l’Etat ....................................................................................................... 42
Chapitre 2 : L’émergence d’un nouveau protagoniste dans le processus
révolutionnaire : les salafistes comme éléments perturbateurs d’interactions établies.44
IV - Les salafistes dans la politique, la tentative de moralisation de la vie publique ... 45
A - Du religieux au politique, les ressorts sociaux d’une contestation de l’Etat .............. 46
B - Le scandale comme moyen de se positionner sur la scène publique.......................... 48
C - Salafistes et islamistes, une dépendance avérée ? ...................................................... 50
V - La tentative de fermeture du bordel de Tunis : un évènement politique................ 52
A - Chronologie d’un évènement scandaleux .................................................................. 53
B - Le rôle de la police dans le saccage d’Abdallah Guech, une remise en cause des
rapports de protection ....................................................................................................... 56
C - Les prostituées face aux salafistes, lorsque le quartier prend fait et cause ................ 58
VI - La désectorisation des liens sociaux : le délitement d’une confiance respective ... 60
A - Les prostituées devant le ministère de l’Intérieur : l’apprentissage de la protestation
publique ............................................................................................................................ 61
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B - La réinvention de la tradition maraboutique : quand les prostituées se tournent vers
Abdelfattah Mourou ......................................................................................................... 63
C - La défiance comme nouvelle norme sociale au sein du milieu prostitutionnel.......... 65
Chapitre 3 : La redéfinition des logiques sectorielles : une restructuration des
pratiques dans les relations entre les prostituées et la police. .................................... 68
VII - L’arrivée au pouvoir du parti Ennahda : la place de la police dans de nouvelles
collusions ............................................................................................................................. 69
A - La police face aux salafistes en tant que nouvelle milice étatique ............................. 70
B - Des responsables policiers parachutés, la structure sécuritaire investie par Ennahda 72
C - « Je regrette Ben Ali, on le regrette tous » : la fin d’une position dominante de la
police ? ............................................................................................................................. 73
VIII - Entre policiers et prostituées, une défiance mutuelle relativisée dans la
confrontation à la « menace salafiste » ............................................................................. 74
A - De la police à la prostitution, un discours similaire sur les « barbus » ...................... 75
B - Les salafistes, une menace fantasmée plutôt que réelle ............................................. 76
C - La marginalisation des acteurs du milieu de la prostitution comme pratique commune
vis-à-vis d’un nouveau secteur ......................................................................................... 77
IX - Une homogénéité au sein du milieu prostitutionnel : des pratiques qui durent ... 78
A - Des espaces d’interactions maintenus ? ..................................................................... 79
B - Prostituées et policiers, un rapprochement à l’échelle individuelle en confrontation
avec le régime actuel ........................................................................................................ 80
C - « D’avant à maintenant, rien n’a changé ! » : la reproduction des transactions
collusives passées ............................................................................................................. 82
Conclusion .................................................................................................................... 84
Bibliographie ................................................................................................................ 87
91
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