Le théâtre exerce beaucoup d'empire sur les hommes ;
[…] <il> agi<t> sur l'esprit d'un peuple presque comme
un événement réel.
Madame de Staël, De l'Allemagne1.
Comment produire l'illusion du vrai sur un public de théâtre ou sur un cercle
de lecteurs ? Comment susciter, par la fiction, l'intérêt que font naître une exécution
ou un meurtre réels ? Le récit saurait-il éveiller la même fascination, la même horreur
mêlée de curiosité que le fait divers ? Madame de Staël, dans De l'Allemagne, ne
cesse de s'interroger sur ces moyens d'influer sur les émotions des spectateurs. Selon
elle, plusieurs éléments se combinent et principalement « la peinture animée des
sentiments et des passions » grande leçon tirée de l'étude de la littérature
allemande sans laquelle « les plus belles tragédies deviendraient des mélodrames
». Comme elle le résume joliment, « la force des événements ne suffit pas pour lier le
spectateur avec les personnages ; qu'ils s'aiment ou qu'ils se tuent, peu nous importe,
1 Madame de Staël,
De l'Allemagne
(1810). IIème partie,
De la littérature et des arts
,
chap. XIII,
De l'art dramatique
. -
Op. cit
., p. 90.
Quatrième partie
Violence et fascination :
la scène du crime
486
si l'auteur n'a pas excité notre sympathie pour eux1 ». Ainsi la conjonction de divers
procédés est nécessaire pour produire la communion du spectateur et des personnages
et pour susciter les émotions : un sujet dramatique, une action animée et forte, des
passions exacerbées2. Adhérer à l'illusion théâtrale ne signifie certes pas imaginer
naïvement « que ce que l'on voit existe véritablement » mais consiste à se laisser
submerger par « l'émotion3 » provoquée par la pièce. En somme, c'est bien la
violence, l'intensité paroxystique des sentiments suscités comme la cruauté ou la
férocité mises en scène par les intrigues, qui sont au centre de la réception de l'œuvre,
c'est bien sur la violence que repose l'enthousiasme : enthousiasme que nous
pourrions définir comme le processus de transformation, de sublimation, de la
violence (représentée, éprouvée) en beauté. Ainsi, le lien de la beauté et de la
violence n'est pas seulement un présupposé théorique ou philosophique ni même une
thématique riche, il est surtout un moyen d'aborder la réception du roman criminel.
Le romancier, à l'image d'Eugène Sue dans les premières pages des Mystères de
Paris, suppose chez son lecteur une « espèce de curiosité craintive » pour « les
spectacles terribles4 » et crée, par divers procédés dramatiques, les conditions
d'éclosion de cette curiosité.
Le crime, comme tout spectacle, implique la présence d'un regard. La
théâtralisation des scènes de meurtre sur une scène intime ou publique est une
manière de mise en abyme du regard du lecteur au sein même de la narration. La
fascination est une forme d'attrait, elle implique une relation de pouvoir et même de
1
Ibid
., IIème partie, chap. XV,
Les Brigands et Don Carlos de Schiller
, p. 108.
2 Nous ne reprenons pas ici toutes les innovations que madame de Staël juge
indispensables pour le théâtre français au regard de la dramaturgie allemande puisque
nous les avons déjà évoquées dans la première partie de notre thèse : libération des
conventions et des règles (elle fustige en particulier les unités de lieu et de temps),
nécessité d'une modernisation et d'une nationalisation des sujets, assouplissement de
la versification, simplification du langage…
3
Ibid
., IIème partie, chap. XIII,
De l'art dramatique
, p. 95.
4 E. Sue,
Les Mystères de Paris.
I, 1.
- Op. cit
., p. 32.
487
séduction. Le lecteur reste subordonné au narrateur : lui seul détient les clés de
l'intrigue, il peut disposer à son gré des détails, voire même refuser la scène tant
attendue à son public. Il joue du désir et de la passivité obligée de son lecteur,
d'autant plus fragile qu'il est en situation de danger et d'attente.
Le texte romantique joue donc de cette distance entre une intrigue et les effets
qu'elle doit et sait produire. Il lui est nécessaire de créer une émotion, et de se donner
les moyens de la soutenir, de la prolonger. C'est sans doute ce qui explique cette
technique rhapsodique de la narration romantique : un roman, à l'image d'une pièce
de théâtre, se compose d'épisodes, ou plus exactement de scènes, qui s'additionnent.
C'est cette dynamique qui crée la tension, le suspens de l'œuvre et ordonne sa
violence. On retrouve, au niveau narratif, cette même notion d'instabilité qui
caractérise également la relation du lecteur à l'œuvre : la violence se laisse attendre,
se promet et parfois s'élude. De même les limites entre les genres, roman, théâtre,
s'estompent : l'esthétique dramatique domine le roman, le théâtre impose aux autres
genres le règne du spectaculaire, du visuel. Le théâtre est le modèle d'un certain
rapport au public et à la scène. Comme l'écrit Roland Barthes dans Critique et Vérité,
si « pendant deux siècles, le classicisme français s'est défini par la séparation, la
hiérarchie et la stabilité de ses écritures », « la révolution romantique s'est donnée
elle-même pour un trouble de ces classements1 ». Le théâtre, profondément remanié,
redéfini, emprunte au roman le foisonnement des intrigues, l'épaisseur des
personnages et parfois le style prosaïque, symétriquement le roman reprend au drame
le sens de la couleur et du spectacle, le poème se laisse tenter par la prose. C'est à la
théâtralité qu'il revient de rendre sensible la beauté de la violence.
1 R. Barthes,
Critique et Vérité
. - Paris, Le Seuil, 1966, p. 45.
488
Chapitre 1.
Mises en abyme de la fascination
Les stratégies d'attraits que l'écrivain met en œuvre pour faire partager à son lecteur
la fascination qu'exerce la violence sont diverses, mais systématiquement soumises à un
rapport de pouvoir et de séduction qui peut lui-même être interprété comme une forme de
beauté de la violence. Il s'agit de produire, sur le lecteur même, les effets des scènes
romanesques ou dramatiques, en jouant sur des procédés d'illusion, en créant un territoire
du désir et de la curiosité. La représentation de meurtres, d'assassinats, de crimes, la
description de corps mutilés, blessés, saignants répond à une esthétique du choc, de l'effet
à produire. Une lecture sereine et passive est refusée au lecteur, qui doit investir son
imaginaire, ses fantasmes, pour répondre aux scènes qui lui sont offertes. L'énergie ou le
désir représentés font violence au lecteur, poussé lui-même à la limite : dans un jeu de
complicité et de fascination, il doit répondre à l'agression. Mis dans une position
d'insécurité, de voyeurisme, il est sans cesse sollicité, par la mise en abyme d'une
fascination qui touche l'auteur comme les personnages qu'il met en scène, relais du désir et
miroirs de la curiosité, du dégoût ou de la fascination que les scènes de crimes et de
meurtres doivent exercer sur le lecteur. Comme l'écrit Philippe Sollers dans un essai sur
L'Écriture et l'expérience des limites, consacré en particulier à une lecture du texte sadien,
l'œuvre confronte le lecteur aux limites du représentable, par les thèmes choisis
489
l'érotisme, le meurtre, la transgression mais aussi par un mode de représentation qui
oscille entre monstration et non-dit, exhibition et voilement. « Le langage [est un]
mouvement d'oscillation entre deux pôles jamais atteints […], celui d'une opacité
infranchissable, et celui, symétrique, d'une transparence absolue1 ». C'est entre ces deux
pôles que prend place le désir transgressif du lecteur, lien de la violence et de la
fascination. C'est entre ces deux pôles que s'ouvre l'espace du sens, entre ellipse et
spectacle extrême. L'écriture est, comme l'a montré Michel Crouzet à propos d'Armance, «
une peinture par l'imagination du spectateur2 ». A l'auteur de faire partager à son lecteur
à l'image de Vautrin corrupteur et tentateur face à Lucien de Rubempré la beauté du
mal, la séduction de la violence, de mettre en place « un viol esthétique et métaphysique
[du lecteur] en [le] forçant à voir l'inacceptable, l'occulté3 ». La déstabilisation du lecteur
accompagne le renouvellement esthétique ; dans cette littérature du romantisme extrême,
qui fait des scènes de meurtre son sujet de prédilection, c'est bien « le texte » lui-même qui
apparaît comme « le crime majeur4 ». Le scandale n'est en effet pas tant dans les thèmes
abordés que dans la manière de les donner en spectacle, de les théâtraliser, dans la manière
dont le texte met en scène la révélation de la violence, certes criminelle, mais surtout
tentatrice, érotique, esthétique.
1 P. Sollers,
L'Écriture et l'expérience des limites
. - Paris, Le Seuil, "Points", 1968, p. 18.
2 M. Crouzet, « Pour une lecture d'
Armance
». - in Stendhal,
Œuvres
, Paris, R. Laffont,
"Bouquins", 1980, p. 812.
3 M. Crouzet, « Julien Sorel et le sublime : étude de la poétique d'un personnage »,
Revue
d'Histoire Littéraire de la France
. - Paris, Armand Colin, janv-fév. 1986, n° 1, p. 87.
4 P. Sollers,
L'Écriture et l'expérience des limites
. -
Op. cit
., p. 65.
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