la théâtralité en jeu dans quelques

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De la page blanche à la scène vide :
La théâtralité en jeu dans quelques albums d’Ipomée
Euriell Gobbé-Mévellec
Laboratoire LLA-CREATIS
Université de Toulouse-Le Mirail
Ne peut-on pas comparer les pages blanches d’un livre à un plateau de théâtre désert ? Selon la disposition d’un
filet, la largeur d’un espace, la présence ou l’absence d’alinéa, une disposition « en pavé » ou « en drapeau »,
voici que les mots prennent sens, un autre sens. […] Puis l’image arrive, marquant le ton comme une comédienne
confirmée - la voici, elle aussi, qui crée la vie - une autre vie. Ne serait-elle pas un peu comme la voix du conteur
disparu ? Et les mots, les images ensemble qui nous murmurent à leur tour autre chose que les mots et les couleurs
séparés.1
Ces quelques mots de Nicole Maymat, qu’elle adressait au printemps 1994 à Marc
Soriano, posent les termes d’une comparaison entre l’album et la représentation théâtrale.
Quelle « face cachée » de l’album les emprunts au lexique théâtral éclairent-ils ? Il nous
semble qu’ils viennent souligner d’abord le caractère essentiel du visuel. Les pages blanches
de l’album, pages vierges attendant que l’on y dispose - et le terme a son importance - textes
et images, Nicole Maymat les compare à un plateau de théâtre désert, où l’on verra s’agencer,
selon une scénographie pensée dans ses moindres détails, les éléments du décor et les
comédiens. Bien plus qu’une simple « mise en page » de textes et d’images, l’association des
composantes visuelles et textuelles de l’album s’apparente plutôt à un travail de « mise en
scène », qui vise à dépasser les deux dimensions de l’image et casse la rigidité de la mise en
page traditionnelle du livre illustré. La mise en scène Ipomée incarne dans les pages de ses
albums l’univers référentiel de la représentation.
Mais une discussion avec Nicole Maymat nous a appris que lorsqu’elle parlait de la
nature « théâtrale » du travail des éditions Ipomée, elle souhaitait insister sur le caractère
collectif de cette entreprise, sur le travail de co-création qui la caractérise. La « mise en page »
ne renvoie qu’à un des maillons précis de la chaîne du livre ; la « mise en scène » des albums
évoque avec plus de justesse la tâche délicate de faire dialoguer textes et images ; une tâche
méticuleusement exécutée par tous, mobilisant les compétences de chacun. Notre première
interprétation ne nous semble pas invalidée par les précisions de Nicole Maymat, au contraire,
et il est précisément très intéressant de voir que technique et théorie du livre s’articulent aussi
bien dans cet usage de la métaphore théâtrale.
Ce que nous proposons ici, c’est de creuser cette analogie qui, le temps d’une lettre, a
rapproché deux univers artistiques très différents, en partant de l’hypothèse qu’elle est l’indice
d’une théâtralité latente dans les albums Ipomée, en quelque sorte la « partie émergée » d’un
dispositif théâtral qui informerait les albums, à différents niveaux. Quelques travaux déjà
réalisés sur les liens entre théâtre et album confirment par ailleurs la fécondité d’un tel
rapprochement, qu’une simple analogie dans le discours ne pouvait, à elle seule, suffire à
justifier2. Entrons maintenant dans le cœur de notre sujet et commençons par nous poser la
1
Nicole Maymat : Ipomée, Paris, L’Art à la page (Images Images), 2008, p. 110.
Voilà quelques titres que nous avons pu consulter sur ce sujet :
Isabelle Nières : « Le théâtre est un jeu d’enfant » in Jean Perrot (dir.) : Jeux graphiques dans l’album pour la
jeunesse, CRDP Académie de Créteil, Université Paris-Nord, 1991.
2
1
question, fort simple en apparence, plus complexe à résoudre lorsqu’on s’y penche d’un peu
plus près : De quoi parle-t-on quand on évoque la « théâtralité » d’un album ? Quels sont les
signes de la théâtralité que l’on peut y repérer ?
1. Passerelles génériques. Les auteurs complices de la transgression
Commençons notre exploration du jardin Ipomée avec prudence et précaution, en nous
arrêtant dans un premier temps sur les albums qui revendiquent explicitement leur lien, leur
filiation avec le théâtre. On pourrait dans ce cas parler de liens autorisés, dans la mesure où le
paratexte signale ce rapprochement. Nous avons repéré, à ce sujet, deux albums dans la
collection Ipomée, assez emblématiques des différentes façons dont les auteurs peuvent
envisager, depuis l’album, le rapport au théâtre. S’agit-il en effet pour eux de copier, de
s’approprier, de récupérer, de recycler ou de brouiller les frontières génériques ?
Pour le premier, il s’agit du Maître de la pluie ou le Voyage de Tch’e Song, de
Bénédicte Vilgrain et Laurent Berman3. Le texte a été écrit à l’origine pour être monté en
pièce de théâtre d’ombres : la trace de cette intention se remarque notamment dans
l’organisation en trois actes de l’album. Il s’inscrit à la fois dans la tradition du conte oriental
et des techniques théâtrales traditionnelles, conférant ainsi à l’album, en plus de sa valeur
narrative et artistique, une valeur documentaire. L’album se constitue en véhicule, en
médiateur d’un savoir, d’un art étranger à l’enfant par son époque et son espace de
rattachement, mais qui néanmoins résonne de façon familière par les complicités qu’il met en
avant entre le conte oriental et les formules ritualisées du conte occidental. Par ailleurs, il
existe une grande proximité entre le théâtre d’ombres et certaines techniques d’illustration,
comme la gravure, qui offrent une grande lisibilité et une grande expressivité à la figuration
de l’univers et des scènes du conte. Nous n’en dirons pas plus de cet album, que nous n’avons
malheureusement pas pu consulter autant que nous l’aurions souhaité.
Le second album, Le Lutin aux rubans, de Gilbert Léautier et Jacek Przybyszewski4,
offre un jeu de transgression des frontières génériques tout à fait caractéristique de
l’esthétique postmoderne. Il est précisé en effet à la fin de l’album que « ce récit existe chez
Actes Sud Papiers dans une collection de théâtre, et a été créé à Paris au théâtre "Le GuichetMontparnasse" ». Les dates de publication des deux ouvrages sont identiques, 1987, ce qui
nous invite à croire que la démarche de Léautier ne consistait pas à explorer un genre puis
l’autre, mais, à partir d’un même argument, à faire exister un même propos sur deux supports
différents, qui se répondent et se complètent.
Les deux ouvrages sont en effet assez différents dans leur traitement, tant du point de
vue du texte que de la mise en page, mais ce sur quoi nous voudrions nous arrêter ici, c’est
précisément sur ce qui les rassemble. Un passage de la pièce nous éclaire à ce propos. Le
personnage de l’écrivain nous y révèle qu’« il y a des moments qui sont à écrire ». La
rencontre d’un écrivain avec le lutin qui vit dans son encrier et traverse sa feuille blanche au
Marie Bernanoce : « Le théâtre-album : un genre en cours de constitution » in Hélène Gondrand et Jean-François
Massol (coord.) : Textes et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, Grenoble, CRDP (Les cahiers
de Lire écrire à l’école), 2007.
Marie Bernanoce : « L’album-théâtre: typologie et questions posées à sa lecture », in Christiane Connan-Pintado,
Florence Gaiotti et Bernadette Poulou (coord.) : L’Album contemporain pour la jeunesse: nouvelles formes,
nouveaux lecteurs ?, Presses Universitaires de Bordeaux (Modernités n° 28), 2008.
AEIOU, Revue de littérature pour la jeunesse, Épernay, Office Régional Culturel de Champagne-Ardenne,
n° 10, décembre 2007.
3
Bénédicte Vilgrain et Laurent Berman : Le Maître de la pluie ou le Voyage de Tch’e Song, Moulins, Ipomée,
1984.
4
Gilbert Léautier et Jacek Przybyszewski : Le Lutin aux rubans, Moulins, Ipomée, 1987.
2
galop fait partie de ces instants de magie qu’il convient de fixer, d’une manière ou d’une
autre, sur le papier. Mais comment s’y prendre lorsque le lutin en question ne peut s’arrêter de
courir, qu’il est pris en chasse par la gomme et le papier dès qu’il passe sur la feuille, et
surtout, qu’il a une mission urgente à accomplir ? Pour raconter cette rencontre, cela ne fait
aucun doute, « les mots nous trompent ». L’écrivain propose alors :
Photographions. Mais la photographie nous ment. Musique. Mais l’orchestre n’arrive que dans les films. Où est
l’instrument ? Il faut les yeux de l’autre.
Quels supports de la littérature mieux que l’album et le théâtre pouvaient prendre en
charge la narration d’un récit qui passe essentiellement par « les yeux de l’autre » ? Un récit,
donc, où la part de visuel fait échouer les lois de la rhétorique et de l’organisation discursive,
où il est demandé au lecteur de faire acte de « spectalecture », c'est-à-dire de se représenter
mentalement ce qu’il entend ou lit ? Le lutin, en effet, précise la liste des dramatis
personae…
… multiplie les apparences, se dédouble, grandit, rapetisse. Chacun le voit en fonction de son imagination.
Mythe sorti des contes de notre enfance ou d’une toile de Magritte, il est la part de poésie, de rêve et de tendresse
que chacun porte en soi.
Les indices visibles de la théâtralité
Nous reviendrons plus loin sur l’album de Léautier et de Przybyszewski mais nous
voudrions passer à présent à une seconde modalité de relation entre l’album et le théâtre. La
première était repérable sans même avoir besoin de questionner ce qui, dans l’album, relevait
de l’emprunt au théâtre puisqu’un tel emprunt était indiqué d’emblée. Dans d’autres albums
en revanche, on peut dire que la théâtralité est présente sous la forme d’indices disséminés
dans l’image et dans le texte, des indices que l’on associe directement au théâtre. Nous
proposons, à partir de l’échantillon d’albums sur lequel nous avons travaillé, de les regrouper
en trois catégories : celle de la récupération de traditions théâtrales, celle du dédoublement
acteur/personnage et enfin, celle de la figuration d’un espace théâtral.
Ces catégories sont loin d’être suffisantes pour englober tous les aspects de la
théâtralité, et il faudrait notamment ajouter à cette liste, pour un travail de plus grande
ampleur, une catégorie plus spécifiquement en lien avec les caractéristiques du texte théâtral dialogue, didascalies, oralité, … Néanmoins, ces trois catégories, bien représentées parmi les
albums Ipomée, nous semblent illustrer assez bien la diversité de significations que recouvrent
les termes de « théâtre » et de « théâtralité ». Le « théâtre » désigne en effet le texte
dramatique en tant que genre littéraire aussi bien que sa mise en scène, le lieu dans lequel
cette mise en scène se déroule et il se caractérise enfin par un ensemble de règles d’écriture et
de modèles de représentation qui varient selon les lieux et les époques. Quant à la
« théâtralité », elle renvoie tantôt à tout ce qui relève du spatial, du visuel, du spectaculaire,
conformément à l’étymologie du terme, puisque le theatron, c’est le lieu d’où l’on regarde,
tantôt à une énonciation spécifique, au dédoublement entre le personnage et l’acteur, à
l’artificialité de la représentation5.
a.
La récupération de traditions théâtrales
Prenons pour illustrer cette première catégorie un album emblématique de l’emprunt à
l’histoire du théâtre. Il s’agit de Carnaval à Venise, de Véronique Della Valle, illustré par
5
Nous reprenons là les définitions que propose Patrice Pavis de la « théâtralité » in Patrice Pavis : Dictionnaire
du théâtre, Paris, Armand Colin, 2003, entrée « théâtralité », p. 359.
3
Laura Rosano6. Le théâtre est omniprésent dans cet album qui s’offre tout entier comme un
espace ludique et théâtral pour le déploiement de la fête. C’est la ville tout entière qui s’y
costume, en effet, et dont on voit se refléter les ruelles dans la robe d’un personnage-chat.
© Illustration de Laura Rosano, publiée dans
Carnaval à Venise, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1993.
Les masques portés pendant le carnaval s’inspirant traditionnellement de ceux de la
commedia dell’arte, on ne s’étonnera nullement de rencontrer au coin d’une rue Brighella,
Scapino, Colombina, Lisetta, Pulcinella, Pantalone, Matamoros, Scaramuccia, Il Dottore, etc.
Ils sont tous là, les personnages de la Commedia dell’arte, prêts à jouer leur rôle. Chaque coin
de rue, chaque placette, chaque porche figuré dans l’album devient ainsi prétexte à une scène.
Les deux servantes commérant à leur fenêtre, Brighella furieux qui s’est fait tirer les
moustaches et cherche Scapin pour lui flanquer une bonne raclée, …
© Illustration de Laura Rosano, publiée dans
6
Véronique Della Valle et Laura Rosano : Carnaval à Venise, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1993.
4
Carnaval à Venise, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1993.
Les espaces de représentation se multiplient donc tout en s’incrustant dans le tissu de
la ville, créant, ici un castelet de marionnettes, là des tréteaux pour un théâtre d’ombres, là
encore, à l’angle d’un pont, l’occasion de déclamer un monologue, …
© Illustration de Laura Rosano, publiée dans
Carnaval à Venise, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1993.
L’album multiplie ainsi les possibilités d’inventer de nouveaux récits, dans le pur
esprit de la commedia, qui réinvente de nouveaux scénarios à partir des caractères, des types
des personnages, et les images de Laura Rosano invitent le lecteur à manipuler l’album, à le
retourner, pour découvrir ces micro-scènes enchevêtrées dans l’architecture de la ville. Là
encore, la confusion haut/bas rend bien compte de l’esprit du carnaval, où les hiérarchies sont
abolies le temps de la fête, où le plus humble joue au puissant, et vice-versa. Où l’on peut sur
une page dessiner de la main gauche et de la droite sur une autre - nous renvoyons ici le
lecteur au clin d’œil graphique de l’illustratrice sur les pages de gardes.
Au thème du masque et du travestissement de l’identité, propres au carnaval,
répondent donc avec une parfaite cohérence les choix esthétiques de Laura Rosano, ceux du
collage, de la superposition, du feuilletage. Parfois même le jeu des masques conduit au
vertige tant il imbrique les niveaux de représentation : les personnages de la commedia
deviennent eux-mêmes les pièces d’un jeu d’échecs et le plateau noir et blanc du jeu figure en
même temps une scène de théâtre encadrée de rideaux de velours rouge, tandis que Venise et
ses ponts servent toujours de décor à cette farce en abyme.
5
© Illustration de Laura Rosano, publiée dans Carnaval à Venise, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1993.
b.
Costumes, masques et maquillage : le dédoublement acteur/personnage
L’album Carnaval à Venise aurait pu venir illustrer également la 2ème catégorie que
nous proposons d’explorer à présent, celle du dédoublement entre l’acteur et le personnage.
Observez la 4ème de couverture de l’album : le costume coloré à petits losanges d’Arlequin y
figure, suspendu à un fil à linge qui parcourt tout l’album, tantôt sous la forme d’un fil rouge,
d’un fil d’Ariane, d’un fil de funambule, d’un fil à coudre, … mais personne pour l’habiter.
Où est passé le roi de la fête ? Qui se cachait dans le costume ? Arlequin est-il encore
Arlequin sans sa collerette et ses losanges bariolés ? Les questions restent suspendues dans le
vide, comme l’habit de carnaval. Elles invitent l’enfant à chercher les réponses parmi les
indices disséminés dans le livre qu’il vient de refermer, à imiter Colombine et Pierrot qui, sur
la couverture, jouent à assembler les morceaux d’un tangram qui ressemble étrangement au
costume d’Arlequin…
Mais c’est un autre album sur lequel nous voudrions nous arrêter ici, qui exploite le
même motif, mais moins en l’exhibant comme une pratique associée au théâtre qu’en
récupérant ce motif comme métaphore, mise au service d’un propos sur l’identité. Il s’agit de
Feudou, dragon secret, de Jean-Claude Marol7. Cet album raconte le destin d’un dragon
contraint de quitter le temps mythique, le temps merveilleux, où son rôle était bien marqué, où
il était, fondamentalement, celui qui effraie, celui qui permet aux hommes de mesurer leur
courage, aux princesses d’être sauvées. Il lui faut émerger de l’obscurité du labyrinthe et
s’adapter aux temps modernes, où il a été remplacé par des bombes, des tanks et des banques,
en abandonnant progressivement son identité de monstre pour celle d’un banal être humain :
On n’avait plus besoin de dragons pour avoir peur, ou pour montrer sa valeur, et comme toutes choses sont liées,
à la mutation du monde correspondit la mutation des dragons, en tout cas, du dragon de cette histoire.
La peau du dragon devient ainsi progressivement une mue, un costume, un
déguisement qui ne correspond que partiellement à l’identité de Feudou - ce que vient
souligner l’oxymore contenu dans son nom. L’ambiguïté de cette peau d’écailles sur le bas de
son corps - est-elle réelle ? est-elle fictive ? - devient le signe de sa nature double et de sa
difficulté à s’adapter au monde moderne. Parfois honteusement cachée pour se fondre dans la
7
Jean-Claude Marol : Feudou, dragon secret, Moulins, Ipomée, 1983.
6
masse, cette moitié de lui est à d’autre moments exhibée comme anormalité, comme
monstruosité, non plus pour faire peur, mais pour satisfaire la curiosité malsaine des hommes,
ainsi que le montre l’illustration où le bas de son corps, sa « moitié dragon », est emprisonnée
dans une cage tandis que le haut de son corps, sa moitié homme, est à l’air libre et orchestre
l’exhibition. La situation figure avec une ironie tragique le déchirement de l’identité et
l’impossibilité de réconcilier ce qui, de lui, est accepté par les hommes de ce qu’ils refusent.
© Illustration de Jean-Claude Marol, publiée dans
Feudou, dragon secret, Moulins, Ipomée, 1983.
Cette double nature peut néanmoins devenir un atout, une caractéristique
extraordinaire, lorsqu’elle est transposée dans un univers où les lois sont celles de l’illusion,
du costume, du travestissement, du faire semblant… On pense bien sûr au théâtre, mais cette
fois, c’est de cinéma qu’il s’agit, et même, d’une superproduction hollywoodienne. Dans cet
univers où le décor en carton pâte remplace le paysage, Feudou retrouve un semblant de
cohérence d’identité en enfilant un « haut » de dragon. Il connaît alors un succès retentissant,
précisément par le réalisme d’une situation qui est au service d’une fiction : « enfin, un vrai
dragon » titrent les journaux.
© Illustration de Jean-Claude Marol, publiée dans
Feudou, dragon secret, Moulins, Ipomée, 1983.
7
Feudou choisit donc de s’intégrer à la communauté des hommes en faisant semblant
d’être ce qu’il n’est plus, pour pouvoir être accepté tel qu’il est : « En ce temps où l’on ne
pouvait être dragon, il joua les rôles de dragon et fut porté aux nues. » Le jeu étant un jeu
d’apparences, on ne s’étonnera pas de voir Feudou devenir une icône, copiée, adulée par les
foules :
Tout un hiver, il y eut même la mode « SOS » : les jeunes gens portaient des pantalons en écailles de plastique,
ne se coupaient plus les ongles et, pour un rien, faisaient jaillir la flamme de leur briquet.
Mais la limite est toujours ténue entre illusion et réalité : et quand le bas du costume
finit par tomber, même si Feudou tente de sauver les apparences en portant des bretelles, il
apparaît comme un escroc et se trouve à nouveau rejeté du groupe.
On peut interpréter de multiples façons la mutation du dragon. Chemin métaphorique
d’un individu vers la découverte et l’acceptation de soi - un individu qui passe dans les
illustrations de l’obscurité du labyrinthe à la luminosité de l’arc-en-ciel -, métaphore du corps
de l’enfant qui change, le destin de ce dragon semble en tout cas faire écho à celui de l’enfant
qui adapte peu à peu son comportement au monde qui l’entoure, est contraint d’abandonner le
merveilleux, univers sans questions et sans difficultés d’être, pour s’insérer progressivement
dans le groupe, le tout sans perdre pour autant sa propre identité. L’enfant qui se réveille un
beau jour transformé en insecte dans La Métamorphose de Kafka ne nous semble pas très
éloigné lui non plus de Feudou. Quelle que soit la lecture que l’on veut faire de l’album de
Marol, l’emprunt au théâtre du motif du costume et du dédoublement constitue une solution
très cohérente pour parler de la question de l’identité.
c.
La figuration d’un espace théâtral
Revenons à présent un instant sur la notion de théâtralité, avant d’aborder la 3ème
catégorie de notre typologie. Rattacher la théâtralité à la notion de spectaculaire, c’est faire
référence à une théâtralité au sens large du terme, et nous renvoyons ici à la définition qu’en
donne Patrice Pavis dans son Dictionnaire du théâtre8. La théâtralité prise dans ce sens
renverrait en effet à tout ce qui relève du visuel, du spectaculaire, conformément à
l’étymologie du terme. Pavis parle en revanche de théâtralité au sens restreint pour renvoyer à
la dramaticité, c'est-à-dire à une énonciation spécifique, au dédoublement entre le personnage
et l’acteur, aux jeux d’illusion caractéristiques de la représentation. Repérer les traces de la
théâtralité, au sens large du terme, reviendrait donc à s’intéresser à ce qui, dans l’album,
relève du visuel. La tâche serait redondante de celle qui consisterait à donner une définition de
l’album, puisque le visuel y est loi. Patrice Pavis lui-même signale que cet emploi du terme
« théâtralité », pour être valorisant, n’en est pas moins « somme toute banal et peu
pertinent »9. Il permet néanmoins de mieux saisir la complicité qui peut lier théâtre et album,
et de comprendre certains jeux de frontières comme ceux qu’ont proposés Gilbert Léautier et
Yacek Przybyszewski dans Le Lutin aux rubans.
Ce que l’on peut repérer dans l’album en revanche, ce sont les moments où le visible,
le visuel sont au cœur, sont l’enjeu de ce qui est dit et montré. Concrètement, les moments où
s’organisent un spectacle, une représentation, sous les yeux d’un public, qui ne serait pas
uniquement le lecteur/spectateur de l’album mais une instance supplémentaire, médiatrice,
écho ou reflet du regard du lecteur, et placée à l’intérieur de l’album. Et, de fait, on ne peut
que constater combien l’album aime ce jeu de mise en abyme. La récurrence chez Ipomée des
8
9
Patrice Pavis : op. cit., p. 359.
Idem.
8
numéros d’acrobates ou de funambules, dont Sandra Beckett nous a longuement parlé, et pour
cette raison je ne m’y attarderai pas, en sont une des marques.
On retrouve également un personnage acrobate et magicien dans L’Ami, de Christine
Lesueur10, et ce n’est sans doute pas anodin étant donné le dispositif mis en place par cet
album. Il organise en effet à plusieurs niveaux la mise en abyme du livre ou du récit. Un jeu
d’échos se crée entre l’album et le livret détachable de la Déclaration des Droits de l’Enfant,
inséré dans les pages de garde. La Déclaration fait en effet partie intégrante de la fiction de
l’album et donne lieu à une représentation théâtrale enchâssée, qui met en scène les droits de
l’enfant.
L’Ami sort de sa poche un tout petit livre et lit. On le regarde abasourdis. On n’a jamais entendu parler comme
ça ! […] On décide de faire une manifestation devant la maison de Benjamin et de lire le petit livre à son père.
Le cortège déguisé, maquillé, met en scène et en musique devant une assemblée de
parents les articles de la Déclaration.
© Christine Lesueur : L'Ami, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1996.
À ce jeu d’échos entre les textes répond le système d’énonciation : si « l’Ami » est un
personnage dont le narrateur, un des enfants du groupe, parle à la 3ème personne au début du
récit, on assiste ensuite à un déplacement du triangle de communication (je-tu-il) vers la
fusion entre le personnage de l’Ami et le « je » narrateur puis, de nouveau, à un déplacement
vers la fusion entre « l’Ami » et le « tu » du destinataire. Un dispositif destiné à « sensibiliser
les enfants à ce combat contre l’injustice » explique la 4ème de couverture, précisant la
commande faite par Amnesty International à Christine Lesueur.
Prenons un autre exemple où, comme pour l’album Feudou, évoqué plus haut, le motif
de la représentation apparaît de façon moins explicite, plus discrète, dans la fiction : il s’agit
des récits de Camille dans l’album de Martine Delerm Les Jardins de Camille11. L’une des
premières illustrations de l’album est une image toute choisie pour qui veut parler de l’album
comme d’un petit théâtre : face à un album gigantesque, posé debout et entrouvert, qui
reproduit bien entendu la couverture des Jardins de Camille, sont assis quatre enfants,
semblant attendre le début du spectacle. Une petite fille sort des pages du livre comme elle
entrouvrirait le rideau rouge.
10
11
Christine Lesueur : L'Ami, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1996.
Martine Delerm : Les Jardins de Camille, Moulins, Ipomée, 1986.
9
© Illustration de Martine Delerm, publiée dans
Les Jardins de Camille, Moulins, Ipomée, 1986.
Nous relions cette image de couverture à un passage de l’album où Camille, qui
préfère largement les tons pastels de son univers imaginaire aux couleurs tantôt criardes tantôt
sombres de la réalité, raconte à ses camarades les mystères que recèle le grenier de sa maison,
où elle a toujours refusé de mettre les pieds :
Chez moi, dit Camille dans la cour de récré, il y a un grenier ! Un grenier comme un bateau renversé ! La nuit on
y entend la mer et ses tempêtes. Un grenier comme vous ne pouvez pas vous l’imaginer !
Le monde imaginaire de la fillette, mis à la portée des autres, se constitue en spectacle,
et Camille en devient la conteuse.
Ce motif du spectaculaire peut même parfois devenir le cœur de l’album tout entier, et
non plus seulement de quelques scènes. C’est le cas dans Sourire et le bouffon, de Jack
Chaboud et Nicole Claveloux12. Le dispositif du miroir ordonne la composition matérielle de
l’album aussi bien que le récit qu’il abrite. Nous aurons l’occasion de revenir bientôt de façon
plus détaillée sur cet album mais remarquons au passage l’organisation de la couverture : dans
un cadre baroque apparaissent les visages de Sourire et du Bouffon, le portrait en image
répondant au titre de l’album, et chaque personnage répondant à l’autre si l’on considère que
le sourire est la réaction naturelle d’un spectateur aux pitreries d’un bouffon. Cadre, ou
fenêtre ? C’est bien plutôt un miroir que la couverture tend au lecteur, Sourire et Bouffon
devenant le reflet de celui qui les regarde.
12
Jack Chaboud et Nicole Claveloux : Sourire et le bouffon, Moulins, Ipomée, 1984.
10
© Illustration de Nicole Claveloux, publiée dans
Sourire et le bouffon, Moulins, Ipomée, 1984.
Indices, icônes et symboles de la théâtralité
0’elle n’avait pas. Ils l’obligent ainsi, par le biais d’un dessin, à se trouver un nom, lui
demandant comment elle s’appelle, lui font raconter son histoire et la font, de ce fait, exister.
Ce jeu d’échanges de regards entre la fillette et les deux enfants donne lieu dans l’illustration
à des jeux de couleurs intéressants : la petite fille apparaît ainsi colorée dans son reflet dans le
miroir, par le regard qu’elle porte sur elle-même, né du regard que ses amis ont porté sur elle,
alors qu’elle est sans couleurs dans la « réalité », c'est-à-dire dans l’illustration-cadre.
© Illustration de Martine Delerm, publiée dans
La Petite Fille incomplète, Moulins, Ipomée, 1988¹, 1991.
Pour finir, nous voudrions nous arrêter sur l’album Les Rêves de Valentin, d’Isabelle
Merlet et de Michel Boucher13. Dans cet album, on assiste à une représentation donnée par les
habits de Valentin au moment où celui-ci s’endort : « Devant lui, tout près, sous le projecteur
de la lune ses habits se sont dressés, comme habités de personnages invisibles ». Les habits se
13
Isabelle Merlet et Michel Boucher : Les Rêves de Valentin, Moulins, Ipomée, 1981.
11
mettent alors à jouer les histoires imaginées par un petit garçon à la fois spectateur et metteur
en scène.
© Illustration de Michel Boucher, publiée dans
Les Rêves de Valentin, Moulins, Ipomée, 1981.
Tout l’album converge vers cette scène centrale qui permet de résoudre l’énigme posée au
début :
Plus tard, Valentin ne sera pas aviateur, ni pompier, ni astronome. Valentin sera pantalon, ou chemise, ou
chaussettes. Il n’a pas encore pris sa décision.
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est la façon dont le récit s’organise
avant et après le ballet des vêtements : à l’intérieur d’un récit-cadre relatant la vie quotidienne
de Valentin, s’insère un récit secondaire consacré à ses rêves, aux moments où il laisse libre
cours à son imagination créatrice. Dans la page, les rêves sont figurés dans un espace propre,
un petit cadre carré situé au milieu de la page et proposant à la fois des images et du texte. Ce
cadre vient s’inscrire sur un fond illustré possédant son propre texte en légende en bas, et
vient ainsi créer une réalité parallèle qui se superpose à celle du récit-cadre. Le 2ème passage
figure dans le cadre les rêves de Valentin pendant son sommeil, après le bal des vêtements :
« Si les chenilles portaient des chapeaux à plumes, on les verrait sur le bord de la route, faire
de l’auto-stop pour aller en vacances. » pendant que le récit-cadre décrit le sommeil de
Valentin : « les yeux de Valentin se ferment lentement devant le sommeil. »
12
© Illustration de Michel Boucher, publiée dans
Les Rêves de Valentin, Moulins, Ipomée, 1981.
Des jeux de contamination réciproque se créent entre les deux espaces et produisent
des effets pleins d’humour, par exemple celui d’un petit garçon distrait, perdu dans ses
pensées. Lorsqu’en effet « Le soir, avant de se coucher, sa maman lui demande s’il a fait ses
devoirs et appris ses leçons », c’est aussi bien le petit cadre situé sur la même page qui lui
répond - qui suit le fil d’un rêve sur un cochon et un mouton et ignore totalement la question
maternelle - que la suite du récit cadre : « Il répond "oui-oui" et ce n’est pas toujours vrai.
Mais ça n’a pas d’importance. » Ce dispositif figure à merveille le double mouvement de
l’enfant qui s’adapte au monde et du monde qui s’adapte à l’enfant. Les rêves de Valentin ont
leurs propres lois, celles de l’absurde, de la fantaisie :
Sur l’étoile du Berger, Bébert, mouton de son état, vivait sans le savoir, la tête en bas. Sur la planète Terre,
Gaston, un cochon, vivait le nez en l’air. Bébert dessous, la tête en bas, les pieds en l’air. Gaston dessus, le nez
en l’air, les pieds sur terre. L’un à l’endroit, l’autre à l’envers. L’un à l’envers, l’autre à l’endroit…
a. Jouer et rejouer la scène des origines
Nous avons remarqué une autre tendance forte chez Ipomée, celle d’offrir dans ses
albums un espace pour questionner le récit de l’histoire familiale, soit par sa récupération, soit
par sa transformation en légende, en mythe. C’est néanmoins toujours la place de l’individu
dans cette histoire familiale, et celle de l’enfant en particulier qui est au cœur du récit,
provoquant quelques tensions fécondes entre l’individuel et le collectif. Question de la
mémoire, mais également résurgence de la voix du conte, qui souvent a besoin de l’appui de
l’image pour se construire ou se reconstruire. Nous aimerions mettre en regard ici deux
albums, qui nous semblent se faire écho par bien des aspects : Maco des Grands Bois, de
Nicole Maymat et Claire Forgeot14 et Nona des sables, de Françoise Kérisel15. L’un présente
une généalogie d’hommes, l’autre une généalogie de femmes, l’un met en scène l’instinct de
chasseur, primitif, ancien, de l’homme et l’autre, la problématique contemporaine de
l’immigration et de la mémoire de l’exil. Dans le premier, l’enfant suit malgré lui le destin de
14
15
Nicole Maymat et Claire Forgeot : Maco des grands bois, Moulins, Ipomée, 1985.
Françoise Kérisel : Nona des sables, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1996.
13
ses pères et dans l’autre, l’arrière-petite-fille fait œuvre de récupération, suture les plaies du
passé, comble les trous de la mémoire, recoud l’identité familiale effilochée.
Dans Maco des Grands Bois, Claire Forgeot met ses techniques d’illustration au
service de la peinture de cet « instinct primitif » du chasseur. Chaque illustration s’insère dans
un cadre aux larges bordures, que l’illustratrice exploite dans ses moindres recoins : les quatre
carrés des angles du cadre, les deux frises horizontales et les deux bandes verticales qui le
composent, comme dans les vieux tableaux ou les manuscrits enluminés, deviennent des
espaces sémantisables et sémantisés. En encadrant et en cadrant l’histoire, ils la fixent, ils en
doublent la représentation de façon simplifiée, ils annoncent son caractère répétitif.
Ainsi, les quatre angles du cadre d’une des illustrations servent à figurer les portraits
des quatre personnages masculins de la famille Maco, de l’arrière-grand-père à l’arrière-petitfils, et figent ainsi la généalogie. On comprend alors que même si l’histoire se centre sur
Maco des Grands Bois, l’enfant malgré ses différences ne peut échapper à son destin et
répètera les mêmes gestes que ses pères. À cette série de portraits répond en écho le passage
immédiat du singulier au pluriel dans la narration lorsque le retour de la Grande Bête Noire
est annoncé.
La technique de la linogravure et les illustrations presque exclusivement centrées sur
les animaux et la végétation de la forêt renforcent la mythification, la fixation du destin des
Maco : ce que le lecteur a sous les yeux, ce sont des dessins de chasse, le fruit des
observations permanentes et de l’obsession des hommes. Des dessins grossiers dans leurs
traits - la linogravure ne permet pas d’obtenir des traits extrêmement précis - mais qui révèlent
en même temps par leur sujet l’acuité du regard des chasseurs Maco. Ainsi, quatre portraits de
chiens de chasse, de quatre races différentes, situés aux quatre angles d’une des pages, font
écho aux portraits des quatre Maco. Il n’est pas anodin que Claire Forgeot ait choisi la
technique de la linogravure pour illustrer cet album : au lieu de s’estomper, la technique
s’exhibe, et les hachures des illustrations répètent comme à l’infini le motif des fibres
ligneuses du bois. Le lecteur imagine sans peine le chasseur aux aguets pendant ses
expéditions dans les bois, tuant le temps en gravant dans l’écorce des arbres qui l’entourent
les scènes de chasse qu’il attend et espère. L’illustration répète en négatif sur la page le motif
que représente la gravure sur bois, après que celle-ci a été enduite d’encre ; en fixant le dessin
sur le papier, elle fait de cette gravure initiale un modèle, capable de reproduire son dessin à
l’infini. La technique de Claire Forgeot est donc elle aussi à l’image du destin des Maco.
Dans Nona des sables, si le passé constitue pour Nona, l’arrière-grand-mère, un lieu de
réclusion et de silence (« je suis dans mon passé. Et elle se tait »), il est en revanche l’objet de
la quête de son arrière-petite-fille, qui tente de le faire parler à travers ses traces dans le
présent : la fillette collectionne, étiquette, fouille les objets, les lettres, les cartes postales, les
photographies. Ces cartes postales recolorisées, intégrées telles quelles dans l’album, font
resurgir la voix d’un conteur, non pas un conteur autour duquel on s’assoit en rond et qui
raconte une histoire sans fin, mais un conteur pluriel, fragmenté, constitué de la somme des
petits récits individuels et des points de vue des individus, de leurs préjugés aussi, comme en
témoigne cette légende sous une photographie : « petit cireur de godillots ». Une somme de
voix que la fillette par sa lecture organise peu à peu en récit afin de retrouver le fil d’une
mémoire perdue. L’enfant poursuit ensuite cet effort de mémoire, comme semblent l’indiquer
les dernières cartes postales, offrant des vues contemporaines de la ville d’Oran.
14
© Illustration de Françoise Kérisel, publiée dans
Nona des sables, Paris, Ipomée-Albin Michel, 1996.
Nous aurions également pu, dans le cadre de cette réflexion, nous arrêter sur l’album
de Dominique Féraud : Le Fil d’Ariane ou Jouer le Jeu pour Vivre le Mythe16. Évoquons
rapidement le dispositif qu’il met en place. Cet ouvrage réunit dans un même coffret un livret
qui retrace le mythe de Thésée et un Jeu de l’Oie. Jeu et récit se rencontrent autour d’un
même dispositif : celui du labyrinthe, où Thésée affronta le Minotaure, emprunté par le joueur
et au terme duquel il gagnera le jeu. Le labyrinthe fonctionne comme une image de la vie, et
de la série d’épreuves à surmonter qu’elle impose à l’homme.
Le jeu et la narration se font ainsi écho mutuellement, le récit intégrant certaines des
images caractéristiques du jeu de l’oie et le jeu, inversement, intégrant dans ses cases
certaines scènes de la vie de Thésée. Ce va-et-vient entre le jeu et le récit récupère les rituels
anciens et y engage le lecteur contemporain par un jeu sur la filiation entre l’oie, le verbe
« oïr », la spirale d’injonctions « oyez » qui figure en première page du livret. Deux refrains
viennent ensuite ponctuer le récit du mythe, l’un renvoyant à Thésée, l’autre à l’oie : « Oyez
oyez l’histoire vraie du héros grec Thésée », « Oyez oyez dans le ciel l’oie sauvage jette les
hauts cris » et correspondant dans le jeu, pour le premier refrain, aux cases représentant une
oie domestique, pour le second refrain, aux cases figurant une oie sauvage.
Du visible au visuel, du spectaculaire au spéculaire
Pour boucler la boucle et clore cette réflexion, nous voudrions revenir un instant sur
Le Lutin aux rubans de Gilbert Léautier et Yacek Przybyszewski. Nous l’avions évoqué au
tout début de cette étude, comme exemple d’album dans lequel les liens entre théâtre et album
étaient assumés d’emblée par l’auteur. On pourrait dire également qu’il constitue peut-être
l’illustration la plus juste du propos de Nicole Maymat invitant à lire la page blanche comme
« plateau de théâtre désert », attendant de voir surgir l’image en comédienne confirmée. « Hé,
Monsieur, à la prochaine virgule, j’ai la permission de passer ? » : le lapin blanc d’Alice a été
remplacé par un lutin d’encrier, tout aussi pressé, et mille fois plus facétieux, que le lecteur
attend de voir apparaître sur le blanc de la page avec impatience.
Mais, paradoxalement, Le Lutin aux rubans est peut-être l’album le moins « visible »,
tout en étant le plus « visuel », de tous ceux qui ont été évoqués ici. Il s’amuse au contraire à
16
Dominique-Jacqueline Féraud : Le Fil d’Ariane ou Jouer le Jeu pour Vivre le Mythe, Paris, Ipomée-Albin
Michel, 1994.
15
soustraire en permanence l’objet de l’attente au regard, à placer l’apparition hors-champ, à
retarder toujours l’avènement du spectaculaire. La scène, chez Léautier, se situe toujours horsscène.
Pourtant, on ne peut pas dire que Léautier ne travaille pas l’entrée de son personnage.
Au contraire, il ne cesse de préparer le lecteur au surgissement de la scène. Il l’attire dans
l’espace visuel où la scène va prendre naissance. Pourtant, la scène n’a jamais lieu. Pas une
seule fois, le lutin ne fait l’objet d’une illustration, pas une seule fois, le lecteur ne le voit
traverser la page blanche. Est-ce parce qu’il est trop rapide ? Sans doute, et pourtant, ce ne
sont pas les stratagèmes qui manquent pour l’inviter à s’arrêter : un banc pour qu’il s’asseye,
une lutine pour le séduire, une boule pour le capturer, mais aussi une aiguille, pour percer la
boule... Ce que le lecteur aperçoit, ce sont seulement les traces du passage du lutin : des traces
d’encre, renvoyant métaphoriquement aux mots, au récit du passage du lutin.
© Illustration de Jacek Przybyszewski, publiée dans
Le Lutin aux rubans, Moulins, Ipomée, 1987.
En réalité, le dispositif scénique est convoqué précisément pour être subverti, pour
désigner un hors-champ où la scène se déploie, opposant ainsi le lieu théâtral et le lieu réel. Le
dispositif convoque le regard mais échoue toujours à faire voir. Il conduit de cette façon à
imaginer, car ce n’est que par le regard de ceux qui voient la scène que cette dernière parvient
à se construire. La « convocation du regard » doit se muer en une « conversion du regard »17.
Ainsi, à propos du couple d’amoureux que la dessinatrice a prétendument représenté, le
narrateur s’exclame en s’adressant au lecteur :
Vous voyez ! Non, vous ne voyez pas ! C’est que le couple en couleurs a pris tous les coups de la vie ! Il n’a pas
disparu mais pour le voir, il faut incliner le papier, incliner la lampe de côté. Où tu crois que c’est devenu tout
blanc, tout rien, tu t’aperçois de l’empreinte. On croit qu’il manque des couleurs ? Non. Il manque de
l’imagination, c’est tout.
Où se déroule alors la scène, si le spectateur ne voit rien ? Elle est récupérée dans
l’écriture, voilà pourquoi l’écrivain de l’histoire, se mettant à écrire sa rencontre avec le lutin,
permet à celui-ci de se reposer un instant : « après avoir convoqué le regard qui la constitue, la
scène passe ainsi par un reflux du visible dans l’énonciation »18. Le voir se constitue en voix,
17
Arnaud Rykner : « Du visible au visuel : flux et reflux de la scène » in Marie-Thérèse Mathet (dir.) : La Scène.
Littérature et arts visuels, « La Scène » (LLA), Université de Toulouse-Le Mirail, Paris, L’Harmattan, 2001,
p. 108.
18
Idem, p. 106.
16
et place la scène à l’intersection des modes de représentation. La scène exhibe une présence
absentée :
La scène agit finalement comme un processus de soustraction ; elle retire ce qu’elle fait mine, d’abord, de
donner, laissant non la plénitude d’un objet achevé mais sa forme en creux, sa trace mentale, son spectre. Elle se
dérobe toujours, pour mieux s’offrir au regard halluciné de celui qui la cherche.19
Abolir la scène, subvertir le dispositif permet finalement de retrouver la présence.
© Gilbert Léautier et Jacek Przybyszewski :
Le Lutin aux rubans, Moulins, Ipomée, 1987.
19
Idem, p. 107.
17
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18
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