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question, fort simple en apparence, plus complexe à résoudre lorsqu’on s’y penche d’un peu
plus près : De quoi parle-t-on quand on évoque la « théâtralité » d’un album ? Quels sont les
signes de la théâtralité que l’on peut y repérer ?
1. Passerelles génériques. Les auteurs complices de la transgression
Commençons notre exploration du jardin Ipomée avec prudence et précaution, en nous
arrêtant dans un premier temps sur les albums qui revendiquent explicitement leur lien, leur
filiation avec le théâtre. On pourrait dans ce cas parler de liens autorisés, dans la mesure où le
paratexte signale ce rapprochement. Nous avons repéré, à ce sujet, deux albums dans la
collection Ipomée, assez emblématiques des différentes façons dont les auteurs peuvent
envisager, depuis l’album, le rapport au théâtre. S’agit-il en effet pour eux de copier, de
s’approprier, de récupérer, de recycler ou de brouiller les frontières génériques ?
Pour le premier, il s’agit du Maître de la pluie ou le Voyage de Tch’e Song, de
Bénédicte Vilgrain et Laurent Berman3. Le texte a été écrit à l’origine pour être monté en
pièce de théâtre d’ombres : la trace de cette intention se remarque notamment dans
l’organisation en trois actes de l’album. Il s’inscrit à la fois dans la tradition du conte oriental
et des techniques théâtrales traditionnelles, conférant ainsi à l’album, en plus de sa valeur
narrative et artistique, une valeur documentaire. L’album se constitue en véhicule, en
médiateur d’un savoir, d’un art étranger à l’enfant par son époque et son espace de
rattachement, mais qui néanmoins résonne de façon familière par les complicités qu’il met en
avant entre le conte oriental et les formules ritualisées du conte occidental. Par ailleurs, il
existe une grande proximité entre le théâtre d’ombres et certaines techniques d’illustration,
comme la gravure, qui offrent une grande lisibilité et une grande expressivité à la figuration
de l’univers et des scènes du conte. Nous n’en dirons pas plus de cet album, que nous n’avons
malheureusement pas pu consulter autant que nous l’aurions souhaité.
Le second album, Le Lutin aux rubans, de Gilbert Léautier et Jacek Przybyszewski4,
offre un jeu de transgression des frontières génériques tout à fait caractéristique de
l’esthétique postmoderne. Il est précisé en effet à la fin de l’album que « ce récit existe chez
Actes Sud Papiers dans une collection de théâtre, et a été créé à Paris au théâtre "Le Guichet-
Montparnasse" ». Les dates de publication des deux ouvrages sont identiques, 1987, ce qui
nous invite à croire que la démarche de Léautier ne consistait pas à explorer un genre puis
l’autre, mais, à partir d’un même argument, à faire exister un même propos sur deux supports
différents, qui se répondent et se complètent.
Les deux ouvrages sont en effet assez différents dans leur traitement, tant du point de
vue du texte que de la mise en page, mais ce sur quoi nous voudrions nous arrêter ici, c’est
précisément sur ce qui les rassemble. Un passage de la pièce nous éclaire à ce propos. Le
personnage de l’écrivain nous y révèle qu’« il y a des moments qui sont à écrire ». La
rencontre d’un écrivain avec le lutin qui vit dans son encrier et traverse sa feuille blanche au
Marie Bernanoce : « Le théâtre-album : un genre en cours de constitution » in Hélène Gondrand et Jean-François
Massol (coord.) : Textes et images dans l’album et la bande dessinée pour enfants, Grenoble, CRDP (Les cahiers
de Lire écrire à l’école), 2007.
Marie Bernanoce : « L’album-théâtre: typologie et questions posées à sa lecture », in Christiane Connan-Pintado,
Florence Gaiotti et Bernadette Poulou (coord.) : L’Album contemporain pour la jeunesse: nouvelles formes,
nouveaux lecteurs ?, Presses Universitaires de Bordeaux (Modernités n° 28), 2008.
AEIOU, Revue de littérature pour la jeunesse, Épernay, Office Régional Culturel de Champagne-Ardenne,
n° 10, décembre 2007.
3 Bénédicte Vilgrain et Laurent Berman : Le Maître de la pluie ou le Voyage de Tch’e Song, Moulins, Ipomée,
1984.
4 Gilbert Léautier et Jacek Przybyszewski : Le Lutin aux rubans, Moulins, Ipomée, 1987.