En
général, Socrate dépossède Callicl&s du savoir
que
ce
dernier mit posséder, sans pour autant le
rendre plus instruit, si on entend par
a
instruire
B
a
fournir des renseignements jusque-là inconnus
B.
Il
est bien clair qu'une telle instruction ne peut être
i'affaire de la maïeutique, puisque celle-ci prétend
justement que les vérités découvertes par l'interlocu-
teur au cours de la conversation existaient au préalable
dans son esprit
2.
Mais que fait Socrate s'il n'instruit pas
?
Il
cons-
truit.
il
construit les liens qui rendent cohérent
un
certain
ensemble d'affirmations ou de croyances, ou
qui montrent l'incohérence d'un certain autre ensemble.
Pour nouer ces liens, il utilise des interprétations
relativement simples de situations courantes, interpré-
tations suffisamment simples pour que Calliclès leur
donne son assentiment
(à
notre surprise parfois.
..
)
.
Les
grilles d'interprétation ainsi introduites sont cons-
tituées de comparaisons simples (par exemple
il
y
a
une sant6 et une beauté de l'âme, comme
il
y
en a
du corps), de concepts logico-mathématiques (par
exemple le même et l'autre, le contraire; le semblable
et le dissemblable) et enfin, de postulats plus ou moins
implicites, relatifs
à
des entités idéales: l'âme, les
idées, les dieux.
..
Ainsi le savoir de Socrate est non pas une érudition
mais,
avant tout, une habileté;
ce
qu'on pourrait peut-
être appeler une grande force dialectique. S'il enseigne
quelque chose, de ce point de vue, on pourrait due
que c'est le gofit des remises en question et l'aptitude
à
utiliser l'analyse logique et l'analyse des notions
à
cette
fin.
Voilà donc, sommairement décrit, un autre
aspect du socratisme dont je veux maintenant deman-
der
ce
qu'il peut signifier pour nous.
L'obligation de s'engager
et celle de savoir
Il
est bien évident tout d'abord que la libération
que les étudiants peuvent éprouver du fait de n'avoir
pas
à
supporter l'érudition du maître, est vite com-
pensée par l'obligation oh ils sont mis de s'engager
intellectuellement, c'est-Mire de se prononcer, de se
compromettre, en somme de fournir les éléments de
la discussion. Pour des raisons qu'il serait intéressant
2.
En ce qui concerne le Gorgias, dont il est plus
explicitement question ici, on pourrait faire exception pour
le mythe du jugement des morts. (523
a
-
524 b) que Catliclès
ne connaît peut-être pas en détatl. Mais Socrate,
à
ce
moment
du diaiogue, cherche davantage
à
donner de la vraisemblance
à
sa propre
thèse
qu'à infirmer par un argument celle de
Callicles.
de retracer ailleurs,
il
est difficile en général d'obtenir
cet engagement, dans le milieu scolaire actuel.
Ii
est
également cWcile, je pense, et pour des raisons peu
éloignées des précédentes, de trouver chez les profes-
seurs de philosophie la force dialectique requise pour
construire
à
partir d'énoncés proférés dans l'immédiat
de la discussion un plan d'attaque cohérent et efficace.
Mais ce ne sont là que des objections de surface.
Plus substantiellement, je fais i'hypothèse générale
que, sans le savoir positif, l'analyse notionnelle ne
peut,
à
elle seule, réaliser certains des objectifs et
satisfaire certains des besoins auxquels s'intéresse
l'enseignement actuel de la philosophie. Je vais tenter
de justifier cette hypothèse en considérant d'abord
le savoir positif comme susceptible de répondre
à
un
besoin de comprendre la culture ambiante, besoin
vivement ressenti dans l'immédiat par des fractions
croissantes de population étudiante; en considérant
ensuite ce savoir positif un peu spécial qu'est l'histoire,
comme facteur possible d'enracinement de l'individu
dans la continuité d'un projet propre
à
la philosophie
et propre
à
lui donner
un
sens.
La proliférante complexité des objets, événements
et valeurs que la culture produit et assimile
à
la fois
menace constamment de renvoyer le besoin rationnel
de voir clair
à
l'opacité de l'absurde,
à
la fausse
transparence des aliénations collectives ou
à
la vision
rouge des comportements violents. Leur accroissement
en nombre et en proportions suffirait
à
donner
à
ces
manifestations de la culture leur caractére monstrueux
et provocateur, alors même qu'elles n'engendreraient
pas les multiples contradictions dont nous sommes
témoins.
Il
n'est donc pas étonnant que le besoin de
donner
un
sens devienne si urgent
8.
Or
il
me paraît
dficile, sinon impossible, de satisfaire ce besoin si l'on
ne fournit pas
à
l'individu, dans l'enseignement par
exemple, des données positives tant dans le domaine
des sciences de l'homme que des sciences de la nature.
Et cela pour plusieurs raisons.
Il
y
a d'abord le fait qu'une fraction considérable
de la clientèle étudiante (ne regroupant que quelques-
uns
des irrationalistes mentionnés plus haut) valorise
déjà beaucoup les sciences et la méthode expérimen-
tale. De plus, la présence intensive de la science,
comme valeur, comme type de rationalité, et comme
activité dans notre culture modifie certainement assez
les données des problèmes pour que, dès son premier
3.
La
contestation violente n'est peut-être, chez
ceux
qui sont davantage frappés par la simplicité des problèmes que
par leur complexité,
que
la seule façon de liquider cet excès
de pression et d'échapper personnellement son oppression.