SESSION : 2006
EPREUVE : Composition de droit constitutionnel ou administratif
L’intérêt général en droit public
Thème du rapport annuel du Conseil d’Etat en 1999, également au centre des vœux présentés par
le Président du Conseil constitutionnel au Président de la République en ce début d’année 2006, la
notion d’intérêt général est marquée par une actualité forte.
L’intérêt général se définit par la recherche de l’intérêt de l’entité supérieure incarnée par l’Etat
ou la nation. Il se concrétise à travers la loi, expression de la volonté générale issue du peuple selon
l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Deux conceptions de l’intérêt général semblent néanmoins s’affronter : l’une, d’essence
utilitariste, qui suppose que l’intérêt général est constitué de la somme des intérêts particuliers.
L’Etat, alors, est réduit à un rôle minime.
L’autre conception, dont l’Etat français est a priori le plus proche, est incarnée par la notion
volontariste de l’intérêt général développée par Jean-[Jacques] Rousseau dans Le contrat social. Ici,
c’est l’intérêt de la communauté toute entière qui est recherché et qui supplante la diversité des intérêts
particuliers. Selon cette approche, l’Etat garde un rôle de protecteur des libertés, mais il se trouve
également au centre de l’action publique.
Aujourd’hui, l’intérêt général est confronté à une multiplicité d’intérêts avec lesquels il n’a
d’autre choix que de composer. A l’image des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne ou de l’Espagne,
pays dans lesquels les citoyens sont étroitement associés au processus normatif dans une finalité de
préservation d’un intérêt général « compris », l’Etat français est amené à repenser les contours de sa
conception de l’intérêt général.
Pour autant, l’intérêt général, fondement de la puissance et de l’action publiques, reste la clef de
voûte du droit public français. Cependant, fortement concurrencée, cette notion est appelée à faire
l’objet d’un contrôle de plus en plus abouti par les juges du droit public.
I - L’INTERET GENERAL, CLEF DE VOUTE DU DROIT PUBLIC FRANÇAIS
La conception volontariste rousseauiste de l’intérêt général a influencé dans une large mesure le
droit de l’action publique.
A) L’intérêt général, fondement de la puissance publique, incarné par la loi
L’idée d’un intérêt supérieur a assis la particularité du droit public et de manière plus
évidente le droit administratif. Celui-ci a en effet été longtemps considéré comme fondé sur une
logique autoritaire, à l’image de l’Etat jusqu’au début du siècle dernier. Guizot en était le théoricien. Il
faut également souligner ce caractère fort par la réflexion faite par le Professeur Hauriou à l’occasion
de l’arrêt rendu en [1921] par le Tribunal des conflits sur l’affaire du Bac d’Eloka, pour lequel les
modifications apportées dans le droit administratif lui ont fait penser : « On nous change notre Etat ».
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Ainsi, l’intérêt général est à la base de la construction des grandes théories du droit
administratif telles que le service public, la domanialité publique, les contrats administratifs, la police
administrative …
Mais l’intérêt général, s’il est au cœur du droit public français, doit nécessairement se trouver
conforté par la loi. Ainsi, la loi, expression de la volonté populaire, particulièrement dans l’Etat
démocratique français, doit être le reflet de l’intérêt général. Or la loi est de plus en plus complexe et
semble même se départir de l’intérêt général tant elle devient, dans une certaine mesure, source
d’insécurité.
Sont en cause la multiplicité des sources du droit (international, communautaire), la
décentralisation (géographique et sectorielle), mais également la demande de lois par les citoyens. En
1998 (loi relative aux 35 heures), 1999 et 2003 (loi relative à l’élection des sénateurs), le Conseil
constitutionnel a rappelé l’exigence de clarté de la loi (et de son caractère complet) et a fait de
l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi un objectif de valeur constitutionnelle. C’est dire si le
Conseil est attaché à la définition et au but premiers de la loi qui doit être l’expression de la volonté
générale, expression qui, en retour, doit être comprise par les citoyens.
A ce titre, le Conseil constitutionnel a censuré en termes très sévères une disposition fiscale
de la loi de finances le 29 décembre 2005 pour défaut d’intelligibilité, eu égard à son caractère
excessivement complexe.
Il est ainsi primordial que l’intérêt général transcrit par la loi puisse faire l’objet, de la part
des citoyens, d’une appréhension optimale, par exemple à travers la refonte des textes législatifs, ou la
codification voire, lorsque cela est possible, la consécration de règles jurisprudentielles par la loi –
dont l’utilité est particulièrement nette en droit public, puisqu’il guide les relations avec les pouvoirs
publics.
Ainsi, l’intérêt général, fondement de la puissance publique, sert également de base à l’action
administrative.
B) L’intérêt général, base de l’action administrative
L’intérêt général est à l’origine des critères et régimes des moyens d’action de
l’administration. Il fonde également la particularité du contentieux relatif à l’administration.
En premier lieu, la notion d’intérêt général se concrétise au niveau de l’action administrative
dans le régime des actes administratifs unilatéraux. Ceux-ci sont caractérisés par les prérogatives de
puissance publique qu’utilisent les autorités administratives (Conseil Constitutionnel, janvier 1987,
Conseil de la Concurrence). Ainsi, l’administration bénéficie, entre autres, du privilège du préalable.
Ses actes ont un caractère exécutoire. En outre, à travers les actes pris dans le cadre de la police
administrative, l’intérêt général fonde l’ordre public qui impose des sujétions particulières aux
administrés. L’intérêt général est ainsi à l’origine de la mise en œuvre de la loi de 1955 relative à l’état
d’urgence il y a quelques mois (Juge des référés du Conseil d’Etat, novembre et décembre 2005, Rolin,
Boisvert et Allouache et C.E, assemblée, 24 mars 2006). L’intérêt général, en équilibre avec le
principe de sécurité juridique, fonde également le régime du retrait des actes administratifs.
En outre, l’intérêt général est au cœur des critères et du régime des contrats administratifs,
qui incarnent une mission de service public ou mettent en œuvre des prérogatives de puissance
publique au bénéfice d’une partie, ou des clauses exorbitantes du droit commun (C.E, [1912], Société
des granits porphyroïdes des Vosges). L’intérêt général justifie la théorie de l’imprévision
(jurisprudence « Gaz de Bordeaux »), la théorie du fait du Prince ainsi que celle des sujétions
imprévues (C.E., 1910, Compagnie générale des tramways).
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En second lieu, la mission d’intérêt général que poursuit l’Etat justifie que celui-ci ne soit pas
regardé comme un justiciable comme les autres. Il bénéficie d’un juge spécial, le juge administratif.
Cependant, l’intérêt général veut que ce juge ne puisse pas juger certaines de ses actions (actes de
Gouvernement, mesures d’ordre intérieur…). L’Etat n’est pas contraint au ministère d’avocat et se
trouve souvent dans la position privilégiée de défendeur à l’instance. Enfin, il est des domaines
d’action où, l’intérêt général y étant particulièrement incarné, le juge administratif n’opère qu’un
contrôle restreint (actes de haute police par exemple).
L’intérêt général, clef et fondement de la puissance publique et de son action, n’est toutefois
pas exempt de tensions qui appellent à redéfinir ses contours. Parfois concurrencée, la notion d’intérêt
général, nécessairement en mutation, oblige à un contrôle fort de la part du juge du droit public.
II - L’INTERET GENERAL, NOTION « CONCURRENCÉE » FORTEMENT CONTROLÉE
PAR LES JUGES DU DROIT PUBLIC
L’intérêt général est confronté à la multiplication des intérêts, cette « nouvelle donne » requiert
l’intervention du juge.
A) L’intérêt général confronté à la diversité des intérêts
Tout d’abord, l’intérêt général national doit prendre en compte l’intérêt supra-étatique,
particulièrement dans le cadre du droit communautaire. Celui-ci a une influence incontestable dans la
définition de l’intérêt général français, en particulier au sein des services publics, ce qui a engendré,
sinon une profonde remise en cause, au moins un effort de redéfinition du service public à la française.
Ensuite, les réformes engagées dans le cadre de la décentralisation ont promu un intérêt
général local particulièrement prégnant. La loi constitutionnelle relative à l’administration
décentralisée de la République du 28 mars 2003 ainsi que les lois organiques prises en application ont
fait émerger le principe de subsidiarité (art. 72 al. 3 Constitution), ont posé le principe de l’autonomie
financière des collectivités territoriales (art. 72-2 Constitution, L.O 29 juillet 2004), le principe du
référendum local (art. C. 72-1 et L.O du 1er août 2003), la notion de collectivité chef de file mais
surtout le principe de l’expérimentation (art. C 72 alinéa 4, et 36-1). Dès lors, outre l’apparition d’une
véritable démocratie locale rendue possible par de plus amples moyens (droit de pétition…), c’est
l’intérêt local qui semble se concrétiser à travers les nouvelles possibilités mises entre les mains des
collectivités territoriales.
Cela apparaît encore plus nettement avec la concrétisation d’un particularisme outre-mer, à
travers les pouvoirs d’adaptation et de spécialité dont disposent respectivement les collectivités des
articles 73 et 74 de la Constitution.
Et cela est rendu possible tout en conservant le caractère unitaire de la France par le biais des
contrôles administratifs et juridictionnels (art. 72 al. 6 Constitution, contrôle de légalité), et donc l’idée
d’un intérêt général supérieur.
Enfin, l’intérêt général semble de plus en plus confronté aux intérêts particuliers ou des
particuliers.
Cette concurrence n’est pas sans effet sur les prérogatives et sujétions de puissance publique.
Ainsi, si l’administration a le privilège du préalable, elle ne peut recourir à l’exécution forcée que dans
certaines limites (C.E, [1902], société immobilière Saint Just).
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Des rapports plus égalitaires se nouent entre administré (« usager ») et administration : cette
dernière est moins dans la tradition du secret, plus de transparence est faite à son action (loi janvier
1978 informatique et libertés, loi juillet 1978 sur la communication des documents administratifs, loi
juillet 1979 sur la motivation des actes, loi du 12 avril 2000 sur les relations avec l’administration, loi
février 2002 démocratie de proximité…).
En matière de sujétions, l’administration est appelée à adopter une gestion proche du
« management », qu’il s’agisse de la fonction publique, mais plus généralement en matière de
ressources humaines et financières.
Aussi, l’intérêt général fait-il l’objet d’un contrôle particulier des juges.
B) L’intérêt général, objet d’un contrôle attentif des juges administratif et constitutionnel,
précisé par les juges européens
L’intérêt général est à la base de la justification d’un juge spécial de la puissance publique.
Le Conseil constitutionnel est intervenu à plusieurs reprises, dès lors que le domaine de la loi
comprend le régime des libertés publiques, pour préciser les contours de l’intérêt général. Il opère à ce
titre un contrôle de proportionnalité entre intérêt général et, le cas échéant, la protection des libertés
publiques.
Il a évoqué cette notion dans sa décision concernant la loi pour l’égalité des chances (mars
2006). Le Conseil peut aussi émettre des réserves d’interprétation afin que l’intérêt général fasse
l’objet d’une meilleure compréhension tout en évitant la censure.
C’est au sujet des lois de validation que la notion d’intérêt général est particulièrement utile,
puisqu’elle permet que le législateur contredise la chose jugée dans l’intérêt général et porte atteinte,
sous cette réserve, à la séparation des pouvoirs. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (affaire
Zielinski – Pradal 1999) a toutefois exigé que soient en présence d’impérieuses nécessités d’intérêt
général, expression reprise par le Conseil d’Etat en 2004.
Par ailleurs, le juge administratif est appelé à faire un équilibre entre l’intérêt général et les
intérêts des particuliers, qu’il protége davantage. En ce sens, il devient un véritable juge plus qu’un
simple censeur des irrégularités de l’administration.
Le juge administratif a lui aussi développé le contrôle de proportionnalité, sous l’influence du
juge de Strasbourg (par exemple en matière de police des étrangers, qu’il faut concilier avec l’art. 8 de
la CEDH). Il utilise également la théorie du bilan, par exemple en matière de déclaration d’utilité
publique (jurisprudence Ville Nouvelle-Est).
Si la théorie des mutations domaniales échappe encore à ce contrôle, en revanche, les
domaines hors du champ du contrôle du juge administratif se réduisent (contrôle plus effectif sur les
mesures d’ordre intérieur, les actes « détachables »…). Le juge élargit son contrôle de l’administration
et se fait porteur d’une nouvelle expression de l’intérêt général : il pratique le contrôle de
conventionnalité des actes mais produit également de nouveaux moyens tendant à rendre la justice plus
efficace dans l’intérêt général.
Aidé par la loi de février 1995, il développe des méthodes de conseil voire d’injonctions très
précises à l’intention de l’administration (CE, Ass., juin 2001 Vassilikiotis ; CE, 2003 Bour et Titran
II).
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Toujours dans l’intérêt général, le juge peut opter pour une annulation des décisions aux
effets différés dans le temps (décision Association AC !, ass., mai 2004 confirmée en février 2005,
ART).
Il censure également la défaillance de l’administration et engage sa responsabilité par
exemple pour défaut d’exécution de justice (CE, [1923], Couitéas).
Enfin, pour ne pas perturber l’intérêt général qui s’attache à la sécurité juridique et la stabilité
des relations, le juge peut opter pour des arrêts de principe qui occasionneront lors d’un litige ultérieur
un revirement de jurisprudence.
La sécurité juridique est un élément clef de l’intérêt général (CE, Ass., 24 mars 2006, société
KPMG et autres, dans lequel le Conseil préconise l’adoption de mesures transitoires pour le respect de
relations contractuelles nouées).
L’intérêt général dans le droit public français fait désormais l’objet d’un équilibre fragile et
parfois subtil avec la multitude d’intérêts qui sont susceptibles de le heurter ou qu’il est amené à
moduler.
Le juge a un rôle primordial dans cet équilibre car c’est aussi en heurtant un intérêt particulier
que l’intérêt général risque d’être mis à mal.
La perte de confiance en l’Etat, dont la légitimité est parfois contestée, nécessite que les bases
d’une conception plus volontariste de l’intérêt général soient retrouvées. Elle passera sans doute par
l’éducation des citoyens afin qu’il soit pris conscience que la puissance publique œuvre dans l’intérêt
de chacun lorsqu’elle s’attache à défendre l’intérêt de tous.
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