Tout cela ne dépasse pas l’efficacité d’un témoignage. On pouvait nous dire : « Que m’importe ton
âme ! je regarde tes mains. » Mais nous n’avions pas de mains. Oserez-vous dire : « Qu’on lui coupe
même celles qu’il n’a pas ! » En quoi cela nous toucherait-il ? Nous n’avons pas vécu avec les parties
mortes de nous-mêmes, composé avec la situation qui nous était faite. Et en tout cas, si nous
l’avons fait, nous l’avons su. Nous n’avons pas essayé de nous justifier par des arguments. Tout au
contraire, en France, nous avons trouvé chacun tout équipé de raisons. Les plus forts se proclament
souverains et invoquent leur raison d’état. « D’abord vivre - et se défendre. » Pendant que nous, les
inertes, nous protestions, sans avoir de quoi mettre en forme notre révolte, les «actifs »
composaient avec tout et pratiquaient la pire des collaborations : l’Aménagement de la Misère. On a
vécu d’expédients ; on a laissé courir le Temps des Assassins ; et aujourd’hui que nous avons
retrouvé nos mains, on nous invite à les mettre dans nos poches.
Or, un système d’expédients suppose une grande indifférence à l’humain, en particulier à tout
homme qui est en compétition alimentaire avec vous. Il y a des époques où l’humanisme lui-même
est un expédient ; des époques où l’humanisme est chargé de nous cacher l’homme. La nôtre n’ose
pas dire son nom. Parler du prochain y est impudique, le mot de personne y est impudent. Toutes
les positions se sont durcies. Par économie. Pour n’avoir pas à changer. Chacun reproche aux autres
de n’être pas lui-même. C’est tout, mais c’est inexpiable. On ne cherche pas à comprendre une
pensée étrangère. On la classe. Transit classificando. Ce qui se traduit aussi de cette façon : « Il est
en train de mourir d’une classification. » La classification est une maladie mortelle : en empêchant
le dialogue, elle stérilise toutes nos rencontres, elle tue l’homme entre nous et l’autre. Le prochain
est un abstrait, un signe à peine utile. Et moi-même ? Considérez les trottoirs des villes. Avant la
guerre tous les passants donnaient l’impression d’aller à leurs affaires tant leur allure était décidée.
Un rythme entretenu les soutenait. Aujourd’hui, ils ont l’air de ceux qui ne vont nulle part. Ils
suivent leur pente à l’abandon, comme des wagons isolés qui n’auraient même pas eu le courage de
relever leurs crochets. Ils attendent que d’autres wagons les prennent au passage et qu’on les
pousse sur une voie quelconque… pour faire un train. Peut-être est-ce là leur condition de toujours,
mais aujourd’hui elle apparaît à l’état nu. La guerre a dissous les vieux liens du travail et des loisirs.
La contagion affective qui s’accroît par la prospérité et le divertissement est tombée. La société est
retournée à l’état statique. Elle décante. Une masse limoneuse occupe le fond. Quelques habiles se
maintiennent en suspension. Ils savent nager. Mais comment pourrait-on s’intéresser à l’autre
puisqu’ il n’existe pas ?
À cet égard le problème de l’argent est révélateur. Le marché noir se pratique à tous les échelons.
Le plus grave en lui, c’est qu’il est une insulte au travail. Seuls les imbéciles travaillent. Les autres
trafiquent et mangent. Celui qui mange au delà de sa faim vole celui qui ne mange pas. Il le plaint,
mais il s’en moque. Manque de pitié ? Non ; la pitié épice l’égoïsme. Déshumanisation.
Déshumanisation de l’autre – et par suite, de soi ; car l’homme n’est homme qu’en face de l’homme.
Tout est accepté, même des victimes. « On a bien le droit d’avoir de la chance. Si ce n’était pas lui, ce
serait un autre. » La lâcheté aidant, on prostitue même l’espérance. Il y a des résignations plus
ignobles que des crimes. « Seigneur, ne nous délivrez pas du mal, de crainte d’un mal plus grand. »
Alors, on exploite la situation comme un cadavre frais.
Que de « on » dans cette page ! En captivité il n’y avait guère de «on». Nous allions droit à l’homme,
et, s’il n’existait pas, nous passions au travers. Ici tout est anonyme et dissimulé. Avez-vous saisi des
responsabilités précises ? En maints endroits le gouvernement lui-même est anonyme – tour à tour
imperméable et démissionnaire Personne n’ose exercer un pouvoir visible. Toute autorité est
clandestine. C’est le règne de l’homme souterrain.
À l’opposé de cet abandon, quelques hommes tiennent un langage solide. Ils n’acceptent pas d’avoir
écrit l’histoire sur l’eau d’un marais. Le noyau de la Résistance authentique se reprocherait plutôt
sa timidité : « Français, disent-ils, si tu veux, boire du vin de ta vigne, il faut tailler sans pitié la vigne
française. Coupe les sarments malades et brûle les sarments morts 1 L’opération a trop tardé. Le
pays ne s’est pas maintenu au niveau de la reconquête. Il s’est recouché dans sa fatigue de cinq ans.
Les procédures risquent de l’amollir encore. Il va bientôt douter de lui-même comme autrefois. Il a
besoin que l’on tranche dans sa chair pour en extirper les parties malsaines. Une justice trop
minutieuse énerve plus par ses procédés qu’elle ne fortifie par ses résultats. Si les Résistants vrais