Thesis De l'homme hyperbolique au texte impossible : théâtralité, théâtre(s), ébauches de pièces chez Baudelaire POP-CURSEU, Ioan Abstract Cette thèse se propose d'explorer une problématique peu abordée dans le cas de Baudelaire : la théâtralité de la vie de l'écrivain qui entraîne une théâtralité de l'œuvre littéraire, la conception étonnamment moderne du théâtre qu'il exprime souvent dans ses écrits, son échec à mener à bien au moins un des quatorze projets de pièces élaborés pendant une vingtaine d'années (1843-1863). Ces axes principaux de recherche correspondent aux trois parties successives et interdépendantes du travail : théâtralité, théâtre(s), ébauches de pièces, flanquées par une Introduction méthodologique au début, par des Conclusions, une Annexe relative aux mises en scène des textes baudelairiens et une Bibliographie à la fin. Deux questions capitales pour Baudelaire traversent le texte : celle de l'hyperbole et celle du théâtre de marionnettes. Ayant comme principe méthodologique principal celui de ne pas séparer l'auteur de l'œuvre, nos analyses ont été faites dans une visée mi-biographiste, mi-psychanalytique. Reference POP-CURSEU, Ioan. De l'homme hyperbolique au texte impossible : théâtralité, théâtre(s), ébauches de pièces chez Baudelaire. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2007, no. L. 647 URN : urn:nbn:ch:unige-120517 DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:12051 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:12051 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. Université de Genève Faculté des Lettres Ioan Pop-Curşeu DE L’HOMME HYPERBOLIQUE AU TEXTE IMPOSSIBLE : THÉÂTRALITÉ, THÉÂTRE(S), ÉBAUCHES DE PIÈCES CHEZ BAUDELAIRE Thèse de Doctorat Sous la direction du Professeur Patrizia Lombardo Membres du jury : Prof. Laurent Jenny (Genève), président du jury ; Prof. André Guyaux (Paris IV-Sorbonne) ; Prof. Patrick Labarthe (Zürich) ; Prof. Catherine Treilhou-Balaudé (Paris III-Sorbonne Nouvelle, Institut d’Études théâtrales) Décembre 2007 INTRODUCTION 1. Préambule Malgré la quantité énorme de recherches consacrées à Baudelaire, et bien qu’on se demande souvent si des travaux d’aujourd’hui peuvent encore apporter quelque chose de neuf, il reste miraculeusement des territoires peu ou pas du tout abordés. En survolant une bonne partie des plus de 60.000 mille titres amassés au cours des années, on constate qu’il n’y a pas beaucoup de livres et d’articles critiques traitant du rapport de Baudelaire avec le théâtre. Les exceptions pourraient se compter presque sur les doigts d’une seule main : Roland Barthes, Maurice Descotes, Wolfgang Drost, Catherine Treilhou-Balaudé, Marina Guerrini, Alfred E. E. Mensah. Cette lacune est assez surprenante, et plusieurs raisons pourraient justifier le désir du chercheur de la combler ou, au moins, de contribuer à une meilleure connaissance de ce rapport. Une première raison serait que les quatorze projets de pièces de théâtre que nous a laissés Baudelaire constituent peut-être la partie la plus déroutante et la plus énigmatique du corpus de ses écrits : déroutante parce qu’inachevée, malgré l’effort constant du poète d’écrire pour la scène ; énigmatique parce que traversée des grands thèmes baudelairiens, mais néanmoins très éloignée et différente du reste de l’œuvre. Une deuxième raison serait qu’il manque une étude d’ensemble des conceptions que Baudelaire exprime sur le théâtre dans bon nombre de ses écrits. Une troisième raison serait que, en lisant les poèmes de Baudelaire, qu’ils soient en vers ou en prose, et même ses études de critique d’art ou de critique littéraire, on a sans cesse l’impression que le poète utilise des stratégies et des procédés de mise en scène empruntés au théâtre. Les trois raisons énumérées viennent expliquer la série qui apparaît dans le titre de la thèse : théâtralité-théâtre(s)-ébauches de pièces. Au cours du travail préliminaire d’ordonnancement du corpus et de mise en place du plan, deux alternatives s’offraient à nous. Primo, de prendre comme point de départ les ébauches de pièces, témoignages vivants d’une aspiration permanente vers le monde de la scène et d’une incapacité douloureuse à rendre réels des rêves de théâtre. Secundo, de partir d’une réflexion générale sur le théâtre et la théâtralité, de traverser analytiquement l’œuvre « réalisée » de Baudelaire pour parvenir à la fin aux fragments de pièces. Pensant à un principe de Poe, énoncé dans La Genèse d’un poème, qui veut qu’un bon auteur ait toujours à l’esprit sa dernière ligne lorsqu’il écrit la première, nous avons opté pour le second parcours possible, qui permet de partir du nébuleux vers le concret. La série du titre propose 2 donc un parcours qui partira du général, de la théâtralité, pour arriver au particulier, aux ébauches de pièces de Baudelaire, en passant par une analyse détaillée de sa conception du théâtre. Le parcours du général au particulier nous semble inévitable pour essayer d’éclaircir une problématique passionnante : Pourquoi Baudelaire n’a-t-il pas réussi à écrire du théâtre ? Pourquoi a-t-il échoué dans un genre qui l’attirait au plus haut point ? D’ailleurs, le parcours du général au particulier influera sur la structure d’ensemble de la thèse : après l’Introduction, les trois grandes parties du travail vont se succéder, en s’enchaînant de manière logique (Théâtralité-Théâtre(s)-Ébauches de pièces). Si nous empruntions une métaphore chère à Dante et à Georges Poulet en voulant présenter ce travail comme un grand cercle, les trois parties successives constitueraient chacune à son tour un cercle : le cercle qui aura la circonférence la plus grande, celui de la théâtralité, englobera le cercle de dimension moyenne, celui du / des théâtre(s), qui à son tour incorporera en soi le cercle un peu plus petit, celui des ébauches de pièces. Baudelaire échoue dans le théâtre : ses ébauches de pièces ne sont que des lambeaux de ce qui aurait pu parvenir à constituer des textes achevés, finis, parfaits. On aura sans faute compris que les quatorze ébauches de pièces, surtout les plus développées, Idéolus, La Fin de Don Juan, L’Ivrogne, Le Marquis du Ier Housards, constituent le « texte impossible » dont il est fait mention dans le titre de la thèse. Mais qu’en est-il de l’« homme hyperbolique » ? C’est l’idéal humain qui se détache d’une grande partie des textes baudelairiens (et pas seulement des « impossibles »), c’est la figure fantasmée du poète, c’est l’alter ego de Baudelaire lui-même – qui entretient une relation étroite avec le comédien. Pour décrire ce type d’homme, Baudelaire procède de manière analogique, en le rapprochant d’une des figures de style les plus fréquentes : l’hyperbole. Il faut préciser ici que, à la différence de la métaphore et de la métonymie, l’hyperbole est une figure de style peu étudiée dans le cas de Baudelaire : voilà une autre lacune que ce travail se propose de combler. L’« homme hyperbolique » n’est autre qu’un alter ego de Baudelaire. En faisant cette affirmation, nous disons implicitement que la figure de l’auteur nous intéresse, que nous ne la laissons pas de côté pour nous pencher exclusivement sur le texte et sur ses structures. Avant d’en arriver à la monstration critique proprement dite, avant de décrire les trois cercles concentriques (théâtralité-théâtre(s)-ébauches de pièces), avant de voir pourquoi il y a des textes baudelairiens impossibles, il nous semble nécessaire de passer en revue quelques perspectives critiques qui essayent d’apporter des réponses à la relation homme-œuvre dans le cas de Baudelaire, puis de poser quelques jalons méthodologiques que nous respecterons tout au long de la thèse. 3 2. Le problème de l’auteur Nous faisons partie de ceux qui s’opposent – même si l’opposition peut paraître aujourd’hui anachronique – aux critiques de la fin des années soixante qui ont proclamé « la mort de l’auteur » et l’autonomie parfaite du texte par rapport à son créateur (Barthes, 1968 ; Foucault, 1969)1. En nous situant sur une telle position, il est normal de considérer utiles les modèles de lecture proposés par les structuralistes et les post-structuralistes seulement dans la lecture des textes dont – de toute manière – on ne connaît pas l’auteur (certains textes de l’Antiquité ou du Moyen Âge, textes folkloriques, etc.). Mais, comme l’a montré Antoine Compagnon dans un chapitre du Démon de la théorie, le problème de l’auteur dépasse largement les cadres du débat entre les tenants d’une critique traditionnelle, fidèles à l’auteur en tant que personne réelle (ou, pourrait-on dire, biographique), et les « nouveaux critiques » qui mettent l’auteur à mort sans le moindre remords. Pour Antoine Compagnon, la question de l’auteur relèverait du déchiffrement d’une « intention » qui se ferait jour dans (par) le texte, plus que d’une obligation du critique d’élucider tous les faits matériels de la vie de l’écrivain, susceptibles d’avoir contribué à la genèse du texte en question. Si l’on accepte l’équivalence auteur = intention, on découvre que tous les critiques n’ont jamais visé dans leurs interprétations des textes littéraires autre chose qu’une mise à nu de cette intention, par la « méthode des passages parallèles ». Cette méthode qui consiste à éclairer un passage obscur d’un texte par un autre passage – moins obscur – de la même œuvre, ou d’une œuvre différente du même auteur, ou d’une œuvre d’un auteur proche, a été employée à la fois par les positivistes les plus farouches et par les structuralistes et les post-structuralistes les plus convaincus de la disparition (élocutoire) de l’auteur2. Lorsque, dans le cas d’un poème du Spleen de Paris, nous essayons de découvrir l’intention auctoriale, à quel auteur est-ce que nous faisons référence ? À celui qui est décrit par les très nombreuses « vies de Baudelaire » ? Au Baudelaire de la critique thématique ? À celui des 1 Un des exemples sur lesquels s’ouvre « La Mort de l’auteur » de Roland Barthes est justement Baudelaire : « L’auteur règne encore dans les manuels d’histoire littéraire, les biographies d’écrivains, les interviews des magazines, et dans la conscience même des littérateurs, soucieux de joindre, grâce à leur journal intime, leur personne et leur œuvre ; l’image de la littérature que l’on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions ; la critique consiste encore, la plupart du temps, à dire que l’œuvre de Baudelaire, c’est l’échec de l’homme Baudelaire, celle de Van Gogh, c’est sa folie, celle de Tchaïkovski, c’est son vice : l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa “confidence”. », « La Mort de l’auteur », in Œuvres complètes, Tome II (1966-1973), Édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 491-492. 2 Voir A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, « Points Essais », 1998, pp. 51-110. En complément aux réflexions du Démon de la théorie, Antoine Compagnon problématise le rapport intentionnel de l’auteur à son texte en train de se faire, ainsi que la question de la biographie d’auteur dans un cours universitaire disponible en version électronique sur http://www.fabula.org/compagnon/auteur/php 4 psychobiographies ? Au sujet – sans correspondant biographique – qui dit « je » dans le texte ? Au « je » qui n’a pas de référent du tout, étant réduit à une simple fonction du discours ? À une figure abstraite qui n’aurait rien d’humain, mais que – par commodité et par convention – nous désignerions comme « Charles Baudelaire » ? Il est difficile de trancher ! Nous pouvons à peine – même après une simple évocation d’une page des débats sur l’auteur – rêver d’envisager le rapport à mille facettes entre celui-ci et l’œuvre dans le cas de Baudelaire. 2.1. Où l’on voit que la vie de l’auteur influence l’œuvre… 2.1.1. La critique biographique traditionnelle Baudelaire écrit au même moment que Sainte-Beuve et Taine, qui ont imposé dans les études littéraires la méthode des recherches biographiques et historiques. Conformément à la vision des beuviens et des positivistes, les faits concrets de la vie de l’auteur (rencontres, amours, sentiments, déboires financiers), ont un écho direct dans l’œuvre. Un auteur quelconque – identique avec la personne portant le même nom dans les registres d’état civil – se contenterait de transcrire dans un texte ses expériences, ses sentiments, ses histoires personnelles, en leur faisant subir un minimum de transfiguration artistique. Cette idée a une conséquence majeure : si l’on connaît l’homme on connaît aussi l’œuvre, et si l’on connaît l’œuvre on connaît aussi l’homme. On pourrait croire que Baudelaire adopte, dans ses textes de critique, la même position que Sainte-Beuve ou que Taine. Dans Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages, premier grand texte qu’il consacre en 1852 à l’écrivain américain, Baudelaire déclare de manière péremptoire : « Tous les contes d’Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques. On trouve l’homme dans l’œuvre. Les personnages et les incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs. »3 Cette vision purement biographiste sera beaucoup nuancée par la suite, dans d’autres textes de critique (littéraire ou artistique), à commencer par les deux autres études sur Poe, publiés en 1856 et 1857. Mais en 1852, Baudelaire semble – à l’instar de Sainte-Beuve – un partisan de la lecture déterministe homme → œuvre. Tous les critiques qui, à partir du XIXème siècle, se sont réclamés de cette méthode ont procédé d’une manière linéaire. Ils se sont intéressés à traquer et à conserver le moindre fait de la vie de l’auteur, susceptible d’avoir eu un quelconque écho dans sa création, croyant qu’au 3 ŒC II, p. 254. Toutes les citations des textes littéraires de Baudelaire proviennent de l’édition critique des Œuvres complètes établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, marquées comme dans ce premier cas (sigle ŒC, numéro du volume en chiffres romains, I ou II, page où se trouve la citation). Chaque fois que nous citerons d’une autre édition des écrits de Baudelaire, nous le spécifierons soigneusement. Dans le présent travail, nous employons aussi les conventions typographiques de la « Pléiade ». 5 moment où tous les faits positifs auront été attentivement recueillis, classés, et correctement interprétés, on pourrait trouver la solution définitive quant au sens de l’œuvre. Pour Baudelaire, la série est longue de ceux qui ont essayé, en recueillant et en analysant des données concrètes, de donner une vue d’ensemble de sa vie en tant que source directe de sa création. Le premier en date est Charles Asselineau. Bon connaisseur de la période romantique et post-romantique, en sa qualité de collectionneur d’ouvrages rares, Asselineau est – juste après la mort de Baudelaire – la personne la plus appropriée, en tant que son plus fidèle et plus dévoué ami, à écrire une première biographie du poète. La biographie paraît en 1869 chez l’éditeur Alphonse Lemerre et contribue à imposer au public la figure de Baudelaire comme génie de la poésie française. Le premier chapitre est intitulé – on aurait pu s’en douter – « L’Homme et l’œuvre », et contient une très belle et très chaleureuse déclaration d’intention : La vie de Baudelaire méritait d’être écrite, parce qu’elle est le commentaire et le complément de son œuvre. […] Son œuvre, on l’a dit souvent, est bien lui-même ; mais il n’y est pas tout entier. Derrière l’œuvre écrite et publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre et en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse.4 Le modèle de la biographie d’Asselineau (explication de l’œuvre par l’homme, avec rigueur et sympathie ; tentative de proposer une vue d’ensemble de la vie et de l’œuvre du poète ; désir d’écrire la biographie « véridique » de l’auteur) s’est imposé à tous les critiques ayant traité par la suite de la biographie de Baudelaire, à Eugène et Jacques Crépet (1887, 1906), à Gonzague de Reynold (1920), à François Porché (1926, 1941, 1945), à William T. Bandy (1946), à Claude Pichois & Jean Ziegler (1987, 1996, 2005), ou bien à Robert Kopp (2004), pour ne citer que quelques noms parmi les plus saillants5. Très souvent, les biographes de Baudelaire se posent aussi des questions méthodologiques. Ainsi par exemple Max Milner, dans un beau livre qu’il publie en 1967, Baudelaire enfer ou ciel, qu’importe !6. Max Milner reste sur les positions de la biographie classique, celle qui retrace une certaine évolution de l’auteur de la naissance à la mort et qui recherche dans l’œuvre les échos des événements de la vie. Cependant, la mise en cause de l’auteur en tant qu’instance consciente par la psychanalyse (il cite Freud) ou par la Nouvelle Critique ne lui est pas étrangère. Le critique sait parfaitement que le statut du langage a beaucoup changé par rapport à l’époque où l’on inventait les biographies littéraires. Le langage poétique surtout ne peut plus être regardé 4 Charles Asselineau, Charles Baudelaire, sa Vie et son Œuvre, Paris, Alphonse Lemerre Editeur, M.DCCC.LXIX (1869), pp. 1-2. 5 Afin de ne pas alourdir les notes de bas de page, nous ne donnons pas de références bibliographiques superflues. Pour tous les ouvrages des auteurs cités dans cette énumération, les références complètes se trouvent dans la Bibliographie thématique qui clôt ce travail. 6 Baudelaire enfer ou ciel, qu’importe !, Paris, Plon, « La Recherche de l’Absolu », 1967. 6 comme servant à transcrire des sentiments, des idées, des sensations que le poète en tant que personne réelle aurait éprouvés pour de bon : « Tout langage – et singulièrement le langage poétique – masque et dévoile dans le même moment et par le même mouvement. »7 Étant donnée cette nature foncièrement ambiguë du langage poétique, envisagé comme confession et masque en même temps, le texte littéraire ne peut plus être regardé en premier lieu comme document, et les enjeux de l’écriture d’une biographie changent complètement. Max Milner, tout en voulant sauver le questionnement biographiste en critique et en histoire littéraire, veut l’ouvrir à des horizons plus vastes. Très préoccupé de la question du langage poétique, Milner n’est pas néanmoins prêt à croire à l’autonomie absolue du texte littéraire qui était le mot d’ordre des structuralistes à la même époque, et surtout il n’est pas prêt à accepter qu’une œuvre puisse élaborer ou acquérir des significations dans une complète indépendance par rapport à la volonté de son auteur : C’est dans cet entre-deux que nous voudrions situer notre recherche : non pas l’homme indépendamment de l’œuvre, ni l’œuvre comme système de significations déjà constituées, mais la zone où, à partir de la contingence des instincts, des événements et des choix humains, un sens s’élabore, auquel concourent aussi bien les appels de la morale et de la religion que les œuvres des autres artistes et les suggestions d’une technique poétique demandant à être portée à la limite de ses moyens.8 Un autre biographe de Baudelaire, Raymond Poggenburg, reprend à une très grande échelle un principe qui avait été appliqué à petite échelle dans presque toutes les éditions des œuvres de Baudelaire, et qui d’ailleurs est un des principes sacro-saints de toute biographie d’écrivain, quelle que soit la forme qu’elle acquière ou la perspective qu’elle adopte : le principe de la chronologie. Tous les livres de Baudelaire sont assortis, très tôt, d’une présentation chronologique des principaux événements (littéraires ou non) de son existence. Dans Charles Baudelaire : une micro-histoire. Chronologie baudelairienne9, énorme volume de plus de 700 pages, très sec et télégraphique par endroits, Poggenburg retrace en détail la vie du poète ainsi que l’évolution de son œuvre. La micro-histoire se veut un témoignage précis et objectif de tous les faits de la vie de Baudelaire. Par fait, le critique entend un événement quelconque, à condition qu’il soit parfaitement daté et scrupuleusement consigné dans un document. Dans ce sens, Poggenburg donne un exemple assez cocasse : on sait que Jeanne Duval, à un moment où sa vie en commun avec le poète devenait difficile, chasse du logis, pour se venger, le chat qui était la seule consolation de Baudelaire. Cet événement est rapporté dans une lettre à Mme 7 Ibidem, p. 13, souligné par nous. Ibidem, pp. 14-15. 9 Paris, José Corti, 1987. 8 7 Aupick, mais il ne devient pas un fait puisqu’on ne connaît pas la date exacte à laquelle il s’est produit, et donc il n’entre pas dans la micro-histoire proposée par Poggenburg. Après avoir arrêté avec exactitude la notion de « fait », le critique la nuance : il y a des faits premiers, ceux qui sont clairement attestés, et des faits dérivés, qui obligent à un travail de réflexion sur le document avant d’être admis dans la chronologie. Le livre de Raymond Poggenburg, qui est né d’un effort presque archéologique, pose un seul grand problème : il ne se veut pas du tout une « biographie », bien qu’il puisse servir à « ceux qui pratiquent cet art difficile et délicat »10. Mais la conclusion du parcours méthodologique trahit chez Poggenburg, au-delà de la volonté positiviste affirmée tout au long de l’Introduction de son ouvrage, les réflexes ataviques de la critique biographiste, surtout celui qui postule une intime relation entre la vie la plus concrète d’un auteur et sa production littéraire : Cependant, ces minuscules lambeaux d’entendement sont peut-être ce que nous avons de plus utile pour comprendre l’étonnante unité, durable comme la pierre du sphinx réel, de la vie et de l’œuvre de Baudelaire. Les circonstances de cette vie, cette boue qu’il s’est vanté d’avoir transmuée en or, ce gâteau plein de douceur qu’il a maintes fois croqué, ces événements révèlent son univers d’où se sont envolés ses vers ailés cherchant l’Idéal. Nous rapprocher des vraies conditions de cette vie, c’est pouvoir mieux comprendre le poète pour après, selon nos talents de lecteurs, mieux comprendre ce qu’il a écrit.11 La connaissance parfaite des détails biographiques est donnée par Raymond Poggenburg comme condition sine qua non de la compréhension du poète, et celle-ci est pensée comme une condition majeure de l’interprétation du texte « selon nos talents de lecteurs ». Pour les critiques de l’école biographiste, quels que soient les « talents » des lecteurs, le pur contact avec le texte n’a aucun sens puisque ce texte ne dévoile pas la plénitude de ses significations si l’on ne connaît pas toutes les circonstances qui ont contribué à sa genèse, ainsi que tous les détails qui éclairciraient l’intention de l’auteur. Pour conclure sur la méthode linéaire de la lecture biographiste, il faut dire qu’au cours du temps aucun aspect de la vie de Baudelaire susceptible d’éclairer un quelconque aspect de l’œuvre n’a été laissé de côté par la ferveur des biographes. Tout a été pris en compte et disséqué : les amours avec Jeanne Duval (Emmanuel Richon), avec Marie Daubrun (Albert Feuillerat, Claude Pichois), avec Apollonie Sabatier (Armand Moss, Louis Mermaz, Thierry Savatier), les relations avec sa mère (Albert Feuillerat, Yves Bonnefoy), et même les relations avec d’autres femmes assez obscures (Jean Ziegler). Les relations avec presque tous les contemporains ont été passées au crible de l’analyse, que ce soit avec les grands poètes de 10 11 Ibidem, p. iii. Ibidem, p. viii. 8 l’époque qui ont influencé Baudelaire ou ont été influencés par lui (Victor Hugo – Léon Cellier, André Guyaux ; Gérard de Nerval – Robert Kopp, John E. Jackson ; Gautier – Philippe Terrier), avec des poètes moins connus (Pierre Dupont – Jean-Dominique Biard, Graham Robb), les relations d’amitié (Asselineau – Jacques Crépet & Claude Pichois), et jusqu’aux relations avec les plus oubliés éditeurs, journalistes, hommes de lettres, imprimeurs, libraires, etc. 2.1.2. Contre Sainte-Beuve À ce point de l’évolution de l’argument développé dans cette Introduction, il faut sacrifier à un anachronisme : nous parlerons de Marcel Proust et de la position qu’il exprime dans Contre Sainte-Beuve, après avoir mentionné quelques critiques qui sont nos contemporains. Ce retour en arrière est rendu nécessaire parce que Proust est le premier à se dresser de façon très forte contre Sainte-Beuve et sa méthode, donc contre toutes les approches critiques ayant la prétention d’expliquer l’œuvre par l’homme et de dire que les plus insignifiants événements ont une répercussion sur la création. Dans « Sainte-Beuve et Baudelaire », Proust retrace, tout d’abord, d’une plume très acide et ironique, l’histoire précise des relations entre Baudelaire et Sainte-Beuve, en donnant un parfait exemple d’histoire littéraire positiviste. Toutes les supplications du poète au critique, toute la ruse et la malhonnêteté du vieux renard romantique, tout l’aveuglement de Sainte-Beuve sur la valeur littéraire de Baudelaire repassent devant nos yeux. Ensuite, Proust attaque la méthode de Sainte-Beuve, qui reposait naïvement sur le préjugé qu’il y a une parfaite identité entre l’auteur et l’homme qui boit du bourgogne, qui flâne dans les rues de Paris, ou qui aime d’affreuses gouges indignes de son amour. Pour Proust, « l’homme qui vit dans un même corps avec un grand génie a peu de rapport avec lui », et donc « il est absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète par l’homme »12. Entre le génie et l’homme commun, les contemporains ne s’intéressent jamais qu’à ce dernier, qui est plus visible et plus facilement classable dans des catégories préconçues. Or, le jugement qui veut déduire la valeur d’une œuvre littéraire du caractère de l’homme que ses contemporains ont vu, est entièrement faux et ne réussit pas à rendre compte du timbre unique des Fleurs du mal : la grande faute de Sainte-Beuve est donc de demander des renseignements à la mauvaise personne. Le génie, quant à lui, vit dans une sorte de monde parallèle auquel lui seul a accès, et d’où il extrait des formes à même d’enchanter notre imagination : on reconnaît là une idée esthétique qui reviendra vers la fin du Temps retrouvé. La séparation entre l’homme et l’auteur n’a pas pour conséquence que l’œuvre devienne un 12 « Sainte-Beuve et Baudelaire », in Contre Sainte-Beuve, Préface de Bernard de Fallois, Paris, Gallimard, « Idées », 1973, p. 205. 9 mensonge ou un produit artificiel dépourvu de l’apparence de la vie. L’œuvre du génie donne au lecteur l’impression d’une authenticité étrange, supérieure à l’authenticité que lui conférerait la transcription d’une quelconque expérience réellement vécue. Une sorte de fossé infranchissable semble se creuser entre le vécu de l’auteur – qui au fond nous importe peu – et le vécu qu’il parvient à dire dans ses textes, « mais s’il le dit avec des lèvres bruyantes comme le tonnerre, on dirait qu’il s’efforce de ne le dire qu’avec les lèvres, quoiqu’on sente qu’il a tout ressenti, tout compris, qu’il est la plus frémissante sensibilité, la plus profonde intelligence »13. Et pourtant, « ce monde de la pensée de Baudelaire, ce pays de son génie, dont chaque poème n’est qu’un fragment »14, peut être évoqué, ressuscité par un critique qui s’identifierait avec les sentiments, les idées, les beautés transmises par les poèmes, par un critique qui comprendrait la « frémissante sensibilité » et la « profonde intelligence » qui construisent le texte. On pourrait même dire que Proust est un précurseur de la critique d’identification pratiquée par Georges Poulet, surtout que l’identification est une des facultés qu’il apprécie le plus dans la poésie de Baudelaire, notamment dans Les Petites Vieilles : « il est dans leurs corps, il frémit avec leurs nerfs, il frissonne avec leur faiblesse »15. C’est sans doute de cette manière que – dans la vision de Proust – le critique doit se positionner par rapport au texte qu’il lit et essaie de comprendre. Néanmoins, « Sainte-Beuve et Baudelaire » contient plusieurs paradoxes. Bien qu’il se définisse comme un opposant farouche de la critique biographiste, et bien qu’il postule une séparation nette entre l’homme et le génie, Proust se sert quand même des bons vieux procédés de la critique qu’il réprouve. Il établit un parallèle entre la figure de Baudelaire et celle de Gérard de Nerval, qui ont eu tous les deux des « démêlés » avec la famille, qui étaient tous les deux « névrosés » et « paresseux », qui écrivaient tous les deux « avec des certitudes d’exécution dans le détail, et de l’incertitude dans le plan »16. Proust cite des faits de la vie de Baudelaire, notamment de la dernière période de celle-ci, et ce ne sont pas des faits qu’il serait allé chercher dans le pays merveilleux du génie, mais des faits bien réels, ternes, positifs. Ce sont des faits qu’aucune biographie de Baudelaire ne laisserait de côté : Alors, il ne pouvait plus, lui qui, et quelques jours encore auparavant, avait momentanément détenu le verbe le plus puissant qui ait éclaté sur des lèvres humaines, prononcer que ces seuls mots « nom, crénom », et s’étant aperçu dans une glace qu’une amie (une de ces amies barbares qui croient vous faire du bien en vous forçant à « être soigné » et qui ne craignent pas de tendre une glace à un visage moribond qui s’ignore et qui de ses yeux presque déjà fermés s’imagine 13 Ibidem, p. 213. Ibidem, p. 216. 15 Ibidem, p. 209. Sur Proust, cf. Georges Poulet, La Conscience critique, Paris, José Corti, 1998 [première édition 1971], pp. 49-55. 16 « Sainte-Beuve et Baudelaire », art. cit., p. 222. 14 10 un visage de vie) lui avait apportée pour qu’il se peignât, ne se reconnaissant pas, il salua !17 À la fin de l’article, après être tombé dans le piège du fait biographique, Proust tente de brimer sa tentation positiviste, en disant que Baudelaire, à la dernière époque de sa vie, où il avait de grands cheveux blancs, ressemblait étrangement à Victor Hugo, Alfred de Vigny ou Leconte de Lisle, comme si tous n’avaient été que des épreuves légèrement différentes d’une seule et même figure, celle du poète. Du poète qui aurait eu une seule et même vie depuis le commencement des temps, et qui au XIXème siècle se serait manifestée dans des « heures tourmentées et cruelles, que nous appelons vie de Baudelaire », ou bien dans des heures « laborieuses et sereines, que nous appelons vie de Hugo », ou bien encore dans des heures « vagabondes et innocentes que nous appelons vie de Gérard »18. Cette perspective critique semble aussi avoir une source dans l’attitude de Baudelaire en matière de littérature. On sait à quel point il a été choqué par l’incompréhension des ses contemporains lors de la première publication des Fleurs du mal. On sait aussi à quel point ce volume a contribué à imposer l’image d’un Baudelaire « Prince des Charognes », pour reprendre la très inspirée formule employée dans une lettre à Nadar du 14 mai 185919. On est encore aujourd’hui étonné qu’on ait pu condamner un volume de vers pour « offense à la morale publique ». C’est parce que les contemporains de Baudelaire ont lu ses poésies au premier degré, sans faire la part du traitement et de l’exagération artistiques (en d’autres mots, la part de l’hyperbole !). Une de leurs plus grandes méprises a été, selon Baudelaire lui-même, de lire le livre comme une expression linéaire du caractère et de la volonté de son auteur. Tous les vices qui pullulent dans « la ménagerie infâme » des Fleurs du mal ont été automatiquement attribués à l’auteur, sans même supposer que certains de ces vices auraient tout bonnement pu être imaginés : « On m’a attribué tous les crimes que je racontais. »20 Pour prendre un exemple, il est clair que ce n’est pas Baudelaire en tant qu’homme qui a 17 Ibidem, p. 224. Ibidem, p. 226. 19 COR I, p. 573. Pour ce qui est de la correspondance de Baudelaire, les références seront faites à l’édition donnée par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Correspondance, I (janvier 1832-février 1860), II (mars 1860-mars 1866), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993 (I), 1973 (II). De la même manière que pour les Œuvres complètes, nous utiliserons tout d’abord le sigle COR, suivi du numéro du volume en chiffres romains, puis de la page où se trouve la citation. Pour plus de précision, nous spécifierons aussi, soit dans le texte, soit dans la note de bas de page, la date de chaque lettre dont nous citons. 20 Projet de Préface pour Les Fleurs du mal, II, ŒC I, p. 182. Voir aussi une lettre à Ancelle, datée du 13 octobre 1864, COR II, p. 409 : « Beaucoup de gens se sont pressés, avec une curiosité de badauds, autour de l’auteur des Fleurs du mal. L’auteur des Fleurs en question ne pouvait être qu’un monstrueux excentrique. Toutes ces canailleslà m’ont pris pour un monstre, et quand ils ont vu que j’étais froid, modéré et poli, – et que j’avais horreur des libres penseurs, du progrès et de toute la sottise moderne, ils ont décrété (je le suppose) que je n’étais pas l’auteur de mon livre… Quelle confusion comique entre l’auteur et le sujet ! Ce maudit livre (dont je suis très fier) est donc bien obscur, bien inintelligible ! Je porterai longtemps la peine d’avoir osé peindre le mal avec quelque talent. » 18 11 commis le crime érotico-sadique dépeint dans Une martyre. Si tel avait été le cas, les efforts de la police et des biographes nous auraient depuis longtemps renseignés là-dessus. Mais ce qui peut être supposé, c’est que Baudelaire, en tant qu’auteur, en tant qu’imagination créatrice à l’œuvre, a pu s’identifier à son sujet jusqu’à imaginer qu’il aurait pu commettre un tel crime, ou jusqu’à concevoir qu’un homme soit capable de pousser son amour pour une femme à la dernière extrémité. Baudelaire a d’ailleurs mené une réflexion théorique constante sur ce type de problèmes esthétiques, par exemple dans le Salon de 1859, à propos des peintures religieuses. À chaque nouvelle exposition, les critiques s’étonnent que les œuvres à sujets religieux fassent de plus en plus défaut, et ils essaient de trouver des explications à l’étrange phénomène. Il y a des naïfs persuadés que c’est le déclin de la foi qui est censé expliquer l’impossibilité d’exprimer les choses de la religion, et dans la catégorie des naïfs la première place est tenue par les écrivains catholiques : Plus d’un écrivain religieux, naturellement enclin, comme les écrivains démocrates, à suspendre le beau à la croyance, n’a pas manqué d’attribuer à l’absence de foi cette difficulté d’exprimer les choses de la foi. Erreur qui pourrait être philosophiquement démontrée, si les faits ne nous prouvaient pas suffisamment le contraire, et si l’histoire de la peinture ne nous offrait pas des artistes impies et athées produisant d’excellentes œuvres religieuses.21 Dans le passage cité, Baudelaire énonce tout d’abord la thèse des écrivains catholiques : il n’y a plus de foi dans l’artiste en tant qu’homme, c’est pourquoi il n’est plus capable d’exprimer les subtilités de la foi chrétienne dans des œuvres d’art. Pour Baudelaire, une telle thèse est erronée et l’erreur des écrivains catholiques pourrait être philosophiquement démontrée, si une démonstration plus facile – empirique – ne s’offrait pas au critique. C’est la démonstration par le fait : dans l’histoire de la peinture, il y a énormément d’artistes athées qui ont produit de très belles œuvres religieuses. Après cette constatation, Baudelaire accorde quand même un point aux écrivains catholiques : Disons donc simplement que la religion étant la plus haute fiction de l’esprit humain (je parle exprès comme parlerait un athée professeur de beaux-arts, et rien n’en doit être conclu contre ma foi), elle réclame de ceux qui se vouent à l’expression de ses actes et de ses sentiments l’imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus. Ainsi le personnage de Polyeucte exige du poète et du comédien une ascension spirituelle et un enthousiasme beaucoup plus vif que tel personnage vulgaire épris d’une vulgaire créature de la terre, ou même qu’un héros purement politique. La seule concession qu’on puisse raisonnablement faire aux partisans de la théorie qui considère la foi comme unique source d’inspiration religieuse, est que le poète, le comédien et l’artiste, au moment où ils exécutent l’ouvrage en question, croient à la réalité de ce 21 Salon de 1859, V « Religion, histoire, fantaisie », ŒC II, p. 628. 12 qu’ils représentent, échauffés qu’ils sont par la nécessité.22 Tout se passe donc dans l’imagination de l’artiste, du poète ou du comédien, qui supplée aux lacunes du vécu réel et de la biographie. Même si le vrai artiste ne connaît pas réellement un certain sentiment, son imagination doit être assez puissante pour concevoir ce sentiment-là, et ses facultés artistiques doivent être suffisamment aiguës pour pouvoir l’exprimer. Confrontés aux subtilités des vues de Baudelaire lui-même en matière d’art, comment lironsnous alors Les Fleurs du mal ? Comme le témoignage d’une « impersonnalité volontaire »23, d’un travail littéraire qui ne garderait que peu de relations avec l’homme qui vit dans le même corps que l’auteur de l’œuvre ? Ce type de lecture serait immédiatement contredit par une foule de phrases de la correspondance de Baudelaire, qui peuvent être prises comme des déclarations d’intention, et qui soulignent que beaucoup d’états affectifs, de sentiments, de croyances, de drames dépeints dans Les Fleurs du mal sont bel et bien ceux de l’homme et de l’auteur en même temps. Ainsi, une lettre à Mme Aupick datée du 25 décembre 1857, qui accompagne l’envoi par Baudelaire d’un paquet contenant un exemplaire du volume de vers et des articles le concernant, se sert-elle de cette formule pour décrire Les Fleurs du mal : « vous pourrez juger de l’éclat sinistre qu’a jeté le livre où j’ai voulu mettre quelques-unes de mes colères et de mes mélancolies »24. Une autre lettre, expédiée à Victor Hugo le 17 décembre 1863, promet au confrère l’envoi des Fleurs du mal augmentées de pièces nouvelles, ainsi que l’envoi du Spleen de Paris, « destiné à leur servir de pendant ». Baudelaire enchaîne tout de suite sur cette phrase qui est parfaitement en harmonie avec l’affirmation de 1857 : « J’ai essayé d’enfermer là-dedans toute l’amertume et toute la mauvaise humeur dont je suis plein. »25 Après les critiques de Proust – et de Baudelaire – contre la linéarité d’une certaine lecture biographique, on peut conclure que l’œuvre n’est quand même pas définitivement et irrévocablement séparée de son auteur. En tant que lecteurs, on est tout simplement obligés d’envisager les rapports entre auteur et œuvre comme étant plus mouvants et moins linéaires que dans la critique biographiste traditionnelle. La critique est amenée à s’intéresser en profondeur à des aspects qui sont d’habitude traités assez rapidement dans les biographies, et que nous essayerons d’analyser brièvement dans ce qui suit. 22 Ibidem, pp. 628-629. COR I, p. 523, lettre à Alphonse de Calonne du 10.11.1858. 24 COR I, p. 436. 25 COR II, p. 339. 23 13 2.1.3. La critique thématique Parmi les nombreuses études qui s’intéressent aux rapports mouvants entre vie et œuvre, une classe à part est constituée par celles qui essaient de définir la sensibilité particulière du poète, de circonscrire la pensée de Baudelaire avec ses catégories spécifiques, de décrire son univers imaginaire et le fonctionnement de l’imagination créatrice, d’élucider les aspects les plus subtils de sa vie spirituelle. Ce type d’études thématiques met en scène une approche mixte : elle est plus qu’une approche biographique, puisqu’elle s’intéresse à des éléments très généraux et pas nécessairement spécifiques à Baudelaire (pensée, univers mental, croyance religieuse, imagination), mais ce n’est pas non plus une approche psychologique ou psychanalytique puisqu’elle n’aborde pas la conscience de manière systématique, ne fait pas preuve de dogmatisme et n’a pas de prétentions d’être scientifique. Malgré le niveau général où se pose le problème des conceptions et croyances de Baudelaire, le contrôle biographique reste une norme de presque toutes les études mentionnées plus bas. Pour prendre un exemple, quand on discute la question du christianisme de Baudelaire, on ne se limite pas à identifier les éléments chrétiens dans ses textes littéraires et à les placer dans des réseaux de significations, ce qui serait un éclairage suffisant de l’intentionnalité, mais on cherche souvent dans ses lettres ou dans ses écrits intimes des confessions sur la foi, sur la prière, sur la sainteté, qui illumineraient tel passage des Fleurs du mal ou du Spleen de Paris, et en expliqueraient la genèse. Le spectre des attitudes religieuses entre lesquelles on a essayé d’encadrer Baudelaire est assez large et comprend parfois des éléments qui se contredisent de manière flagrante. Ainsi, pour certains, c’est un bon catholique – quoique très tourmenté et frisant parfois l’hérésie – qui a écrit Les Fleurs du mal et Les Paradis artificiels (André Gide, 1917 ; Charles du Bos, 19291930 ; Guillain de Bénouville, 1936 ; Pierre Jean Jouve, 1942 ; Jean Massin, 1945 ; Pierre Emmanuel, 1967 ; Patrick Labarthe), et même un disciple de Saint Thomas d’Aquin (E. Thébault)26. Pour discuter un peu le statut de la critique catholicisante de Baudelaire, qui nous fournira de nombreuses idées au cours du présent travail, il faut dire qu’elle se constitue parfois comme une réaction contre la fureur des biographes et des psychiatres trifouillant l’intimité de l’auteur à la recherche de secrets que lui-même aurait voulu ensevelir à jamais dans l’oubli. L’objet de la critique catholicisante, dans ce sens, est plus « élevé » : c’est « l’âme » et c’est « l’esprit » de l’auteur, avec tous les drames de la foi qui s’y jouent à la recherche du salut. La position délicate du critique ayant de fortes convictions catholiques est parfaitement décrite par Jean Massin dans la « Dédicace à Jacques Gomel » qui ouvre son Baudelaire. « Entre Dieu et 26 Pour tous les livres et articles dont nous énumérons les auteurs, voir les références complètes dans la Bibliographie thématique. 14 Satan » : Et j’ai voulu aller un peu vigoureusement à contre-courant de cette impudeur qui caractérise trop de critiques contemporains ; on ne nous laisse plus rien ignorer des moindres aventures, des tares les plus secrètes, des pensées les plus jalousement cachées des écrivains dont on nous parle. La critique littéraire n’excuse pas l’indélicatesse impie de ces effractions, et je doute que la critique catholique puisse s’en accommoder. J’ai tenu à respecter mon lecteur, et plus encore à respecter Baudelaire ; il n’a pas mis tant de soins à préserver sa vie intime pour que nous en forcions les portes après sa mort.27 Jean Massin, bien campé sur sa position catholique, vise notamment les approches psychiatriques ou psychanalytiques, qui se préoccupent des névroses ou de la sexualité de Baudelaire, objets d’étude insuffisamment élevés, puisqu’ils ne pourraient aucunement justifier les élans mystiques ou littéraires du poète. Certains critiques ont essayé de rattacher Baudelaire à des courants particuliers du catholicisme : on en a fait un janséniste pascalien (Maurice Chapelan, Marcel A. Ruff, Ph. Sellier28), tandis que d’autres (notamment André Guyaux) ont vu en lui un parfait jésuite, en partant de l’admiration que le poète témoigne pour le baroque des églises belges, et surtout de son éloge du maquillage et du mensonge. Baudelaire lui-même s’est efforcé de jouer le rôle d’un jésuite auprès de ses contemporains : une fois, il affirme à Philippe Berthelot vouloir travailler pour les jésuites ; une autre fois, en entendant parler irrévérencieusement des membres de la Compagnie de Jésus, il arrête ses interlocuteurs par des mots provocateurs : « Prenez garde, messieurs, j’en suis. »29 Beaucoup de critiques ont essayé de remonter jusqu’aux origines du christianisme et de dépasser les cadres étroits de la foi endiguée par les conciles œcuméniques : ainsi, on a lu Baudelaire comme un gnostique ou même comme un manichéiste, ou encore comme un continuateur de l’hermétisme alexandrin (Paul Arnold). Des critiques qui ont identifié à la base de l’univers mental de Baudelaire d’autres éléments que les éléments chrétiens ou religieux se sont, à notre avis, situés entre deux extrêmes : certains ont placé le poète au cœur de la matière, des désirs charnels et du sadisme qu’engendrent ces désirs insatisfaits (Georges Blin) ; d’autres 27 Paris, René Julliard, 1945, p. 11. La tendance de voir en Baudelaire un janséniste – héritier en cela de son père (Marcel A. Ruff) – a été critiquée par Claude Pichois, « Le Père de Baudelaire fut-il janséniste ? », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 57ème année, n° 4, octobre-décembre 1957, pp. 565-568. Par ailleurs, Pichois signale que Baudelaire a lu Nouveaux Elemens de Geometrie d’Antoine Arnauld, cf. « Une lecture janséniste de Baudelaire », in Retour à Baudelaire, Genève, Slatkine Érudition, 2005, pp. 79-81. 29 Voir Baudelaire devant ses contemporains, Témoignages rassemblés et présentés par W. T. Bandy et Claude Pichois, Nouvelle édition, Paris, Klincksieck, 1995, p. 43 (propos rapportés par Philippe Berthelot), p. 137 (propos rapportés par Rioux de Maillou). Ce travail incontournable a été imprimé pour la première fois en 1957 (Monaco, Éditions du Rocher), et republié en 1968 et 1995. 28 15 l’ont placé au cœur des sphères musicales, dans le monde pur et lointain des idées platoniciennes, dont la terre ne constitue qu’un pâle reflet (Marc Eigeldinger). Les grands représentants de l’école de Genève, tous plus ou moins marqués par la phénoménologie et ouverts aux recherches menées en psychologie, ont consacré chacun un bon nombre de pénétrantes pages à Baudelaire. Albert Béguin s’est intéressé au rêve, Georges Poulet a étudié les métamorphoses du temps, Jean-Pierre Richard a exploré les profondeurs des sensations, tandis que Marcel Raymond a placé Baudelaire sous le signe du dépassement, qu’il s’agisse du dépassement des états habituels de la conscience dans l’expérience mystique ou du dépassement des limites traditionnelles de la poésie dans l’évolution qui va du romantisme au modernisme30. Quant a Jean Starobinski, ses études ont surtout visé deux aspects fondamentaux de l’univers baudelairien : la figure du bouffon et du clown d’un côté, et les diverses formes de la mélancolie baudelairienne de l’autre31. Sans dogmatisme, en se laissant séduire par les saveurs et les profondeurs des textes baudelairiens, qu’ils ne séparent jamais complètement de l’homme et du poète, les représentants de l’école de Genève écrivent des études pleines d’aperçus magnifiques, souvent exploités par la suite dans notre travail sur Baudelaire. Quelques traits communs donnent un air de famille aux livres et articles de ces cinq critiques : ils s’intéressent tous à la sensation et à la perception chez Baudelaire, et ils ne négligent pas la dimension mystique des écrits (et de la vie) du poète. Dans cette catégorie assez vaste d’études qui se préoccupent de la vie spirituelle de Baudelaire ou de son univers mental, les bizarreries ne manquent pas. Guy Michaud, dans une intervention lors d’un colloque consacré à Baudelaire en 1967, à l’Université de Nice, propose une mise au point intitulée « Baudelaire devant La Nouvelle Critique »32. On s’attendrait, en lisant le titre, à un simple passage en revue des lectures de Baudelaire par les chercheurs très divers réunis sous l’appellation vague de Nouvelle Critique. Mais, en parcourant l’article, la surprise est grande : avant d’en arriver à une telle analyse, Guy Michaud s’étonne que la caractérologie n’ait pas été sollicitée dans l’interprétation de la personnalité et de l’œuvre de Baudelaire. Guy Michaud affirme qu’il est nécessaire, pour faire la synthèse des lectures baudelairiennes de La Nouvelle Critique, de tracer – en se servant des méthodes de la caractérologie – une 30 Patrick Labarthe a consacré une belle étude aux interprétations baudelairiennes des critiques genevois, « La Question du sujet : l’École de Genève et la lecture de Baudelaire », in Œuvres et critiques, XVII (2), 2002, pp. 229248. 31 Sur Jean Starobinski lecteur de Baudelaire, voir l’excellente synthèse d’Antoine Compagnon, « L’Ami de la science et de la volupté », in Critique, Tome LX, Août-Septembre 2004, pp. 674-686. 32 In Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, Baudelaire. Actes du colloque de Nice (25-27 mai 1967), Paris, Minard, 1968, pp. 139-154. 16 « psychographie du poète », qui répondrait aux très nombreux passages des écrits de Baudelaire où celui-ci cherche à se définir33. Pour tracer une « psychographie » correcte et véridique, une distinction s’impose, à savoir la distinction entre « tempérament » et « caractère ». Pour ce qui est du caractère, la caractérologie moderne perpétue les quatre caractères principaux de la tradition médicale hippocratique, en les nuançant, et en soutenant que le caractère est « la traduction du tempérament sur le plan des structures proprement psychologiques »34. Le tempérament de Baudelaire est (comme il le donne à entendre dans Le Poème du hachisch) moitié nerveux, moitié bilieux. Les flammes qui le brûlent de l’intérieur en sa qualité de bilieux – selon la correspondance traditionnelle entre caractères et éléments de la nature, reprise par Gaston Bachelard dans ses études – peuvent être retrouvées dans l’œuvre de Baudelaire, sillonnée par la présence du feu, des éclairs, des soleils. « Ces caractéristiques du tempérament bilieux […] sont confirmées par l’écriture, penchée et légèrement ascendante, et que l’on sent toujours prête à s’élancer »35. La moitié nerveuse du tempérament est à son tour visible dans l’écriture « petite, hachée, et dont tous les élans retombent »36. Le tempérament de Baudelaire est aussi celui d’un cérébral (cf. Jung), mais d’un cérébral qui garde une relation étroite avec le bilieux et avec le nerveux. Quant au caractère de Baudelaire, il est celui d’un mélancolique typique, d’un saturnien à vie intérieure intense, à sensibilité inquiète et tourmentée, écrasé par un très fort sentiment de solitude, en proie à une perpétuelle hantise de la mort. Après cette belle définition caractérologique de Baudelaire, Guy Michaud peut passer à l’analyse des lectures proposées par La Nouvelle Critique, en s’intéressant surtout aux recherches baudelairiennes de René Laforgue, Jean-Paul Sartre, Charles Mauron, Jean-Pierre Richard et Georges Poulet. Au fond, si l’on creuse en profondeur, on découvre que l’analyse de Guy Michaud repose sur les catégories héritées d’une théorie de la personnalité qui trouve son expression suprême dans l’astrologie. Dans deux notes de bas de page, il montre comment les aperçus de la caractérologie sur Baudelaire sont confirmées par la structure de son thème natal : le Soleil se situe, le 9 avril 1821, à 15 heures, dans le signe enflammé du Bélier. Mais chez Baudelaire, le Soleil est étroitement flanqué par Jupiter conjoint à Saturne et par Mars conjoint à Vénus. Cette configuration planétaire traduit la lutte entre les élans créateurs de Jupiter et la stérilité de Saturne, entre la nature destructrice de Mars et la nature amoureuse et sensuelle de 33 Ibidem, p. 140. Ibidem, pp. 142-143. 35 Ibidem, p. 141. 36 Ibidem, p. 142. Claude Pichois s’intéresse aussi à l’écriture de Baudelaire dans une étude menée en collaboration avec Marcel Monnier, professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Bâle, « La maladie de Baudelaire », in Retour à Baudelaire, op. cit., pp. 109-129. Voir notamment la troisième section de l’étude, « Diagnostic différentiel sur la base de l’écriture », pp. 122126. J. Monnot fait à son tour une « analyse graphologique » de Baudelaire, citée chez Max Milner, Baudelaire enfer ou ciel, qu’importe !, op. cit., pp. 209-211. 34 17 Vénus. La Lune est située dans le thème natal de Baudelaire dans le signe du Cancer, et cette position traduit une haute faculté de rêverie, aisément identifiable dans sa poésie. Pourquoi avoir consacré un espace si important à l’article de Guy Michaud ? Tout simplement parce qu’il est symptomatique de la force avec laquelle l’idée qui est à la base de la critique biographique traditionnelle résiste dans les études littéraires. Ici, les structures de l’œuvre, ainsi que les choix thématiques et stylistiques ne sont plus déterminés par des accidents de la vie réelle, mais par des circonstances d’ordre cosmique sur lesquelles le poète n’exerce aucun contrôle. Guy Michaud fait partie des critiques qui regardent l’œuvre non pas comme une réalité se suffisant à elle-même, mais comme reflet d’une donnée extérieure, facilement analysable une fois identifiée. Si pour les biographes de Baudelaire le document est une donnée irréfutable, pour les astrologues le thème natal est une donnée tout aussi objective et éclairante dans son rapport direct avec la création. Les critiques de la troisième catégorie (Critique thématique) peuvent se réclamer de plusieurs textes critiques de Baudelaire, où il s’intéresse non seulement à tracer la biographie objective d’un auteur et le rapport direct de celle-ci avec l’œuvre, mais aussi à rechercher les grandes forces de l’imaginaire créateur, à définir les ressorts de pensée qui produisent un texte ou un tableau, à souligner l’importance des mœurs de l’auteur dans la genèse spirituelle de toute production artistique. Car il faut se souvenir que Baudelaire applique une méthode semblable à celle de la critique thématique dans les articles sur Poe, publiés comme préface aux deux premiers volumes de ses traductions : Edgar Poe, sa vie et ses œuvres (1856), Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), dans presque toutes les Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, ainsi que dans l’article nécrologique sur L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix (1863), que nous commenterons dans le détail par la suite. Il est évident que les déterminismes (déterminisme astrologique, caractère et tempérament, univers mental, imagination matérielle, croyances religieuses) qui jouent dans cette troisième grande catégorie d’études critiques que nous avons établie sont hautement symboliques et très connotés culturellement. Il n’en est pas moins vrai que l’œuvre reste un produit de son auteur, et qu’elle constitue la voie royale pour accéder à la « vérité » sur la personnalité de cet auteur. Pour conclure cette partie de notre survol, nous citerions volontiers une phrase de Guy Michaud sur La Nouvelle Critique, parfaitement applicable cependant à tous les critiques mentionnés dans les trois grandes catégories déjà établies (biographie traditionnelle, critique d’inspiration proustienne, lecture thématique) : Chacun, par une approche différente, s’attaque en fin de compte au même problème 18 fondamental, celui du déterminisme et de la liberté de la création littéraire, c’est-à-dire des rapports secrets qui unissent l’œuvre à son auteur.37 La masse des biographes de Baudelaire est donc énorme. On peut choisir diverses manières de raconter sa vie en rapport avec son œuvre. On peut présenter cette vie comme une histoire purement factuelle, comme une histoire de la pensée et de l’imagination créatrice, comme une trame narrative où réalité et fiction se mêlent (ainsi que l’ont fait ceux qui ont écrit des nouvelles ou des romans biographiques : Léon Cladel, Max White, Michel Manoll, Bernard-Henri Lévy, Fabienne Pasquet). Mais, pour tout biographe ou pour tout critique qui ne veut pas négliger la vie de l’écrivain dans ses relations intimes avec l’œuvre, il y a ce qu’on pourrait appeler des points de passage obligatoire. Tous les critiques inclus dans cette section de l’Introduction passent obligatoirement par les témoignages des contemporains de Baudelaire (tels qu’ils ont été consignés dans les journaux de l’époque, dans les mémoires écrits plus ou moins vite après les événements, ou… rassemblés dans le recueil de W. T. Bandy et Claude Pichois). Ces critiques s’intéressent aux lettres de Baudelaire, à ses écrits intimes, à tout ce qui porte la trace d’un vécu que l’on peut prendre pour réel. Rien n’est relégué dans ce sens aux oubliettes du Temps : jusqu’aux notes de tailleur ou de bottier, qui sont prises en compte même si – on s’en doute ! – elles ont peu d’influence sur Les Fleurs du mal. Il faudrait beaucoup d’ingéniosité pour montrer que les « lourds cheveux roulés dans des quittances » d’un des Spleen sont les cheveux d’une des maîtresses de Baudelaire, roulés dans les quittances perverses délivrées par l’usurier Arondel… 2.2. Où l’on voit que l’inconscient parle dans le texte… Les critiques des catégories précédentes, quelle que soit la perspective adoptée sur Baudelaire, considèrent le plus souvent l’auteur (équivalent ou non avec le moi biographique) comme pleinement conscient, sinon de ce qu’il vit, au moins de ce qu’il écrit et veut transmettre à ses lecteurs par le texte littéraire. C’est cet auteur pleinement conscient qui détermine la structure et les significations de l’œuvre. Mais, avec l’avènement de la psychanalyse on a postulé la présence d’un autre type de déterminisme, plus insaisissable et subtil. Selon les psychanalystes de toutes les écoles, c’est l’inconscient que l’on retrouve partout au travail dans une œuvre littéraire. Cet inconscient peut être, tour à tour, l’inconscient œdipien postulé par Freud, ou bien l’inconscient collectif – lieu des archétypes – postulé par Jung. L’inconscient lacanien « structuré comme un langage » a fait la fortune de tous les critiques littéraires pendant plusieurs décennies. Jean 37 Guy Michaud, op. cit., p. 145. 19 Starobinski, dans la préface qu’il réalise pour la traduction française (1980) de l’ouvrage d’Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, a essayé de pousser encore plus loin la conception lacanienne. Pour Starobinski, Œdipe n’a pas d’inconscient, parce qu’il est devenu notre inconscient à nous tous, et parce qu’il a assumé un des rôles fondamentaux de notre désir. Hamlet, quant à lui, a un inconscient très complexe, défini de la manière suivante : L’inconscient n’est pas seulement langage : il est dramaturgie, c’est-à-dire parole mise en scène, action parlée (entre les extrêmes de la clameur et du silence).38 Si l’on étend l’application de cette définition que Starobinski donne de l’inconscient d’Hamlet à l’inconscient de tout auteur (et surtout à l’inconscient de Baudelaire), alors l’exploration psychanalytique deviendrait une étude de la manière dont l’écrivain se met en scène dans et par son texte ; l’inconscient serait ainsi l’équivalent d’un théâtre intérieur où l’être humain joue sans interruption des rôles fascinants. Quant à Baudelaire, il semble – dans certains textes critiques – très proche des théories que les psychanalystes (surtout Freud) élaboreront un demi-siècle plus tard. François Porché, biographe appliqué du poète, affirme que dans ses articles esthétiques Baudelaire « parle en précurseur de la psychanalyse »39. En premier lieu, Baudelaire semble avoir pressenti que dans une œuvre d’art ce n’est pas toujours la conscience qui agit. Cette intuition dépasse la simple idée prise dans les contes de Poe, sur un « démon de la perversité » qui s’exprimerait parfois dans les actes de l’homme en dehors de sa volonté consciente et le pousserait à commettre les crimes les plus atroces et les plus inexplicables. Le poète semble formuler l’idée de l’inconscient pour la première fois dans Exposition universelle – 1855 – Beaux-Arts, en essayant de définir la nature toujours étrange du beau : Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau.40 Ce texte pose quelques petits problèmes d’interprétation si l’on veut le rapporter aux théories psychanalytiques. Le Beau, pour être tel, doit toujours contenir une parcelle de bizarrerie, qui ne doit pas être volontaire, froide, calculée, mais involontaire, inconsciente. Une fois admise cette nature inconsciente de la bizarrerie du Beau, on peut se demander si Baudelaire anticipe 38 Jean Starobinski, « Hamlet et Œdipe », in L’ Œil vivant II. La relation critique, Édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, « Tel », 2001, p. 340. Ce chapitre de L’Œil vivant reproduit la préface de l’ouvrage de Jones. 39 Baudelaire. Histoire d’une âme, Paris, Flammarion, 1945, p. 21. 40 ŒC II, p. 578. 20 vraiment dans le paragraphe cité l’inconscient dont parlent les psychanalystes et si oui, lequel ? L’inconscient personnel des théories freudiennes ? L’inconscient collectif, archétypique, des théories jungiennes ? L’inconscient lacanien structuré comme langage ? Un passage des Paradis artificiels (1860) – et là nous employons la méthode des passages parallèles pour essayer de faire des conjectures sur l’intention de l’auteur –, où Baudelaire se réfère encore une fois aux phénomènes qui excèdent les limites de la conscience, semble indiquer qu’il entend l’inconscient plutôt dans un sens pré-freudien. Il s’agit, en commentant les Confessions de Thomas de Quincey, d’évoquer les « tortures de l’opium ». Baudelaire raconte que, après avoir connu toutes les voluptés que l’opium peut provoquer (dilatation du temps et de l’espace, allégement de l’âme, aiguisement des perceptions), De Quincey tombe dans de lourdes mélancolies et des angoisses indicibles qui s’expriment dans les rêves par la résurgence de souvenirs inconscients, ainsi que l’inconscient d’un patient parlerait pendant une cure psychanalytique : En outre les plus vulgaires événements de l’enfance, des scènes depuis longtemps oubliées se reproduisirent dans son cerveau, vivants d’une vie nouvelle. Éveillé, il ne s’en serait peut-être pas souvenu ; mais dans le sommeil, il les reconnaissait immédiatement. De même que l’homme qui se noie revoit, dans la minute suprême de l’agonie, toute sa vie comme dans un miroir ; de même que le damné lit, en une seconde, le terrible compte rendu de toutes ses pensées terrestres ; de même que les étoiles voilées par la lumière du jour reparaissent avec la nuit, de même aussi toutes les inscriptions gravées sur la mémoire inconsciente reparurent comme par l’effet d’une encre sympathique.41 Même si l’intuition d’un rapport du rêve avec l’inconscient vient de De Quincey et que Baudelaire se borne à la commenter, le passage cité est très baudelairien, à la fois dans le thème, dans le ton et dans la construction des phrases. En effet, en s’arrêtant sur un moment de l’aventure intérieure de De Quincey, Baudelaire travaille le texte du commentaire de manière à pouvoir transmettre sa propre position et ses propres conceptions. Est-ce que Baudelaire pousse encore plus loin son investigation dans la même direction que la psychanalyse ? Se demande-t-il comment les souvenirs douloureux de l’enfance sont parvenus à devenir muets ? Pourquoi revivent-ils seulement dans le rêve ? Par quel mécanisme la mémoire inconsciente en garde-t-elle l’empreinte ? Parle-t-il de refoulement ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, Baudelaire parle de refoulement presque dans les mêmes termes que la psychanalyse. Un magnifique passage d’Edgar Poe, sa vie et ses œuvres illustre bien la proximité entre la conception du refoulement chez Baudelaire et chez Freud. Dans un seul et même passage, s’amalgament plusieurs éléments essentiels tels que la relation étroite entre 41 Les Paradis artificiels, Un mangeur d’opium, IV « Tortures de l’opium », ŒC I, p. 481. 21 homme et œuvre, la superposition de l’homme et du poète, le refoulement des pulsions sexuelles et des blessures de la sensibilité, l’expression souvent bizarre que peut avoir l’inconscient à la fois dans la vie et dans le texte : L’ardeur avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l’amour du grotesque et dans l’horrible pour l’amour de l’horrible me sert à vérifier la sincérité de son œuvre et l’accord de l’homme avec le poète. – J’ai déjà remarqué que chez plusieurs hommes cette ardeur était souvent le résultat d’une vaste énergie vitale inoccupée, quelquefois d’une opiniâtre chasteté et aussi d’une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l’homme peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements soudains, violents, inutiles, les grands cris jetés en l’air, sans que l’esprit ait commandé au gosier, sont des phénomènes à ranger dans le même ordre.42 La première phrase de cette citation postule la « sincérité » de l’œuvre et un « accord » profond existant entre l’homme et le poète. Mais de quelle sincérité et de quel accord s’agit-il ? D’une sincérité consciente et voulue ? D’un accord qui serait une relation linéaire, comme celle qui est au centre de l’interprétation biographiste ? La tentation de répondre plutôt par la négative est très forte. Baudelaire remarque que Poe met beaucoup d’« ardeur » à se jeter dans le grotesque et dans l’horrible. Mais, comme chez beaucoup d’hommes cette ardeur à cultiver le grotesque, l’horrible, est le résultat d’une « énergie vitale inoccupée », d’une « opiniâtre chasteté », ou d’une « profonde sensibilité refoulée », Baudelaire donne à entendre que tel pourrait être le cas pour Poe aussi. Le grotesque et l’horrible chez l’écrivain américain sont alors le résultat de sentiments profondément refoulés. Des qualités littéraires dépendraient donc d’une réalité psychique qui échappe à tout contrôle de la conscience, ou, pour faire le freudien orthodoxe, des qualités littéraires dépendraient de processus inconscients. La fin du passage de Baudelairie montre l’inconscient en train de s’exprimer « sans que l’esprit ait commandé », par des cris, des gestes soudains et violents, ou par la volupté que l’homme a d’assister à sa propre destruction par l’écoulement du sang. Ces cris que l’homme jette en l’air sans un contrôle de la conscience (de l’« l’esprit ») constituent en quelque sorte l’équivalent des actes manqués de la théorie freudienne. Cependant, Baudelaire n’anticipe pas seulement les assises théoriques de la psychanalyse, mais il anticipe aussi la méthode de lecture littéraire ou artistique que les psychanalystes proposeront au XXème siècle. C’est bien vrai que le passage que nous allons citer est plutôt descriptif, et n’a pas de caractère méthodologique proprement dit. Néanmoins, l’adverbe « souvent » qui l’ouvre souligne le caractère répétitif de l’expérience esthétique décrite par Baudelaire, lui donnant donc une valeur de généralité. La contemplation des ouvrages d’art ne 42 ŒC II, p. 317. 22 vise pas les aspects formels (contours, sujets, versification, couleurs), mais quelque chose d’impondérable, à savoir l’âme qui transparaît dans chaque création majeure du génie humain. Ce type de contemplation situe le contemplateur d’emblée au niveau d’une vraie vision qui l’aide à remonter jusqu’aux origines mêmes de l’art : Souvent, en contemplant des ouvrages d’art, non pas dans leur matérialité facilement saisissable, dans les hiéroglyphes trop clairs de leurs contours ou dans le sens évident de leurs sujets, mais dans l’âme dont ils sont doués, dans l’impression atmosphérique qu’ils comportent, dans la lumière ou dans les ténèbres spirituelles qu’ils déversent sur nos âmes, j’ai senti entrer en moi comme une vision de l’enfance de leurs auteurs. Tel petit chagrin, telle petite jouissance de l’enfant, démesurément grossis par une exquise sensibilité, deviennent plus tard dans l’homme adulte, même à son insu, le principe d’une œuvre d’art. Enfin, pour m’exprimer d’une manière plus concise, ne serait-il pas facile de prouver, par une comparaison philosophique entre les ouvrages d’un artiste mûr et l’état de son âme quand il était enfant, que le génie n’est que l’enfance nettement formulée, douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et puissants ?43 En se laissant envahir par l’âme qui donne vie aux œuvres d’art, le contemplateur peut accéder à une vision de l’enfance de l’auteur. Les chagrins et les joies de l’enfant, grossis par sa sensibilité exquise, deviennent dans l’adulte le principe même de l’art. Il est à remarquer que ce processus peut se produire même à l’insu de l’artiste, donc de manière inconsciente. Le contemplateur, qui pose un regard clairvoyant sur une production artistique, peut entreprendre une sorte de « comparaison philosophique » (analogue de la méthode psychanalytique) entre les ouvrages d’un artiste mûr et l’état de son âme lorsqu’il était enfant, pour déduire que le génie est équivalent d’une enfance « nettement formulée » et douée, pour s’exprimer, d’organes plus affermis que ceux de l’enfant. Cette idée du « génie enfant » revient avec les mêmes termes dans Le Peintre de la vie moderne, mais dans une perspective moins « psychanalytique ». Voilà que Baudelaire lui-même offre beaucoup d’arguments assez forts en faveur d’une lecture qui se mettrait, à travers les écrits et la biographie, à la recherche d’un inconscient personnel de l’artiste à l’œuvre dans un texte. C’est donc surtout cet inconscient personnel de l’auteur qui nous intéressera dans ce qui suit. Les critiques littéraires nourris de psychanalyse ont proposé chacun une interprétation originale de l’inconscient personnel de Baudelaire, en se basant sur un même corpus de données. Nous tenterons de grouper les plus importants critiques en fonction des courants de la pensée psychanalytique dont ils se réclament. 43 Baudelaire, Les Paradis artificiels. Un mangeur d’opium, VI « Le Génie enfant », ŒC I, pp. 497-498. 23 2.2.1. Lectures freudiennes de Baudelaire Les premiers en date sont – bien sûr – les freudiens. La psychanalyse freudienne a eu du mal à s’implanter en France, mais dès qu’elle a été adoptée dans les milieux scientifiques, elle a été appliquée à la lecture des œuvres littéraires. D’ailleurs, c’est un médecin et psychologue qui emploie pour la première fois la psychanalyse pour le cas Baudelaire. Le Dr René Laforgue publie en 1931 un livre intitulé L’Échec de Baudelaire. Essai psychanalytique sur la névrose de Charles Baudelaire, où il se préoccupe non pas de confirmer ou d’infirmer la valeur littéraire des écrits baudelairiens (encore assez discutée à l’époque), mais d’étudier la névrose du poète en fonction des catégories psychanalytiques. En premier, le livre a été proposé aux Éditions Gallimard, mais les baudelairiens de cette prestigieuse maison, mus par un besoin de diviniser le génie, ont refusé d’accepter un ouvrage où Baudelaire est traité comme simple névrotique. Mais, au nom de la nécessité de connaître l’homme dans tous ses aspects, à l’instar de celui qui avait le projet d’écrire Mon cœur mis à nu, Laforgue veut passer outre le culte d’une personnalité consciente. L’intention de l’analyste est d’ailleurs exprimée clairement dès les premières pages de l’ouvrage : Notre but ne consiste pas à mettre en valeur le rôle de Baudelaire dans la littérature. Nous ne voulons pas davantage faire une analyse de son art. Pour nous, Baudelaire n’est qu’un homme parmi beaucoup d’autres, un malade parmi d’autres malades, un sacrifié de la vie. […] La seule raison pour laquelle nous voulons nous pencher sur son cas, c’est que, grâce à son art, il est plus facilement accessible à notre investigation et plus à la portée de nos moyens de compréhension.44 L’œuvre apparaît donc comme un simple document gardant la trace d’états névrotiques qui deviendront par la suite l’objet d’une analyse scientifique, et non pas comme un but suprême de l’artiste, de son travail surnaturel censé lui permettre de dépasser l’humaine condition. Pour René Laforgue, Baudelaire entre dans une classe particulière de malades, avec tous ceux qui sont amoureux de leur propre déchéance physique et spirituelle, qui créent leur propre échec, qui laissent le mal pourrir lentement tous les trésors de leur âme, avec tous ceux qui préfèrent – pour des raisons obscures – rester en dehors de la vie et de ses valeurs. Le désir de rester en dehors de la vie est identifié par René Laforgue avec le désir de rester éternellement un enfant près du sein maternel. Ce désir est un des fils rouges du livre : René Laforgue le retrouve dans la persistance d’un complexe d’Œdipe mal résolu et dans l’immaturité affective du poète. Le refoulement joue un rôle énorme dans la vie de Baudelaire : il s’est efforcé de refouler un amour démesuré pour sa mère, qu’il n’a jamais pu assumer pleinement, et qu’il n’a exprimé que 44 L’Échec de Baudelaire. Essai psychanalytique sur la névrose de Charles Baudelaire, Genève, Editions du MontBlanc, 1964, p. 17. Cette édition est revue par Délia Laforgue conformément aux souhaits de l’auteur. 24 par des images analogiques, indirectes. D’ailleurs, il s’est toujours senti coupable pour cet amour incestueux, et il a tout fait pour en être puni ; sa libido a toujours été dominée par des mécanismes d’auto-punition. Mais ce masochisme se double et se complique dans le cas de Baudelaire d’un sadisme tout aussi fort. L’amour refoulé pour sa mère entraîne chez Baudelaire une impuissance sexuelle avec les femmes « normales », en qui il voit un substitut trop évident de Mme Aupick, ce qui fait que sa sexualité ne peut s’exprimer qu’avec des prostituées ou qu’avec des femmes qu’il méprise et qu’il peut « punir ». Cet amour refoulé entraîne aussi non seulement une fascination pour les pratiques homosexuelles, mais fait même de Baudelaire un homosexuel plus ou moins actif. Sexuellement, Baudelaire est un raté : chez lui, c’est l’œil qui constitue l’organe de la suprême jouissance. Une autre thèse de René Laforgue est relative au remariage de Mme veuve Baudelaire avec le colonel Aupick. Pour ce psychanalyste, à la différence de beaucoup de biographes, ce n’est pas le remariage de sa mère qui provoque la névrose de Baudelaire, mais ce remariage vient tout simplement confirmer les données d’une névrose que les premières années de la vie de l’enfant ont déjà mise en marche. Aupick, alors, n’est plus l’ennemi, mais un être envers lequel s’exprime toute l’ambivalence affective de Baudelaire, entre les pôles de la haine et de l’amour. Dans cette situation psychique inextricable et trop complexe, l’art semble à Baudelaire une des seules voies possibles d’issue : Cette aptitude à la création artistique pourrait donc être la conséquence d’une fixation de la libido à une situation infantile, comme celle qui nous paraît avoir orienté l’évolution de Baudelaire. L’homme qui se trouverait plus ou moins dans l’incapacité de réaliser sa survie par la voie sexuelle réparerait victorieusement cette défaite par la création de l’esprit, ouvrant à l’instinct créateur des voies inconnues jusqu’alors.45 On voit que la première application des théories freudiennes à Baudelaire trahit une tendance manifeste à mettre sur le premier plan l’homme et à négliger l’œuvre. Cette première lecture (ainsi que la lecture contemporaine proposée par Marie Bonaparte, 1933) s’intéresse plutôt aux névroses de l’auteur, insiste beaucoup trop sur le rôle des facteurs inconscients dans la création, et laisse souvent une place infime à l’élaboration proprement littéraire dans la genèse de l’œuvre. Cependant, au cours du temps, l’approche freudienne s’est nuancée, pour parvenir à des lectures d’ensemble assez cohérentes et assez réussies du pur point de vue de la critique littéraire. La cause de ce phénomène est que les freudiens de deuxième ou troisième génération qui lisent Baudelaire ne sont plus forcément des médecins ou des thérapeutes, mais aussi des critiques littéraires qui se servent des instruments de la psychanalyse tout comme ils se serviraient des 45 Ibidem, p. 136. 25 instruments de la linguistique ou de la rhétorique par exemple. Chez ces freudiens de deuxième ou troisième génération, il y a plutôt intérêt à montrer comment Baudelaire anticipe et préfigure certaines théories de Freud ; la curiosité visant la névrose sexuelle baudelairienne s’est ainsi presque complètement effacée du champ des études freudiennes. L’intérêt pour la lecture de Baudelaire en tant que précurseur de Freud est très marqué chez les critiques américains des années ’70-’80. Trois noms importants se distinguent dans cette direction : Jeffrey Mehlmann (1974), Leo Bersani (1977), Jeny Aline Flieger (1987). La contribution la plus remarquable entre les trois est celle de Leo Bersani, Baudelaire et Freud46. Le critique s’intéresse de manière programmatique au choc entre les écrits de Baudelaire et ceux de Freud (mais aussi ceux de Lacan ou de Mélanie Klein), donc plutôt à des questions d’« intertextualité », aux « relations entre texte psychanalytique et texte littéraire »47. Malgré cette méthode de lecture purement textuelle, il ne peut pas s’empêcher de faire des conjectures et des spéculations quant à la vie de Baudelaire. Ainsi, Bersani parle assez souvent dans son livre de la richesse sensuelle des souvenirs du poète, du complexe de castration, des fantasmes sadiques, de la nécrophilie comme idéal érotique de Baudelaire, aspects qui sont attribuables plutôt à l’homme qu’au texte. D’autres critiques d’inspiration freudienne se servent d’une grille de lecture prise dans les travaux du fondateur de la psychanalyse pour mieux comprendre à la fois la personnalité de Baudelaire (sans aucune recherche de la névrose) et son œuvre. Charles Mauron, dans le sillage freudien, met les bases d’une méthode de lecture personnelle, brillamment expliquée dans Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique48. La psychocritique est située par rapport à trois courants de la critique des années soixante : la critique classique (elles partagent l’idée que l’auteur et l’œuvre ne peuvent pas être séparés et elles se servent toutes les deux de la méthode des passages parallèles), la critique médicale (la psychocritique a un but différent de la psychanalyse telle qu’elle est appliquée par René Laforgue), la critique thématique (la psychocritique et la critique thématique ont en commun l’idée qu’il y a une certaine présence de l’inconscient dans un texte littéraire). Pour ce qui est de la méthode concrète de lecture, elle prend comme modèle la méthode des associations libres que l’analyste emploie avec l’analysant au cours d’une cure psychanalytique. Le travail du critique avec les textes littéraires peut être divisé en quatre grandes étapes successives : tout d’abord il superpose plusieurs textes d’un même auteur (≈ méthode des 46 Traduit de l’anglais par Dominique Jean, Paris, Éditions du Seuil, 1981 (Édition originale, 1977). Nous citons de la traduction française, op. cit., p. 11. 48 Paris, José Corti, 1963. 47 26 passages parallèles), superposition qui fait ressortir plusieurs réseaux d’associations ou d’images. En second lieu, ces réseaux obsédants d’images vont dessiner des figures mythiques ou des situations dramatiques. En troisième lieu, une fois qu’il sera parvenu à « lire » ces dessins qui se cachent derrière les réseaux d’associations obsédantes, le critique pourra identifier le « mythe personnel », expression de la personnalité inconsciente de l’auteur dont il s’occupe. Quatrièmement, une fois qu’il a identifié ce « mythe personnel », le critique se penche sur la biographie de l’auteur, dans le but de contrôler la validité des résultats obtenus. Si les données biographiques contredisent le « mythe personnel » identifié par la superposition des textes d’un auteur, cela veut dire que les résultats sont faux, et qu’il faut recommencer le travail depuis sa première étape jusqu’à la quatrième. Charles Mauron applique à plusieurs reprises cette méthode de lecture à Baudelaire, en obtenant des résultats dont nous nous servirons de temps en temps par la suite dans le présent travail. Baudelaire nous réserve encore une fois une énorme surprise, en anticipant pour ainsi dire des éléments de la méthode de Charles Mauron. L’article sur Théodore de Banville, inclus dans la série de Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, offre un éclatant exemple d’une psychocritique avant la lettre : Je lis dans un critique : « Pour deviner l’âme d’un poète, ou du moins sa principale préoccupation, cherchons dans ses œuvres quel est le mot ou quels sont les mots qui s’y représentent avec le plus de fréquence. Le mot traduira l’obsession. »49 Le critique dont Baudelaire ne précise pas le nom est Sainte-Beuve, le champion du biographisme50. Après cette précision méthodologique, Baudelaire fait une tentative de lecture « psychocritique » de Banville. Il cherche dans les œuvres de celui-ci un mot qui par sa fréquente répétition semble traduire « un penchant naturel », équivalent de l’inconscient, et « un dessein déterminé », équivalent de l’intention consciente de l’auteur. S’il a la chance de le trouver, il aura le droit de conclure que ce mot peut servir à caractériser, mieux que tout autre, la nature du talent de Banville. Or, le mot qui se présente avec le plus de fréquence dans les poésies de Banville est le mot « lyre ». À partir de l’identification de cette « métaphore obsédante », Baudelaire analyse chez le poète qu’il aborde la conception de l’homme lyrique (« homme hyperbolique ») et la construction particulière du discours lyrique correspondant au type particulier d’homme que la poésie de Banville dépeint. Malheureusement, pour ce qui est du « contrôle biographique », Baudelaire le pratique très peu : on comprend que, s’il l’avait fait à 49 Théodore de Banville, ŒC II, p. 164. Cf. aux précisions que fait Claude Pichois dans les notes de la « Pléiade », ŒC II, p. 1157, cette citation est extraite de l’article de Sainte-Beuve sur Senancour, in Portraits contemporains, tome I, Didier, 1855, p. 116. 50 27 grande échelle, l’anticipation de la psychocritique aurait été trop parfaite. Paul-Laurent Assoun, auteur de plusieurs livres sur Freud, publie en 1989 un livre intitulé Le pervers et la femme. En abordant de grands textes de la littérature universelle, Assoun a été amené à postuler que très souvent là où l’auteur ou le héros de l’œuvre est un « pervers », le thème de l’œuvre est obligatoirement la femme51. Son parcours dans ce livre consiste donc à mettre en évidence et à interpréter les rapports qui unissent ces deux figures majeures de la littérature. Le livre comprend aussi une analyse consacrée à Baudelaire, le « Chapitre V », qui a comme titre « Le spleen baudelairien : misère maternelle et beauté de l’ange ». Dès les premières lignes, le psychanalyste définit clairement l’objet de son travail : il s’agit de prendre en compte chez Baudelaire deux thèmes, celui de la misère et celui de la beauté, qui sont étroitement liés. L’analyse visera la nature inconsciente du lien entre les deux thèmes. Cependant, Assoun veut se démarquer du travail trop banal et trop biographiquement linéaire entrepris par certains psychanalystes : Mais peut-être faut-il d’emblée écarter ce que cette enquête ne sera pas : il ne s’agit pas de produire une « psychanalyse de l’œuvre littéraire » en s’appuyant sur quelque théorie de la « personnalité » de Baudelaire. On cherchait dès lors à retrouver dans l’œuvre, ou dans quelques-unes de ses parties – ici : Spleen et idéal – quelque illustration ou « vérification » de ce qu’on croit pouvoir établir par ailleurs de la « personnalité » de « l’homme ». On établirait dès lors un lien de cause à effet entre le conflit réel et la fiction poétique, comme pour la démystifier. Nous partirons au contraire de l’œuvre elle-même, dans son travail de production propre, pour comprendre ce qui s’y signifie. Mais notre hypothèse est que ce travail de production poétique est inséparable du travail spécifique de l’inconscient auquel il donne en quelque sorte corps (ici : poétique).52 Paul-Laurent Assoun se dresse par conséquent contre l’établissement d’un lien causal entre un conflit psychologique réel et la fiction poétique. Il ne part pas de la vie de l’auteur pour ensuite éclairer les aspects de l’œuvre, mais il prend le chemin opposé, celui qui a comme point de départ l’œuvre. Ce chemin-ci le mène fatalement vers l’inconscient, et vers la manière dont les thèmes de la misère et de la beauté s’élaborent à ce niveau précis. Est-ce de l’inconscient de l’auteur qu’il s’agit ici ? Nous dirions oui, au risque d’aller à l’encontre de la volonté consciente exprimée par Paul-Laurent Assoun, parce qu’il cherche souvent la confirmation de ses thèses en s’appuyant sur des faits biographiques attestés par des lettres de Baudelaire. Et ceci, même s’il déclare que c’est l’œuvre qui donne tout leur poids à ces détails biographiques et à ces fragments 51 Dans le cas de Baudelaire, le rapport entre « le pervers et la femme » est particulièrement visible dans des ébauches de pièces comme La Fin de Don Juan ou L’Ivrogne. Mais il ne faut pas trop anticiper ! 52 Paul-Laurent Assoun, « Chapitre V. Le spleen baudelairien : misère maternelle et beauté de l’ange », in Le Pervers et la femme, Paris, Anthropos, coll. « Psychanalyse », 1989, pp. 89-90. 28 de correspondance, et non l’inverse53. Comme dans n’importe quelle étude freudienne orthodoxe, le psychanalyste ramène toute la tension entre l’œuvre et la vie à la relation amoureuse difficile de Baudelaire avec sa mère. Baudelaire, resté au « stade oral » de l’évolution psychique, assoiffé d’amour et de tendresse, est rejeté par sa mère, et c’est dans ce rejet qu’il faut chercher l’origine du thème de la misère et de l’échec. Les intuitions originales ne manquent cependant pas, même à l’intérieur de cette grille stricte : ainsi, Spleen et idéal apparaît comme un amalgame de poèmes écrits dans la langue de la Mère, mais contre la Mère. Le rejet du sujet par la Mère érige celui-ci en sujet poétique, en sujet qui peut manier le langage à son gré. Cette omniprésence de la Mère dans l’univers baudelairien ne peut pas être comprise sans l’absence du Père. L’aspect religieux du problème de la misère n’est pas négligé par le psychanalyste, et cela donne beaucoup d’ouverture à son discours critique. Trois religions sont invoquées dans ce sens, à savoir le manichéisme, le gnosticisme et le catholicisme, qui insistent sur la réalité du mal dans le monde. Le salut de la misère s’opère à travers une réflexion continue sur le Beau. Mais cette accession à la Beauté se fait elle-même par une traversée extrême de la misère, traversée qui – pour Baudelaire – a un nom bien précis : spleen. Après la très passionnante analyse de Baudelaire l’homme, il reste peu des déclarations d’intention de Paul-Laurent Assoun. D’une certaine manière – peut-être inconsciemment – il a aussi, comme d’autres psychanalystes freudiens, cherché dans l’œuvre ce qu’il a pu établir en ce qui concerne la personnalité de l’auteur. L’œuvre de Baudelaire, même si elle a été lue pour sa valeur littéraire et pour sa Beauté, a été aussi regardée comme la mise en scène des conflits psychiques inconscients de Baudelaire. Devant cette contradiction de la lecture pratiquée par Paul-Laurent Assoun, une question s’impose : la psychanalyse est-elle impropre à fournir une méthode pour lire l’œuvre séparément de l’auteur ? La réponse – qu’on devine très nuancée – ne peut pas être donnée tout de suite. Même si tous les critiques mentionnés ci-dessus se réclament de Freud et posent parfois en gardiens d’une orthodoxie freudienne, on peut mesurer à quel point leurs approches de Baudelaire sont différentes et semblables à la fois. Certaines approches ignorent complètement l’œuvre en tant que valeur littéraire, d’autres préfèrent de ne pas trop parler des conflits psychiques de l’homme. Mais, malgré ces choix méthodologiques, toutes ces lectures freudiennes butent contre deux écueils importants, étroitement liés l’un à l’autre : celui de la 53 Voir dans ce sens op. cit., p. 96. 29 sexualité et celui du déterminisme. En s’intéressant à cerner de près les figures de la sexualité dans un texte littéraire, elles sont amenées à s’interroger sur la sexualité de l’auteur, et, implicitement, à maintenir vivant le vieux déterminisme homme → œuvre, qui seul expliquerait certains aspects des textes de Baudelaire. 2.2.2. Psychanalyse existentielle En 1947, Baudelaire fait l’objet d’une lecture singulière qui ne cesse, depuis soixante ans, d’alimenter les polémiques, les discussions, les prises de position et les critiques parfois acides. Il s’agit d’une psychanalyse existentielle, entreprise par Jean-Paul Sartre pour servir d’introduction à une édition des écrits intimes de Baudelaire. Pourquoi une psychanalyse existentielle ? Parce que la méthode que Sartre applique à la lecture de Baudelaire reprend – au moins superficiellement – les procédés de la psychanalyse, mais en se basant sur un terrain philosophique bien précis qui est celui de l’existentialisme, défini dans L’Être et le Néant (1943). Si l’on prend cette tentative de psychanalyse existentielle dans son ensemble, on découvre que pour Sartre la compréhension de l’homme reste un outil (sinon l’outil) fondamental de compréhension de l’œuvre : au moins trois quarts du texte sont consacrés à la vie de Baudelaire, et un quart à l’analyse de la poésie comme écho de la vie (« l’objet qu’il produit n’est qu’une image de lui-même »54). Pour Sartre, comme pour le premier psychanalyste freudien, René Laforgue, la vie de Baudelaire est un échec. Cependant, pour l’existentialiste, à la différence des vrais psychanalystes, cet échec n’est pas celui d’une vie sexuelle normale, mais bien plutôt un échec de Baudelaire à être lui-même, authentique. La source de cet échec est dans la « fêlure » originelle de l’âme baudelairienne, provoquée par le remariage de Caroline Baudelaire avec Aupick. À partir de cette fêlure, cependant, c’est Baudelaire lui-même qui choisit le ratage, qui se met en position d’inadéquation constante par rapport à soi-même. Il se laisse envahir par le Mal, tout en optant de façon nette pour le Bien, un Bien bourgeois et chrétien qui est, en réalité, celui des autres. Ce qui surprend dans le choix de ce Bien, c’est que Baudelaire n’a jamais eu le courage de le mettre en doute, même s’il s’est parfois insurgé contre la morale bourgeoise rigide ressentie comme une contrainte. Selon Sartre, un Baudelaire authentique aurait eu le courage d’affronter l’existence, de créer soi-même son propre Bien, d’instituer une nouvelle échelle des valeurs selon un modèle nietzschéen. Le refus de l’authentique est décelé par Sartre dans toutes les manifestations du dandysme de Baudelaire, dans l’éloge du mensonge et de l’artifice, dans 54 Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Précédé d’une note de Michel Leiris, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1947, p. 221. 30 toutes les stratégies de mystification que le poète met en pratique et dans le culte des actes gratuits tel celui décrit par le poème en prose Le Mauvais Vitrier. Les pages de Sartre sur les mystifications auxquelles l’homme Baudelaire aime s’adonner nous seront très utiles dans la compréhension des formes de la théâtralité baudelairienne, bien que nous ne voyions pas dans ces mystifications seulement un refus prémédité de l’authentique. Après la lecture de son Baudelaire, on peut douter que la méthode de Sartre soit une psychanalyse. On pourrait la qualifier plus justement comme une brillante analyse psychologique, à cause de la permanente mise en relation des états affectifs de Baudelaire avec ses recherches poétiques. Pourquoi la méthode de lecture de Sartre n’est-elle pas une psychanalyse ? Parce qu’elle met en avant l’idée de « choix libre », conscient, qui déterminerait la destinée de l’homme et par là les thèmes et les structures de l’œuvre. Sartre lui-même distingue nettement la psychanalyse existentielle de la psychanalyse clinique déjà dans un chapitre de L’Être et le Néant, où il annonce son intention d’appliquer sa méthode à la littérature. En premier lieu, le philosophe refuse un des postulats de base de la psychanalyse freudienne : « La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l’inconscient : le fait psychique est, pour elle, co-exstensif à la conscience. »55 En deuxième lieu, puisque l’inconscient de type freudien est refusé, Sartre attribue à sa méthode d’interprétation de la littérature d’autres centres d’intérêt que ceux de la psychanalyse orthodoxe : Les conduites étudiées par cette psychanalyse ne seront pas seulement les rêves et les actes manqués, les obsessions et les névroses mais aussi et surtout les pensées de la veille, les actes réussis et adaptés, le style, etc.56 Dans les deux passages cités, l’élément qui distingue le plus clairement la psychanalyse existentielle de la psychanalyse freudienne est énoncé on ne peut plus clairement : la méthode de Sartre ne s’intéresse pas à une exploration de l’inconscient, mais surtout à une exploration de la conscience. Ce ne sont pas les rêves ou les actes manqués – miroirs de l’inconscient – qui l’intéressent, mais les actes réussis, les pensées conscientes, et tout ce qui porte l’empreinte d’une attitude délibérée. Dans son Baudelaire, Sartre ignore le présupposé principal de toute lecture psychanalytique : l’existence d’un inconscient de l’auteur qui marquerait le texte de son sceau. L’étude de Sartre a soulevé, au moment de sa publication, un véritable tollé. Des critiques d’orientations très diverses y ont répondu : Blanchot, Bataille et Georges Blin, dont Le Sadisme 55 Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p. 630. 56 Ibidem, p. 635. 31 de Baudelaire constitue aussi une réponse à l’interprétation sartrienne. Georges Bataille, dans un article intitulé « Baudelaire », repris dans La Littérature et le Mal (1957), va de manière claire à contre-courant de la position de Sartre. Pour Bataille, le Mal de la poésie et de l’œuvre baudelairienne est tout à fait réel, et constitue l’enjeu suprême du travail littéraire de Baudelaire. Même des critiques qui n’étaient pas de parfaits contemporains de la querelle (Louis Jourdain, Eva Kushner, A. Guyaux), ont éprouvé le besoin de reprendre la discussion de l’essai de Sartre. Quelques mois plus tard, toujours en 1947, une autre interprétation existentielle de Baudelaire, celle de Benjamin Fondane, captivait moins qu’elle n’aurait dû l’attention du monde littéraire. Le livre de ce juif roumain déporté de Paris à Auschwitz, Baudelaire et l’expérience du gouffre, achevé vers 1942, passait à peu près inaperçu, car, comme le montre Olivier SalazarFerrer, « tous les termes du problème » ont déjà été posés par Sartre57. Il est cependant à noter que, si les deux livres s’entrecroisent en effet sur plusieurs points importants, celui de Fondane met l’accent sur la brillante réussite poétique de l’auteur des Fleurs du mal et refuse de s’en tenir à un « échec » de Baudelaire (René Laforgue est d’ailleurs critiqué à maintes reprises) : « Nous avons pris pour objet d’étude une réussite, comment serait-elle un échec ? »58 Dans l’approche de Fondane, la biographie tient une place tout aussi grande que dans celle de Sartre : dans le Chapitre XI, le philosophe juif exprime de manière convaincante ses positions théoriques sur l’expérience affective, regardée comme « une révélation du réel, aussi légitime qu’une autre, aussi vraie que les autres »59, après quoi il entreprend dans les chapitres suivants une exploration de la vie de Baudelaire, à partir de ses lettres, dont les citations et les datations sont souvent erronées. 2.2.3. Lectures lacaniennes de Baudelaire. Textanalyse Si l’on prend maintenant en compte la façon dont les lacaniens psychanalysent Baudelaire, on peut observer des ressemblances et des différences par rapport aux autres psychanalyses déjà passées en revue. L’approche lacanienne ressemble aux lectures freudiennes de Baudelaire puisque Lacan se voulait un disciple de Freud et qu’il opérait un retour réflexif aux sources de la psychanalyse. Ainsi, les lectures lacaniennes n’ignorent jamais l’étude du complexe d’Œdipe ou l’analyse des manifestations de la sexualité d’un auteur. Elles diffèrent cependant des autres psychanalyses à cause d’un phénomène bien simple : dans sa tentative de concilier la 57 Olivier Salazar-Ferre, « D’un Baudelaire l’autre », in Une poétique du gouffre. Sur Baudelaire et l’expérience du gouffre de Benjamin Fondane, Actes du colloque de Cosenza, 30 septembre / 1-2 octobre 1999, Sous la direction de Monique Jutrin et Gisèle Vanhese, Rubbettino Editore, 2003, p. 286. 58 Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Pierre Seghers Éditeur, 1947, p. 339. 59 Ibid., p. 122. 32 psychanalyse avec le mouvement culturel dominant de son époque, à savoir le structuralisme, Lacan affirme que l’inconscient est « structuré comme un langage ». Les écrits des lacaniens se distinguent donc par une sensibilité marquée pour le travail du poète avec les phonèmes, les mots, les figures de style, ainsi que par des jeux de langage assez subtils et captivants. Par ces jeux de mots qui parsèment les études critiques d’orientation lacanienne, et qui constituent d’ailleurs un critère d’identification infaillible, le critique essaie de faire parler son inconscient en dialogue avec l’inconscient de l’auteur abordé. Dans les approches lacaniennes de Baudelaire, on remarque une tendance à affirmer la prééminence du texte par rapport au fait biographique, existentiel ; un article de Julia Kristeva illustre brillamment cette tendance60. Un critique, qui s’est beaucoup interrogé sur les relations entre psychanalyse et littérature, pousse à l’extrême – pas forcément de manière consciente – le type de lecture pratiqué par les lacaniens. Il s’agit de Jean Bellemin-Noël. Déjà dans un livre à titre révélateur, Vers l’inconscient du texte, publié en 1979, il se démarque nettement de la psychanalyse freudienne en considérant que, dans un texte, ce n’est pas l’inconscient de l’écrivain (complexe œdipien ou autre fantasme personnel) qui parlerait, mais que l’inconscient est la force qui informe l’écriture en tant que forme signifiante : Je ne me tiens pas quitte d’un « Œdipe inversé » ou d’une « structure obsessionnelle » trouvés dans un texte, je ne veux pas savoir, je veux voir, observer la façon dont cette poussée inconsciente produit (constitue et révèle) tel discours au(x) moment(s) où elle se produit (se fabrique et s’expose) en lui. C’est le travail de l’écriture dans un texte qui me paraît fascinant et donc la manière qu’y a l’inconscient d’informer une forme signifiante. L’aventure volée, violée, violente d’une parole contagieuse.61 Le critique veut voir, surprendre le moment où l’inconscient est en train de se faire, de s’exposer dans le processus de l’écriture, ce que, si l’on restait prudent, on pourrait aisément juger comme impossible. Après que le travail d’écriture a pris une telle place dans les conceptions du critique, il est évident que des glissements risqués peuvent s’y produire. Bellemin-Noël en vient à parler d’un inconscient du texte qui serait plus important pour le critique que l’inconscient personnel de l’auteur abordé, objet vague celui-ci, impossible à cerner. La conséquence d’une telle conception de l’inconscient est l’idée que la fiction littéraire se raconte, parle de soi, (presque) sans l’auteur. La relation critique n’est plus définie comme une relation à trois termes (auteur → œuvre → récepteur), mais comme relation à deux termes (œuvre → récepteur) : 60 « Baudelaire, ou de l’infini, du parfum et du punk », in Histoires d’amour, Paris, Denoël, coll. « L’infini », 1983, pp. 297-317. 61 Vers l’inconscient du texte, Paris, PUF, 1979, p. 200. 33 Si je dis par commodité : l’inconscient du texte peut être rapporté à un sujet inconscient du texte ; si je précise : le sujet créateur a disparu au profit de ce sujet fictif du discours auquel je prête ici et maintenant mon entendement ; si j’ajoute : le sujet de ma lecture, celui qui lit et que je suis – celui qui lis, donc – ne m’est pas entièrement présent et même ne pourra jamais l’être, en sorte que le sujet du texte n’est pas moins irréel, pas plus mythique que je ne suis et que n’a été l’écrivain – pourquoi va-t-on se récrier ?62 La méthode de lecture de Jean Bellemin-Noël devient une textanalyse qui affirme le parti pris conscient et constant de « lire sans l’écrivain »63. Le critique applique aussi cette méthode de lecture à l’auteur qui nous intéresse, dans « Deux Crépuscule du soir de Baudelaire »64 et dans « Charles Baudelaire. Petits Poèmes en prose. Mademoiselle Bistouri et la chirurgie des âmes »65. Au niveau de l’interprétation de texte, les articles de Bellemin-Noël sont impeccables. Par exemple, l’analyse appliquée aux deux Crépuscule du soir (l’un en vers, l’autre en prose) est magistralement conduite pour nous montrer à quel point la nuit fascine Baudelaire. Mais Bellemin-Noël lit dans cette fascination un trauma sexuel lié au remariage de Caroline Baudelaire avec Aupick. Que reste-t-il alors de la prétention de la textanalyse de « lire sans l’auteur » ? N’y a-t-il pas une coupure schizophrénique entre ce que le critique fait au cours de son analyse et ce qu’il déclare vouloir faire ? Lorsque le critique s’intéresse à un stade intermédiaire de la rédaction du poème en prose Le Crépuscule du soir, il explique son intérêt de la manière suivante : Pourquoi ce stade intermédiaire de la rédaction nous importe-t-il ? Ce n’est pas, on s’en doute, pour le plaisir d’évoquer la personne de l’auteur, d’interroger le texte comme s’il venait éclairer l’homme sous des angles inattendus et nouveaux ; pour la textanalyse seul compte l’intérêt de l’œuvre, c’est à elle, à son avenir chez un lecteur que doit concourir tout ce qui est mentionné dans l’écrit du critique.66 En tant que critiques, on ne doit donc pas s’efforcer de poser des questions sur la biographie de l’auteur et sur le rapport de celle-ci avec l’œuvre : « Il devrait nous suffire, donc, de nous accorder au texte pour fantasmer en sa compagnie, avec ses images, avec ses mots. »67 Cette mise entre parenthèses de la vie de l’auteur et l’abandon total au texte viennent en réalité d’un constat d’impuissance que le critique fait quelques lignes après : « Nous n’avons pas accès, ni espoir de l’avoir jamais, au mystère du cœur de l’artiste, nous devons nous contenter de sa mise 62 Ibidem, p. 196. Ibidem, p. 6. 64 In Interlignes. Essais de textanalyse, vol. 1, Presses Universitaires de Lille, « Objet », 1988, pp. 87-104. 65 In Interlignes. Essais de textanalyse, vol. 3, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, pp. 41-58. 66 « Deux Crépuscule du soir de Baudelaire », op. cit., p. 94. 67 « Charles Baudelaire. Petits Poèmes en prose. Mademoiselle Bistouri et la chirurgie des âmes », op. cit., p. 54. 63 34 en scène, ou plus exactement de sa mise en texte – bien suffisantes merveilles. »68 La textanalyse de Bellemin-Noël serait parfaite si elle pouvait être conséquente avec ses assises théoriques : en principe, le critique qui adopte cette méthode ne parle pas de l’auteur. Mais les deux études sur Baudelaire sont remplies de faits tirés de la… biographie du poète. Alors ? 2.2.4. La psychanalyse à l’épreuve de la diversité En dehors des critiques mentionnés, il y en a d’autres qui se servent de la psychanalyse avec beaucoup de liberté, en en reprenant certains aperçus, mais sans écraser les textes et les auteurs par une grille totalitaire de lecture (freudienne, lacanienne), de laquelle il ne faudrait sortir sous aucun prétexte (John E. Jackson, Pierre Laforgue, etc.). Bon nombre d’études essaient d’ouvrir les lectures baudelairiennes basées sur la psychanalyse à d’autres perspectives qui ne seraient pas forcément psychanalytiques. Cette conjugaison d’univers idéologiques n’a finalement d’autre résultat que de provoquer une prise de conscience de la richesse du texte baudelairien, qui échappe et transcende toute entreprise d’enfermement dans les cadres stricts d’un discours critique basé sur une méthodologie universaliste69. L’Américain Eugene W. Holland conjugue l’héritage de la psychanalyse avec l’héritage du marxisme et de Walter Benjamin pour lire Baudelaire, dans un livre daté de 1993, Baudelaire and Schizoanalysis. The Sociopoetics of Modernism70. Le critique s’intéresse à l’ensemble de l’œuvre de Baudelaire, mais surtout aux Fleurs du mal et au Spleen de Paris, à travers le concept de marché. Pour ce faire, il choisit de se référer aux réinterprétations que Gilles Deleuze et Félix Guattari proposent de l’Œdipe, mais aussi à la lecture que Walter Benjamin fait du statut du poète lyrique et du lyrisme « à l’apogée du capitalisme ». Holland situe à plusieurs reprises Baudelaire à la charnière de l’idéalisme romantique et du cynisme moderne, en établissant des parallèles fertiles entre l’évolution psychique du poète et l’évolution économique de son époque. Selon Holland ces parallèles peuvent être établies parce que la vie sociale à l’ère de « l’apogée du capitalisme » est marquée par la schizoïdie. Du point de vue de la rhétorique, Eugene W. Holland oppose en permanence la métonymie et la métaphore, opposition qui donne leur force aux Fleurs du mal, par le triomphe de la première, qui aurait tendance à miner les représentations métaphoriques. Dans l’approche schizoanalytique, le contexte socio-historique est en dernière 68 Idem, souligné par nous. Cette idée de « mise en scène » (ou de « mise en texte ») rejoint la conception starobinskienne de l’inconscient et nous semble utile pour la lecture générale de Baudelaire. 69 Sur les méthodologies universalistes, voir Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974. Caillois critique la psychanalyse en tant que « science infaillible » et donc « suspecte », parce qu’elle essaie d’apporter des réponses à toutes les questions à partir d’un même système, toujours invariable. Le marxisme y est critiqué aussi pour des raisons semblables. 70 Cambridge, Cambridge University Press, 1993. 35 analyse plus important que la psyché du poète. Le déterminisme qui est proposé vers la fin de l’ouvrage de Holland nous ramènerait vers l’époque du positivisme, ne serait-ce la position postmoderne que le critique adopte de manière programmatique : Thus the dispute that vexed some psychoanalytic criticism over the degree to which text features are to be attributed to writers’ conscious intentions or to unconscious compulsions is for schizoanalysis totally irrelevant, or at best simply “undecidable”. In this light, whether Baudelaire was “himself” psychotic or merely an acute observer of psychosis in others (or in himself) is beside the point. What matters is the registration of historical process, and questions as to the degree of consciousness or unconsciousness of an author simply do not arise. History provokes response in writing ; writing registers effects of history : they are recto and verso of the same process of registration. History is thus always related metonymically to a text in two different ways : both as its context (producing effects) and as its referent (produced in response), rather than just one or the other. In this respect, the metonymical concept of registration in schizoanalysis follows directly from the metonymical poetics of reference in Baudelaire’s poetry itself.71 La diversité des approches psychanalytiques de Baudelaire peut paraître étonnante : certaines se concentrent sur l’homme névrotique, d’autres sur le texte ou même sur le contexte sociohistorique. Mais pour la critique psychanalytique, tout comme pour la critique biographique, il y a des points de passage obligatoire, signes de la parenté entre les diverses tendances (freudienne, existentielle, lacanienne, textanalyse, schizoanalyse). Ainsi, dans chaque étude psychanalytique de Baudelaire, on aura presque fatalement une interprétation du premier poème de Spleen et Idéal, Bénédiction, qui dit le rejet violent de la mère et la malédiction du poète, ainsi qu’une analyse du rêve de la maison de prostitution, envoyé à Charles Asselineau le 13 mars 1856. Malgré des exagérations inévitables et des prétentions hégémoniques, la critique psychanalytique reste une leçon essentielle pour qui s’intéresse aux profondeurs déroutantes (de l’inconscient et de l’œuvre), et ceci explique son poids au cœur de notre argument. 3. Notre approche critique Nous avons passé en revue toutes ces diverses approches (biographiques, thématiques, psychanalytiques) parce qu’il a été nécessaire d’éclairer des tendances de la critique qui se sont préoccupées du rapport homme-œuvre, surtout que cela nous est utile à deux niveaux : à un niveau méthodologique et à un niveau plus proprement analytique. Notre méthode de lecture se nourrira souvent de ce que les critiques présents dans cette Introduction proposent, et leurs aperçus nous seront utiles pour mieux comprendre la série théâtralité-théâtre(s)-ébauches de 71 Ibidem, p. 262. 36 pièces chez Baudelaire. La méthode de lecture que nous avons l’intention d’appliquer – mibiographique, mi-psychanalytique, nourrie parfois de critique thématique – respectera scrupuleusement quelques principes : 3.1. Nous empruntons le premier à John E. Jackson qui l’énonce dans la Préface de son recueil d’essais Baudelaire sans fin, publié en 2005 : « ne pas chercher à lire Baudelaire contre lui-même »72. Dans l’univers particulier de nos recherches sur Baudelaire, ce principe est susceptible d’une double traduction : En premier lieu, Baudelaire fait toute une série de déclarations d’intention qui sont tout à fait lucides et conscientes. Dans l’interprétation des textes baudelairiens, nous nous proposons de ne jamais aller à l’encontre de ces déclarations d’intention. Comment procéderons-nous alors quand les déclarations relatives à un seul et même texte semblent se contredire, en vertu d’un droit que Baudelaire considérait essentiel pour l’humanité (« le droit de se contredire ») ? Tout d’abord, nous procéderons à un très attentif travail de contextualisation, à la suite duquel nous essayerons de voir si, dans la masse des déclarations d’intention il y a une direction dominante. Ainsi, lorsque nous lirons Les Fleurs du mal, nous mettrons attentivement en balance : d’un côté les déclarations qui font du livre un produit impersonnel, un jeu ou un masque, et d’un autre côté les déclarations qui font du livre une expression directe des mélancolies et des angoisses de l’auteur. En deuxième lieu, « ne pas chercher à lire Baudelaire contre lui-même » équivaut à ne pas lui appliquer une méthode de lecture qu’il aurait réprouvée ou qu’il n’aurait jamais appliquée à un poète ou à un peintre. Dans ce qui précède, nous avons passé en revue plusieurs positions critiques de Baudelaire, qui tournent toutes, à différents degrés, autour du déterminisme homme→œuvre. Ce déterminisme est, dans les écrits critiques de Baudelaire, extrêmement nuancé, comme nous le montrerons encore par la suite, lorsque nous analyserons l’étude sur Madame Bovary de Flaubert, L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, les articles sur Philibert Rouvière ou Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Nos interprétations des Fleurs du mal, des Paradis artificiels, du Spleen de Paris, des ébauches de pièces essaieront, dans la mesure du possible, de dialoguer avec les méthodes critiques employées par Baudelaire luimême, qu’elles soient biographiques ou anticipatrices des psychanalyses. 3.2. Aller « de l’homme hyperbolique au texte » dans l’architecture d’ensemble du présent travail, et – au niveau des analyses de détail – chaque fois que ce parcours peut être emprunté ! Ne se limiter à une simple analyse de l’œuvre, ou à des superpositions mauroniennes de textes, que lorsque la perspective homme → œuvre est impossible. 72 Baudelaire sans fin. Essais sur « Les Fleurs du Mal », Paris, José Corti, 2005, p. 16. 37 Ce deuxième principe a deux volets : - Dans la lecture des écrits baudelairiens, nous nous en tenons scrupuleusement à l’écoute du texte. Mais, comme ce moment premier de contact avec le texte littéraire ne peut jamais transparaître tel quel dans une analyse critique, nous n’insisterons pas trop là-dessus au cours de notre thèse. - Au contraire, dans l’interprétation, dans le travail de compréhension, après le premier contact avec le texte, nous partons toujours de l’homme vers l’œuvre (tout comme Ch. Asselineau, E. et J. Crépet, F. Porché, R. Poggenburg, Cl. Pichois, etc.). Pourquoi choisissonsnous d’aller dans ce sens plutôt que dans l’autre, de l’œuvre à l’homme (comme L. Bersani, P.-L. Assoun) ? Pourquoi ne pas fantasmer en compagnie du texte (comme Bellemin-Noël) ? Parce que le sens commun nous met en présence de deux vérités tellement incontestables, qu’elles en sont presque des truismes. La première vérité est que l’homme préexiste à l’œuvre. Avant d’avoir les ébauches de pièces, on a eu un jeune homme qui a vu plusieurs spectacles de théâtre, qui a aimé des actrices et des danseuses (Jeanne Duval, Marie Daubrun, Berthe, Mme Deschamps), ou qui a rêvé de gagner beaucoup d’argent pour payer ses dettes et mener une vie de luxe. La deuxième vérité est que – même si plusieurs âmes sommeillent à l’intérieur d’un seul corps, même si le moi est un « foyer de possibles »73 – il y a identité entre celui qui signe Les Fleurs du mal (donc qui assume la paternité de l’œuvre) et celui qui est obligé de se présenter devant la sixième Chambre correctionnelle du Tribunal de Paris pour répondre de l’accusation d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs. Quant à dire s’il y a identité entre cet auteur bafoué et le « je » du recueil de poésie, c’est une autre histoire… à préciser soigneusement par la suite. Dans ce cheminement qui va presque toujours de l’homme hyperbolique à l’œuvre, il va sans dire que nous prêtons une attention soutenue à chaque détail qui peut éclairer un aspect quelconque des textes, que ce soit la volonté consciente de l’auteur exprimée dans le texte même ou ailleurs, ou que ce soit le grouillement des pulsions dans l’inconscient. Pour ce qui est de l’inconscient, nous précisons que pour nous il est strictement personnel, non pas collectif comme pour Jung : nous parlerons donc toujours de l’inconscient de Baudelaire, même s’il fantasme sur les mêmes « archétypes » que ses contemporains. Nous nous éloignons aussi de la conception freudienne de l’inconscient, puisqu’il nous semble extrêmement réducteur de voir dans l’inconscient seulement un lieu des pulsions sexuelles. L’inconscient est, au contraire, un amalgame confus d’images, de désirs, d’idées, de mots, de joies, de souffrances, de souvenirs, 73 John E. Jackson, Baudelaire, Paris, Le livre de poche, 2001, p. 170. 38 d’obsessions sexuelles, de réminiscences littéraires, que le critique peut essayer de mettre à jour dans leur inextricable richesse, sur le modèle des analyses proposées par les critiques de l’école de Genève. Quant à Lacan, l’inconscient nous semble trop chaotique pour être structuré « comme un langage ». Le fait seul que l’inconscient parvienne à s’exprimer par et dans le langage n’autorise pas à lui conférer une structure qui, en dernière analyse, est parfaitement logique. Pour énoncer une banalité nécessaire, c’est plutôt la conscience – objet de l’intérêt de Sartre – qui est structurée « comme un langage ». Quant à l’inconscient du texte postulé par Bellemin-Noël, l’impossibilité de l’admettre nous semble évidente. Un texte peut avoir des profondeurs, des souterrains, des bas-fonds, des gouffres, mais il n’en a pas pour cela un inconscient. Le fait que les mots ont une histoire indépendante de l’auteur ne veut pas dire que le texte serait pourvu d’un inconscient, à l’instar de la psyché humaine. Pour comprendre Baudelaire, une attention soutenue aux déterminismes mis en évidence par la critique ne nous semblera jamais inutile. Tous les divers types de déterminisme peuvent nous apprendre quelque chose de valable sur Baudelaire et sur son œuvre, sur leur solidarité et sur leur interdépendance, qu’il s’agisse du déterminisme socio-économique, culturel, caractérologique ou psychologique. Pour ne pas être une pâle copie contemporaine de Sainte-Beuve, d’Hippolyte Taine ou de Gustave Lanson, nous aurons toujours en vue deux facteurs qui compliquent énormément le cheminement de l’homme à l’œuvre. Nous ne perdrons jamais de vue que l’homme dont nous partons pour arriver à l’œuvre a déjà une structure textuelle (textualisée). Baudelaire étant mort depuis belle lurette, l’homme qui constitue notre point de départ est celui des lettres, des journaux intimes, des témoignages laissés par ses contemporains, celui des photos de Nadar ou de Carjat, celui du portrait d’Émile Deroy, celui des autoportraits à la plume et à l’aquarelle, celui des biographies traditionnelles et des psychobiographies. Notre homme sera peut-être authentique, mais dans son être le papier aura remplacé pour une bonne part la chair et le souffle de vie. En ce qui concerne les lettres, par exemple, nous n’oublierons pas que, pour dire des émotions sans doute réelles, qu’il a vécues à tel ou tel moment de sa vie, Baudelaire, en tant qu’écrivain, a recours à des artifices. Sa mélancolie sera donc à la fois la bile noire qui dissout le cœur et la stratégie rhétorique employée pour dire la dissolution. Et cette stratégie rhétorique s’appuie maintes fois sur l’hyperbole, comme nous le montrerons à plusieurs reprises, de manière assez disséminée, à travers les trois parties et les divers chapitres et sous-chapitres. Nous pousserons encore plus loin une visée de ce type. Les faits de la vie de l’auteur influencent l’œuvre, mais le travail littéraire en train de se faire influence tout autant – sinon plus 39 – la vie de l’auteur74. En écrivant Les Fleurs du mal, Baudelaire transpose dans deux sens : il essaie de transcrire dans ses poèmes des émotions réellement éprouvées ou seulement imaginées, mais d’un autre côté il s’efforce de transposer dans sa vie certaines attitudes premièrement expérimentées (ou à expérimenter) dans la fiction poétique. Au moment où il décide d’écrire tel ou tel poème, il commence automatiquement à vivre sous le régime du comme si… 3.3. Chercher l’enfant ! La vocation d’un écrivain se manifeste très tôt – dans l’enfance ou dans l’adolescence –, par toutes sortes de signes symboliques, et le critique doit remonter jusqu’à l’origine de cette vocation pour comprendre toute l’évolution littéraire ultérieure de l’auteur. On peut, selon la méthode de Baudelaire, faire une « comparaison philosophique » entre les ouvrages d’un artiste mûr et l’état de son âme lorsqu’il était enfant, donc mettre en miroir l’œuvre et des témoignages sur des états d’âme. C’est un chemin qui pourrait parfois mener à la découverte de la vocation poétique. Mais un chemin qui paraît plus sûr pour le dévoilement de la vocation littéraire, c’est de remonter aux premiers contacts de l’enfant avec la littérature. Deux points nous semblent importants à élucider dans ce sens : le premier rapport du futur écrivain à un genre littéraire, genre qui deviendra une sorte de figure tutélaire de sa pratique scripturaire (pour Baudelaire, il s’agit du genre dramatique) ; et le rapport à la rhétorique, visible dans le travail sur une ou sur plusieurs figures de style qui hanteront sa vie et sa création. Pour ce qui est du premier point à élucider, le rapport primordial – conflictuel ou harmonieux – du futur auteur avec un des trois genres fondamentaux (lyrique, épique, dramatique), il faut dire que nous entendons par « genre » à la fois une organisation spécifique du discours littéraire, qu’une modalité dont l’être humain dispose d’assumer et de supporter la vie et le poids de l’univers75. Notre méthode de lecture, à l’instar de la psychanalyse existentielle, sera donc très attentive aux questions stylistiques et à l’organisation consciente du discours littéraire. 3.4. Se maintenir dans un dialogue permanent avec les autres critiques qui ont écrit sur Baudelaire ! Nous envisageons notre relation aux autres baudelairiens soit dans une adhésion totale, spontanée (comme pour les représentants de l’école de Genève), soit dans l’échange libre d’idées, jamais dans l’adoption aveugle d’une méthode de lecture ou d’une vision sur Baudelaire. Nous tenterons toujours de soumettre les acquis de la critique à un examen rigoureux, fait du point de vue de notre approche personnelle de Baudelaire, avant de les intégrer dans notre propre parcours critique. Pour donner un exemple dans ce sens, notre Baudelaire ne sera jamais celui 74 Pour les assises théoriques d’une telle perspective « inverse », voir les ouvrages de Pierre Bayard : Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Paris, Minuit, 2004 ; Demain est écrit, Paris, Minuit, 2005. 75 Voir la conception d’Ernest Bovet, citée par Gérard Genette dans Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979, pp. 6062. 40 qui a échoué : même s’il n’est jamais parvenu à mener à bien ses ébauches de pièces, Fusées, Mon cœur mis à nu ou Pauvre Belgique !, cela ne veut pas dire qu’il a échoué dans sa vie ou dans son effort d’être lui-même comme René Laforgue et Sartre prétendent le montrer. Les Fleurs du mal et Les Paradis artificiels sont là pour nous parler sans cesse d’un Baudelaire qui a réussi pour l’éternité, ou au moins tant que la langue française sera parlée ou comprise. Cependant, notre opposition à Sartre ne nous empêchera pas d’intégrer quelques-unes de ses brillantes idées sur la hantise du masque chez Baudelaire. Et maintenant, il est temps de vraiment commencer le parcours critique en trois cercles concentriques : théâtralité-théâtre(s)-ébauches de pièces. 41 THÉÂTRALITÉ : L’HOMME HYPERBOLIQUE 42 I. Théorie(s) de la théâtralité 1. Préambule Pour rendre plus facile l’accès à notre vision sur Baudelaire, il faut essayer d’expliquer brièvement la théâtralité et ses avatars. Une analyse linguistique du terme met en évidence le mécanisme de sa constitution. À partir d’un substantif (théâtre), par ajout successif de suffixes, on peut former tout d’abord un adjectif (théâtral) et, ensuite, un autre substantif (théâtralité). Si le premier substantif est très ancien (attesté déjà au XIIIème, cf. Le Petit Robert) ou l’adjectif assez ancien (attesté au XVIème, cf. toujours Le Petit Robert), le substantif formé au bout de la chaîne dérivative est attesté seulement vers le milieu du XXème, quand la langue semble avoir eu besoin d’exprimer, de circonscrire l’essence du théâtre. La lexicologie ne peut cependant pas, malheureusement, réduire à un schéma strict la multiplicité des contextes (linguistiques et sociaux) d’emploi d’un mot, et les ambiguïtés qui découlent de ces emplois : ainsi, puisque théâtral signifie, dans les dictionnaires, à la fois a. « ce qui est propre aux exigences du théâtre, de la scène », et b. « faux, joué ; antonymes naturel, spontané », la théâtralité, dérivée de théâtral, se charge, par le phénomène même de la dérivation, de ces ambiguïtés du lexème de base. « Théâtralité » signifierait donc à la fois a. qualité de ce qui est propre aux exigences du théâtre, de la scène, et b. fausseté, jeu, mensonge, masque, artifice, etc. Le substantif « théâtralité » apparaît donc relativement tard, et cette apparition a été précédée, au XIXème, par un emploi fréquent de l’adjectif « théâtral » dans les deux sens mentionnés, ce qui a ouvert la voie aux théories de la théâtralité élaborées au XXème siècle. Les plus importants des contemporains de Baudelaire font un emploi assez courant de l’adjectif « théâtral », qu’il s’agisse de Stendhal dans ses deux romans principaux, de Théophile Gautier dans Spirite, de Gustave Flaubert dans les textes de jeunesse ou dans L’Éducation sentimentale, de Sainte-Beuve dans son étude sur Salammbô, entre autres76. Baudelaire lui-même, en partisan fervent de l’artifice et du maquillage, emploie à plusieurs reprises l’adjectif « théâtral », à partir de L’Exposition universelle – 1855 – Beaux-Arts, jusqu’aux derniers textes publiés (Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, Le Peintre de la vie moderne). L’acception du terme chez Baudelaire est plutôt la deuxième (« faux, joué ; antonymes naturel, spontané »), mais chaque fois subsiste comme un souvenir de la première 76 Pour les références complètes de ces emplois, se reporter à la Bibliographie thématique. 43 acception, de l’acception de base du terme. Cette ambiguïté fait que Baudelaire l’applique à la fois à des situations de la vie courante, et à des « situations » esthétiques pour reprendre un terme sartrien. Un premier exemple que nous pourrions donner concerne une situation de la vie courante. Les Paradis artificiels viennent de paraître et la deuxième édition des Fleurs du mal est en train d’être réalisée, ce qui provoque une correspondance assidue entre Poulet-Malassis et le poète. Le premier livre doit être vendu efficacement, tandis que le deuxième doit être composé de façon à s’imprimer encore plus dans la mémoire du public. Les questions littéraires sont imbriquées, comme il arrive souvent dans les lettres baudelairiennes, dans des histoires financières inextricables. Cependant, pour que ces affaires compliquées (littérature + argent) se résolvent, Baudelaire doit négocier et lutter non seulement avec son éditeur, mais aussi avec les collaborateurs de celui-ci. Un d’eux, René Pincebourde, premier commis de la librairie Malassis et futur éditeur77, fait des discours ronflants qui amusent beaucoup Baudelaire : Si Pincebourde m’avait expliqué ces choses à temps, il n’y aurait peut-être pas eu d’échec. Il m’a parlé de son congé. J’étais obligé de le voir, ce matin, parce que j’avais, à ce qu’il paraît, déposé plus d’argent qu’il ne fallait pour le dernier billet. Cette phrase théâtrale est sortie de sa bouche : « Après avoir passé ici les trois plus belles années de ma vie… » Tout de suite, un contre-Pincebourde s’est dressé dans ma tête, qui, dans la librairie Malassis, aurait passé ces trois années dans les jouissances frénétiques d’une existence orageuse.78 Le passage cité de la lettre à Poulet-Malassis est fortement expressif. On voit Baudelaire en face de Pincebourde, en train d’écouter avec une déférence bien jouée une « phrase théâtrale » que celui-ci débite. « Phrase théâtrale » peut avoir une multitude de significations : tout d’abord « phrase prononcée comme au théâtre », ensuite « phrase qui n’allait pas bien avec le contexte », ou bien « phrase qui était fausse, grandiloquente, creuse ». Cette « phrase théâtrale » de Pincebourde oblige Baudelaire de prendre une distance par rapport à ce que lui dit son interlocuteur, et à se l’imaginer tout différent. Ainsi, René Pincebourde, de bourgeois sobre et rangé qu’il était, devient dans l’imagination de Baudelaire un bohème qui aurait passé trois années à la librairie Malassis « dans les jouissances frénétiques d’une existence orageuse ». On voit dans la lettre à Poulet-Malassis comment une « phrase théâtrale » peut mettre en marche tout un processus imaginatif. Un deuxième exemple concerne une « situation » esthétique. En regardant les dessins et les 77 C’est dans la maison d’édition de René Pincebourde que paraît, en 1872, par les soins d’Asselineau, Charles Cousin et Spoelberch de Lovenjoul le recueil Charles Baudelaire, Souvenirs – Correspondances Bibliographie suivie de pièces inédites. 78 COR II, p. 82, lettre du 18 août 1860. 44 aquarelles de Constantin Guys, surtout ceux qui représentent des loges de théâtre, Baudelaire a la même sensation qu’en entendant la phrase prononcée par Pincebourde. De belles femmes posant devant les hommes qui les regardent avec convoitise remplissent les loges. Par leur pose, elles essaient de contrefaire ce qui se passe sur la scène. « Elles ont l’éventail aux dents, l’œil vague ou fixe ; elles sont théâtrales et solennelles comme le drame ou l’opéra qu’elles font semblant d’écouter. »79 La loge dessinée ou peinte par Guys est un miroir de la scène de théâtre ou d’opéra, ce qui peut donner à penser que l’art du « peintre de la vie moderne » n’est pas en premier lieu « réaliste », mais « théâtral » : nous reviendrons là-dessus ! Figure 1 « Elles ont l’éventail aux dents, l’œil vague ou fixe ; elles sont théâtrales et solennelles comme le drame ou l’opéra qu’elles font semblant d’écouter. », Constantin Guys, La Loge, s. d., Huile sur toile, Vienne, Graphische Sammlung der Albertina, image reproduite de http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:ConstantinErnest-Adolphe-Hyacinthe_Guys_001.jpg On voit que l’adjectif « théâtral », tel qu’il est employé au XIXème siècle, peut présenter une multitude de significations et qu’il est très ambigu, se situant souvent entre l’existentiel et l’esthétique. Il en est de même pour le substantif créé à partir de cet adjectif : « théâtralité ». L’ambiguïté (situation existentielle / situation esthétique) se retrouve dans toutes les tentatives faites au cours du XXème siècle afin de proposer une théorie de la théâtralité. 79 ŒC II, p. 718. 45 2. Théories existentielles Une première étape d’évolution du concept de « théâtralité » se consume au début du XXème siècle, autour du mouvement russe du Théâtre d’Art, au moment où la représentation, écrasée par les prestiges du trop de réalisme, cherche une voie vers soi-même, vers son essence, vers sa pureté, vers ce qu’il y a en elle d’irréductible aux mécanismes de représentation d’autres arts ou au vocabulaire appauvrissant de la réalité. Le premier grand et systématique théoricien de la théâtralité est Nicolas Evreïnoff, qui véhicule le concept dans plusieurs ouvrages aujourd’hui peu connus ou peu cités : notamment Apologie de la théâtralité (1908) et Le Théâtre dans la vie (1930)80. C’est le deuxième ouvrage, Le Théâtre dans la vie, publié directement en français (comprimé de trois volumes publiés en 1915, 1916, 1917, intitulés Le Théâtre pour soi), qui nous intéresse tout particulièrement. L’écriture du Théâtre dans la vie, dilettante, esthétisante et théâtrale, est un perpétuel hymne à la gloire du dieu Théâtrarque, qu’Evreïnoff invente de toutes pièces à la seule fin de le vénérer. L’esthétique du théâtre exposée dans ce livre se fonde sur plusieurs noms qui reviennent obsessivement : Shakespeare (Comme il vous plaira), Lope de Vega, Calderón (theatrum mundi), Napoléon, Baudelaire (Evreïnoff cite le poème en prose L’Étranger), Nietzsche, Oscar Wilde, Freud. L’air baudelairien de l’esthétique de Nicolas Evreïnoff n’échappe pas au lecteur averti, qui retrouve les grands thèmes traités magnifiquement par Baudelaire : le dandysme, l’esprit aristocratique, l’horreur de la vulgarité, le maquillage, l’artifice et l’anti-naturalisme (Evreïnoff critique Rousseau à l’instar de l’auteur des Fleurs du mal). Dans une description « théâtrale » des rues de Tanger (chapitre « Mon théâtre favori ») on a l’impression de lire un Delacroix tel que Baudelaire le présente dans ses Salons. Pour Evreïnoff, la plupart des êtres vivants, qu’il s’agisse de l’homme ou de beaucoup d’animaux, sont caractérisés par une faculté de jouer, de se donner en spectacle devant les autres. Chez les bêtes, la faculté de se donner en spectacle est très forte pendant les périodes d’accouplement : Evreïnoff y voit des formes embryonnaires de théâtre. Cette « théâtralité » fortement enracinée dans les êtres vivants est, pour l’essayiste, tout aussi puissante que la faim ou que l’instinct sexuel. De même, elle est « pré-esthétique », ce qui veut dire que la 80 Voici d’autres titres d’ouvrages et d’articles d’Evreïnoff, que nous n’incluons pas dans notre bibliographie, ne les ayant pas consultés et les tenant d’une source interposée : Sur la théâtralité d’Oscar Wilde, 1915 ; Le démon de la théâtralité. Léonid Andreïeff et le problème de la théâtralité dans la vie, 1922 ; Le Poète théâtralisant la vie, Moscou, 1922 ; Le Théâtre chez les animaux, Leningrad, 1924. Pour une bonne compréhension de l’activité de cet inégalable théoricien et praticien du théâtre, voir Gérard Abensour (textes recueillis par), Nicolas Evreinov, l’apôtre russe de la théâtralité, Revue des Études Slaves, tome 53, Paris, 1981 ; Sharon Marie Carnicke, The Theatrical Instinct: Nikolai Evreinov and the Russian Theatre of the Early Twentieth Century, New York, Peter Lang Publishing, 1989. 46 « théâtralité » a existé bien avant que le théâtre en tant que représentation sur scène ne voie le jour. Bien que les idées d’Evreïnoff soient séduisantes, l’argumentation n’est pas toujours très convaincante, comme on peut le voir dans le passage suivant, où dans la dernière phrase, l’essayiste tire une conclusion qui défie les règles de la logique : La théâtralité est pré-esthétique, c’est-à-dire plus primitive, et d’un caractère plus fondamental que notre sens esthétique. Il serait ridicule de parler de l’esthétique d’un sauvage ; on ne saurait concevoir, en effet, un sauvage jouissant de « la beauté pour la beauté ». Mais il possède certainement le sens de la théâtralité et, par conséquent, l’art théâtral est essentiellement différent de tous les autres arts.81 L’homme primitif ne connaît pas la jouissance esthétique, mais il a l’instinct de jouer, de se donner en spectacle, de s’imaginer soi-même différent, autre. Il a « le sens de la théâtralité », à partir duquel peut commencer son aventure culturelle. C’est justement ce « sens de la théâtralité » qui permet à l’homme primitif de sortir de lui-même, de concevoir des dieux et de s’incliner devant eux. De nouveau, l’écriture du passage est captivante, mais la logique reste assez défectueuse : C’est seulement en fonction de sa capacité de théâtralisation de la vie que l’homme primitif s’inclina pour la première fois devant Dieu, ou devant les dieux. Avant de croire aux dieux, l’homme dut d’abord acquérir le talent de concevoir ces dieux, de les personnifier comme un dramaturge personnifie des idées, des sentiments ou des passions. Sans ce don de transfiguration, de création imaginaire de choses et d’êtres qui ne peuvent pas être vus sur cette terre, l’homme n’aurait pas de religion.82 Il va sans dire que pour Evreïnoff la théâtralité peut être présente partout : dans les rituels religieux, dans les rues de Tanger, dans l’intimité d’une chambre où quelqu’un se regarde dans un miroir, aussi bien que sur une scène où l’on jouerait Hamlet83. La conception d’une théâtralité universellement répandue sur la terre en dehors du théâtre et qui serait à la base de l’existence humaine oblige Evreïnoff à penser la représentation sur scène dans la perspective d’un 81 Nicolas, Le Théâtre dans la vie, Cinquième édition, Paris, Librairie Stock, Delamain et Boutelleau, 7 rue du Vieux-Colombier, 1930, p. 24. 82 Ibidem, p. 31. Une idée semblable apparaît dans L’Expérience intérieure (1943) de Georges Bataille qui affirme qu’« en toute religion la dramatisation est essentielle », voir L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, « Tel », 2001, p. 23. Dans cet ouvrage, Bataille emploie les termes « dramatisation » et « dramatiser » là où Evreïnoff dirait « théâtralité » et « théâtraliser ». Comme une curiosité, soulignons que Baudelaire emploie lui aussi le mot « dramatisation » dans Pauvre Belgique !, comme on le verra par la suite. 83 Baudelaire aussi voit du « théâtral » en dehors du théâtre. Ainsi, dans Le Peintre de la vie moderne, XIII « Les Voitures », ŒC II, p. 723, il parle de « rives théâtrales du Bosphore », ce qui nous renvoie à la description qu’Evreïnoff fait des rues de Tanger. Il semble que, pour eux, l’Orient soit particulièrement théâtral. Dans l’étude sur Marceline Desbordes-Valmore, en comparant la poésie de celle-ci à un jardin anglais, romantique et romanesque, Baudelaire affirme que l’on n’y retrouve pas « le pittoresque vaste et théâtral de la savante Italie, qui connaît si bien l’art d’édifier des jardins », ŒC II, p. 148. De même que pour Baudelaire et Evreïnoff, pour Georges Bataille la « dramatisation » est envisageable en dehors du théâtre, et la « méthode dramatique » constitue la meilleure méthode de perfectionnement intérieur de l’homme. 47 conventionnalisme qui n’a rien à voir avec le réalisme promu par Stanislavski : Tout, au théâtre, est conventionnel : dites il n’y a pas de quatrième mur sur la scène et vous admettrez par cela même que tout y doit être montré sous un jour particulier, celui de la théâtralité. […] Ce quelque chose de « non-naturel » doit être persuasif, plein de vérité, plein d’une nouvelle vérité triomphante et qui n’a rien à voir avec ce que nous appelons « vérité » derrière un comptoir de pharmacie, dans une banque, ou dans le cabinet d’un avocat.84 Les idées d’Evreïnoff sur la théâtralité comme essence et de la vie, et de l’art du théâtre, ses propositions de rénovation du théâtre par un plus de théâtralité, c’est-à-dire par un plus de conventionnalisme (dans la mise en scène, les décors, le jeu des acteurs, la conduite des spectateurs), scandalisent Stanislavski, partisan d’un théâtre qui soit un miroir fidèle et parfait de la vie réelle, repose sur la vérité psychologique de l’âme humaine et ne fasse pas de place à l’histrionisme. Dans son Histoire du théâtre russe, Evreïnoff raconte qu’en 1910, chez l’historien du théâtre Driesen, il a provoqué son grand rival à dire carrément « ce qu’il pensait de l’instinct de théâtralité, instinct auquel nous sommes redevables de la création de tous les théâtres qui existent dans le monde »85. Stanislavski a donné à cette attaque une réponse en guise de diatribe, dans laquelle il a évoqué les idées les plus éculées sur la théâtralité (les ouvreurs de loges en livrée rouge, les tapis recouvrant les couloirs du parterre, le pathos, la déclamation), finissant par crier que « le jour où la “théâtralité” entrerait dans le théâtre serait le jour où il le quitterait »86. « La théâtralité est un mal avec lequel on ne saurait se réconcilier », déclare par la suite Stanislavski, en 1911, s’opposant de manière tranchante à Evreïnoff87. Toujours dans l’Histoire du théâtre russe, Evreïnoff soumet les convictions de Stanislavski à une critique serrée, montrant que le pionnier du Théâtre d’Art n’a pas toujours été en adéquation avec ses théories et qu’il a réussi à révolutionner en profondeur l’art de jouer sur scène seulement dans la mesure où il s’est contredit lui-même. La réaction négative et la circonspection vis-à-vis de la théâtralité, telle qu’elle est définie alors, semblent universelles dans la première moitié du XXème siècle : Edward Gordon Craig – qui a travaillé avec Stanislavski sur une légendaire mise en scène d’Hamlet entre 1908-1912, où les deux régisseurs n’ont pas toujours réussi à se mettre d’accord sur les détails, la vision de l’Anglais étant plus allégorisante que celle, réaliste, du Russe – Craig critique aussi, au nom de l’origine purement esthétique du théâtre, la dimension existentielle de la théâtralité evreïnoffienne. Evreïnoff ne reste pas sans réplique : dans sa mise en scène de L’Inspecteur gouvernemental (Sankt-Petersbourg, 1910), il a parodié l’esthétique de quelques très importants 84 Nicolas Evreïnoff, op. cit., p. 153. Nicolas Evreïnoff, Histoire du théâtre russe, Paris, Le Chêne, 1947, p. 309. 86 Nicolas Evreïnoff, Le Théâtre dans la vie, op. cit., p. 153. 85 48 metteurs en scène contemporains, dont Stanislavski, Craig, Max Reinhardt. Comme Stanislavski, et c’est là ce qui a prêté à la parodie, Craig voulait chasser du théâtre les emportements, la fausseté, les émotions qui faisaient que le jeu de l’acteur ne pouvait pas être un art, l’humain devant être remplacé par une Sur-Marionnette (voir un célèbre article de 1907, « L’Acteur et la Sur-Marionnette »). L’auteur dramatique, les musiciens, les costumiers, les décorateurs devaient être, pour Craig, entièrement soumis au metteur en scène, seul homme de théâtre véritable, capable de construire une représentation sans le secours des didascalies – importantes à la lecture, mais inutiles pour la mise en espace de la pièce88. Malgré son attitude, faite surtout d’exclusions, après avoir assisté aux contre-sens suscités par ses opinions, Craig déclaré n’avoir pas voulu chasser du théâtre quoi que ce soit, hormis « le non-dramatique », c’est-à-dire le nonthéâtral, dans les termes d’Evreïnoff89. Il y a là cependant un paradoxe qu’Evreïnoff ne manque pas de souligner avec orgueil : la plupart des hommes de théâtre critiquent ses aperçus, non sans se servir dans leur pratique des ressources qu’un plus de théâtralité offre au théâtre. Taïroff, parle, après s’être opposé lui aussi à Evreïnoff, d’un besoin de « théâtralisation du théâtre »90, et Stanislavski commence, après 1911, à faire part, dans ses productions, à la conscience du conventionnalisme inhérent à l’art dramatique et à toute représentation scénique (ceci s’expliquerait aussi bien par le fait qu’au Théâtre d’Art on avait monté des pièces hautement symboliques, telles Le Drame de la vie de Knut Hamsun, La Vie de l’homme de Léonide Andreïev, L’Oiseau bleu de Maurice Maeterlinck). Un autre nom qu’il faudrait citer quand nous parlons du débat russe entre réalisme et conventionnalisme, entre naturalisme et théâtralité, est celui de Vsévolod Meyerhold qu’on oppose aussi d’habitude à Stanislavski91. À la différence d’Evreïnoff, qui est plutôt le théoricien de la théâtralité, Meyerhold conçoit toutes ses mises en scène en fonction de cette qualité ineffable du théâtre, qu’il ne théorise pas de manière trop étendue. Dans une première étape de sa carrière de metteur en scène, antérieure à la révolution d’octobre, Meyerhold, esthète par excellence, est attiré par le théâtre de la Renaissance, par le théâtre baroque, ainsi que par le théâtre symboliste (Maeterlinck), et réalise des spectacles où lumières et couleurs chatoyantes font grand effet sur le public. Ce qui l’attire dans ce genre de théâtre, c’est ce qu’Evreïnoff 87 Apud Nicolas Evreïnoff, Le Théâtre dans la vie, op. cit., p. 156. Voir, dans ce sens, de Craig, « De l’art du théâtre. Premier dialogue entre un homme de métier et un amateur de théâtre » (1905), in De l’art du théâtre, pp. 137-159. 89 Encyclopédie du théâtre contemporain, Dirigée par Gilles Quéant avec la collaboration de Frédérick Towarnicki, Volume I, 1850-1914, Paris, « Les Publications de France », 1957, p. 68. 90 Apud Nicolas Evreïnoff, Le Théâtre dans la vie, op. cit., p. 158. 91 Stanislavski est pour Meyerhold, tour à tour, le maître vénéré et l’homme le plus apte à être critiqué à propos de sa 88 49 définit à la même époque, la « théâtralité pure »92. En général, tout ce que Meyerhold écrit sur la théâtralité se résume à des allusions, ou à des considérations qui vont parfois jusqu’à constituer une phrase entière93. Un seul article, « La Baraque de foire » (1910) semble déroger à cette règle et nous donner à voir, dans une plus large mesure, ce que le praticien entend en théorie par théâtralité94. L’article constitue une réponse de Meyerhold au décorateur Alexandre Benois, qui vient de le traiter de « cabotin ». Or, « les origines du théâtre se placent à l’époque où s’épanouit le cabotinage »95. Vu ces origines, le théâtre ne peut pas se passer du cabotin et du cabotinage, qu’on peut mettre en relation avec son essence même, éternelle, immuable, ainsi qu’avec son évolution future : Peut-être en a-t-il toujours été ainsi : sans cabotin, pas de théâtre et, inversement, le théâtre qui abdique les lois essentielles de la théâtralité, peut se passer du cabotin. […] Je suis certain que les reconstructions de l’ancien théâtre entraîneront le culte du cabotinage et aideront l’acteur contemporain à se tourner vers les lois fondamentales de la théâtralité.96 Le théâtre qui aura renoncé à son essence irréductible, à sa « théâtralité », peut se passer du cabotin et du cabotinage : il se desséchera et les spectateurs iront sans plaisir voir des mises en scène sans feu et sans valeur. C’est seulement par une reconstruction de l’ancien théâtre que le théâtre contemporain de Meyerhold peut être sauvé. Cette reconstruction aidera les acteurs à comprendre la valeur du cabotinage et « à se tourner vers les lois essentielles de la théâtralité ». Il va sans dire que la mise en relation de la théâtralité et du cabotinage est fertile pour une lecture de Baudelaire, qui a souvent été vu par ses contemporains comme un cabotin. Jules Vallès par exemple, dans un des articles les plus subtilement venimeux sur Baudelaire, publié en 1867, affirme : « Il y avait en lui du prêtre, de la vieille femme et du cabotin. C’était surtout un cabotin. »97 3. Théories sémiotiques Si la théâtralité ne s’en sort pas très clairement définie de la querelle qui opposait les Russes autour des binômes vie / théâtre, réalité / conventionnalisme, cela n’empêche pas les poétique naturaliste et psychologisante. 92 Article « Don Juan de Molière » (1910), in Vsévolod Meyerhold, Le théâtre théâtral, Traduction et présentation de Nina Gourfinkel, Paris, Gallimard, « Pratique du théâtre », 1963, p. 83. 93 Voir aussi op. cit., l’article « Classe de Vs. Meyerhold. Technique des mouvements scéniques », p. 121. 94 La Baraque de foire est, en tout premier lieu, le titre d’une pièce d’Alexandre Blok, montée par Meyerhold en 1906. 95 Vsévolod Meyerhold, op. cit., p. 100. 96 Ibidem, pp. 99-101. 97 W. T. Bandy & Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, op. cit., p. 162. 50 sémioticiens de la deuxième moitié du XXème siècle de reprendre le concept, d’essayer de le redéfinir, de le raffiner et de s’en servir dans leurs études sur le théâtre, dans une deuxième étape d’évolution du débat sur la théâtralité. Le point de départ de toutes les tentatives de définition sémiotique de la théâtralité est constitué par un texte de Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », publié en 1954 en tant que préface à la section Théâtre des Œuvres complètes de Baudelaire parues dans la collection « Club du meilleur livre ». En 1954, le théâtre baudelairien était le seul territoire quasiment inexploré, le seul territoire susceptible d’offrir aux critiques littéraires la possibilité d’être à l’avant-garde des lectures de Baudelaire : voilà qui explique, sans doute, en partie le choix de Barthes. Dès le début de son texte, Barthes rappelle les titres des quatre projets de pièces principaux de Baudelaire (Idéolus, La Fin de Don Juan, L’Ivrogne, Le Marquis du Ier Housards), en disant qu’il n’est pas intéressé d’y lire ce qui aurait pu être, mais seulement ce qui est. En d’autres mots, dans les ébauches de pièces de Baudelaire, le critique n’est pas du tout intéressé par la virtualité, mais par l’échec. Barthes émet une thèse très intéressante : Baudelaire dissémine des éléments spécifiques au théâtre dans presque tous ses autres écrits, tandis qu’il remplit ses quatre projets de pièces d’éléments poétiques ou romanesques, en leur interdisant pour toujours l’accès à la scène. Les éléments spécifiques au théâtre présents dans les textes lyriques ou critiques de Baudelaire sont réunis par Roland Barthes dans le concept de « théâtralité », qu’il définit ainsi : Une notion est nécessaire à l’intelligence du théâtre baudelairien, c’est celle de théâtralité. Qu’est-ce que la théâtralité ? c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur. Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre, elle est une donnée de création, non de réalisation. Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante, chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations ; la parole fuse aussitôt en substances. Une chose frappe au contraire dans les trois scénarios de Baudelaire que nous connaissons (j’accorde peu de crédit à Idéolus, œuvre à peine baudelairienne) : ce sont des scénarios purement narratifs, la théâtralité, même virtuelle, y est très faible.98 À commencer par l’article de Roland Barthes, la théâtralité n’est presque plus envisagée comme une donnée existentielle, mais surtout comme un phénomène esthétique : à la différence d’Evreïnoff, pour Barthes tout se joue sur la scène, et il n’est pas question de théâtralité en dehors du théâtre. Si dans un premier temps la théâtralité est définie comme « théâtre moins le 98 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », in Œuvres complètes, Tome I (1942-1965), Édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 1993, pp. 1194-1195. 51 texte », dans un deuxième temps elle apparaît comme un « langage extérieur » à la pièce et qui serait composé de gestes, tons, distances, substances, lumières. Mais Barthes complique le problème en affirmant – dans une sorte de contradiction fertile avec soi-même – que la théâtralité doit être présente dans un texte de théâtre « dès le premier germe écrit », qu’elle est « une donnée de création, non de réalisation ». Par conséquent, dès qu’un dramaturge se met à écrire une pièce, la théâtralité doit surgir dans le processus de création, dans l’écriture, dans le texte. Ceci fait que le grand théâtre – et celui de Baudelaire n’en est pas un ! – ne peut pas être conçu « sans théâtralité dévorante ». Dans la suite des réflexions de Roland Barthes – par rapport auxquelles il prend ses distances –, Michel Bernard essaie, en 1976, de définir la théâtralité en la regardant à travers le statut du corps de l’acteur, à la fois chair et apparence spectaculaire, et à travers le rapport d’échange perpétuel du corps et du langage, et des corps entre eux, qui caractérise toute mise en scène d’une pièce de théâtre : La théâtralité, à nos yeux, est, en effet, ce qui, dans un même mouvement, double et différencie corporellement le langage jusqu’à le contredire et creuse, dualise, spécularise le corps […] pour faire le lit de la binarité signifiante de la parole qui s’y loge, le remplit et ainsi l’unifie. Nous croyons, en ce sens, devoir corriger la définition proposée par Barthes dans la mesure même où, loin d’en être exclue, la textualité, par son seul procès du sémiotique et du symbolique, est déjà, comme l’a bien vu J. Kristeva et analysé Stephen Heath, un théâtre. […] La théâtralité désigne, par conséquent, la connivence qu’introduit entre le corps et le langage l’ordonnancement ou mieux la disponibilité des structures ex-pressives du corps créées par transvocalisation aux exigences impérieuses du pouvoir signifiant.99 Bien qu’inspirée par Barthes, cette définition de la théâtralité reste assez singulière, et c’est pour son étrangeté que nous la citons. La plupart des critiques nourris de sémiologie semblent ignorer la corporéité du personnage et de l’acteur, et regarder la théâtralité comme une simple et banale « spécificité du langage théâtral ». L’originalité de la définition de Michel Bernard consiste dans « l’interférence vocale du corps et du langage et a fortiori des corps entre eux » qui est posée à la base de la théâtralité100. Patrice Pavis, dans un livre Voix et images de la scène. Essais de sémiologie théâtrale (1982), remarque un parallélisme intéressant : au moment où la littérature se met à la recherche de son essence (littérarité), le théâtre le fait aussi, par les tentatives d’Evreïnoff : La théorie du théâtre se démarque difficilement de l’esthétique ; elle s’efforce de trouver une théorisation non normative des phénomènes théâtraux. Suivant l’exemple de la théorie littéraire 99 Michel Bernard, L’Expression du corps. Recherches sur les fondements de la théâtralité, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1976, pp. 388-389. 100 Ibidem, p. 392. 52 ou littérarité (Jakobson), la théorie du théâtre s’intéresse à la théâtralité, c’est-à-dire aux propriétés esthétiquement spécifiques de la scène.101 Mais la définition de la théâtralité comme essence du théâtre et comme « propriétés esthétiquement spécifiques de la scène » n’est qu’un cliché qui sonne creux. Le fait est que le critique lui-même, en essayant de circonscrire ce qui est irréductible dans le théâtre, reconnaît la difficulté des métaphores (= clichés) à couvrir de façon satisfaisante la réalité : La « spécificité » du théâtre, le « langage théâtral », l’« écriture scénique », la « théâtralité » restent des métaphores brillant plus par la perspective d’une découverte que par leur contenu actuel. Patrice Pavis essaie pourtant de circonscrire une « spécificité » du théâtre, qui est constituée, dans le cas du théâtre parlé par une « présence simultanée » de deux éléments distincts mais convergents, « de la textualité et de l’iconicité, c’est à dire de l’arbitraire linguistique et de l’iconique scénique ». En des termes moins abscons, ce qui fait la spécificité du théâtre, c’est la présence simultanée – sur la scène, bien entendu – du texte et de l’image qui agissent ensemble sur l’imagination du spectateur. Cette présence simultanée prend tour à tour la forme de l’antithèse jeu de l’acteur / texte linguistique, mime / logos, visuel / acoustique, etc. Dans cette perspective, le « signe théâtral » acquiert une double dimension : Le signe théâtral a une dimension à la fois syntactico-sémantique (lien du signe à la chose ; liens des signes entre eux) et pragmatique (lien de l’iconique scénique avec la déixis et l’énonciation).102 Tout ce qu’on peut affirmer après avoir réfléchi sur la caractérisation que Pavis fait de « la spécificité » du théâtre, c’est que la théâtralité, même en tant que métaphore reste plus utile si l’on veut circonscrire l’essence du théâtre, surtout qu’elle occasionne un heureux parallélisme avec la « littérarité » jakobsonienne. La suspicion par rapport à la théâtralité ne caractérise heureusement pas toutes les approches sémiotiques. Josette Féral, tout en s’efforçant de résoudre les ambiguïtés liées au concept, affirme que poser le problème de la théâtralité comme « spécificité du langage théâtral » implique obligatoirement la discussion claire des relations et interactions je-autre, vie-art, réalitéfiction, scène-salle, textualité-visualité. La théâtralité n’est plus regardée comme une « propriété », mais comme un « processus », elle n’est plus quelque chose de statique, mais 101 Patrice Pavis, Voix et images de la scène. Essais de sémiologie théâtrale, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1982, p. 25. 102 Les dernières citations se trouvent à la p. 28 de l’op. cit. 53 quelque chose d’essentiellement dynamique : Plus qu’une propriété dont il serait possible d’analyser les caractéristiques, elle semble être un processus, une production qui tient d’abord au regard, regard qui postule et qui crée un espace autre qui devient espace de l’autre – espace virtuel, cela va de soi – et laisse place à l’altérité des sujets et à l’émergence de la fiction. Cet espace est le résultat d’un acte conscient qui peut partir soit du performeur lui-même (performeur au sens le plus large du terme : acteur, metteur en scène, scénographe, éclairagiste, mais aussi architecte) […] soit du spectateur dont le regard crée un clivage spatial où peut émerger l’illusion […] et qui peut porter sans distinction sur les événements, les comportements, les corps, les objets et l’espace autant du quotidien que de la fiction.103 Si chaque théoricien peut proposer une liste de caractéristiques qui seraient propres à la théâtralité et rien qu’à elle, le concept continue, en pratique, à se dérober à toutes les tentatives faites pour l’enfermer dans les cadres stricts d’une définition scolastique, et Josette Féral remarque à quel point il est difficile de mettre en évidence des propriétés concrètes et / ou universelles de cette théâtralité toujours volage : La théâtralité apparaît donc en son point de départ comme une opération cognitive, voire fantasmatique. Elle est un acte performatif de celui qui regarde ou de celui qui fait. Elle crée l’espace virtuel de l’autre, cet espace transitionnel dont parlait Winnicott ; ce seuil (limen) dont parlait Turner ; ce cadrage dont parlait Goffman. Elle permet au sujet qui fait, comme à celui qui regarde, le passage de l’ici à l’ailleurs. C’est dire que la théâtralité n’a pas de manifestations physiques obligées : elle n’a pas de propriétés qualitatives qui permettraient de la repérer à coup sûr. Elle n’est pas une donnée empirique. Elle est une mise en place du sujet par rapport au monde et par rapport à son imaginaire.104 Josette Féral se montre, à notre goût, excessivement prudente dans sa tentative d’exploration de la théâtralité. Elle ne se risque pas à proposer une définition mais se borne à entasser des caractéristiques qui pourraient être propres au concept abordé. Cependant, une idée importante qui se dégage des deux passages cités, c’est que la théâtralité peut constituer un effet du regard, donc qu’elle est à chercher dans l’œil du spectateur. Pour Josette Féral, la théâtralité n’est pas la « spécificité minimale du langage théâtral », puisqu’elle concerne « l’espace autant du quotidien que de la fiction », et puisqu’elle représente parfois une mise en place du sujet « par rapport au monde et par rapport à son imaginaire ». On peut donc avoir des effets de théâtralité à la fois dans le monde réel et dans le monde de la fiction. Si nous passons maintenant à une autre définition, donnée dans un Dictionnaire encyclopédique du théâtre (1991), nous découvrons que Michel Corvin, dans un Post-scriptum à 103 Josette Féral, « La Théâtralité. Recherche sur la spécificité du langage théâtral », in Poétique, n° 75, septembre 1988, p. 350. Dans ce passage, il manque une distinction obligatoire, que nous ferons par la suite : la distinction entre qualité et processus, c’est-à-dire entre théâtralité et théâtralisation, entre dramaticité et dramatisation. 104 Ibidem, p. 351. 54 l’article « Théâtralité » signé par J. M. Piemme, tente d’être exact, tout en se servant, pour circonscrire clairement la théâtralité, d’éléments ineffables en eux-mêmes et qui paraissent contradictoires à une première vue. Ainsi, la théâtralité est mise successivement en relation avec la présence et l’absence, ce qui pourrait choquer un lecteur amoureux de transparence logique : La théâtralité se définit par trois faits : elle est présence (l’adresse) ; elle ne vit que d’absence (ce qu’elle figure n’existe pas) ; et pourtant elle fait en sorte que cette absence soit une présence ; elle est à la fois une marque, un manque et un masque.105 Dans un autre Dictionnaire du théâtre, l’auteur de l’article « Théâtralité », Henri Gouhier, souligne que, sur le modèle de la philosophie des sciences et de la philosophie de l’art, les hommes de théâtre et les critiques peuvent envisager une philosophie de l’art dramatique qui s’occuperait de ce qui caractérise le théâtre « comme théâtral » : la théâtralité106. Le concept supposerait plusieurs couches superposées, que nous reprenons en une très brève énumération : 1. volonté d’imitation aristotélicienne et volonté de métamorphose nietzschéenne ; 2. représentation ; 3. interaction entre l’art d’écrire du dramaturge, l’art de jouer du comédien et l’art de transformer du metteur en scène ; 4. primauté de l’action dramatique. Le théâtre, par sa théâtralité, serait différent de la fête et du spectacle en général ; la fin de ceux-ci est l’amusement, tandis que la fin de celui-là est l’« œuvre théâtrale » : Que l’on puisse trouver et concevoir d’autres sortes de spectacles, des spectacles où, à la limite, il n’y aurait que des acteurs et pas de spectateurs, n’empêche pas de constater dans l’histoire des civilisations la permanence ou mieux la renaissance continue d’un type de spectacle où le spectateur pense, sent, vibre, comme si les histoires dont il est témoin se passaient réellement. Ce comme si tient à l’essence même de la théâtralité, il constitue le désintéressement qui permet le divertissement.107 4. Théories psychanalytiques Pour illustrer comment on peut définir la théâtralité en utilisant l’arsenal conceptuel de la psychanalyse, nous ferons référence au livre du psychanalyste Yves Thoret, La Théâtralité : étude freudienne, publié en 1993. Le but principal du livre est de proposer au lecteur une confrontation entre théâtre et psychanalyse, qui mettra en évidence les correspondances secrètes entre scène et fantasme, entre coup de théâtre et scènes primitives sexuelles108. La confrontation 105 Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991, pp. 820-821. Dictionnaire du théâtre, 2ème édition, Paris, Albin Michel / « Encyclopaedia Universalis », 2000, p. 758. 107 Ibidem, p. 763. 108 Pour une belle analyse de la « scène primitive » chez Baudelaire, voir Fabrice Wilhelm, Baudelaire : l’écriture du narcissisme, Paris-Montréal, L’Harmattan, « L’œuvre et la psyché », 1999, pp. 236-276. 106 55 est amorcée par une solide étude du rôle du théâtre dans la vie et dans la pensée de Freud (catharsis – terme utilisé par le fondateur de la psychanalyse à commencer par les Études sur l’hystérie, publiées en 1895 en collaboration avec Josef Breuer ; complexe d’Œdipe), et elle est soutenue par une analyse de quelques chefs-d’œuvre shakespeariens (Macbeth, Le Roi Lear et Le Conte d’hiver). Yves Thoret affirme, dès le début de sa recherche, que, dans l’analyse de la théâtralité, il y a, en général, deux positions extrêmes : celle qui la considère omniprésente (dans la vie de tous les jours, comme au théâtre et dans d’autres arts), et celle qui considère qu’il n’y a de théâtralité que dans le théâtre et par rapport analogique au théâtre. Freud, cité dans Le Théâtre dans la vie, se situe sur la première position. Le parallélisme entre les idées d’Evreïnoff et celles de Freud est d’ailleurs évident : On note la convergence frappante entre l’instinct de théâtralité, la volonté de théâtre décrite par Evreinov et « l’impulsion, la poussée (Drang) à se donner en spectacle, à participer à l’exhibition artistique et théâtrale » décrite par Freud comme motivation passive du plaisir de regarder (Schaulust).109 Les chercheurs de la deuxième moitié du siècle, surtout les sémioticiens, se situent, au contraire, sur l’autre position extrême : la théâtralité est une propriété exclusive du langage du théâtre. Yves Thoret procède cependant, quant à lui, de manière très prudente, en admettant que le rayonnement du concept peut être étendu à la vie quotidienne, mais seulement après une définition précise de l’essence du théâtre : Il me semble important de réserver le terme « théâtre » à un spectacle se déroulant dans un lieu désigné comme tel, dans l’espace de temps d’une représentation et en présence d’un public auquel il est destiné. Le concept de théâtre étant clairement défini, la théâtralité peut s’appliquer à d’autres types de situations, en sachant qu’il s’agit d’une comparaison de ces événements avec une représentation théâtrale, non d’une assimilation de ces manifestations à un spectacle.110 On compare des événements, des faits, des gestes de la vie réelle à une représentation de théâtre, mais on ne peut plus parler du théâtre du monde, où les hommes seraient alternativement acteurs et spectateurs : on est obligés de se situer à l’extérieur du vécu théâtral, non pas à l’intérieur. Comment faire pour définir la théâtralité, après avoir défini le théâtre ? Yves Thoret a 109 Yves Thoret, La Théâtralité : étude freudienne, Paris, Dunod, « Psychismes », 1993, p. 13. De nombreuses études rapprochent le théâtre et la psychanalyse, entre autres Joyce McDougall, Théâtres du Je, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1982, p. 19 : « Théâtres du Je… scénarios psychiques… répliques illisibles donc inaudibles… personnages internes… enfin travail sur le sens. Ce sont les métaphores qui me viennent à l’esprit pour parler le plus précisément possible de la nature du travail psychanalytique […]. » Pour de plus amples informations, se reporter à la Bibliographie thématique, section Théâtre et psychanalyse. 110 Yves Thoret, op. cit., p. 14. 56 besoin de créer un concept nouveau pour bâtir une définition valide : il s’agit de la « spectature », que constituent la participation, la réponse affective des spectateurs à une représentation mise en place pour eux. S’il n’y a pas de spectature, il n’y a pas de théâtralité, quelles que soient les beautés littéraires ou proprement théâtrales d’un texte, et quelles que soient les vertus de cohérence de l’illusion scénique. La conjugaison du concept de « spectature » avec d’autres éléments donne un résultat surprenant chez un psychanalyste, qu’on croirait et qu’on voudrait plus proche de Freud et d’Evreïnoff, ainsi que de la définition starobinskienne de l’inconscient (« l’inconscient est dramaturgie »). À partir de ce résultat-là le psychanalyste donne une définition purement esthétique de la théâtralité, au lieu d’une définition du concept plus liée aux fantasmes, aux théâtres du moi, aux scénarios psycho-traumatiques, aux personnages multiples qui dialoguent dans l’être humain, aux complexes que l’homme affronte souvent en les mettant en scène, en les théâtralisant dans l’espace houleux du moi (comme Baudelaire le fait souvent). Pour ma part, je choisis de privilégier la dimension esthétique, la qualité qui permet la transformation d’une représentation scénique en œuvre d’art, en représentation théâtrale. Cela implique de réserver l’adjectif « théâtral » aux représentations scéniques qui atteignent un niveau suffisant de qualité artistique. […] La théâtralité désigne la qualité qui permet, à l’aide d’effets et de mécanismes divers, la transformation d’une représentation scénique, associant texte, performance et spectature, en œuvre théâtrale.111 La définition d’Yves Thoret reste ambiguë, malgré ses prétentions à l’exactitude : quels seraient ces « effets et mécanismes divers » qui aident la théâtralité à transformer en œuvre théâtrale une simple représentation scénique ? 5. Théorie personnelle de la théâtralité Même si la théâtralité reste foncièrement ambiguë, même si elle se dérobe à toutes les tentatives de l’enfermer dans des cadres très stricts, il faut reconnaître que la plupart des recherches citées dans ce qui précède (existentielles, sémiotiques, psychanalytiques) proposent des définitions valables au moins en partie. Dans chaque définition, il y a un élément qui vaut la peine d’être retenu et qui peut servir dans l’interprétation de la théâtralité baudelairienne. Ainsi, la définition barthésienne de la théâtralité comme « théâtre moins le texte », comme « épaisseur de signes et de sensations », et comme « perception œcuménique des artifices sensuels […] qui 111 Ibidem, p. 15. 57 submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur », sera utile quand nous parlerons de l’importance du décor qui entoure les textes de Baudelaire. La théâtralité de Michel Bernard, très liée au corporel, expliquera le rapport spécial au corps qui transparaît dans bon nombre d’écrits baudelairiens. L’importance du regard du spectateur dans la perception d’un effet de théâtralité, postulée par Josette Féral et par Yves Thoret, est grande dans le cas Baudelaire : en vérité, la théâtralité baudelairienne – dans la vie et dans l’œuvre – se construit toujours sous l’œil d’un spectateur, réel ou imaginaire. Les quatre couches de la définition d’Henri Gouhier nous seront aussi utiles dans nos réflexions sur la théâtralité baudelairienne. Nous ne passerons cependant pas à une tentative de redessiner la théâtralité sans reconnaître notre dette envers Nicolas Evreïnoff, dont nous exploiterons à maintes reprises les aperçus malgré les failles logiques de son Théâtre dans la vie. Pour nous aussi la théâtralité se trouve partout : elle est omniprésente dans les rites, dans la vie sociale, dans les arts et notamment dans l’art du théâtre, avec des différences nettes d’un cas à l’autre. Pour nous aussi comme pour Evreïnoff la volonté de théâtre précède le théâtre lui-même, en tant que représentation scénique à but esthétique. Ceci dans la réalité historique empirique ! Parce que, dans la réalité théorique, il faut l’admettre : c’est le théâtre qui existe avant et qui est le « modèle » de la théâtralité, où qu’on décide de la retrouver – dans les autres arts, dans la vie sociale, dans les rites. La vérité est, comme toujours, dans le juste milieu : ici, dans le croisement entre réalité et théorie, entre vie et esthétique. Arrivé à ce point, il est important, pour éviter les ambiguïtés dont nous parlions lors de l’analyse linguistique de la formation du mot théâtralité, d’opter pour une différenciation terminologique nette entre a. de (du) théâtre et b. théâtral, bien que cette option méthodologique ne nous empêche pas d’admettre que ces deux entités lexicologiques fonctionnent par interaction perpétuelle. Ainsi, à la place de l’adjectif « théâtral », dans le premier sens (qui se rapporte directement au théâtre en tant qu’institution, lieu, scène, salle définis comme tels, et représentation donnée dans ce lieu précisément circonscrit), nous utiliserons le syntagme « de théâtre » (représentation de théâtre, scène de théâtre). Pour tout ce qui est chargé de théâtralité, mais en dehors du théâtre ainsi défini, et se rapporte donc au phénomène du théâtre indirectement – comme il en sera question par la suite –, nous garderons le mot « théâtral » (une scène chargée de théâtralité, qu’elle soit en peinture, en littérature, dans le quotidien ou dans les rites, sera nommée une scène théâtrale). Dans les définitions antérieures de la théâtralité, tout a été pris en considération, sauf un élément, le plus important, à notre avis. Quel serait l’élément négligé, présent de manière implicite dans toutes les caractéristiques énumérées par les définitions de la théâtralité citées 58 dans ce sous-chapitre ? Pour le trouver, n’oublions pas que, dans la réalité théorique, c’est le théâtre qui précède et qui est le « modèle » de la théâtralité, où qu’on décide de la retrouver – dans les autres arts, dans la vie sociale, dans les rites. Prenons donc le texte de théâtre et demandons-nous ce qui l’individualise par rapport aux autres types de textes (narratifs, poétiques, philosophiques), ce qu’il a de spécifique d’un point de vue strictement formel. La réponse se présente facilement à l’esprit : ce qu’une pièce suppose – et que d’autres textes n’ont que par analogie avec le théâtre –, c’est la didascalie, entendue dans son sens le plus large, celui d’indication technique de concrétisation de l’abstrait, donnée par l’auteur qui, brusquement, marque ses distances par rapport au monde qu’il a l’intention de dépeindre ou aux personnages qu’il veut faire agir et se mouvoir dans sa pièce. Par conséquent la didascalie, marquée ou non par des procédés graphiques spécifiques (parenthèses, italiques, tirets, points de suspension, caractères gros), constitue l’indice fondamental de la théâtralité d’une pièce et la matrice des possibilités d’actualisation sur scène que présente la pièce respective. La didascalie (= convention qui règle la mise en place d’un décor ou les mouvements des hommes, que ce soit ou non sur une scène, etc.) est un indice de théâtralité chaque fois qu’elle peut être repérée dans la vie quotidienne, dans les autres arts ou dans les rites. Bref, tout ce qui est didascalique se charge de théâtralité. Étymologiquement, le mot vient du grec : didaskalia = enseignement, puis indication du poète dramatique à ses interprètes ; didaskalos = enseignant. Nous nous proposons, peut-être à tort, de remonter souvent jusqu’au sens étymologique du mot et de redonner de la vigueur aux acceptions d’enseignement, de prescription… Les définitions des didascalies données par les théoriciens du théâtre sont, comme la nôtre, assez empiriques et soulignent le fonctionnement de ces indications du dramaturge dans deux univers parallèles et interdépendants : l’univers imaginaire de la pièce et l’univers « réel » de la scène. Anne Ubersfeld, par exemple, dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre (1991), définit les didascalies de manière claire, en prenant comme point de départ leur fonctionnalité dans la pièce écrite et sur scène : Conditions d’énonciation imaginaires et scéniques, les didascalies sont de ce fait nécessairement ambiguës : elles désignent les conditions d’énonciation (les conditions spatio-temporelles en particulier) de l’événement fictionnel mais en même temps les conditions scéniques. Le rôle de la didascalie est donc double : elle est un texte de régie comprenant toutes les consignes données par l’auteur à l’ensemble des praticiens (metteur en scène, scénographe, comédiens) chargés d’assurer la présence scénique de son texte ; elle est le soutien permettant au lecteur de construire imaginairement soit une scène, soit un lieu du monde, soit les deux à la fois. Dans tous les cas, les didascalies ont le statut d’acte directif.112 112 Michel Corvin (dir.), op. cit., p. 257. Anne Ubersfeld propose, d’autre part, une analyse de la théâtralité centrée sur le personnage, « figure fondatrice de la théâtralité », Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, « Classiques du 59 Pour appliquer le concept de didascalie dans une théorie générale de la théâtralité, il faut élargir les cadres de la définition fonctionnelle donnée par Anne Ubersfeld. Comme nous utiliserons le concept de didascalie en dehors du champ de la littérature dramatique, pour décrire la vie créatrice de Baudelaire et la nature particulière de ses poèmes, œuvres critiques ou essais, il est naturel de nous demander si une telle extension, virtuellement infinie, peut se justifier, en dehors du recours au sens étymologique (enseignement, prescription). Thierry Gallèpe, qui pratique une analyse structurelle et structuraliste des didascalies, remarque que celles-ci débordent le cadre du théâtre, mais ne va pas jusqu’à admettre leur présence et leur fonctionnement dans la vie quotidienne ou dans les rites : Une autre caractéristique des didascalies ressortit à la nature du texte qu’elles contribuent à constituer. Elles sont en effet d’une part les éléments distinctifs du texte de théâtre, même si les romans comportent aussi des indications comparables, qui jouent un rôle intradiégétique. […] [Elles] représentent en elles-mêmes un trouble de cette dichotomie texte romanesque / texte théâtral, dans la mesure où elles peuvent être considérées comme l’élément romanesque (descriptif-narratif) à l’intérieur du texte dialogué.113 Mais si l’on pense que le monde est un théâtre, ne serait-ce que métaphoriquement, on est presque devant l’obligation d’élargir le concept de didascalie. Dans le théâtre du monde, la pièce qu’est la vie des hommes doit tout avoir : fable, répliques, didascalies et même un metteur en scène qui est – dans la vision de Baudelaire – le Diable ou Dieu, comme on le verra par la suite. En reconnaissant la présence et l’action des didascalies en dehors de la littérature, qu’elle soit dramatique ou romanesque, nous sommes obligé de les diviser en deux catégories et d’en circonscrire le rôle et le fonctionnement. Il y a, d’un côté, des didascalies rituelles, sociopolitiques et morales, et, de l’autre côté, dérivées des didascalies rituelles et des didascalies sociopolitiques, il y a des didascalies culturelles, artistiques et de théâtre114. Un premier exemple, banal, pour comprendre le fonctionnement des didascalies rituelles : tous les fidèles rassemblés dans un temple ou dans une église règlent leurs mouvements, leurs gestes et leurs pensées en fonction des signes symboliques donnés par le prêtre, et, de cette manière, entrent en communication avec une divinité dont la présence est en même temps immanente et transcendante au rite. De même au théâtre, dans la vie sociale ou dans les autres arts. Prenons, comme deuxième exemple, pour saisir le fonctionnement des didascalies de théâtre, un passage d’Idéolus, où le nombre des indications de mise en scène est très grand par rapport au peuple. Critique », 1978, pp. 132-133. 113 Thierry Gallèpe, Didascalies. Les mots de la mise en scène, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 77. 114 Dans la première acception du mot, il y aurait une synonymie entre didascalie et convention ; nous préférons cependant le premier concept à cause de l’effet de symétrie qui s’institue entre les deux acceptions. 60 nombre de vers. Pour nous ce projet de pièce, à la différence de Roland Barthes, n’est pas une « œuvre à peine baudelairienne », mais un texte où l’on peut identifier tous les traits d’esprit du jeune Baudelaire et tous les problèmes ardents qui dévorent l’âme de l’artiste115 : NUBILIS Vous paraissez souffrir : Vous tremblez ? IDÉOLUS, à part Pauvre enfant, dont l’amour vient s’offrir À moi comme au démon la vertu pure encore ! Haut. Non, je ne souffre pas : ce feu qui me dévore, C’est le sombre dépit de l’artiste impuissant Qui voudrait dans le bloc faire couler son sang Et ne peut, s’incarnant pur esprit dans l’argile, Que la fouler du pied comme poudre stérile. Il brise contre le sol une de ses statuettes. Suis-je assez fou, mon Dieu ! Il s’assied. NUBILIS Vous me faites frémir.116 Nous remarquerons que, dans les pièces de théâtre, les didascalies sont toujours imposées, de l’extérieur, par l’artiste-émetteur (l’auteur dramatique, dans un premier temps, et, dans un deuxième temps, son double, le metteur en scène, qui reprend les didascalies initiales en les enrichissant) : - Au niveau de l’écriture, il s’agit de didascalies nécessaires et suffisantes au fonctionnement du personnage, voire du spectateur interne en tant que tels (didascalies prescriptives). Par la proposition, isolée de l’ensemble du texte et mise en italiques, « il brise contre le sol une de ses statuettes », Baudelaire détermine son personnage à faire des gestes très précis et, comme par une sorte de réverbération, il oblige l’autre personnage, spectateur de l’emportement violent, à regarder le geste de son compagnon avec étonnement et même avec peur (« Vous me faites 115 En cela, nous nous rangeons – en partie – du côté de l’opinion de Claude Pichois, qui critique l’opinion de Roland Barthes dans les notes de la « Pléiade » : « Idéolus eût été très peu théâtral, certes ; mais parce que cette composition est trop évidemment baudelairienne. », ŒC I, p. 1442. 116 Baudelaire, Idéolus, ŒC I, pp. 620-621. Nous devons préciser que, dans le vers « Que la fouler du pied comme poudre stérile », les italiques marquent les corrections autographes de Baudelaire à la mouture que lui soumet Ernest Prarond, son collaborateur (voir ŒC I, p. 1443). Marcel Raymond, en parlant du théâtre de Baudelaire, cite ces mêmes vers de la pièce (« ce feu qui me dévore / […] / Que la fouler du pied comme poudre stérile. ») en les introduisant par le commentaire : « Libre à nous de reconnaître de-ci de-là dans Idéolus l’accent baudelairien. », Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Édition du centenaire, Préface, introduction et notes de Marcel Raymond, Lausanne, La Guilde du Livre, 1967, p. 602. 61 frémir. »). L’auteur dramatique se situe, par parti pris, à distance de ses créatures fictionnelles et à distance de leurs discours. - Au niveau de la réception, il s’agit de didascalies nécessaires mais non suffisantes pour que se constitue dans la conscience / le cerveau du récepteur (lecteur, metteur en scène, spectateur) une représentation iconique / cognitive de la pièce (didascalies descriptives). La même proposition, « il brise contre le sol une de ses statuettes », représente à ce niveau une description, non plus une prescription de l’auteur au personnage amorphe et immobile, et elle aide les récepteurs à se représenter de manière très concrète ce qu’Idéolus fait, mais non sans leur laisser la liberté d’imaginer, en plus de ce que Baudelaire dit, un certain mouvement vigoureux de la main par une contraction féline des muscles, un bruit aigu de la statuette qui se brise, un rictus satanique sur le visage du jeune sculpteur. C’est dans ce sens que nous considérons les didascalies absolument nécessaires mais non suffisantes à la constitution d’une représentation iconique / cognitive de l’action accomplie par les personnages. - Au niveau de la mise en scène, les didascalies descriptives redeviennent prescriptives dans / pour l’espace-scène, nécessaires et suffisantes au fonctionnement du jeu et de l’univers scéniques. Si nous déchiffrons la didascalie déjà citée, « il brise contre le sol une de ses statuettes », dans le code de l’assertion théorique précédente, il résulte que le metteur en scène doit obliger l’acteur qui jouerait le rôle d’Idéolus à briser une statuette contre le sol et, si la didascalie est prise à la lettre, à ne faire rien d’autre que ce geste : pas de sourire satanique sur le visage du jeune sculpteur… La didascalie prescriptive contraint le metteur en scène à ne pas imaginer la pièce dont il s’occupe de manière trop débridée, et les comédiens à entrer dans la peau des personnages par échanges de masques. - Au niveau de la réception du spectacle de théâtre, des didascalies supplémentaires, maniées par le metteur en scène et qui auraient comme source les conceptions esthétiques personnelles de celui-ci, se proposent à nouveau comme descriptives, ouvrant ainsi la voie à une interprétation infinie de la pièce mise en scène. …Et pourtant, qui oserait dire qu’il serait inimaginable qu’Idéolus sourie comme un diable révolté, satisfait de soi-même, satisfait au-delà de l’accusation de démonisme avec laquelle il se torture (« Pauvre enfant dont l’amour vient s’offrir / À moi, comme au démon la vertu pure encore… ») ? L’intérêt du concept de théâtralité, tel que nous l’avons redessiné ici, résiderait dans l’interaction, dans le mouvement perpétuel entre des éléments mis en évidence par divers critiques (Evreïnoff, Barthes, Féral, Thoret), et ce que nous appelons le didascalique. Cette interaction sera souvent mise en évidence par la suite, à la fois dans la vie et dans l’œuvre de 62 Baudelaire. Le chapitre suivant, L’homme hyperbolique, sera consacré aux diverses formes de la théâtralité dans la vie de Baudelaire, tandis que le troisième chapitre de cette première partie se penchera sur la Théâtralité de l’œuvre : le texte peu visible. 63 II. L’homme hyperbolique 1. L’homme hyperbolique et l’homme supérieur En lisant Baudelaire, qu’il s’agisse aussi bien des textes autobiographiques que des textes de fiction, on ne peut pas ne pas être frappé par sa manière particulière de définir l’artiste, et parfois même l’homme en général. L’écrivain prend en compte tout ce qui se situe au-delà des états habituels de la conscience, tout ce qui a partie liée avec la force, la violence, l’excès, l’extase, le mysticisme, le sublime, l’explosion du moi117. Dans Les Paradis artificiels, par exemple, Baudelaire met en relation la consommation de drogues avec le « goût de l’infini », avec la soif, qui torture l’homme à chaque instant de sa vie terrestre, d’aller au-delà du convenu, du conventionnel et du commun. Les drogues, qu’il s’agisse de vin, de hachisch ou d’opium, font entrer l’être humain dans un état de grâce qui malheureusement ne dure que très peu de temps. Après s’être réveillé de l’ivresse, chacun essaie de retrouver l’extase qu’il lui était donné de vivre, mais le vouloir affaibli n’y parvient pas, et cette impuissance de la volonté fait retomber l’homme à nouveau dans le piège des drogues. L’idée sur laquelle Baudelaire insiste dans Les Paradis artificiels, c’est que l’artiste devrait être capable de transcender sa condition par le seul exercice de la volonté, sans avoir recours à des moyens condamnables. Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas cette « moralité » du livre, mais un concept dont Baudelaire se sert. L’homme qui a transcendé sa condition pitoyable parvient fatalement à un point où il est tenté de se prendre pour Dieu, c’est-à-dire pour le principe, la cause et la fin de sa propre vie. Il devient ainsi un « Homme-Dieu », tel celui dépeint en détail dans le très beau Poème du hachisch. Le drogué, se plaçant au centre du monde, rêve que tout l’univers a été créé pour lui faire plaisir. La rêverie ne s’arrête pas là, mais va jusqu’à un point extrême : Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : « Je suis devenu Dieu ! » qu’un cri sauvage, ardent, s’élance de sa poitrine avec une énergie telle, une telle puissance de projection, que, si les volontés et les croyances d’un homme ivre avaient une vertu efficace, ce cri culbuterait les anges disséminés dans les chemins du ciel : « Je suis un Dieu ! »118 Mais celui qui s’est dépassé soi-même – que ce soit par les drogues ou par le travail de la 117 Sur l’importance de l’éclat explosif, voir Dolf Oehler, « L’Explosion baudelairienne », in Europe, Numéro spécial Baudelaire, 70ème année, N° 760-761, Août-septembre 1992, pp. 62-68. 118 ŒC I, p. 437. 64 volonté – n’est pas seulement un « Homme-Dieu » : Baudelaire emploie dans le même sens une autre expression, intéressante par sa sonorité et son air pré-nietzschéens, celle d’« homme supérieur ». Cette expression, il faut le souligner, est employée exclusivement à propos des artistes et de leurs créations. Baudelaire s’en sert dans l’article nécrologique sur L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, et affirme que ce genre d’« homme supérieur », à savoir l’artiste de génie, est toujours en guerre contre une société mesquine, qui interprète mal ses moindres faits et gestes119. Même s’il semble adopter certaines maximes prudentes et banales de la société en parfait dandy, l’artiste se situe dans un au-delà où il peut donner libre cours à sa passion extravagante, à son imagination ardente, à son désir fou de création, à son envie de briser toutes les entraves. Dans le portrait qu’il fait de Leconte de Lisle, Baudelaire affirme que le poète appartenait à une famille d’esprits qui affiche « pour tout ce qui n’était pas supérieur un mépris si tranquille qu’il ne daigne même pas s’exprimer »120. D’ailleurs, le portrait du poète se construit de manière surprenante – tout comme celui d’Eugène Delacroix – autour des idées de vigueur physique et surtout psychique, d’ironie, de raillerie, de refus du vulgaire. Nous y retrouvons quelques traits que Baudelaire mentionne chaque fois qu’il parle du dandy, dont l’esquisse de portrait de Mon cœur mis à nu, XX, est centrée autour de la même conception d’« homme supérieur »121. Mais, ce qui est le plus surprenant, c’est un autre concept employé par Baudelaire dans le même sens et toujours à propos de l’artiste. C’est un concept qui met en relation la fatale supériorité du génie avec une figure de style bien connue et – on le verra plus loin – bien méconnue aussi. Le portrait consacré à Théodore de Banville, inclus dans Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, se construit autour des mêmes traits que les autres portraits mentionnés plus haut. Ainsi, le poète apparaît comme un original, qui – dans un monde de boue et de sang – fait un retour volontaire vers un état pur de l’humanité, qui constitue le but et l’objet de la poésie. Une « ardente vitalité spirituelle » habite cet état, plein de « bondissements surhumains d’orgueil et de joie », et il est le propre de l’« homme hyperbolique », en qui toutes les facultés humaines habituelles sont poussées à un degré extrême de force et de raffinement122. Voici que Baudelaire, en prenant appui sur la vie et l’œuvre de Théodore de Banville, choisit parmi toutes les figures de style l’hyperbole, comme étant la plus parfaite expression analogique 119 ŒC II, p. 768. Leconte de Lisle, ŒC II, p. 179. 121 ŒC I, p. 689. C’est, sans doute, un de ces hommes supérieurs qui dit à son esprit dans Les Fleurs du mal : « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; / Va te purifier dans l’air supérieur, / Et bois, comme une pure et divine liqueur, / Le feu clair qui remplit les espaces limpides. », Élévation, ŒC I, p. 10. 122 ŒC II, pp. 163-164. 120 65 de la supériorité et de la nature divine de l’être humain touché par la grâce de l’art123. Avant de pousser plus loin notre raisonnement, quelques petites considérations sur l’hyperbole s’imposent. Communément définie à partir de l’acception que le mot avait en grec ancien, tout d’abord « action de lancer par-dessus », puis « dépassement, exagération »124, l’hyperbole est une figure de style qui consiste en effet dans une exagération, une amplification, une accumulation, destinées à grossir les contours d’un objet, à préciser les traits d’une figure, à mettre en évidence les nuances d’une psyché. Il est presque inutile de dire que le canon littéraire français, qui privilégie l’ordre, la clarté, la précision, n’a pas l’hyperbole très à cœur. Déjà Boileau, dans son Art poétique de 1674, pose un regard assez critique sur cette figure de style propre à la dimension rabelaisienne de la Renaissance ou à une satire violente peu classique : « Juvénal, élevé dans les cris de l’école, / Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole. »125 Malgré la brevitas de cette formule classique, on saisit très clairement la pensée de Boileau : il ne faut, sous aucun prétexte, pousser l’hyperbole jusqu’à l’excès ! Le XVIIIème, héritier du classicisme du siècle précédent, véhicule la même conception et la même circonspection par rapport à l’hyperbole. Dumarsais, auteur d’articles sur les figures de style dans L’Encyclopédie, fait remarquer à ses lecteurs que, pour ce qui est de l’hyperbole : « On doit en user sobrement et avec quelque correctif ; par exemple, ajoutant, pour ainsi dire, si l’on peut parler ainsi. »126 La position exprimée par Dumarsais semble avoir pour origine Le Traité du sublime de (Pseudo)Longin, traduit par Boileau (1674), où la mesure dans l’utilisation de cette figure (servant à la fois pour « diminuer les choses » que pour les « agrandir ») est hautement conseillée. « Assez souvent, pour vouloir porter trop haut une hyperbole, on la détruit », ainsi qu’une corde d’arc excessivement tendue, et c’est pourquoi il faut la « cacher », la dissimuler dans un discours où elle doit jaillir du mouvement naturel de la « passion », ou « naître du sujet même », comme on le voit chez Thucydide (à propos des Athéniens qui ont trouvé la mort en Sicile, et qui buvaient une eau faite de boue et de sang), ou bien chez Hérodote (passage relatif aux Lacédémoniens combattant aux Thermopyles et se défendant avec les ongles et les dents contres les ennemis)127. 123 Pour les avatars artistiques du l’« homme supérieur », voir un livre qui reste encore assez actuel : Michel Carrouges, La Mystique du surhomme, Paris, Gallimard, « Idées », 1948. 124 Patrick Bacry, Les Figures de style et autres procédés stylistiques, Paris, Belin, 1992, p. 223. 125 Œuvres poétiques, Paris, Hachette, 1914, p. 203. L’édition des œuvres de Boileau est réalisée par F. Brunetière. La citation sur Juvénal se trouve dans le Chant II, vv. 157-158. Pour l’hyperbole, voir aussi la Satire X, où celle-ci est accouplée à la plaisanterie : « Parlons sans hyperbole et sans plaisanterie. » 126 DES TROPES ou des différents sens, FIGURE et vingt autres articles de l’Encyclopédie, suivi de L’ABRÉGÉ DES TROPES de l’abbé Ducros, Présentation, notes et traduction Françoise Douay-Soublin, Ouvrage publié avec le Concours du Centre National des Lettres, Paris, Flammarion, « Critiques », 1988, p. 133. 127 Traité du sublime, traduit du grec de Longin, Œuvres complètes de Boileau, Collationnées sur les anciennes éditions et sur les manuscrits, avec des notes historiques et littéraires et des recherches sur sa vie, sa famille et ses ouvrages, par M. Berriat-Saint-Prix, Paris, Chez Philippe, Libraire, 1837, pp. 386-389. 66 On s’attendrait à ce que, par la révolution romantique, l’hyperbole soit enfin remise à l’honneur dans les traités de rhétorique et dans les livres de critique littéraire. Il n’en est rien : l’hyperbole continue de susciter l’opprobre des rhétoriciens, et les poètes romantiques qui s’en servent souvent n’édifient pas de construction théorique à même de la réhabiliter. Antoine Jay, vielle perruque classique, dans un ouvrage publié en 1830, dirigé contre Sainte-Beuve et contre le mouvement romantique au théâtre, inclut l’hyperbole parmi les figures chères à la nouvelle école, mais que les professeurs de Belles-Lettres conseillent d’éviter avec le plus grand soin : « Tu penses à ces vieilles règles dont nous avons secoué la domination. Je t’apprendrai que cette image est ce que nous nommons la grande hyperbole. Nous nous en servons beaucoup, parce que son effet est infailliblement d’exciter une vive surprise. Ce que nous redoutons le plus, c’est d’écrire comme les autres ; ce ne serait pas la peine de faire une révolution dans la république des lettres, pour nous retrouver d’où nous sommes partis. »128 Les romantiques français doivent donc courber la tête devant ce représentant de l’ordre établi en matière de rhétorique (Antoine Jay est de l’Institut !), et qui ne semble emprunter leur voix que pour mieux la parodier. L’hyperbole ne se relève pas du gouffre où l’on se plaît à la reléguer même pendant l’époque moderne, après les tentatives audacieuses de L.-F. Céline par exemple. Un stylisticien assez connu, professeur à Genève, Henri Morier, soutient que « l’hyperbole est une figure d’une écœurante facilité. C’est elle qui dévalorise le style, et, chez celui qui l’emploie constamment, les mots les plus forts font hausser les épaules. La sobriété et le mot juste sont les seuls moyens qui permettent de réserver le terme fort pour le jour et l’heure où il devra paraître et frapper. »129 Il est étonnant de remarquer que dans d’autres langues romanes ou dans les langues germaniques l’hyperbole n’est pas frappée du même anathème. C’est dans cette atmosphère épurée que Baudelaire ose – comme il le fait pour Voltaire, « l’anti-poète »130 – se situer encore une fois en porte-à-faux avec le goût français dominant en ce qui concerne l’hyperbole. À ce point, il faut se demander d’où vient la passion de Baudelaire pour cette figure de style, visible dans le beau syntagme de l’« homme hyperbolique ». Pourquoi définir l’homme supérieur, l’Homme-Dieu, l’être propre à l’art, comme un tel « homme hyperbolique » ? Est-ce une simple analogie banale, à la portée de tous les poètes romantiques et post-romantiques ? Ou bien est-ce une intuition esthétique profonde qui lui fait relier la faculté artistique de certains êtres humains à l’hyperbole ? Est-ce, par contre, une passion toute matérielle, possible à prouver 128 Œuvres de M. A. Jay, Tome I, Conversion d’un romantique. Essai sur l’éloquence politique en France, Paris, Sauvignat Libraire, 1839, p. 50. Antoine Jay est mentionné dans Les Mystères galans des théâtres de Paris, ŒC II, pp. 1001, 1002, 1004. 129 Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961, p. 519. 130 Mon cœur mis à nu, ŒC I, p. 687. Cette formule est précédée par une déclaration incendiaire : « Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. » 67 par des données d’ordre biographique, et qui aurait sa source dans des événements concrets de la vie du poète ? Si nous étions adepte d’un déterminisme linéaire beuvien, nous dirions que Baudelaire met en relation la faculté artistique avec l’hyperbole parce que sa vie elle-même a été marquée par l’exagération et par l’excès, donc d’une certaine manière par tout ce qui se rapproche – analogiquement ! – de cette figure de style. Le génie apparaît à Baudelaire comme un « homme hyperbolique » parce que lui-même était un tel homme. Ce type de rapport cause-conséquence est visible dans une œuvre autobiographique, un autoportrait à la plume et à l’aquarelle daté environ de 1844. Cet autoportrait montre le poète au premier plan, fumant un cigare. Il est enveloppé dans un paletot noir, porte un chapeau haut-de-forme, et regarde du coin de l’œil gauche vers le spectateur. Baudelaire – « homme hyperbolique » dans toute sa splendeur ! – s’est dépeint ici sous l’influence du haschisch, c’est pourquoi il est trois fois plus grand que la colonne Vendôme, que l’on distingue à l’arrière-plan, à côté de l’explosion d’une comète131. Figure 2 Charles Baudelaire, Autoportrait (1844), Plume et aquarelle, Coll. privée, Image reproduite d’après Robert Kopp, Baudelaire. Le soleil noir de la modernité, p. 23. La pratique d’une hyperbole existentielle, concrète, se manifeste très tôt chez Baudelaire. En dernière année d’études à Louis Le Grand, il refuse de donner au sous-directeur un billet qu’un de ses camarades lui glisse pendant les heures de cours ; au moment de la sommation, le jeune révolté met le billet en morceaux et l’avale devant le sous-directeur tout ébahi. De plus, quand le 131 Sur cet autoportrait, voir Graham Robb, « Baudelaire à la comète », in Bulletin baudelairien, Tome 25, n° 2, Décembre 1990, pp. 49-51. Le critique le date de 1843. 68 directeur essaie de l’obliger à dire ce que le billet contenait, il ne répond que par des ricanements sardoniques, ce qui lui vaut d’être chassé du lycée. Après la séparation de sa famille, jeune poète libre à Paris, Baudelaire peut s’adonner à tous les plaisirs et à toutes les séductions discursives de l’hyperbole : il raconte à ses amis un voyage aux Indes qu’il n’a jamais effectué (s’étant, en fait, arrêté aux îles Maurice et Bourbon), et il fréquente le « club des haschischins » de l’Hôtel Pimodan (c’est pourquoi il décrit les sensations et les pensées extrêmes causées par les drogues avec une précision et une netteté inégalables). Ensuite il gaspille la moitié de l’héritage paternel avec une prodigalité inouïe et toute hyperbolique, ce qui le fait accabler par sa famille d’un honteux et restrictif conseil judiciaire. Il participe à la Révolution de 1848 non pas à cause du désir de faire survenir un monde plus juste, mais à cause de la totale liberté des instincts qu’il voyait se déchaîner dans toutes les révolutions du monde. Sur les barricades, d’ailleurs, son slogan n’est en rien une chose du genre liberté, égalité, fraternité, mais quelque chose de bien plus précis et de plus personnel : « Il faut aller fusiller le général Aupick ! »132 Après l’échec de la révolution de février, à laquelle survit le terrible et détesté beau-père du poète, celui-ci part pour Châteauroux dans le but d’y diriger un journal conservateur, Le Représentant de l’Indre. À peine installé, il choque l’imprimeur du journal, une veuve, en lui demandant « où était l’eau-de-vie de la rédaction ». Ensuite, il fait venir une actrice de Paris, qu’il fait passer pour sa femme. Au moment où le président du conseil d’administration du journal, un notaire « qui avait lu Casimir Delavigne », découvre la vérité et essaie de faire au poète des reproches sur sa conduite et sur sa « favorite », Baudelaire se fâche et répond d’un air hautain : « Monsieur, la favorite d’un poète peut quelquefois valoir la femme d’un notaire! »133 Les provocations hyperbolisantes auxquelles s’adonne Baudelaire sont extrêmement nombreuses et variées, même si l’on ne retient que les plus saillantes. Tantôt il porte des cheveux longs, à la mode romantique, tantôt il a le crâne entièrement rasé134. Une autre fois, il se présente chez son ami, le critique Maxime du Camp, « avec les cheveux teints en vert »135. Les victimes de ces provocations sont surtout les confrères de Baudelaire à l’étonnement desquels il semble attacher un très haut prix. Un jour, par exemple, il rencontre dans la rue Théodore de Banville et lui demande de but en blanc de prendre un bain en sa compagnie. Ne voulant pas paraître surpris, Banville dit à Baudelaire qu’il était justement sur le point de lui proposer la même chose, et il 132 Voir une lettre de J. Buisson à Eugène Crépet, 1882, « Jeunesse de Baudelaire », in W. T. Bandy & Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, op. cit., p. 55. 133 L’aventure de Châteauroux est racontée par Simon Brugal [Firmin Boissin], dans un article paru dans Le Figaro le 19 janvier 1887, cf. W. T. Bandy & Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, op. cit., pp. 58-59. 134 Voir le témoignage de Nestor [Fouquier], in W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 141. 135 Maxime du Camp, « Chapitre XVIII. Les Revenants », in Souvenirs littéraires, Préface de Daniel Oster, Paris, Aubier, 1994, p. 394. 69 entre résolument dans le premier établissement public qu’ils rencontrent. Les deux poètes demandent une chambre à deux baignoires et s’immergent dans l’eau tiède. À peine installés, Baudelaire dit « de son air le plus doucereusement perfide » : « Maintenant que vous êtes sans défense, mon cher confrère, je vais vous lire une tragédie en cinq actes !... »136 Vers la fin de sa vie, exilé de son plein gré en Belgique, notre poète s’amuse à choquer les Belges par des discours hyperboliques, où il se livre à une volontaire déformation de la réalité dans un but comique et subversif. Une lettre à Mme Paul Meurice, écrite de Bruxelles le 3 janvier 1865, montre Baudelaire en train de s’enfoncer avec délices dans l’exagération : Je passe ici pour un agent de police (c’est bien fait !) (grâce à ce bel article que j’ai écrit sur le banquet shakespearien), – pour pédéraste (c’est moi-même qui ai répandu ce bruit ; et on m’a cru !), ensuite j’ai passé pour un correcteur d’épreuves, envoyé de Paris pour corriger des épreuves d’ouvrages infâmes. Exaspéré d’être toujours cru, j’ai répandu le bruit que j’avais tué mon père, et que je l’avais mangé ; que, d’ailleurs, si on m’avait permis de me sauver de France, c’était à cause des services que je rendais à la police française, ET ON M’A CRU ! Je nage dans le déshonneur comme un poisson dans l’eau.137 Dans le fragment cité, tout relève d’une attitude hyperbolisante : Baudelaire se donne toujours pour ce qu’il n’est pas (agent de police, pédéraste, correcteur d’ouvrages pornographiques, parricide, cannibale), et, par goût de provocation et volupté du masque, il exagère toutes les hypostases qu’il assume. Dans toutes les situations existentielles mentionnées ci-dessus, la provocation hyperbolique à laquelle Baudelaire a recours est indissociable de la conscience du rôle, du jeu, du masque, du costume assumé. Baudelaire exagère tout en étant conscient de cette exagération, et tout en sachant qu’il ne fait que jouer un rôle que lui-même s’impose. Il n’est ni pédéraste (malgré les suppositions de René Laforgue), ni parricide (malgré le complexe d’Œdipe), mais il a l’art de faire croire aux Belges qu’il est l’un et l’autre, et c’est par rhétorique pure qu’il parvient à obtenir de tels effets. Les cheveux verts constituent comme une sorte de didascalie qui semble dire à tous ceux qui voient le poète : « Soyez étonnés ! » Et ils le sont. La vie de Baudelaire rend ainsi compte d’un lien profond entre hyperbole et théâtralité, ce qui est d’autant plus intéressant que les critiques qui ont bâti des théories de la théâtralité n’ont presque jamais rapproché celle-ci de cette figure de style. 136 Judith Gautier, Le Collier des jours – Le Second rang du collier, apud W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 133. 137 COR II, p. 437. 70 2. « Vocations » et « hallucinations » Des questions assez légitimes se posent à ce point : Quelle est l’origine de ce goût de la provocation hyperbolique que l’homme Baudelaire manifeste tout au long de sa vie ? D’où le besoin de jouer des rôles et la volupté de porter des masques tirent-ils leur origine ? Peut-on vraiment mettre en relation « les ouvrages d’un artiste mûr » avec « l’état de son âme lorsqu’il était enfant » ? Pour essayer de trouver les racines enfantines des attitudes théâtrales de Baudelaire, nous disposons de deux sources principales : les confessions des Journaux intimes, d’un côté, et les lettres écrites par le jeune homme à sa famille d’un autre côté. 2.1. « Pape militaire » et « comédien » Les critiques en général et les biographes en particulier se sont souvent penchés sur l’enfance de Baudelaire138. La plupart de ces critiques se sont concentrés sur les relations du petit enfant et du jeune homme avec sa famille, sur les études de Charles, sur ses amitiés, sur ses lectures. Les psychanalystes ont traqué toutes les manifestations du complexe d’Œdipe, ainsi que toutes les possibles manifestations de la sexualité de l’enfant139. L’amour pour sa mère et la haine pour le général Aupick ont très souvent retenu l’attention des chercheurs. Mais ce qui a un peu moins préoccupé les critiques et les biographes, c’est de savoir comment l’enfant Baudelaire jouait, quels étaient ses jeux favoris et son attitude par rapport aux jouets qu’il employait140. Il est assez difficile de savoir quelle était l’attitude de l’adulte Baudelaire par rapport à sa propre enfance. Les confessions qui émaillent les Journaux intimes ne sont pas toutes crédibles : certaines sont excessivement ludiques, ce qui nous empêche de les prendre au pied de la lettre, tandis que d’autres sont faites en sourdine, comme si l’écrivain voulait nous empêcher de mettre à jour le « secret douloureux » de son âme141. Sur deux feuillets successifs de Mon cœur mis à nu (dans le classement de Poulet-Malassis), ceux qui portent les numéros 70 et 71, se trouvent 138 Il y a deux excellentes études là-dessus : une étude thématique de Léon Cellier, « Baudelaire et l’enfance », in Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, Baudelaire. Actes du colloque de Nice (25-27 mai 1967), Paris, Minard, 1968, pp. 67-77, et une étude psychanalytique de Pierre-Paul Clément, « Baudelaire et les “années profondes” », in Études de lettres, Tome 4, Série III, Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, 1971, pp. 47-97. 139 René Laforgue, dans L’Échec de Baudelaire affirme par exemple : « Il a un tel besoin de pratiquer le coït par des moyens infantiles qu’il est impossible de ne pas envisager que cette façon de réagir a été fixée chez lui dès l’enfance. », op. cit., p. 90. 140 Une chercheuse italienne, Marina Guerrini, apporte quelques éclaircissement intéressants sur le jeu baudelairien dans un livre qui relie la passion du théâtre à l’enfance : Baudelaire: teatro e infanzia, Roma, Bulzoni Editore « Biblioteca di cultura », 1990. Même perspective chez Ross Chambers, « L’art sublime du comédien ou le regardant et le regardé », in Saggi e ricerche di letteratura francese, Vol. XI, Roma, Bulzoni Editore, 1971, p. 228 (« dans son goût du théâtral, il y a quelque chose d’enfantin »), et passim. Qu’il soit permis de dire ici notre dette énorme pour l’article de Chambers qui nous a beaucoup servi dans la construction du présent travail. 141 L’expression « secret douloureux » apparaît dans La Vie antérieure, ŒC I, p. 18. 71 quelques phrases qui représentent une des plus saisissantes confessions de Baudelaire : Vouloir tous les jours être le plus grand des hommes !!! MON CŒUR MIS À NU Étant enfant, je voulais être tantôt pape, mais pape militaire, tantôt comédien. Jouissances que je tirais de ces deux hallucinations.142 La première phrase est soulignée et se termine par trois points d’exclamation : c’est une explosion qui oblige le lecteur à réfléchir très attentivement sur ce qui suit, une explosion qui nous montre clairement que Baudelaire s’y dévoile tout entier. Dans ces passages magistraux, deux vocations sont confessées, deux postulations de l’âme enfantine encore informe. D’une part, le petit Charles se voit en tant que « pape, mais pape militaire ». Il rêve d’être à la tête de l’Église universelle, et de jouir d’un pouvoir illimité sur le monde. Le pouvoir d’un « pape militaire » serait en vérité double : pouvoir du glaive qui lui viendrait de sa qualité de « militaire », et pouvoir spirituel conféré par la qualité de premier évêque des chrétiens et l’infaillibilité143. Pour parler en termes psychanalytiques, cette image qui accouple un grand prélat à un chef d’armées, naîtrait de la superposition, dans l’inconscient de Baudelaire, des deux figures paternelles, François Baudelaire (prêtre défroqué, le vrai Père) et Aupick (le militaire, le faux Père). La mémoire culturelle de chacun est sans doute pleine de noms de papes qui ont pris la tête des armées du Christ contre les mécréants : cependant, il est impossible de déterminer avec précision à qui pensait Baudelaire en griffonnant la note de Mon cœur mis à nu. En premier lieu, Charles aurait pu prendre comme modèle de ses fantasmes enfantins les papes médiévaux qui prêchaient les croisades, comme cet Innocent III, qui affirma la suprématie papale sur les pouvoirs séculiers et envoya en Terre Sainte la quatrième croisade couronnée par le terrible sac de Constantinople en 1204. L’exploit militaire le plus sanguinaire sous le pontificat d’Innocent III est la croisade contre les albigeois qui finit dans un bain de sang, malgré certaines exhortations à la modération émanant du pape lui-même. Les albigeois (ou cathares), hérétiques 142 Baudelaire, ŒC I, p. 702. L’édition diplomatique de Mon cœur mis à nu, réalisée par Claude Pichois montre clairement que les deux feuillets du manuscrit sont séparés : le premier se termine par « Vouloir tous les jours être le plus grand des hommes !!! », tandis que le deuxième contient le reste de la confession. Voir Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Édition diplomatique établie par Claude Pichois, Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2001, p. XXXIX. 143 Selon Léon Cladel, Baudelaire (peint sous les traits de Pierre-Charles, inversion des prénoms réels du poète, dans la nouvelle Dux, écrite en 1868) prenait plaisir à démontrer des choses difficilement démontrables : « la transmutation des métaux, l’infaillibilité du pape, la bonté du démon, la sauvagerie des peuples, la nécessité des rois, la coquetterie des anges, la férocité de Dieu », in Bonshommes, Paris, Charpentier, 1879, p. 302. Sur Baudelaire et Cladel, voir André Guyaux, « Le Baudelaire de Léon Cladel », in Léon Cladel, Textes réunis et présentés par Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, pp. 17-29. 72 dualistes, croyaient que toute l’existence est déterminée par la lutte entre deux dieux : celui de la Lumière, de la Bonté et de l’Esprit, généralement associé à Jésus-Christ et au Dieu du Nouveau Testament, et celui du Mal, de l’Obscurité et de la Matière, associé à Satan et au Dieu de l’Ancien Testament. La question de savoir si les deux divinités disposaient d’un pouvoir égal ou si les forces du mal étaient soumises aux forces du bien a été longuement débattue. Tous les signes de la vie matérielle – richesse, nourriture, fonctions corporelles – étaient considérés comme mauvais et sataniques. L’âme avait été emprisonnée par Satan dans le corps, et le seul espoir d’obtenir le salut était de vivre dans le bien et la spiritualité. En vivant dans le bien, on pouvait gagner la liberté après la mort, qui marquait seulement la fin de l’existence matérielle. Mais si on ne pratiquait pas la vertu pendant sa vie terrestre, l’âme renaissait sous une autre forme humaine ou même animale. Les albigeois soutenaient que l’Église chrétienne traditionnelle, avec son clergé corrompu et son opulence matérielle, était l’agent de Satan et devait être combattue : c’est cette croyance qui explique l’acharnement des papes et de l’Inquisition à détruire cette hérésie144. Mais Baudelaire aurait tout aussi bien pu songer aux papes artistes et violents de la Renaissance, en qui la volupté de manier les armes répondait au goût immodéré des arts plastiques. Il en est ainsi d’Alexandre VI et surtout de son fils naturel, le cardinal César Borgia, ou de Jules II leur ennemi juré. Alexandre VI est plus connu dans l’histoire par sa vie débauchée, et par ses activités politiques destinées à agrandir le pouvoir et l’influence du Saint-Siège, que par sa piété. De même son fils, César, guerrier impitoyable qui a servi de modèle au Prince de Machiavel, et que seul son amour pour les femmes a empêché de succéder à son père sur le trône de Saint Pierre145, sans parler de l’hostilité de Giuliano della Rovere qui devient pape sous le nom de Jules II. D’humeur atrabilaire et belliqueuse, celui-ci impose l’autorité de l’Église catholique aux puissants seigneurs féodaux de l’Europe du début du XVIème siècle. Grand 144 Si Baudelaire avoue son admiration pour la figure du « pape militaire », il ne manque pas – simultanément bourreau et victime ! – d’embrasser parfois les conceptions des gnoses dualistes, comme le montrent des critiques tels que Max Milner, Baudelaire enfer ou ciel, qu’importe !, op. cit., p. 160 ; Paul Arnold, Ésotérisme de Baudelaire, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1972, pp. 9 et sqq., 173 ; Marcel Raymond, « Baudelaire », in Être et dire, Neuchâtel, À La Baconnière, 1970, p. 156 (« Gnosticisme incomplet que celui de Baudelaire, puisque les actes du démiurge mauvais, fauteur du monde, ne sont pas compensés par la puissance d’un être de lumière, venu d’en haut, et capable de sauver du bourbier terrestre ceux qu’il connaît. ») ; Patrick Labarthe, « Spleen et création poétique dans Les Fleurs du Mal », in Poètes du spleen. Leopardi, Baudelaire, Pessoa, Études recueillies par Philippe Daros, Paris, Honoré Champion, 1997, pp. 118 (« l’expérience gnostique d’un monde où l’obscurité est réellement lumière »), 120 (Baudelaire comme « procureur gnostique »). Pour les conceptions des albigeois et d’autres hérétiques dualistes, voir I.-P. Couliano, The Tree of Gnosis. Gnostic Mythology from Early Christianity to Modern Nihilism, San Francisco, Harper & Collins, 1992, aussi bien que Gustave Flaubert, Œuvres complètes III, La Tentation de Saint Antoine, Appendice versions de 1849 et 1856, Paris, Louis Conard, 1910. 145 Baudelaire fait une allusion significative aux Borgia dans Conseils aux jeunes littérateurs, ŒC II, p. 16 : « En effet, la haine est une liqueur précieuse, un poison plus cher que celui des Borgia, – car il est fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil, et les deux tiers de notre amour ! Il faut en être avare ! » 73 mécène, il protège entre autres Michel-Ange, à qui il commande les fresques de la Chapelle Sixtine146. D’autre part, le petit Charles se voit en tant que comédien, incarnation suprême du plaisir du jeu, et du désir de métamorphose qui vont le caractériser tout au long de sa vie. Ces deux types d’« hallucinations » représentent une source continuelle de « jouissances » pour le petit d’homme147. On peut voir dans ces « hallucinations » deux stratégies censées compenser une blessure narcissique profonde, causée par le remariage de Mme veuve Baudelaire avec le colonel Aupick. Avant ce remariage, le petit Charles aurait été le seul maître et le seul objet de plaisir de sa mère, position gratifiante que l’intrusion de l’étranger serait venue menacer148. Mais une telle explication n’est pas entièrement satisfaisante, puisqu’il faut voir si Baudelaire s’efforce de rendre réelles ces hallucinations, s’il fait en sorte que les scénarios imaginaires soient plus que de simples fantasmes. Réussit-il à devenir – de quelque manière que ce soit – « pape militaire » et « comédien » ? Parmi les nombreux témoignages qui nous restent sur la vie de Baudelaire, il y en a quelquesuns qui semblent faire parfaitement écho au passage de Mon cœur mis à nu, en peignant l’écrivain à la fois comme prélat et comme acteur. Jules Vallès, que nous citions auparavant, le décrit fielleusement : « Il y avait en lui du prêtre, de la vieille femme et du cabotin. » Camille Lemonnier (1844-1913), romancier naturaliste belge, découvre Les Fleurs du mal dans la vitrine d’un libraire et se sent instantanément envoûté et choqué par la cruauté des vers baudelairiens. Il a d’ailleurs l’occasion de croiser Baudelaire plusieurs fois pendant que le poète descend du faubourg d’Ixelles pour se diriger vers la taverne The Prince of Wales : « Rasé de frais, les cheveux rejetés en volute derrière l’oreille, un col de chemise mou, d’une blancheur absolue, dépassant le collet de sa longue houppelande, il avait l’air à la fois d’un clergyman et d’un comédien. »149 Lemonnier est allé écouter une des conférences que Baudelaire a données au Cercle littéraire et artistique de Bruxelles, celle sur Théophile Gautier. En pénétrant dans la salle, il est surpris de voir qu’elle n’est pas pleine à craquer et qu’il est une des rares personnes venues écouter le magicien du verbe. Le récit de Camille Lemonnier constitue un des plus précieux documents sur l’éloquence baudelairienne. Il en note soigneusement tous les aspects : les gestes aristocratiques soulignant les méandres des phrases, le rythme musical du discours, ainsi que 146 La possibilité que Baudelaire ait pensé à Innocent III et Jules II est suggérée par Jean-José Marchand, dans Sur « Mon cœur mis à nu » de Baudelaire, Paris, L’Herne, « Glose », 1970, p. 257. 147 Dans le vocabulaire de la psychanalyse, le concept qui correspondrait le mieux aux « hallucinations » baudelairiennes serait « fantasmes ». 148 Sur la blessure narcissique, voir Fabrice Wilhelm, Baudelaire : l’écriture du narcissisme, op. cit., passim. 149 Camille Lemonnier, « La France en exil », in La Vie belge, Paris, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, Éditeur, 1905, p. 64. 74 l’étrange expression de la bouche. Elle lui semble douée d’une vie à part dans la vie générale du visage, ce qui accentue la portée des idées. Sous les voûtes gothiques de la salle presque vide, tout baigne dans une atmosphère quasi-mystique : « Baudelaire évoquait, en effet, l’idée d’un homme d’Église et des beaux gestes de la chaire. » Debout devant sa petite table au milieu d’une estrade, il parle « de la voix liturgique d’un évêque énonçant un mandement ». Proférant son discours, le poète est presque devenu le héros et le saint qu’il voulait être – pour lui-même : « il avait la beauté grave d’un cardinal des lettres officiant devant l’Idéal »150. Quant à certains textes de Baudelaire, on voit encore transparaître la vocation de « pape militaire » (travestie) toujours en compagnie de la vocation de « comédien », par exemple dans une note qui précède Le Reniement de Saint Pierre dans l’édition de 1857 des Fleurs du mal. Ce poème, dès sa publication en 1852, avait attiré, à cause de son « immoralité », l’attention de la justice pointilleuse du Second Empire : Parmi les morceaux suivants, le plus caractérisé a déjà paru dans un des principaux recueils littéraires de Paris, où il n’a été considéré, du moins par les gens d’esprit, que pour ce qu’il est véritablement : le pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur. Fidèle à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. Cette déclaration candide n’empêchera pas sans doute les critiques honnêtes de le ranger parmi les théologiens de la populace et de l’accuser d’avoir regretté pour notre Sauveur Jésus-Christ, pour la Victime éternelle et volontaire, le rôle d’un conquérant, d’un Attila égalitaire et dévastateur.151 Dans cette note destinée à éloigner de son livre les foudres du Parquet, le jeu de Baudelaire est évidemment double. Il affirme que Le Reniement de saint Pierre est un poème qui se borne à pasticher « les raisonnements de l’ignorance et de la fureur » : de cette manière, il semble prendre une distance par rapport au ton radical du poème et se défendre contre « les théologiens de la populace ». Baudelaire paraît se dédire en même temps du Christ puissant qui fouettait les marchands du Temple, et du Saint Pierre qui a renié Jésus, tout comme il paraît ne pas faire sienne la devise « puissé-je user du glaive et périr par le glaive ! »152. Mais, il ne faut pas perdre de vue qu’il se déclare un « parfait comédien », nous donnant à entendre qu’il a « dû façonner son esprit à tous les sophismes et à toutes les corruptions ». « En parfait comédien », il a adopté les raisonnements de l’impuissance et de la fureur, en faisant tout d’abord du Christ un guerrier puissant, et en se déclarant ensuite contre un monde « où l’action n’est pas la sœur du rêve »153. Le lecteur hypocrite ne se laisse pas prendre, cependant, au jeu de Baudelaire et le soupçonne 150 151 Ibidem, p. 71, pour les trois dernières citations. Baudelaire, ŒC I (Notes), pp. 1075-1076. Le Reniement de Saint Pierre, ŒC I, p. 122. 153 Idem. 152 75 d’avoir joué aussi en écrivant la « note-paratonnerre »154. Il le soupçonne de l’avoir écrite tout simplement pour que le public ne se rende pas compte qu’il voit vraiment en Jésus un « Attila dévastateur », et surtout pour que le lecteur ne s’aperçoive pas qu’il nie le Sauveur pour être resté du côté du « rêve », sans passer à l’« action », comme le roi des Huns l’avait fait. L’image du Christ et l’image du « poète », telles qu’elles se détachent de ce poème, font écho au désir du petit Baudelaire d’être « pape militaire ». Néanmoins, vu que c’est un « parfait comédien » qui signe Le Reniement de Saint Pierre, nous sommes en droit de nous demander si Baudelaire avait vraiment quelque chose d’un prêtre, si ses relations au sacré (à un sacré violent, « militarisé ») dépassaient le stade d’une stratégie d’image, quasi-publicitaire. Les témoignages des contemporains de Baudelaire signalent, on l’a vu, très souvent ses excentricités. Mais, en même temps, ces contemporains se sont rendus compte que Baudelaire avait en lui quelque chose de « sacerdotal », et n’ont pas manqué de souligner cet aspect de la personnalité du poète. Charles Toubin, qui, en février-mars 1848, est un des trois fondateurs, avec Champfleury et Baudelaire, de l’éphémère revue Le Salut public, décrit le visage du poète en trois étages : en bas il y avait quelque chose du « satyre », dans la région du nez on pouvait lire de la « sensualité », tandis que dans la partie la plus haute on décelait « quelque chose de pur et même d’ascétique qui vous remettait en mémoire que son père avait été moine avant la Révolution »155. Firmin Maillard, vers 1857-1858, connaît un Baudelaire à qui son commencement de calvitie donnait l’air « d’un moine rongé par les ardeurs de la chair »156. Le pape militaire reparaît dans un compte rendu des Paradis artificiels que Mathurin de Lescure publie le 17 juillet 1860 dans la Gazette de France, et où il affirme que la tête de Baudelaire avait « quelque chose d’un puritain militant, du prédicant et du soldat »157. Pour Cattule Mendès, qui se dira disciple de Baudelaire, celui-ci a « l’air d’un très délicat évêque, un peu damné »158. À Judith Gautier, femme de Mendès et maîtresse de Wagner, Charles Baudelaire fait « l’effet d’un prêtre sans soutane »159. Tous ces témoignages convergent pour nous montrer un Baudelaire qui a tellement fait corps commun avec le catholicisme et ses valeurs, qu’il finit par ressembler à 154 L’expression est de Claude Pichois dans ses commentaires de l’édition « Pléiade », ŒC I, p. 1076. Charles Toubin, Souvenirs d’un septuagénaire, in W. T. Bandy & Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, op. cit., p. 22. 156 Histoire anecdotique et critique de la presse parisienne, 1857 et 1858, in W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 24. 157 Cité par W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 24. Voir, dans le prolongement du témoignage de Mathurin de Lescure, une affirmation de Baudelaire, faite sur un ton à la fois péremptoire et provocateur toujours dans Mon cœur mis à nu, XIII : « Il n’existe que trois êtres respectables : Le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions. », ŒC I, p. 684. 158 Voir W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 25. 159 W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 85. 155 76 un prêtre, même s’il s’agit d’un prêtre légèrement damné à cause des concupiscences de la chair et des voluptés qui attirent irrésistiblement vers le gouffre. Pour ce qui est de la vocation d’acteur, on peut affirmer que le jeune Charles Baudelaire a essayé de la réaliser, de la mettre en pratique en premier lieu de la manière la plus banale qui soit, c’est-à-dire en jouant du théâtre, en montant lui-même sur les planches pour donner corps à des personnages imaginaires. Une lettre envoyée à Alphonse Baudelaire, le 22 novembre 1833, constitue un précieux témoignage là-dessus. Charles raconte à son demi-frère qu’il s’est foulé le pied et qu’on lui met des emplâtres, ce qui le fait détester les médecins. Mais son entorse a des conséquences qui sont autrement fâcheuses : Mais juge donc quel cruel supplice, cette petite entorse m’empêche de danser, moi qui ne manque pas une seule contredanse. Et puis ! pendant mes vacances, eh bien, j’ai joué la comédie, et puis je vais encore jouer un proverbe.160 L’adolescent de douze ans manifeste un goût très vif pour les plaisirs de la vie : il ne manque pas une seule contredanse et semble jouer souvent du théâtre. Malheureusement, il ne spécifie pas de quelle comédie et de quel proverbe il s’agit : il va sans dire que ces informations auraient été bien précieuses pour les critiques d’aujourd’hui. Dans cette lettre du 22 novembre 1833, il y a encore un détail frappant : il s’agit de la signature de l’expéditeur. En vérité, ici Baudelaire ne signe pas « ton petit frère » ou « ton cadet », comme il en a l’habitude, mais « Carlos ». Le psychanalyste lacanien Cosimo Trono interprète cette signature comme un renvoi direct à la pièce Don Carlos de Schiller, et comme une marque du complexe d’Œdipe qui caractérisait l’adolescent, vu que « la tragédie d’Œdipe Roi reste le canevas profond de la pièce Don Carlos »161. Cosimo Trono va même plus loin dans ses spéculations en parlant d’un sentiment incestueux de Charles à l’égard d’Anne-Félicité, née Ducessois, la femme d’Alphonse Baudelaire, à laquelle le poète écrit une missive ambiguë en mars 1846, pour accompagner l’envoi de Choix de maximes consolantes sur l’amour, qui venait de paraître dans Le CorsaireSatan162. En revenant à l’« hallucination » comédienne du petit Charles, on peut affirmer que toutes les 160 COR I, p. 20. Cosimo Trono, L’Or du diable. Baudelaire et Caroline Dufays. Fiction analytique, Paris, L’Harmattan & Penta Éditions, 2003, p. 34. Baudelaire mentionne d’ailleurs Schiller dans une lettre à Philoxène Boyer, fin juin 1855, COR I, p. 317, qui ne constitue aucunement une preuve du fait que l’adolescent aurait pu connaître le théâtre schillérien. 162 La plupart des biographes s’accordent à reconnaître que Baudelaire a été attiré par la femme de son demi-frère, cf. Claude Pichois et Jean Ziegler, Charles Baudelaire, Nouvelle édition, Paris, Fayard, 1996, pp. 70-71, 136-137, 225-226, 314-315. Henri Lecaye, dans Le Secret de Baudelaire, Paris, Jean-Michel Place, 1991, est même d’avis que l’amour secret de Baudelaire pour sa belle-sœur est au cœur d’une partie de sa production poétique ! 161 77 tentatives ultérieures de l’adulte d’écrire du théâtre, ainsi que toutes les réflexions critiques sur l’art du comédien participent du même désir, du même mouvement inconscient qui le pousse – enfant et adolescent – à vouloir monter sur la scène pour jouer des rôles. Les choses puissent-elles être aussi simples et aussi transparentes ! Les textes proprement littéraires de Baudelaire, où la confession est plus voilée que dans les lettres ou les Journaux intimes, compliquent le problème. Le poème en prose Les Vocations, par exemple, semble donner à entendre, à une première lecture, que les aspirations enfantines de Charles ont été plus nébuleuses. Quatre enfants devisent d’expériences qui ont une grande importance dans la formation de leur personnalité. Le premier raconte une soirée passée au théâtre, le deuxième a une vision mystique (Dieu passe dans le ciel, assis sur un nuage de pourpre), le troisième parle d’une nuit où il a couché dans le même lit que sa bonne et où il lui a caressé la gorge, les cheveux soyeux, et le quatrième, le cercle se fermant de manière parfaite, revient sur la question du « théâtral ». Chacun de ces enfants, à sa manière, se laisse emporter par la fascination d’un monde autre, plus beau, qui constitue une alternative éblouissante à la banalité du réel. – Voilà justement ce qui fascine le premier d’entre eux dans le spectacle de théâtre : Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah ! c’est bien beau ! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammées elles aient l’air terrible, on ne peut pas s’empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l’on est content... Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d’être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de parler avec la même voix...163 L’impact du spectacle sur l’âme enfantine, tel qu’il ressort de ce passage, ne se réduit pas à une réception passive du drame romantique dont l’action est en train de se dérouler sur la scène (menaces, supplications, poignards, yeux démesurément agrandis, etc.). D’un côté, il y a une forte identification avec le sujet de la pièce, par l’intermédiaire du jeu des acteurs (« on a peur, on a envie de pleurer »), mais d’un autre côté il y une distanciation qui permet la jouissance esthétique, presque dans des termes jaussiens (« et cependant l’on est content »). Le plaisir esthétique se produit malgré la peur et l’envie de pleurer. Et par-dessus tout, l’identification et la jouissance esthétique se concluent dans un désir très fort d’être soi-même acteur, de monter sur une scène et d’y incarner des personnages, ou tout simplement d’agir comme un acteur dans la vie quotidienne (« cela donne envie d’être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, 163 ŒC I, p. 332. 78 et de parler avec la même voix »). À la différence de ses camarades, le dernier enfant n’a pas d’amusement bien défini. Son tuteur, trop avare, ne le mène pas au théâtre, Dieu ne s’occupe pas de son « ennui », et il n’a pas de bonne pour lui caresser la gorge et le cou. Il cherche des amusements où il peut, par exemple dans les foires, lieux privilégiés de manifestation de la théâtralité telle que la voyait Nicolas Evreïnoff. Une fois, le petit enfant découvre le charme de la vie libre, sans contrainte, de trois personnages bizarres, moitié histrions, moitié vagabonds : Eh bien ! j’ai vu, à la dernière foire du village voisin, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n’y avez pas fait attention, vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très fiers, quoique en guenilles, avec l’air de n’avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants pendant qu’ils faisaient de la musique ; une musique si surprenante qu’elle donne envie tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu’on deviendrait comme fou si on les écoutait trop longtemps.164 Que peut-on déduire de cette construction en cercle du poème, de cette insistance sur diverses formes de théâtralité, à la fois la théâtralité épanouie sur la scène, que la théâtralité du monde de la foire qui donne à voir plusieurs spectacles imbriqués les uns dans les autres ? – Que la vocation de comédien encadre et accompagne chez Baudelaire, frère jumeau des quatre personnages du poème en prose à la fois, toutes les autres vocations (la vocation mystique aussi bien que la vocation érotique)165. Les points extrêmes des Vocations ne sont pas sans rappeler une formule que Baudelaire emploie dans le poème en prose Les Foules à propos de celui qui peut jouir poétiquement de la multitude. Celui-ci (le « poète ») est caractérisé d’un côté par « le goût du travestissement et du masque » et d’un autre côté par « la haine du domicile et la passion du voyage » qui vont main dans la main dans le cas de certains êtres humains particulièrement enclins à la théâtralité166. 2.2. La marionnette, le tissage et le liage Si l’on repasse en revue tous les passages sur les « vocations », on remarque facilement que la 164 ŒC I, p. 334. De nombreux critiques ont mis en évidence la justesse de cette identification entre Baudelaire et les quatre enfants. Voir surtout Léon Cellier, « Baudelaire et l’enfance », art. cit., p. 72 : « les quatre enfants qu’il [le poème Les Vocations, n. n.] met en scène représentent quatre aspects du moi du poète ». 166 ŒC I, p. 291. Le « goût du travestissement » est magnifiquement commenté par Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 182 : « Travestir, voilà l’occupation favorite de Baudelaire : travestir son corps, ses sentiments et sa vie ; il poursuit l’idéal impossible de se créer lui-même. ». Un passage du quatrième projet de Préface pour Les Fleurs du mal (troisième édition) vient confirmer et appuyer à la fois la formule des Foules et le commentaire de Sartre : « Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie et un assassin. », ŒC I, pp. 185. 165 79 vocation prédominante chez Baudelaire est celle de comédien. Mais, puisque l’adulte Baudelaire n’est pas devenu l’acteur que l’enfant rêvait, cette « hallucination » enfantine trouve toutes sortes d’échappatoires dans le quotidien. Le journaliste Adrien Marx nous a laissé un précieux témoignage sur les formes étranges que pouvait prendre la théâtralité dans la vie de Baudelaire : […] il adorait les marionnettes et les figures de cire. C’est en sa compagnie que j’entrai un jour à la foire de Montmartre dans un cabinet historique où l’on me montra une poupée représentant « Moïse sauvé des eaux, exécuté D’APRÈS NATURE. » En entendant ce boniment, j’éclatai de rire et j’appelai Baudelaire arrêté devant un autre mannequin, pour lui narrer cette naïveté. Il ne me répondit point ; j’allai à lui, il ne fit pas attention à moi, et continua à parler seul à une Marguerite de Bourgogne, superbe dans sa robe de velours nacarat. – Madame, lui disait-il avec conviction, vous êtes une des rares femmes qui ont su aimer convenablement. Si Gautier d’Aulnay avait passé par là, Baudelaire se serait certainement fait une mauvaise affaire.167 Baudelaire pénètre tellement bien dans l’univers des poupées, qu’il est comme coupé du monde réel : il n’entend pas Adrien Marx qui l’appelle, et continue de parler à Marguerite de Bourgogne, petite fille de Saint Louis. Le roi de France Louis le Hutin, mari jaloux de Marguerite, avait fait tuer Gautier d’Aulnay, l’amant, et emprisonné son épouse à ChâteauGaillard, où elle s’était éteinte dans des conditions étranges. Le poète semble revivre cette histoire mystérieuse et sinistre du Moyen Âge (XIVème siècle), et la marionnette, magnifique dans sa robe d’un rouge clair, devient vivante par le sortilège de la parole : on peut lui faire des compliments, lui dire qu’elle est une des rares femmes qui ont vraiment compris l’amour, et même – pourquoi pas ? – espérer de s’en faire aimer. Peut-être Baudelaire improvise-t-il une pièce pour marionnettes, ressuscitant par la force de l’art toute la pompe et les séductions de l’amour courtois. Dans le récit d’Adrien Marx, la posture de l’écrivain est celle d’un obsédé, d’un maniaque, ou au moins d’un enfant captivé par son jeu, ce qui peut nous faire penser que la fascination pour les marionnettes remonte très loin, qu’elle peut être une réminiscence de cette enfance où le petit Charles se délectait avec ses deux « hallucinations » : « pape militaire » et « comédien »168. L’essai Morale du joujou nous est ici d’un grand secours. Baudelaire se propose d’entamer une réflexion philosophique sur les jeux et les jouets, non sans truffer son texte de souvenirs personnels, ce qui confère une grande authenticité à la réflexion et rend la lecture de Morale du 167 Adrien Marx, « Une figure étrange » (1866), cité par W. T. Bandy & Claude Pichois, op. cit., p. 80. Annie Gilles, qui fait une brillante interprétation psychanalytique du théâtre de marionnettes, affirme : « Les marionnettes sont des objets utilisés par des adultes dans un jeu qui ne renie pas ses origines enfantines. », Images de la marionnette dans la littérature : textes écrits ou traduits en français de Cervantès à nos jours, Nancy, Presses 168 80 joujou particulièrement savoureuse. En tout premier lieu, Baudelaire raconte une visite faite en compagnie de sa mère (l’inévitable mère !) chez une dame Panckoucke, qui le conduit dans une chambre mirifique, où sur des étagères s’empilent les jouets les plus divers et les plus beaux. Cette dame, qui lui apparaîtra tout au long de sa vie comme la Fée du Joujou, lui dit qu’elle offre à tous les enfants qui viennent la voir un jouet de cette chambre enchantée. Tout heureux de pouvoir choisir, le petit Charles se précipite sur le jouet le plus voyant, le plus luisant, le plus brillant, le plus étrange. Choquée de cette inconvenance, Mme Aupick veut que son fils se contente « d’un objet infiniment médiocre »169, et celui-ci, pour ne pas lui faire de peine, se résigne à faire un choix qui respecte le bon sens bourgeois. Cette aventure dans l’antre de la Fée a deux conséquences à long terme : l’adulte Baudelaire garde « une affection durable et une admiration raisonnée » pour les jouets170, et une « haine » indomptée contre des personnes « ultra-raisonnables et anti-poétiques » par lesquelles il a tant souffert dans la vie et qui l’ont sans doute empêché de s’adonner à sa passion débridée pour le jeu171. Après avoir raconté ce souvenir personnel, Baudelaire tente d’analyser l’attitude des enfants par rapport à leurs jouets. Une première caractéristique importante de cette attitude est que tous les enfants parlent à leurs joujoux, ce qui les transforme en « acteurs dans le grand drame de la vie »172. Baudelaire semble sous-entendre ici que l’attitude des enfants par rapport aux jouets est analogue de l’attitude du metteur en scène par rapport à la pièce dont il s’occupe et par rapport aux acteurs qui y jouent. Une deuxième caractéristique est la faculté de métamorphose qui est présente dans tous les jeux d’enfants. Ainsi, des chaises peuvent se transformer en diligence, en chevaux, en voyageurs, et avaler « des espaces fictifs » tout en restant immobiles. Toutes ces métamorphoses seraient impossibles sans la « reine des facultés », sans l’imagination qui donne vie à des choses inertes. La faculté de métamorphose, trait essentiel de la théâtralité selon Henri Gouhier, est donnée en exemple aux spectateurs du XIXème siècle : Quelle simplicité de mise en scène ! et n’y a-t-il pas de quoi faire rougir de son impuissante imagination ce public blasé qui exige des théâtres une perfection physique et mécanique, et ne conçoit pas que les pièces de Shakespeare puissent rester belles avec un appareil d’une simplicité barbare ?173 Universitaires de Nancy : Institut international de la marionnette, « Psychologie et psychanalyse », 1993, p. 43. 169 ŒC I, p. 582. 170 Idem. 171 Ibidem, p. 586. Baudelaire fait-il ici, entre autres, référence au colonel Aupick ? C’est fort possible, vu les sévères principes d’éducation que ce faux père voulait mettre en pratique sur un enfant enclin surtout à la rêverie. Au Collège de Lyon, Charles Baudelaire étudie en tant qu’interne, chose qui doit – selon Aupick – l’aider à fortifier son caractère. Le baccalauréat passé, malgré le désir exprimé par Charles d’embrasser la carrière des lettres, Aupick veut faire de lui un magistrat ou un commerçant (carrières « ultra-raisonnables » s’il en est) ! 172 Ibidem, p. 582. 173 Ibidem, p. 583. 81 Une observation psychologique importante de l’essai de Baudelaire est que le jouet constitue la première initiation de l’enfant à l’art, que le jeu représente une préfiguration de la création artistique et qu’il est à même de développer la faculté créatrice de certains enfants prédestinés174. Le développement de la vocation artistique se fait, pour ainsi dire, dans deux directions : Je crois que généralement les enfants agissent sur leurs joujoux, en d’autres termes, que leur choix est dirigé par des dispositions et des désirs, vagues, il est vrai, non pas formulés, mais très réels. Cependant, je n’affirmerais pas que le contraire n’ait pas lieu, c’est-à-dire que les jouets n’agissent pas sur l’enfant, surtout dans le cas de prédestination littéraire ou artistique. Il ne serait pas étonnant qu’un enfant de cette sorte, à qui ses parents donneraient principalement des théâtres, pour qu’il pût continuer seul le plaisir du spectacle et des marionnettes, s’accoutumât déjà à considérer le théâtre comme la forme la plus délicieuse du beau.175 L’exemple que Baudelaire donne pour illustrer comment les jeux peuvent conditionner une vocation artistique vise le théâtre, non pas la peinture, la sculpture ou la littérature. Des parents donnent « des théâtres » à leur enfant, pour que celui-ci continue tout seul « le plaisir du spectacle et des marionnettes ». Suite à ses jeux avec ces salles de spectacle en miniature, l’enfant prédestiné à créer des œuvres d’art s’habitue à voir dans le théâtre la forme la plus accomplie de la beauté. La suite à double sens que Baudelaire institue dans ce passage de Morale du joujou entre « prédestination littéraire ou artistique » ↔ théâtres ↔ marionnettes est des plus étonnantes, mais elle vient confirmer l’attitude que l’adulte a devant la Marguerite de Bourgogne « magnifique dans sa robe de velours nacarat ». Même si le passage que nous venons de citer n’est pas donné comme souvenir personnel, on peut légitimement se demander si l’enfant prédestiné à l’art, à qui ses parents donnaient principalement des théâtres, n’est pas le petit Charles en personne. L’effet de symétrie qui s’institue entre le témoignage d’Adrien Marx et Morale du joujou confirmerait la supposition. Cependant, il peut s’agir ici d’un clin d’œil à des fragments des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister concernant l’origine de la vocation théâtrale. Goethe fait d’un théâtre de marionnettes, aux représentations duquel Wilhelm assiste dans sa petite enfance, la cause déterminante de sa vocation d’acteur et d’écrivain dramatique, à la fois dans Les Années d’apprentissage (1795-1796) et dans la première version du roman, La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister (1777)176. Malgré les écarts narratifs sensibles entre les deux versions, 174 Sur cet aspect, voir Marina Guerrini, Baudelaire : teatro e infanzia, op. cit., pp. 37-42, 50-56 (commentaires de Morale du joujou). 175 Morale du joujou, ŒC I, p. 585. 176 Pour cette première version, voir l’édition suivante : Goethe, La Mission théâtrale de Wilhelm Meister, Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Saulxures, Circé, 1994. Bien que la traduction du titre proposée par Pierre Deshusses soit plus proche de l’original allemand, Wilhelm Meisters theatralische Sendung, nous préférons la 82 l’essentiel reste le même dans les deux cas : l’impact que produisent les marionnettes sur l’âme enfantine est raconté avec les mêmes termes à vingt ans d’intervalle. Dans La Vocation, c’est par les soins de la grand-mère de Wilhelm qu’on présente un soir de réveillon l’histoire de David et de Goliath devant un public émerveillé, tandis que dans Les Années, c’est la mère qui fait jouer la même pièce par un marionnettiste. Wilhelm est fasciné, mais le plaisir intense qu’il a éprouvé au spectacle ne l’en laisse pas moins insatisfait. La deuxième fois que la pièce est jouée, le héros se livre « à la grande jouissance de l’observation et de l’examen »177. Il essaie de répondre à des questions inquiétantes : comment se fait-il que les marionnettes ne parlent pas toutes seules ? qui les met en mouvement ? quelle pourrait être l’explication de l’étrange beauté de ce type de spectacle ? Une fois le rideau tombé, Wilhelm se faufile parmi les grandes personnes, en soulève un coin et parvient à voir les poupées entassées dans un tiroir ; une servante effrayée le tire en arrière et ne lui laisse pas le temps d’approfondir sa découverte178. Ensuite, l’enfant trouve au cellier les boîtes avec les marionnettes, ainsi que le texte manuscrit du jeu de David et Goliath. Il le chipe, apprend les répliques par cœur et joue la pièce avec des figurines de cire devant sa mère (respectivement sa grand-mère). Son exploit lui vaut la possibilité de passer de l’autre côté du rideau, pour jouer la pièce avec le marionnettiste, un lieutenant d’artillerie (!). Pénétrer dans l’espace initiatique du théâtre, c’est pénétrer dans un autre univers : « Tremblant de joie, j’entrai, et je vis, des deux côtés de l’échafaudage, les marionnettes suspendues, dans l’ordre où elles devaient paraître ; je les considérai attentivement ; je montai sur l’estrade, qui m’éleva au-dessus du théâtre, si bien que je planais sur ce petit univers. »179 Un seul incident vient troubler l’illusion artistique lors de sa première représentation avec public : emporté par le feu de l’action, l’enfant fait tomber une marionnette et, en la récupérant, laisse voir sa main, ce qui provoque le rire des spectateurs et attire quelques critiques ultérieures du père (fier de l’adresse de son fils, mais ne voulant pas le lui trop faire voir). À partir de la première pièce jouée par Wilhelm, le théâtre de marionnettes reste toujours en place et permet à son imagination de s’élancer toujours plus loin. C’est justement ce théâtre variante La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister, qui constituerait un pendant au poème en prose de Baudelaire, et qui a l’avantage de s’être imposée dans la tradition critique. La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister, texte découvert seulement en 1911, suit les traces du héros depuis l’enfance jusqu’au moment où, jeune homme, il se prépare à incarner Hamlet dans un vrai théâtre, tandis que la version finale suit le héros beaucoup plus loin dans la vie. Annie Gilles propose, dans Images de la marionnette, op. cit., pp. 49-61, une lecture contrastive des deux versions de Wilhelm Meister. 177 Œuvres de Goethe VI, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Traduction nouvelle par Jacques Porchat, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1860, p. 13. Vocation : « aux délices de l’observation et de l’investigation », op. cit., p. 19. 178 Goethe met en parallèle la curiosité de Wilhelm avec la curiosité des enfants relative à la différence des sexes, cf. Vocation, p. 20 : l’importance psychanalytique d’une telle analogie est énorme ! 179 Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, op. cit., p. 17. 83 de marionnettes – comme pour l’enfant baudelairien de la Morale du joujou – qui détermine la vocation d’acteur de Wilhelm Meister : il s’habitue peu à peu à voir « le théâtre comme la forme la plus délicieuse du beau » et fait tout ce qu’il est en son pouvoir pour mettre en pratique son désir de monter sur les planches. En dehors de la traduction de Jacques Porchat, dont nous avons cité, Baudelaire a pu en lire une autre, parue une quinzaine d’années plus tôt : celle d’A. de Carlowitz (1843)180. Le simple fait que ces deux traductions des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister soient contemporaines de Baudelaire (1843, 1860) n’est pas suffisant pour postuler une liaison entre le passage de Morale du joujou et le roman de Goethe. Au-delà du parallélisme chronologique, il y a chez Baudelaire deux allusions qui prouvent qu’il a lu au moins une des deux versions des Années d’apprentissage. Un sonnet publié dans La Silhouette en 1845 sous la signature de Privat d’Anglemont, À une jeune saltimbanque, contient une allusion au personnage féminin central du roman goethéen : « Ta guitare enrouée et ta jupe à paillettes / Étalaient à nos yeux le rêve des poètes, / La danseuse d’Hoffmann, Esmeralda, Mignon. »181 La danseuse d’Hoffmann est difficilement identifiable, Esmeralda est la belle bohémienne de Notre-Dame de Paris, tandis que l’actrice Mignon est une des maîtresses de Wilhelm dans le roman de Goethe. Baudelaire fait une deuxième allusion aux Années d’apprentissage dans la notice nécrologique qu’il consacre en 1865 au comédien Philibert Rouvière. Parmi les pièces où ce comédien romantique, dont il sera longuement question par la suite, a joué des rôles mémorables, il y a l’adaptation d’Hamlet réalisée par Alexandre Dumas père et Paul Meurice : « Grand succès de Rouvière. – Mais joué en Hamlet méridional ; Hamlet furibond, nerveux et pétulant. Goethe, qui prétend que Hamlet était blond et lourd, n’aurait pas été content. »182 Or Goethe fait des suppositions sur l’apparence physique d’Hamlet justement dans Les Années d’apprentissage, Cinquième livre, Chapitre VI. Dans ce chapitre, il y a une discussion entre comédiens ; Wilhelm craint de ne pas bien incarner le prince du Danemark, qui est trop différent de lui physiquement : Hamlet le Danois « est enfant du nord, il est de race blonde et il a les yeux bleus ». Après que Wilhelm a fait cette affirmation, on lui demande si Shakespeare a vraiment affirmé une telle chose à propos de son personnage. Wilhelm répond que, même si Shakespeare n’affirme « formellement » rien là-dessus, une réplique de la reine, pendant le combat de son fils avec Laërte (« Il est gras, laissez-le reprendre haleine. »), oblige à l’imaginer d’une certaine manière. La conclusion de Wilhelm est assez tranchante : 180 Les références de la deuxième traduction sont les suivantes : Goethe, Wilhelm Meister, trad. complète et nouvelle par A. de Carlowitz, 2 vol., Paris, Charpentier, 1843. 181 ŒC I, p. 222. 84 Eh bien, peut-on se le figurer autrement que blond et corpulent ? C’est rarement, dans leur jeunesse, le cas des hommes bruns. Et sa mélancolie rêveuse, sa molle tristesse, son inquiète irrésolution, ne conviennent-elles pas mieux à ce tempérament, qu’à un jeune homme au corps svelte, aux cheveux bruns, duquel on attend plus de promptitude et de résolution ?183 Revenons aux scènes d’enfance des deux Wilhelm Meister : leur origine est biographique. Dans Poésie et Vérité (Dichtung und Wahrheit), Goethe raconte que sa grand-mère lui a offert, lors d’une veille de Noël, un théâtre de marionnettes qui a fait sur lui une impression très forte et a eu sur son activité ultérieure l’influence la plus profonde. Le théâtre de marionnettes développe ses facultés artistiques et occasionne les premiers contacts avec l’écriture et les conventions dramatiques, ce qui mènera plus tard à Prométhée, Götz von Berlichingen, Iphigénie en Tauride, Pandora, Faust. La « prédestination artistique » du petit Goethe est stimulée par les marionnettes : « cette récréation et cette occupation enfantines exercèrent et développèrent chez moi, de manières très diverses, le don d’invention et le don d’exposition, l’imagination et une certaine technique, alors qu’il n’eût peut-être pas été possible d’y parvenir par une autre voie, en si peu de temps, à si peu de frais et dans un espace si restreint »184. Pourquoi le jeu des marionnettes a-t-il une telle importance pour Baudelaire, à l’instar de Goethe ? Pourquoi le poète français en fait-il le prototype du théâtre et même de la vocation artistique en général ? Morale du joujou permet encore une fois d’esquisser une explication, en parlant d’une mise à mort que les marmots font souvent subir à leurs jouets. Ils perpètrent une sorte de crime, à la fois symbolique, rituel, parce qu’il les érige en des sortes de divinités, et vide de sens, rien que « réel » : La plupart des marmots veulent voir l’âme, les uns au bout de quelque temps d’exercice, les autres tout de suite. [...] Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine : c’est une première tendance métaphysique. Quand ce désir s’est fiché dans la moelle cérébrale de l’enfant, il remplit ses doigts et ses ongles d’une agilité et d’une force singulières. L’enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps il lui fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en sens inverse. La vie merveilleuse s’arrête.185 Ce fragment dit surtout une agression inutile186 : l’enfant met en pièces le jouet pour 182 Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 241. Toutes les affirmations sur Hamlet se trouvent dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, op. cit., p. 294. 184 Goethe, Souvenirs de ma vie, Poésie et Vérité, Traduction et préface de Pierre du Colombier, Paris, Aubier, 1991, p. 38. Voir aussi p. 16 (le théâtre de marionnettes fit « une impression très forte, qui eut un grand et durable retentissement »). 185 Morale du joujou, ŒC I, p. 587. 186 Il ne faut pas oublier que le psychanalyste Alfred Adler situe le développement psychologique de l’enfant autour du dépassement du complexe d’infériorité par l’agression. 183 85 rechercher une âme qu’il ne trouve jamais. Baudelaire ne blâme cependant pas ce genre de pratiques, puisqu’il y voit « une première tendance métaphysique », une première tentative de découvrir ce qu’il y a au-delà de la matière. Essayer d’approfondir l’imaginaire métaphysique dont la vie et la poésie baudelairiennes sont imprégnées, à partir de la prémisse proposée par le dernier passage cité, serait tentant187. Baudelaire lui-même semble vouloir nous aider à déchiffrer les secrets de sa métaphysique personnelle, en déclarant, dès l’ouverture des Fleurs du mal – et les vers font écho à différents passages de Morale du joujou, ou bien au texte d’Adrien Marx : C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! Aux objets répugnants nous trouvons des appas ; Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas, Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.188 La présence de cette strophe dans le premier poème des Fleurs du mal garantit un impact très fort sur le lecteur. Ces vers saisissants contiennent une parfaite et concentrée imago mundi dans la vision baudelairienne, qui récuse tout le bavardage du Siècle des Lumières sur la liberté de l’homme à se créer soi-même et à vivre à sa guise : les êtres humains ne sont ici que des marionnettes du Trismégiste qui tient dans sa main griffue tous les fils qui les mettent en mouvement. Dans Les Petites Vieilles, il y a une image semblable à celle d’Au lecteur. Les vieilles femmes ont perdu leur nature humaine et sont devenues des « monstres » qui trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié !189 Ce Démon impitoyable est démasqué dans la dernière strophe du poème, et c’est ainsi que se réalise une inattendue fusion des contraires : le Diable est Dieu lui-même, Être sinistre qui se plaît à torturer les pauvres vieilles femmes190. L’Être méchant – qui dans La Mort des artistes 187 Nous entendons le mot « métaphysique » dans son sens le plus concret : « ce qui est juste au-delà du physique, du matériel, du corporel ». Tout le temps que nous parlons d’imaginaire métaphysique, le lecteur doit penser à son complément, au « corporel », vu le rôle capital que la corporéité elle aussi joue dans l’univers imaginaire de Baudelaire, et, pour Roland Barthes et Michel Bernard, dans la constitution du concept de théâtralité. 188 Au lecteur, ŒC I, p. 5. C’est nous qui soulignons. 189 Les Petites Vieilles, ŒC I, p. 89. La référence aux marionnettes est doublée par un autre clin d’œil au théâtre, ibidem, p. 90 : « Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur / Enterré sait le nom […] » 190 Baudelaire a l’intuition d’une (con)fusion entre le Dieu du Bien et celui du Mal lorsqu’il fait dire à un amoureux, en 1846, dans Choix de maximes consolantes sur l’amour : « Bonheur et raison suprêmes ! absolu ! résultante des contraires ! Ormuz et Arimane, vous êtes le même ! », ŒC I, p. 550. Toujours dans le sens d’une coincidentia oppositorum réalisée au niveau de la figure de la divinité – cette fois la Beauté – il faudrait encore citer des vers de l’Hymne à la Beauté : « Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, / O Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu ! / Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvrent la porte / D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ? // De 86 porte le nom sonore et vide de « grande Créature » – se cache derrière les masques du Sphinx assoupi au fond d’un Sahara brumeux, ou du Chat Géant qui se moque des souris en les libérant un bref instant pour les rattraper tout de suite191. La Grande Créature, Marionnettiste consommée, reste invisible derrière le rideau des nuages, et s’individualise non par sa bonté, mais par sa grandeur effrayante, reflet de son indifférence ou de sa méchanceté. Ses griffes pèsent sur les pauvres vieilles femmes plus lourdement que ne le feraient les griffes de Satan Trismégiste, qui prend souvent le masque du consolateur de l’humanité affligée : Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?192 Dans Les Petites Vieilles et dans Au lecteur, se trouve la plus claire explication de la métaphysique baudelairienne. L’homme est la marionnette d’un être supérieur à lui, qu’il s’agisse du Dieu solaire de Bénédiction, ou du « Père adoptif » des révoltés dont il est question dans Les Litanies de Satan193. Les deux figures de divinités sont convertibles l’une dans l’autre, si tant est qu’elles soient au fait distinctes pour Baudelaire194. D’ailleurs, du point de vue de la souffrance (pour employer un terme très baudelairien), dans laquelle la marionnette humaine semble trouver d’infinis délices et se complaire, il est absolument indifférent si c’est le Diable ou Dieu qui inflige à l’homme ses affreux, inévitables supplices195. Les fils par lesquels les hommes sont liés à l’Être Abhorré sont multiples : les « péchés têtus », les « repentirs lâches », les plaisirs, les désirs, le souffle, les aspirations vagues, les Satan ou de Dieu, qu’importe ? », ŒC I, p. 25. La même perspective, ou presque, sera reprise à la fin du Voyage. 191 Il n’est pas inutile de rappeler ici aux lecteurs des vers baudelairiens concernant le(s) Chat(s) : « Il juge, il préside, il inspire / Toutes choses dans son empire ; / Peut-être est-il fée, est-il dieu ? », Le Chat, ŒC I, p. 51 ; « Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes », Les Chats, ŒC I, p. 66. D’ailleurs, dans sa description de la théâtralité universelle, c’est de l’image d’un chat jouant avec la souris que Nicolas Evreïnoff se sert pour illustrer la théâtralité dans le monde animal, op. cit., p. 7, chapitre II de la première partie, « Le théâtre chez les animaux ». 192 Les Petites Vieilles, ŒC I, p. 91. 193 L’expression « Père adoptif » se trouve dans ŒC I, p. 125. Satan était-il dans le cas de Baudelaire un substitut de la figure paternelle ? Pour Satan comme substitut du père, voir Sigmund Freud, « Une névrose démoniaque au XVIIème siècle », in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, « Idées », 1975, surtout pp. 223-236 (III. « Le Diable substitut du père »). 194 Certains critiques ont déjà mis en évidence la possibilité de cette conversion. Voir entre autres Clément Borgal, Charles Baudelaire, Paris, Éditions Universitaires, 1967, pp. 65-67. 195 Cela fait surgir la question du masochisme, brillamment analysée par les critiques d’orientation psychanalyste. Chez René Laforgue, par exemple, on trouve dans L’Échec de Baudelaire un chapitre (le cinquième) sur « Le masochisme de Baudelaire », op. cit., pp. 58-61. Juste avant ce chapitre, il y a une intéressante définition du masochisme dans le cas du poète, le mettant en relation avec une situation psychologique infantile : « Le masochisme se traduit souvent par l’obligation de contracter une maladie, vénérienne ou autre, à la fois pour se punir et pour reproduire la situation infantile ; le malade a en effet des chances de redevenir le petit enfant que protège et soigne une mère tendre. », p. 56. 87 nostalgies, les mélancolies, les « aimables remords », la « sottise »196. Déjà Marc-Aurèle parle de « cette triste condition de marionnette où nous réduisent les écarts de la pensée et la tyrannie de la chair »197. Il suffit de fort peu au Démon pour dominer l’être humain, qui oublie, « dans son infatuation, qu’il se joue à un plus fin et plus fort que lui et que l’Esprit du Mal, même quand on ne lui livre qu’un cheveu, ne tarde pas à emporter la tête »198. Dans le poème Le Rebelle, le Bon Ange saisit dans « ses poings de géant » les cheveux du pécheur pour tenter de le faire rentrer dans le droit chemin : il s’ensuit une lutte sans merci entre le damné et l’être surnaturel qui veut le sauver199. Dans les deux cas, l’intérêt du Marionnettiste semble se porter vers la tête, siège de la raison, qu’il importe de contrôler pour se rendre maître de l’être humain tout entier200. Ces situations rappellent la construction des marionnettes à fil : en effet, un des fils principaux que tient le marionnettiste sort de la tête de la poupée. Selon Michel de Ghelderode, dramaturge passionné par les poupées, les bouffons, les saltimbanques, les fous, auteur d’un théâtre où lyrisme et allégorie dominent, le rapport entre le jeu des marionnettes et les pratiques sataniques remonte loin dans le temps, et s’inscrit dans une méfiance plus générale par rapport au théâtre. Au XVIème-XVIIème siècles, période trouble où les psychoses diaboliques secouent l’Europe entière, les marionnettes apparaissent à l’imaginaire collectif en tant qu’instruments de l’Esprit des Ténèbres, que des magiciens peuvent douer de vie afin de répandre le mal dans le monde : Dans bien des pays, notamment chez nous, en Flandre et en Brabant, on retrouve des procès criminels intentés à des joueurs de marionnettes sous l’inculpation de sorcellerie, magie et sacrilège. D’aucuns se virent brûler avec leur petit monde ! […] En Suisse, je crois, un montreur de marionnettes a été passé en jugement : on soutenait que ses poupées, la nuit, se métamorphosaient, devenaient vivantes, par sortilèges ; que c’étaient des androïdes, comme on disait alors, des sortes de petits robots, de petits personnages maléfiques qui, par des moyens inavouables, étaient subitement doués de vie et pouvaient nuire aux chrétiens.201 196 Les quatre syntagmes entre guillemets apparaissent dans Au lecteur, ŒC I, p. 5. Cité par Gaston Baty & René Chavance, Histoire des marionnettes, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1959, p. 19. Il faut se rappeler que Marc-Aurèle est un des pseudonymes avec lesquels sont signées les Causeries du Tintamarre en 1846-1847. Il est fort possible que ce pseudonyme ait été un masque de Baudelaire ; voir les commentaires de Claude Pichois à la « Pléiade », ŒC II, p. 1547. 198 Les Paradis artificiels, Le Poème du haschisch, I « Le Goût de l’infini », ŒC I, p. 403. 199 Voir ŒC I, pp. 139-140. Le syntagme cité se trouve à la p. 140. 200 « Immédiatement sa raison s’en alla. », Châtiment de l’orgueil, ŒC I, p. 21. Roland Villeneuve, Loups-garous et vampires, Édition revue par l’auteur, Paris, Éditions J’ai lu, 1970, souligne – en citant un auteur du XVIIème siècle – l’intérêt que le Diable porte à la tête, donc à la raison : « Le Diable, nous dit J. Taxil dans son Traité de l’Epilepsie (Paris, 1602), cherche à “abolir ce qu’il hait le plus en l’homme, qui est la raison… il vient comme un vent malin, à attaquer le cerveau, comme principe des sentiments, et siège de la raison, et tempêtant, et troublant par là-dedans les humeurs, obstruant les organes, piquant les méninges, oppilant les nerfs, bouchant les artères, il contraint le cerveau tout affligé à retirer à soi, et ses nerfs et ses esprits, et ainsi le corps tombe en convulsion générale, et palpitante, et demeurent les possédés tous évanouis et troublés.” », p. 31. 201 Michel de Ghelderode, Les Entretiens d’Ostende, Toulouse, Patrice Thierry Éditeur, « L’Éther Vague », 1992, 197 88 L’inconscient personnel de Baudelaire est fasciné et torturé par l’image de l’homme comme marionnette d’u(n) Trismégiste, d’un être supérieur qui a droit de vie et de mort sur la pauvre créature humaine. Mais cet inconscient fonctionne aussi comme un miroir où se refléteraient des croyances très répandues, ou, mieux, comme une urne qui rassemblerait en elle plusieurs couches d’archétypes religieux superposées. Des considérations de l’historien des religions Mircea Eliade éclaircissent toute la profondeur des obsessions religieuses et existentielles de Baudelaire : Mais, quelle que soit sa nature ou la forme sous laquelle il se manifeste, le Créateur est, dans tous ces contextes, un « tisserand » ; ce qui veut dire qu’il tient rattachés à lui, par des fils ou par des cordes invisibles, les Mondes et les êtres qu’il produit (plus exactement : qu’il « éjecte » de lui-même). Venir à l’être et exister dans le temps, durer, c’est être projeté par le Créateur et rester relié à lui comme par un fil. […] Avant de découvrir que l’Être est Un, la spéculation indienne découvrait que la dispersion et la désarticulation équivalent au non-être ; que, pour vraiment exister, on doit être unifié et intégré. Et les images les plus adéquates pour exprimer tout ceci étaient le fil, l’araignée, la trame, le tissage.202 L’image des araignées baudelairiennes s’inscrirait dans un contexte symbolique semblable de tissage diabolique : « Quand la pluie étalant ses immenses traînées / D’une vaste prison imite les barreaux, / Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées / Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, // Des cloches tout à coup sautent avec furie »203. C’est vrai que dans ces vers saisissants la divinité méchante s’est sublimée dans le son des cloches, mais néanmoins sa présence reste très marquée dans un contexte où l’image du tissage connaît deux aspects : la pluie qui ferme l’horizon du poète par les barreaux qu’elle dessine autour de lui, et les araignées qui tendent leurs toiles gluantes dans les cerveaux des hommes, emprisonnant la pensée et paralysant la raison. Marqué par ces deux figures emblématiques du liage, l’être humain découvre qu’il n’y a pas de liberté et d’auto-détermination, comme le souligne encore une fois Mircea Eliade : […] les Mondes et les êtres ne sont et ne peuvent pas être « libres ». Ils ne peuvent pas se mouvoir de par leur propre volonté. Le fil qui les tient rattachés à leur Auteur les tient en vie, mais aussi en dépendance. « Vivre » équivaut soit à être « tissé » par la Puissance mystérieuse qui trame l’Univers, le Temps et la Vie, soit à être rattaché par une ficelle invisible à son Cosmocrator (Soleil, Brahman, Dieu personnel). Dans les deux cas, « vivre » équivaut à être conditionné, à dépendre de quelqu’un d’autre. […] Les images du fil, de la corde, du liage, du tissage sont ambivalentes : elles expriment aussi bien une situation privilégiée (être rattaché au Dieu, se trouver en relation avec l’Urgrund cosmique) qu’une situation pitoyable et tragique pp. 113-115. 202 Mircea Eliade, « Cordes et marionnettes », in Méphistophèles et l’Androgyne, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1962, pp. 217-218. 203 Baudelaire, Spleen [4], ŒC I, p. 75. 89 (être conditionné, enchaîné, prédestiné, etc.).204 Si l’homme relié par un fil à la divinité – bonne ou méchante –, ou l’homme comme marionnette de Dieu constituent les images-matrices de l’inconscient religieux et de la conscience créatrice de Baudelaire, il faut quand même remarquer la présence de ce topos chez deux autres auteurs du XIXème siècle : pour Balzac, le topos respectif traduit le statut privilégié de l’être humain, tandis que, pour Nietzsche, il traduit la condition pitoyable, mais grandiose par cela même, de l’homme. Il faut, en premier lieu, donner la parole à Balzac, que Baudelaire admire par-dessus tous les autres écrivains de la première génération romantique : « Dieu est tout, donne tout, fait oublier tout, et la pensée est le fil qu’il nous a donné pour communiquer avec lui. »205 Nietzsche, frère hypocrite de Baudelaire, se situe aux antipodes de l’idée de Balzac : « Nous sommes préparés, comme on ne le fut en aucun autre temps, à un carnaval de grand style, aux plus spirituels éclats de rire et à la pétulance du mardi gras, aux hauteurs transcendantales des plus altières insanités et de la raillerie aristophanesque du monde. Peut-être découvrirons-nous précisément ici le domaine de notre génie inventif, le domaine où l’originalité nous est encore possible, peut-être comme parodistes de l’histoire universelle et comme polichinelles de Dieu, – peut-être que, si des choses du présent rien d’autre n’a d’avenir, notre rire du moins aura l’avenir pour lui ! »206 Pour mieux comprendre les choses, il faudrait éclairer l’étymologie du mot polichinelle, qui apparaît souvent chez Baudelaire aussi, en variation libre avec la marionnette207. Le nom dérive, cf. le Littré et Le Petit Robert, du napolitain Pulecenella, it. Pulcinella, personnage grotesque, bossu et pansu, de la commedia dell’arte et du théâtre de marionnettes. Pour notre poète, le polichinelle constitue une figure centrale de son imaginaire, à laquelle souvent il s’identifie, à 204 Mircea Eliade, « Cordes et marionnettes », op. cit., pp. 219-221. Honoré de Balzac, La Physiologie du mariage, in Œuvres complètes, Tome II, Préface et notes de Roland Chollet, Lausanne, Éditions Rencontre, 1958, p. 351. 206 Par delà le Bien et le Mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, traduit par Henri Albert, Septième édition, Paris, Mercure de France, 1903, p. 220, aphorisme n° 223. La traduction que Jean Gratien, Isabelle Hildebrand et Cornélius Heim donnent de ce même passage est légèrement différente : « […] nous sommes préparés comme jamais au carnaval du grand style, au rire endiablé de la plus spirituelle chienlit, à la cime transcendantale de la suprême idiotie et à la dérision aristophanesque de l’univers. Peut-être trouverons-nous justement là le domaine où faire triompher notre invention, le domaine où atteindre nous aussi à l’originalité, peut-être comme parodistes de l’histoire universelle et comme paillasses de Dieu ; peut-être, si aucune de nos œuvres n’a d’avenir, notre rire en a, lui ! », voir Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, vol. VII, Par-delà bien et mal. Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1979, pp. 140-141. 207 Voir à ce propos, parmi d’autres textes, la lettre expédiée de Honfleur à Nadar le 16 mai 1859 : « La politique, mon cher ami, est une science sans cœur. Si tu étais Jésuite et Révolutionnaire, comme tout vrai politique doit l’être, ou l’est fatalement, tu n’aurais pas tant de regrets pour les amis jetés de côté. Je sais que je te fais horreur ; mais, dismoi, as-tu remarqué avec quel à-propos sont venues les lettres diplomatiques de Joseph de Maistre, publiées par M. de Cavour, lettres où, pour le dire en passant, le pape est traité de Polichinelle ? Quel réquisitoire contre l’Autriche ! Le Piémont avait gardé ces lettres en réserve, et les a lancées au bon moment. », COR I, p. 579. 205 90 cause du fait que cette poupée incarne l’être lié par excellence. Nous aimerions citer un passage où le polichinelle figure comme archétype du jouet, et où, de plus, il est encore une fois question de l’enfance, ce qui vient à l’appui de toutes les considérations antérieures sur la série « prédestination littéraire ou artistique » ↔ théâtres ↔ marionnettes : « Et même, analysez cet immense mundus enfantin, considérez le joujou barbare, le joujou primitif, où pour le fabricant le problème consistait à construire une image aussi approximative que possible avec des éléments aussi simples, aussi peu coûteux que possible : par exemple, le polichinelle plat, mû par un seul fil […]. »208 Le liage, qu’il soit fait par un seul fil, ou par tout un tissu, représente la condition humaine par excellence dans l’univers de Baudelaire. Rattaché symboliquement au pouvoir que le Marionnettiste exerce sur l’être humain, le liage s’intègre dans une constellation thématique chère à l’auteur des Fleurs du mal : « En effet, on retrouve les mêmes images et formules du liage dans la sorcellerie, la démonologie et la mythologie de la mort. »209 En écho à cette phrase de Mircea Eliade, pour mieux mettre en évidence l’importance symbolique du liage, il faut citer Le Vampire. Ici, l’amour satanique unissant les deux amants semble une pièce pour marionnettes où la femme fait office de marionnettiste et l’homme de polichinelle : « – Infâme à qui je suis lié / Comme le forçat à la chaîne, // Comme au jeu le joueur têtu, / Comme à la bouteille l’ivrogne, / Comme aux vermines la charogne, / – Maudite, maudite sois-tu ! »210 Il faut souligner que le même adjectif, « infâme », s’applique, avec une précision qui n’est sans doute pas aléatoire, pour désigner les araignées de Spleen 4 et la femme-vampire (dans le dernier passage cité, l’adjectif est substantivé). Mais, pour ne pas continuer dans une voie trop pessimiste, et en vertu de l’ambivalence des images dans l’univers imaginaire de Baudelaire, il faut maintenant poursuivre cette analyse du liage de la marionnette humaine à son Créateur par un texte un peu plus lumineux et plus serein, qui nous fait remonter jusqu’à l’Antiquité et qui constitue un complément idéal à la phrase balzacienne de Physiologie du mariage citée ci-dessus : Platon utilise cette image lorsqu’il veut suggérer à la fois la condition humaine et le moyen de la parfaire. « Considérons, écrit-il, considérons chacun de nous, êtres animés, comme une marionnette fabriquée par les Dieux : soit que la composition en ait été pour ceux-ci un objet d’amusement, ou qu’ils y aient mis un certain sérieux : car c’est une chose, en vérité, dont nous ne connaissons rien ! Mais ce que nous savons fort bien, c’est que les états dont j’ai parlé sont en nous comme des cordons ou fils intérieurs, qui nous tirent et qui, mutuellement opposés, 208 Morale du joujou, ŒC I, p. 584. La même image du polichinelle apparaît dans Le Joujou du pauvre, ŒC I, p. 304, ce qui témoigne à la fois d’un caractère obsessionnel et du fait que Baudelaire revient souvent sur ses manuscrits, pour les revoir, les parfaire ou tout simplement pour en recycler des bouts. 209 Mircea Eliade, « Cordes et marionnettes », op. cit., p. 221. 210 ŒC I, p. 33. 91 nous entraînent en sens contraire vers des actions opposées ; et c’est en cela que réside la différence qui sépare vertu et vice. Il n’y a en effet […] qu’une seule de ces cordes à laquelle chacun doit toujours obéir et de laquelle il ne doit d’aucune manière se dégager, tandis qu’il doit résister à la traction des autres cordes, et celle-ci est la corde d’or et sacrée de la raison… » (Lois, 644, trad. L. Robin, modifiée, c’est nous qui soulignons).211 La marionnette nous donne donc une clef d’or de la personnalité (inconsciente) de Charles Baudelaire. C’est une image qui se retrouve dans les jeux de l’enfant, dans ses « hallucinations » à fonction compensatrice, dans ses peurs et dans ses exaltations métaphysiques, dans sa pratique de l’écriture, jusqu’à l’atrocité du « crénom » final. Pour parler comme Charles Mauron, la marionnette humaine dans les mains du Marionnettiste est le plus important « mythe personnel » de Baudelaire : la soif de pouvoir et d’action s’y superpose sur la vocation de comédien, se réalisant ainsi une symbiose, une coincidentia alchimique. En jouant avec des polichinelles, Baudelaire donne libre cours à la faculté de métamorphose qui fait les grands comédiens, tout en jouissant d’un pouvoir discrétionnaire212. Pareil aux enfants qui crèvent leurs jouets pour « voir l’âme », il peut arrêter la pièce qu’il joue à n’importe quel moment et laisser les marionnettes inertes sur le sol. La théâtralité de la vie de Baudelaire garde les traces de cette obsession enfantine : le goût de la métamorphose et du masque se confond avec la soif du pouvoir. S’imposer des didascalies en se regardant dans un miroir, faire de son existence une violente pièce de théâtre, grimer son visage pour que les sentiments authentiques soient méconnaissables et trompeurs, mettre sa vie en scène deviennent pour l’adulte Baudelaire des voies pour accéder d’un seul coup au double rêve tant chéri par l’enfant Charles : être comédien et dominer ses semblables comme seul un « pape militaire » pourrait le faire. Le caractère archaïque du théâtre de marionnettes explique les nombreuses valences symboliques qui lui ont été attribuées au cours de l’histoire, et qui se retrouvent en palimpseste chez Baudelaire213. Métaphoriquement, on pourrait dire que le jeu des marionnettes est un théâtre hyperbolique, puisque tout y est exagéré – en grand comme en petit : la taille des poupées, les couleurs, les gestes, les actions. Duranty, pionnier du réalisme, ami de Baudelaire214 et créateur 211 Mircea Eliade, « Cordes et marionnettes », op. cit., pp. 224-225. L’image du créateur comme marionnettiste passe de Platon chez Aristote, qui dit : « Tout ce qui est nécessaire est un acte de sa volonté, le même que celui qui dirige les marionnettes en tirant un fil pour faire mouvoir la tête et les mains de ces petits êtres, puis leurs épaules, leurs yeux, et quelquefois toutes les parties de leur corps qui obéissent avec grâce. », cité par Bil Baird, L’Art des marionnettes, Traduction de Jeanne Fournier-Pargoire, Paris, Hachette, 1967, pp. 38-39. 212 Henri Bergson pense le théâtre de marionnettes comme emblème de la comédie et, plus largement, de la condition humaine, soumise à l’affrontement du pouvoir discrétionnaire et de la liberté, cf. Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, « Quadrige », 1993, pp. 59-61. 213 Voir, pour le primitivisme des marionnettes, les affirmations de Charles Nodier (Docteur Néophobus) : « L’art primitif, c’est la comédie des marionnettes. », « Les Marionnettes », in Revue de Paris, Tome XI, nov. 1842, p. 10. 214 Sur leur amitié, voir Jacques Crépet, « Baudelaire et Duranty » (1939), in Propos sur Baudelaire, rassemblés et annotés par Claude Pichois, Préface de Jean Pommier, Paris, Mercure de France, 1957, pp. 56-63. 92 d’un théâtre de marionnettes au Jardin des Tuileries pour lequel il a écrit des pièces, définit ainsi cette forme de théâtre : Voix de perroquet, sifflets, aigres soupirs de clarinette, chocs secs et stridents du bois fendu, folie d’interjections et d’intonations, fureur de batailles, fantastique liberté d’apparitions et de disparitions, masques immuables, gestes bouffons et violents, disproportion de l’être animé avec les objets qui l’entourent ; grandes choses rapetissées, petits objets suragrandis, maisons inhabitables, arbres nains, lits de Procuste, montagnes microscopiques, mais bouteilles géantes, marmites colossales, casseroles, fusils, sabres, parapluies monumentaux : voilà ce qui compose le charme, la fascination de ce spectacle, vainqueur de toute hypocondrie.215 Puisque nous avons cité Duranty, il faut dire que Baudelaire est assez lié au projet du théâtre de marionnettes du Jardin des Tuileries dans les années 1860-1861. Il s’applique à convaincre Théophile Gautier à écrire une petite pièce pour Duranty, à la fin du mois de juillet 1860 : « M. Duranty te demandera probablement une petite comédie quelconque pour marionnettes. Tu seras ce que tu es, quand tu sens qu’il faut l’être, c’est-à-dire le plus charmant des hommes. »216 On n’a malheureusement pas de traces de la comédie sollicitée. Gautier semble ne l’avoir jamais écrite, malgré les volutes rhétoriques employées par Baudelaire pour l’en convaincre, puisqu’au Moniteur il parle avec une certaine réserve de l’inauguration du théâtre de Duranty217. Ce qui est étonnant dans cette histoire, c’est que Duranty fasse appel, pour trouver les fonds nécessaires à son entreprise, à deux de ses proches, qui n’étaient pourtant pas réputés pour bien gérer leurs affaires financières : Poulet-Malassis et Baudelaire. L’éditeur se dérobe, mais le poète s’implique et cherche un bailleur de fonds, qu’il pense trouver dans la personne du banquier Gélis218. Le marché entre le banquier et le marionnettiste semble pouvoir se faire, mais Duranty ne veut pas aller voir Gélis et, de plus, sous l’influence (néfaste) de Champfleury, a l’intention de créer un théâtre beaucoup plus complexe. Baudelaire raconte ses démarches auprès de Gélis dans une lettre à Poulet-Malassis du 8 septembre 1860 : Gélis m’avait offert de faire faire les fonds de la baraque de Polichinelle, pour Duranty, parce que, disait-il, leur maison ne pouvait pas se charger elle-même d’une affaire aussi petite ; mais quand il a appris que Duranty cherchait à faire élargir son privilège et à fonder, au lieu d’un théâtre enfantin, un vrai théâtre machiné, avec trucs, pour pantomimes jouées par de véritables comédiens (reconnaissez-vous l’influence Champfleury ?), il a retiré sa parole. Je ne sais pas pourquoi Duranty n’a jamais voulu aller le voir. Je ne vous raconte cette histoire, que comme 215 Théâtre des marionnettes. Répertoire guignol du XIXe siècle recueilli par Duranty, Paris, Actes Sud, « Babel », 1995, pp. 7-8. Bil Baird souligne le caractère hyperbolique de cette sorte de théâtre, L’Art des marionnettes, op. cit., p. 15 : « le personnage représenté doit dépasser en intensité son modèle vivant », « la marionnette montre les traits essentiels et les accentue », « une forme suggestive, simplifiée ou exagérée », etc. 216 COR II, p. 70. 217 Il s’agit d’un compte rendu de l’inauguration, publié dans Le Moniteur du 27 mai 1861, voir Marcel Crouzet, Un méconnu du réalisme : Duranty (1833-1880). L’Homme – Le Critique – Le Romancier, Paris, Nizet, 1964, p. 145. 218 Ibidem, pp. 134-135. 93 échantillon de la facilité de Gélis à entrer dans les affaires.219 Malgré l’échec de la collaboration entre Duranty et Gélis, notre poète continue de suivre le projet de près. Il figure même, au début de mai 1861, dans une liste d’auteurs de pièces pour ce théâtre : F. Desnoyers, Sardou, Duranty, Brisebarre, Champfleury, Banville, Baudelaire, Scholl… L’imprimeur qui devait imprimer l’affiche avec ces noms prend peur et la fait passer à la Préfecture de Police. La Division des Théâtres, au Ministère d’État, s’alerte et convoque Duranty pour un interrogatoire, lui rappelant que les pièces doivent être soumises à l’examen et à l’approbation d’une commission de censure avant d’être jouées. Camille Doucet, chef de la Division des Théâtres, adresse une note au ministre lui-même, soulignant que « des pièces en vers ou en prose de ces Messieurs méritent d’être examinées avant d’être jouées devant des enfants qui se promènent aux Tuileries »220. Avec sa chance, si Baudelaire avait écrit une pièce pour le théâtre de marionnettes de Duranty, peut-être se serait-il retrouvé sur les bancs des tribunaux, comme pour Les Fleurs du mal. Mais il s’est retrouvé tout simplement et sagement parmi les spectateurs, à partir de l’inauguration du théâtre et sans doute assez souvent par la suite221. Baudelaire « adorait les marionnettes », selon les dires d’Adrien Marx, parce que son esprit théâtral ne pouvait se repaître que de formes hyperboliques de théâtre, comme on le verra encore dans le présent travail. 2.3. Le bouffon, le mystificateur et le Diable La vision de l’imaginaire métaphysique de Baudelaire ne serait pas complète si nous nous limitions à la faire pivoter autour du statut de la marionnette. Nous considérons qu’il faut absolument faire intervenir ici le bouffon, qui vient dialoguer avec la marionnette à la fois sur la scène intérieure du poète et dans ses écrits littéraires, où les fantasmes (« hallucinations ») s’incarnent dans des personnages. Fidèle à notre méthode, nous partirons – une fois de plus – de quelques données d’ordre biographique. Charles Baudelaire suggère, dans une lettre au critique lyonnais Armand Fraisse, du 12 août 1860, que le bouffon est pour lui une figure à signification biographique. Malgré les mauvais souvenirs qu’il garde de la période qu’il a passé comme élève interne au Collège Royal de Lyon (1832-1836), et malgré sa répulsion pour la peinture philosophique qui semblait avoir élu Lyon comme capitale, Baudelaire a quelques correspondants dans cette ville, entre autres ce critique 219 COR II, pp. 90-91. Apud Marcel Crouzet, op. cit., p. 144. 221 Ibidem, p. 144. 220 94 peu lu aujourd’hui, et Joséphin Soulary, grand passionné de sonnets. Armand Fraisse se montre d’ailleurs plus ouvert que les critiques parisiens aux productions baudelairiennes, puisqu’il rend compte des Fleurs du mal, des Paradis artificiels et de la première série des Œuvres complètes, publiée posthumément chez Michel Lévy par les soins de Charles Asselineau, Théodore de Banville et Théophile Gautier222. La lettre dont nous citons un bout contient une mise en garde : Baudelaire veut que son correspondant ne trahisse pas certaines choses qu’il vient de lui révéler. Ensuite, en parlant des bouffons, Baudelaire semble s’inclure lui-même parmi eux : Je vous écris, comme vous voyez, avec un parfait abandon. Je compte que vous voudrez bien ne pas faire confidence de mes confidences. Il ne faut jamais rien livrer de personnel à la Canaille. Je comprends parfaitement bien les besoins de dignité extérieure qu’éprouvent tous les bouffons de profession.223 Dans Le Spleen de Paris, Une mort héroïque, écho et prolongement du poème en prose Les Vocations, déjà commenté, se donne à lire comme une « parabole »224 ou comme une allégorie225. Ce poème en prose constitue – à un premier degré de lecture – une parfaite illustration littéraire des craintes exprimées par Baudelaire dans la lettre à Armand Fraisse. Cependant, un nouveau commentaire d’Une mort héroïque ne peut plus être tenté sans prendre en considération les analyses du critique qui s’est sans conteste le plus penché sur ce texte : Jean Starobinski. Les analyses des aventures de Fancioulle s’inscrivent dans la première grande tendance de l’intérêt de Starobinski pour Baudelaire (l’interprétation d’une équivalence symbolique que le poète établit entre le bouffon et l’artiste), inséparable cependant de la deuxième tendance (l’interprétation de la mélancolie baudelairienne). Dans un article intitulé « Bandello et Baudelaire (Le Prince et son Bouffon) », Starobinski concentre toutes ses réflexions à propos de ce poème en prose226. En premier lieu, sans poser la question oiseuse des « sources », Starobinski identifie et commente les possibles points de contact entre le texte de Baudelaire et une nouvelle italienne de la Renaissance, écrite par Matteo Bandello et ayant presque la même trame que le poème en prose. Au-delà de la possibilité que Baudelaire aurait eu de connaître la nouvelle de Bandello dans une des nombreuses traductions françaises, se dessine une ressemblance plus subtile entre les deux textes. Une mort héroïque apparaît comme une 222 Tous les articles d’Armand Fraisse sur Baudelaire ont été rassemblés par Claude et Vincenette Pichois, Armand Fraisse sur Baudelaire, 1857-1869, Gembloux, Duculot, 1973. 223 Nouvelles lettres, présentées et annotées par Claude Pichois, Paris, Fayard, 2000, p. 32. 224 Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Genève, Éditions d’Art Albert Skira S. A., Paris, Éditions Flammarion, 1970, p. 82. 225 Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1999, pp. 57-59, 404-407. 226 L’article en question a paru dans Le Mythe d’Étiemble. Hommages, Études et Recherches inédits, N° 77, Paris, Didier Érudition, 1979, pp. 251-259. 95 « interprétation transformatrice »227 du texte de Bandello, qui conduit Baudelaire à une profonde réflexion, à la fois socio-historique et métaphysique, sur le statut de l’art et de l’artiste. Le personnage attachant du poème en prose porte le nom hautement symbolique de Fancioulle, que Jean Starobinski rapproche à juste titre de l’enfance228. Fancioulle est le bouffon d’un Prince monstrueux par ennui, d’un tyran « qu’une excessive sensibilité » rend « plus cruel et plus despote que tous ses pareils »229. La vocation histrionique n’est pas moins puissante chez lui que chez son comédien : « le grand malheur de ce Prince fut qu’il n’eut jamais un théâtre assez vaste pour son génie »230. Selon Jean Starobinski, Baudelaire essaie de faire revivre dans son poème en prose un couple classique de la culture européenne : le Prince et son bouffon. Seulement, le Prince est doué aussi d’une faculté histrionique accentuée, qu’il voudrait mettre en pratique sur le grand théâtre du monde. On retrouve ici Nicolas Evreïnoff, selon lequel la théâtralité est omniprésente, à la fois chez ceux qui jouent que chez ceux qui regardent d’autres jouer. Le Prince est un parfait représentant de la doctrine de l’art pour l’art : dans son État, il est interdit d’écrire des choses qui poursuivent des buts étrangers à une intense et gratuite jouissance esthétique. Or voici que le bouffon favori du Prince entre dans une conspiration avec plusieurs gentilshommes. Ce sont « des idées de patrie et de liberté » qui les poussent à vouloir changer la forme de gouvernement et à renouveler les bases de la société231. La lettre à Armand Fraisse nous suggère que Fancioulle prend très au sérieux les idées qui le conduisent à s’engager dans la conspiration, qui finit par être déjouée. On s’attend donc à une prochaine condamnation à mort, vu le caractère despotique et violent du Prince. Quelle pourrait être la raison profonde pour laquelle Fancioulle s’est jeté à corps perdu dans la conspiration ? Serait-ce une jalousie brûlante du pouvoir discrétionnaire de son maître, comme la jalousie de l’enfant Baudelaire devant le 227 Ibidem, p. 255. En italien fanciullo = garçon entre l’enfance et l’adolescence. Voir « Bandello et Baudelaire », op. cit., p. 255. Fabrice Wilhelm fait remonter l’étymologie du nom à fancy, voir Baudelaire : l’écriture du narcissisme, op. cit., p. 341. Le chapitre VI d’Un mangeur d’opium, « Le Génie enfant », confirme les deux interprétations à la fois, mais surtout celle de Jean Starobinski : « C’est dans les notes relatives à l’enfance que nous trouverons le germe des étranges rêveries de l’homme adulte, et, disons mieux, de son génie. Tous les biographes ont compris, d’une manière plus ou moins complète, l’importance des anecdotes se rattachant à l’enfance d’un écrivain ou d’un artiste. Mais je trouve que cette importance n’a jamais été suffisamment affirmée. », ŒC I, p. 497. 229 Baudelaire, ŒC I, pp. 319-320, souligné par nous. 230 Ibidem, p. 320. C’est peut-être par manque d’un espace assez vaste pour son génie qu’un prince aura inventé le théâtre : « Pourquoi envier aux hommes, destinés presque uniquement par la nature à pleurer et à mourir, quelques délassements passagers, qui les aident à supporter l’amertume et l’insipidité de leur existence ? […] Quelqu’un qui s’ennuyait cruellement (c’était vraisemblablement un prince) doit avoir eu le premier l’idée de cet amusement raffiné, qui consiste à représenter sur des planches les infortunes et les travers de nos semblables pour nous consoler et nous guérir des nôtres, et à nous rendre spectateurs de la vie, d’acteurs que nous y sommes, pour nous en adoucir le poids et les malheurs. », D’Alembert, Réponse de D’Alembert, in Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert sur les spectacles suivie de Réponse de D’Alembert, Paris, Garnier Frères, 1889, pp. 302-303. 231 Une mort héroïque, ŒC I, p. 319. 228 96 pouvoir du militaire accompli, Aupick ? Le bouffon voudrait-il venger un affront que le Prince lui aurait fait ? Ce Prince aurait-il insulté une amie du bouffon, comme il arrive dans le conte de Poe intitulé Hop-Frog, où le roi jette du vin à la face de la jolie Tripetta ? On peut se laisser aller à de telles rêveries, surtout qu’entre le poème en prose de Baudelaire et le conte de Poe existent plusieurs analogies frappantes. La stratégie appliquée par le bouffon pour se venger du roi doit avoir eu un écho fort chez Baudelaire. Hop-Frog met en scène un jeu à huit personnages (le roi et ses sept ministres), déguisés en orangs-outans censés s’être échappés de leur cage, qui doivent faire irruption dans un bal masqué afin d’effrayer les femmes. Pour donner une illusion de réalité, Hop-Frog a pris soin d’enchaîner ces huit personnages avec une grosse chaîne, qui lui servira tout d’abord à les attacher au lustre, puis à les soulever dans les airs avant de les brûler vifs. Le roi et ses ministres ont été attirés dans une grotesque bouffonnerie et se sont bornés à « jouer » un rôle de marionnettes dans les mains puissantes de Hop-Frog, ce qui aura éveillé de fortes correspondances inconscientes dans la psyché de Baudelaire232. Cependant, au contraire de Hop-Frog, celui qui domine dans Une mort héroïque est le Prince, non pas le bouffon. Ce Prince ennuyé et pervers veut « juger de la valeur des talents scéniques d’un homme condamné à mort [...], profiter de l’occasion pour faire une expérience physiologique d’un intérêt capital, et vérifier jusqu’à quel point les facultés habituelles d’un artiste » peuvent « être altérées ou modifiées » par la situation inhabituelle dans laquelle il sera obligé de se produire233. Il promet donc sa grâce aux conjurés et, pour le démontrer, organise un spectacle où Fancioulle doit jouer un des rôles qui lui conviennent le mieux. La petite cour de *** met toutes ses ressources en œuvre pour l’organisation de ce spectacle. Le jour convenu tout brille, le luxe s’étale partout et la pompe du petit État du Prince peut rivaliser avec la pompe de grandes fêtes royales. C’est un excellent comédien qui se produit devant le public. On l’a obligé à (re)jouer un rôle presque muet, où il y a peu de répliques, dans un de « ces drames féeriques dont l’objet est de représenter symboliquement le mystère de la vie ». La pièce où il joue n’a donc aucun trait réaliste : elle mise au contraire sur le symbole, seule stratégie esthétique et rhétorique à même de rendre compte de la complexité grouillante de la vie234. Fancioulle entre en scène avec une parfaite aisance, faisant oublier à tous les spectateurs qu’ils sont devant une représentation, 232 Voir Hop-Frog, in Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, Traduites par Charles Baudelaire, Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, pp. 375-384. Ce conte de Poe est rarement mis en relation avec Une mort héroïque. 233 Baudelaire, Une mort héroïque, ŒC I, p. 320. 234 Patrick Labarthe remarque, dans Baudelaire et la tradition de l’allégorie, qu’on n’a pas chez Baudelaire une « réflexion articulée » sur la différence entre « symbole » et « allégorie », op. cit., pp. 43-44. 97 devant une fiction de l’esprit. Sa force d’« idéalisation » est telle que le « drame féerique » atteint un haut degré de qualité artistique ; les spectateurs n’arrivent même pas à déceler que derrière le personnage qui se meut sur la scène il y a le comédien censé être puni de son audace révolutionnaire. Le jeu de Fancioulle ne garde plus aucune trace d’effort, de volonté tendue pour rendre vivante la fiction : il est son personnage. La théâtralité atteint en quelque sorte ici un point de non-retour : on la voit telle qu’en elle-même l’éternité la change, se nourrissant de sa propre substance. Le bouffon est transfiguré et prouve, par son jeu sur scène, « d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction »235. Un esprit mobile, qui se plairait aux associations rapides d’idées à partir de certains mots saillants, se rappellerait tout de suite les vers de La Destruction : Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ; .................................................................. Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art, La forme de la plus séduisante des femmes, Et, sous de spécieux prétextes de cafard, Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes. Il me conduit ainsi loin du regard de Dieu, Haletant et brisé de fatigue, au milieu Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes, Et jette dans mes yeux pleins de confusion Des vêtements souillés, des blessures ouvertes, Et l’appareil sanglant de la Destruction.236 Le public est subjugué par le jeu de Fancioulle, ce bouffon qui, sur la scène, connaît l’ivresse d’un sentiment très particulier, équivalent de celui que le Prince devrait éprouver à l’égard de ses sujets, qui lui sont soumis tels des esclaves éblouis, c’est-à-dire « la toute-puissante domination de l’artiste »237. Personne ne peut échapper à cette fascination, pas même le Monstre, qui applaudit « ostensiblement les talents de son vieil ami, l’étrange bouffon qui bouffonnait si bien la mort »238. Si l’on lit entre les lignes, on peut affirmer que le Prince est charmé de voir le comédien l’imiter si bien dans ce qu’il a de caractéristique et de profond, à savoir dans son appétit illimité de pouvoir et de séduction, qui le pousse à chercher un théâtre de plus en plus grand pour mettre cet appétit en pratique. L’illusion de l’Art ne dure, malheureusement, que 235 Toutes les citations de ce paragraphe se trouvent dans ŒC I, p. 321. ŒC I, p. 111. 237 Une mort héroïque, ŒC I, p. 322. 236 98 peu : le Prince murmure quelques mots à l’oreille d’un page espiègle et, quelques minutes après, Fancioulle est interrompu dans un de ses meilleurs moments par un sifflet aigu239. Se rendant compte qu’il ne peut échapper au Prince tout puissant, que la clémence de celui-ci est un piège, que le jeu théâtral, si parfait soit-il, ne sauve personne, il meurt. Sa chute du ciel de l’art dans la vie brutale est d’une violence inouïe : Fancioulle, secoué, réveillé dans son rêve, ferma d’abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt, démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba roide mort sur les planches.240 Après avoir retissé la trame d’Une mort héroïque, les analogies avec la destinée de l’homme Baudelaire, qui parlait du « sérieux de tous les bouffons de profession » sont évidentes. Jean Starobinski voit dans ce poème en prose à dénouement tragique, dans ce bouffon qui s’écroule sur la scène au moment où un sifflet interrompt son rêve, une « métaphorisation hyperbolique de la hantise d’échec qui n’a cessé d’habiter l’esprit de Baudelaire »241. Et qui plus est, dans Portrait de l’artiste en saltimbanque, Starobinski esquisse une conclusion sur ce poème en prose où subsistent vaguement des traces du vocabulaire psychanalytique : Le bouffon, autoportrait travesti de Baudelaire lui-même, figure, sous une forme à peine parodique, le vertige mortel auquel l’artiste est exposé, non seulement parce qu’il a osé attenter à la figure du maître (du Père), mais parce qu’il subit le manque d’être qui s’attache à la nature illusoire de l’art.242 Qui pourrait donc être le mystérieux Prince criminel qui s’en prend à la fois à Fancioulle (l’homme-enfant) et, à travers ce bouffon tragique, à Baudelaire lui-même ? Qui pourrait être l’artiste ennuyé qui jalouse l’art et les artistes au point de vouloir les détruire ? Les vers de La Destruction, que nous citions en écho à un passage d’Une mort héroïque, nous permettent de répondre avec assez de certitude : le Prince qui fait tuer son bouffon est le Diable lui-même, le grand montreur de marionnettes humaines. Le célèbre passage des Fusées où Baudelaire affirme avoir trouvé la définition de son « Beau », et où il soutient que le plus achevé type de beauté masculine est Satan tel que le dépeint Milton, vient comme une confirmation de la superposition 238 Idem. « Car le coup de sifflet n’agit pas en produisant un effet de frayeur : il interrompt la réception, la relation d’écoute nécessaires à l’artiste ; il symbolise la fin de non-recevoir qui annule l’acte de communication tenté par l’œuvre d’art. », Jean Starobinski, « Bandello et Baudelaire », op. cit., p. 257. 240 Une mort héroïque, ŒC I, p. 322. Steve Murphy fait un très bon commentaire de la situation extrême de Fancioulle dans sa dernière pièce : « Par un mimétisme insolite, à la fois hyper-réaliste et pourvu de toute la démesure et de tout l’hyperbolisme de la caricature, Fancioulle ne représente pas la mort, il l’incarne. », cf. Steve Murphy, « La scène parisienne : lecture d’Une mort héroïque de Baudelaire », in Faux titre. Études de langue et littérature française, n° 109, Amsterdam-Atlanta GA, Rodopi, 1996, p. 52. 241 Jean Starobinski, « Bandello et Baudelaire », op. cit., p. 257. 239 99 entre le Prince d’Une mort héroïque et le Diable. Le Satan mélancolique à la manière de Milton a quelques traits qui sont aussi ceux du meurtrier de Fancioulle : en lui s’expriment des « besoins spirituels » et s’agitent « des ambitions ténébreusement refoulées », il dispose « d’une puissance grondante et sans emploi » et quelquefois fait preuve « d’une insensibilité vengeresse »243. D’ailleurs, Les Saintes Écritures, que Baudelaire connaît bien, confirment cette interprétation : le Diable y est parfois désigné comme Prince en sa qualité de maître du monde terrestre. Par exemple, dans L’Évangile selon S. Jean, 12, 31-32, Jésus – qui vient d’entrer à Jérusalem – dit à ses disciples et à quelques Grecs qui étaient venus le voir : « C’est maintenant le jugement du monde : maintenant le Prince de ce monde sera jeté dehors. Et moi, quand je serai élevé de terre, j’attirerai tout à moi. »244 Saint Paul proclame, quant à lui, dans la très doctrinaire Épître aux Éphésiens, chapitre 2 : « 1. Et vous, lorsque vous étiez morts par vos désordres et vos péchés : 2. Dans lesquels autrefois vous avez marché, selon le siècle présent, selon le prince des puissances de l’air, de l’esprit qui maintenant opère dans les fils de l’incroyance : 3. Dans lesquels nous tous aussi nous avons vécu, selon les désirs de notre chair, faisant la volonté de la chair et de notre esprit : et nous étions par nature enfants de colère comme les autres »245. Le Diable, chez Baudelaire, a une conscience nette du fait qu’il est le Prince de ce monde. Aussi s’adresse-t-il aux pécheurs, dans L’Imprévu : « Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris, / Qu’on se moque du maître et qu’avec lui l’on triche [?] »246 Ces vers, par l’analogie lexicale qui nous a fait citer La Destruction, en attirent un autre, le plus célèbre peut-être des Fleurs du mal : « – Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! »247 L’emploi que le poète fait d’« hypocrite » à la fois en tant que nom et en tant qu’adjectif n’est pas aléatoire, et exige que l’on s’y arrête un peu. Mot latin d’origine grecque (« hypocrita »), attesté en français déjà au XIIème (cf. Le Petit Robert), « hypocrite » signifie, à ses origines, « comédien ». On peut supposer que Baudelaire, passionné d’étymologies et obsédé par le théâtre, donne à 242 Portrait de l’artiste en saltimbanque, op. cit., p. 86. Baudelaire, Fusées, X, ŒC I, p. 657. 244 Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ. Première partie. Évangiles. – Actes des Apôtres., Traduction nouvelle par F. Lamennais, Paris, À la Librairie de piété et d’éducation d’Auguste Vaton Éditeur, 1851, p. 339. 245 Ibidem, p. 641. Sur Baudelaire et la Bible voir Abraham Avni, « The Bible and Les Fleurs du mal », in PMLA, vol. 88, n° 2, March 1973, pp. 299-310 ; Thierry Orfila, « La Bible comme texte premier dans l’œuvre de Baudelaire », in L’Origine des textes, Université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 2003, pp. 53-71. 246 ŒC I, p. 172, souligné par nous. 247 Au lecteur, ŒC I, p. 6. Ce vers n’est pas sans rappeler un passage de Saint Augustin, Les Confessions, Traduction, préface et notes par Joseph Trabucco, Paris, Garnier Flammarion, 2002, Livre quatrième, II, « Enseignement, faux ménage et magie », p. 66 : « Ces années-là, j’enseignais la rhétorique : vaincu par mes passions, je vendais l’art de vaincre par le bavardage. J’aimais cependant, vous le savez, Seigneur, avoir de bons élèves, ce qu’on appelle de “bons élèves”, et c’est sans artifice que je leur apprenais l’art des artifices, non pour en user contre la vie d’un innocent, mais au profit parfois d’une tête coupable. Et vous, mon Dieu, vous m’avez vu de loin trébucher sur un chemin glissant, vous avez vu briller, dans une épaisse fumée, les étincelles de cette bonne foi que je montrais dans mon enseignement à ces amoureux de vanité, à ces quêteurs de mensonges, moi, leur 243 100 « hypocrite », en dehors de son sens figuré (artificieux, dissimulé, double, faux, menteur, sournois, cf. Le Petit Robert), le sens de « comédien »248. Les vers baudelairiens cités pourraient donc être retranscrits comme suit : « – Lecteur comédien, – mon semblable, – mon frère ! », et « Avez-vous donc pu croire, comédiens surpris, / Qu’on se moque du maître et qu’avec lui l’on triche [?] » Les êtres humains – et tout particulièrement les artistes – seraient par conséquent des comédiens qui essaient d’échapper par leurs jeux savants au Diable, au Prince de ce monde, jusqu’au moment où le sifflement aigu d’un petit diablotin les fait tomber roides morts. Charles Mauron fait observer qu’un autre poème en prose, Le Mauvais Vitrier, présente de nombreuses similitudes avec Une mort héroïque. En superposant les deux poèmes, selon sa méthode habituelle, le critique trouve que l’agression finale est la même dans les deux cas. La cruauté, la violence surprenante, l’exécution préméditée, le coup de grâce et le rire satanique qui accompagne la chute des victimes permettent à Mauron d’inscrire Une mort héroïque et Le Mauvais Vitrier dans une même cohérence obsessionnelle. Quant aux deux victimes, leur rôle est d’essayer d’offrir aux autres hommes une beauté illusoire, ce qui finit par entraîner leur perte249. Le Mauvais Vitrier est plus sensiblement influencé qu’Une mort héroïque par des récits de Poe (Le Démon de la perversité, Le Chat noir, Le Cœur révélateur), puisque Baudelaire reprend à son compte des considérations sur la force mauvaise qui pousserait l’homme à commettre des actions diaboliques250. Le poème en prose est composé comme un petit apologue pour illustrer cette perversité naturelle. Un satané rêveur (en qui l’on devine facilement un / le poète) appelle un jour un vitrier qui passait dans la rue, le fait monter au sixième étage, examine sa marchandise, critique le marchand pour n’avoir pas des verres colorés qui fassent voir la vie plus belle, et le renvoie. Quand le vitrier sort de l’immeuble, le rêveur ennuyé jette du sixième étage un pot de fleurs qui renverse le pauvre homme sur le dos et sa chute fait casser tous les verres251. semblable, leur frère. », p. 66. 248 La série de synonymes que Le Petit Robert donne pour « hypocrite » serait parfaitement applicable dans le cas de « théâtral » aussi. Léon Cladel, dans Dux, op. cit., p. 283, désigne Baudelaire comme un « tenace étymologiste » et nous le montre même au travail, parmi de nombreux dictionnaires. 249 Voir Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, op. cit., p. 61. 250 « Cette force primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, victime et bourreau ; – car […] l’impossibilité de trouver un motif raisonnable suffisant pour certaines actions mauvaises et périlleuses, pourrait nous conduire à les considérer comme le résultat des suggestions du Diable, si l’expérience et l’histoire ne nous enseignaient pas que Dieu en tire souvent l’établissement de l’ordre et le châtiment des coquins ; – après s’être servi des mêmes coquins comme complices ! tel est le mot qui se glisse, je l’avoue, dans mon esprit comme un sous-entendu aussi perfide qu’inévitable. », Notes nouvelles sur Edgar Poe, ŒC II, p. 323. 251 Charles Mauron évite le piège d’une identification trop linéaire entre Baudelaire et le vitrier, en la filtrant à travers le « phantasme » (qu’il différencie de « fantasme » : le premier est mis en relation avec l’inconscient, l’autre avec la conscience) : « Relisons Le Mauvais Vitrier et Une Mort héroïque. Si nous nous en tenons au sens immédiat, l’agresseur du vitrier est Baudelaire, le vitrier ne l’est pas ; le prince et le bouffon sont également étrangers à l’auteur ; rien, enfin, ne relie les deux fables. Tout change si l’on prend en considération l’inconscient et son expression la plus ordinaire, le phantasme. Baudelaire n’ignorait ni l’un, ni l’autre. […] Je doute que l’on eût étonné 101 L’originalité de Baudelaire consiste à rattacher « l’esprit de mystification » à la perversité, qui n’est pas nommée dans le texte mais seulement désignée par des circonlocutions : (Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)252 En mettant en scène une mystification perverse, le rêveur hypocrite réduit le vitrier à une condition de marionnette, il fait d’un être humain l’objet de son jeu et de son envie de se montrer tout-puissant (les choses se passent exactement comme dans Une mort héroïque). En essayant, par l’agression contre le vitrier, d’imiter le Prince, c’est-à-dire d’être lui aussi Maître du monde, le rêveur (substitut de l’artiste) veut échapper à son atroce condition de marionnette du Diable, mais ne parvient à être que le maître illusoire d’un monde où tout est apparence, jeux d’ombres et de lumières, de maux et de biens sur des parois de caverne, et où il manie des poupées sans vie, tranche des veines en caoutchouc, crève des yeux de verre. Sous divers déguisements, c’est encore l’artiste qui est en cause dans Le Mauvais Vitrier, tout comme dans Une mort héroïque. De nouveau, l’inconscient personnel de Baudelaire se révèle être l’urne qui rassemble des archétypes très répandus : l’artiste bouffon, l’artiste-Arlequin est « un succédané du diable » ; « or l’on sait qu’aux origines, selon les premiers documents médiévaux qui nous parlent de lui, Arlequin (sous le nom d’Hellekin) est un démon à face animale, qui conduit dans les nuits d’hiver, au fond des forêts, sa mesnie hurlante de trépassés »253. La théâtralité (l’esprit de mystification, l’hypocrisie, le goût des marionnettes, la passion des didascalies perverses qui trompent les autres) est donc inhérente à la personnalité de l’artistebouffon. Dans l’univers imaginaire théâtral de Baudelaire, il est impossible d’échapper à SatanDieu (« Ormuz et Arimane, vous êtes le même ! »), bête de proie, divinité égyptienne à tête animale et bouc émissaire des anciens rituels tragiques grecs. Au-dessus de ce théâtre de marionnettes qu’est le monde dans les fantasmes du poète, trône la figure menaçante du PrinceTentateur-Marionnettiste. Même l’artiste, qui pense le monde comme le Diable ou comme le Baudelaire en lui disant, qu’à son insu peut-être, il avait mis quelque chose de soi dans le promeneur et le vitrier, dans le bouffon comme dans le prince. […] Il faut croire à l’inconscient pour rechercher, à travers lui, le passage de la vie à l’œuvre. Mais une fois admis qu’un phantasme latent double les fables manifestes, on ne peut que s’attendre à retrouver, dans ce phantasme, l’égocentrisme et les chaînes d’identifications qui sont le propre de telles formations psychiques. », Le Dernier Baudelaire, Paris, José Corti, 1966, pp. 47-48. 252 Baudelaire, Le Mauvais Vitrier, ŒC I, p. 286. 253 Cf. Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, op. cit., pp. 131 ; 124. À propos de l’atrocité de l’hiver, écoutons encore et toujours Baudelaire : « Tout l’hiver va rentrer dans mon âme : colère, / Haine, frissons, labeur dur et forcé », Chant d’automne, ŒC I, p. 57. 102 « Dieu moqueur », n’est pas exempté du devoir de se soumettre. Mais il est lucide et pervers, dans sa tentative perpétuelle d’imiter le Créateur dans les relations avec ses semblables. Voilà ce qui fait sa grandeur, même si son cœur ne connaît presque pas la paix, le repos, la tranquillité, la tendresse, la sincérité, l’espérance, la douceur254. Le cœur de l’artiste est comparé à un théâtre où la pièce qui se joue ne consacre pas le triomphe du Bien : – J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal Qu’enflammait l’orchestre sonore, Une fée allumer dans un ciel infernal Une miraculeuse aurore ; J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal Un être qui n’était que lumière, or et gaze, Terrasser l’énorme Satan ; Mais mon cœur, que jamais ne visite l’extase, Est un théâtre où l’on attend Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze !255 Figure 3 Marie Daubrun en costume de scène. Reproduction d’après Albert Feuillerat, Baudelaire et la Belle aux cheveux d’or, Planche II, Face à la p. 20. 2.4. Manuela de Monteverde, Marie Daubrun et quelques autres femmes… L’attente déçue de la fée, de « l’Être aux ailes de gaze », dans un théâtre vide ramène au 254 Voir, dans ce sens, la fin d’une lettre à Mme Aupick, datée 6 mai 1861, qui laisse un peu d’espoir quant à la possibilité de vivre dans la douceur et la tendresse : « Je sais que cette lettre t’affectera douloureusement, mais tu y trouveras certainement un accent de douceur, de tendresse, et même encore d’espérance, que tu as trop rarement entendus. Et je t’aime. », COR II, p. 157. 255 Baudelaire, L’Irréparable, ŒC I, p. 55. À ces vers font pendant, surtout que la métaphore théâtrale y est très prégnante, ceux du dernier poème de Spleen et Idéal, L’Horloge : « Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon / Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ; / Chaque instant te dévore un morceau du délice / À chaque homme accordé pour toute sa saison. », ŒC I, p. 81. 103 premier plan l’éros baudelairien des Vocations, ce qui rend nécessaire un regard plus attentif sur L’Irréparable, poème où s’allient amour et théâtre. Ce texte, comme d’ailleurs tous les autres textes baudelairiens, est susceptible d’acquérir beaucoup plus de clarté si l’on connaît le contexte dans lequel il a été écrit et publié. C’est le titre de la version imprimée par La Revue des Deux Mondes en 1855 qui peut mettre sur la bonne voie : À la Belle aux cheveux d’or. Les critiques ont tôt fait de découvrir que La Belle aux cheveux d’or est le titre d’une féerie tirée par les frères Cogniard d’un conte homonyme de Mme d’Aulnoy. Cette féerie en quatre actes et dix-huit tableaux, avec musique de Pilate, a été jouée au théâtre de la Porte-Saint-Martin du 18.08.1847 au 22.02.1848. Dans la pièce, l’actrice Marie Daubrun – future maîtresse de Baudelaire et de Banville – incarnait La Belle aux cheveux d’or. Les allusions qui peuvent paraître obscures dans le poème de Baudelaire sont éclairées par l’action de la pièce. Un traître de mélodrame, SombreAccueil, ne peut témoigner son amour à la Belle, la princesse Rosalinde, qu’en la persécutant. Il mourra sous la dent des bêtes sans avoir eu le temps de se repentir256. Tous ces détails soulignent encore une fois l’importance du biographique dans la lecture de Baudelaire. Sans l’amour que Marie Daubrun a éveillé en lui, peut-être à la représentation de La Belle aux cheveux d’or sinon plus tôt, Baudelaire n’aurait jamais écrit L’Irréparable. Ou, s’il avait écrit un poème sur l’impossibilité de rédimer une faute ancienne, il lui aurait sans doute imaginé une autre fin, peut-être inspirée d’une pièce de théâtre différente. Plusieurs témoignages sur Marie Daubrun laissent entendre qu’elle n’était pas totalement dénuée de talent257. En 18451846, elle joue en dehors de Paris au Théâtre Montmartre dans plusieurs comédies-vaudevilles ou dans des mélodrames dont Diane de Chivry de Frédéric Soulié, La Grâce de Dieu de Dennery et Auguste Lemoine, Le Client ou les Représailles d’Hippolyte Le Roux, L’Amour dans tous les quartiers de Clairville, Les Marocains de Clairville et Damarin, Une position délicate de Laurençot et Charles de Bernard, Une confidence de Charles Potron, etc.258 En 1846, elle passe au Théâtre du Vaudeville à Paris où elle joue dans plusieurs pièces, ce qui fait que la critique parisienne lui accorde de plus en plus d’importance pour la louer (assez souvent) ou pour la blâmer. Chez certains chroniqueurs elle pouvait soulever de l’enthousiasme, chez d’autres de l’animosité : dans Le Tintamarre du 26 juillet-2 août 1846 on loue son jeu dans Les Fleurs animées, vaudeville en un acte par Labie, Commerson et Xavier de Montépin d’après 256 Voir, pour ces informations, les commentaires de Claude Pichois à la « Pléiade », ŒC I, pp. 931-933. Ils ont été rassemblés par Albert Feuillerat, dans l’« Appendice » du premier travail exhaustif consacré à la relation Baudelaire-Daubrun, qui reste incontournable encore aujourd’hui : Baudelaire et la Belle aux cheveux d’or, Paris, Librairie José Corti, New Haven, Yale University Press, London, Humphrey Milford, Oxford University Press, 1941, pp. 81-90. 258 La liste exhaustive des pièces où Marie Daubrun a des rôles au Théâtre Montmartre se trouve dans Raymond Poggenburg, Charles Baudelaire : une micro-histoire. Chronologie baudelairienne, op. cit., passim. 257 104 les dessins de Grandville, tandis que dans le numéro du 18-24 octobre on critique sévèrement sa prestation dans la même pièce. La raison de ces divergences est que Marie Daubrun y remplace une autre comédienne : le critique qui la loue blâme sa rivale, tandis que le critique qui la blâme loue en échange Mme Doche, ce qui peut faire penser que derrière les deux opinions il y a des groupes d’intérêts bien précis259. Le rôle de Claire, cousine de Julie dans La Nouvelle Héloïse, drame en trois actes mêlés de chant, par Michel Delaporte, est ainsi commenté par le Mercure des théâtres du 1er octobre 1846 : « Mlle Daubrun, qui représente une jeune et jolie personne, prêche comme un vieux capucin et gronde comme une affreuse sempiternelle et, comme nous le disions tout-à-l’heure, c’est toujours la même note. »260 Entre 1847 et 1851, elle crée quelques rôles assez mémorables à la Porte-Saint-Martin (qui n’est cependant pas le seul théâtre où elle joue), dont celui de Rosalinde dans La Belle aux cheveux d’or, mais aussi La Sévère dans François le Champi de George Sand. La manière dont elle incarne La Grand’Rose, paysanne riche et belle femme, dans Claudie du même auteur est ainsi commentée par George Sand elle-même dans la Préface de son ouvrage : « La belle Marie Daubrun à la voix harmonieuse, au jeu digne dans la franchise et la rondeur. »261 Elle débute au Théâtre de l’Odéon au mois de septembre 1852, et c’est là qu’elle jouera en décembre le rôle de la Muse du théâtre (ô, délicieuse mise-en-abyme !) dans une comédie satirique signée par Théodore de Banville et Philoxène Boyer, Le Feuilleton d’Aristophane. Marie Daubrun joue après cela en province, à Calais (avril-mai 1853, novembre 1853-janvier 1854), avant de revenir à Paris, au Théâtre de la Gaîté (1854-1855). C’est une période assez bonne de sa carrière, et c’est justement à ce moment-là que Baudelaire intervient dans sa vie. Vers le mois de juillet 1854 on a les premières traces concrètes d’un amour partagé : Baudelaire va de temps en temps à la Gaîté vers onze heures du soir, comme il dit dans une lettre à sa mère262. Or, que ferait-il au théâtre à cette heure tardive, sinon attendre sa Belle à la fin de la représentation, comme le suppose à juste titre Albert Feuillerat263 ? Vers la fin de l’année les deux amoureux habitent ensemble264. L’écrivain met sa plume et ses relations au service de l’actrice : il intervient auprès des noms importants de la critique de théâtre (Théophile Gautier, 259 Voir Albert Feuillerat, « Appendice », op. cit., pp. 81-82. Nous mentionnons ces critiques puisqu’elles paraissent juste au moment où le jeune Baudelaire collabore lui-même au Tintamarre sous divers pseudonymes. Marie Daubrun dans le rôle d’Hermance de Ligny (la Pensée), jeune veuve, doit avoir séduit Baudelaire, surtout qu’il connaissait l’œuvre du dessinateur Grandville, dont il parle dans Quelques caricaturistes français. 260 Cité par Albert Feuillerat, « Appendice », op. cit., p. 82. 261 Cité par Albert Feuillerat, « Appendice », op. cit., p. 86. 262 COR I, lettre du 21 juillet 1854, p. 283 : « Si tu n’y es pas, viens après ton dîner, je ne sors guère qu’à 9 heures pour aller au Pays, quelquefois à 11 heures pour aller à la Gaîté. » 263 Feuillerat, op. cit., p. 35. 264 Cf. Raymond Poggenburg, op. cit., p. 160. 105 Paul de Saint-Victor) pour qu’ils louent la prestation de Marie Daubrun dans un mélodrame d’Adolphe Dennery, intitulé Les Oiseaux de proie, où elle joue un rôle de Duchesse. Baudelaire, malgré son amour pour la comédienne, ne se fait pas beaucoup d’illusions sur son talent : « Mlle Daubrun est une de ces personnes qui sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises suivant le vent, les nerfs, l’encouragement ou le découragement. »265 À la fin du mois de décembre 1854, Marie Daubrun rompt son engagement à la Gaîté pour partir dans une tournée en Italie, d’où elle reviendra au début du mois d’août 1855. Entre temps, sa situation dans le monde du théâtre parisien s’est dégradée, puisqu’elle avait quitté la Gaîté en mauvais termes avec le directeur Hippolyte Hostein. Baudelaire s’affaire pour que sa Belle obtienne un rôle dans Maître Favilla de George Sand, qui doit être créé au Théâtre de l’Odéon. Malgré l’intervention de George Sand, bien disposée envers elle comme on a pu le constater, les directeurs du théâtre préfèrent Mme Laurent à Marie Daubrun, qui mettra du temps à guérir de cette blessure d’orgueil. Elle s’en console en commençant une relation avec Théodore de Banville, plus stable que celle avec Baudelaire puisqu’elle dure au moins jusqu’en 1863266. C’est justement cette relation avec Banville qui l’empêche, en 1859, de renouer avec Baudelaire qui écrit à Ponson du Terrail en novembre pour… lui recommander son éternelle protégée. Il va sans dire que cette dispute autour d’une même femme refroidit les relations amicales entre Banville et Baudelaire : celui-ci se venge de la Belle aux cheveux d’or en écrivant À une Madone, poème sadique et violent, qui clôt dans Les Fleurs du mal ce que les exégètes ont appelé « le cycle de Marie Daubrun », à défaut d’un terme plus inspiré267. Marie Daubrun enchaîne Baudelaire par de nombreux fils, qui paraissent parfois assez inextricables. Tout d’abord, il aime en elle une blonde-rousse aux « longs yeux [à] lumière verdâtre »268 et au visage de Madone, une femme qui est l’opposée – réelle et symbolique – de la sombre et terrible Jeanne Duval. C’est une beauté douce et calme, assez plantureuse, une « molle enchanteresse » qui allie les charmes érotiques d’une jeunesse exubérante aux charmes innocents de l’enfance. Sur un cou « large et rond » et sur des « épaules grasses », une tête fière « se pavane avec d’étranges grâces ». Sa « gorge triomphante » est « armée de pointes roses » : ses seins ressemblent à des « boucliers », et la métaphore militaire n’est plus du tout surprenante lorsqu’on connaît le désir du petit Charles d’être pape militaire269. Quant à ses bras, ils sont 265 266 Lettre à Paul de Saint-Victor, samedi, 14.10.1854, COR I, p. 294. Cf. Feuillerat, op. cit., p. 78 ; Claude Pichois et Jean Ziegler, Charles Baudelaire, op. cit., p. 394. 267 Jacques Crépet et Claude Pichois, « La mort de La belle aux cheveux d’or », in Jacques Crépet, Propos sur Baudelaire, op. cit., p. 215. 268 Chant d’automne, ŒC I, p. 57. 269 Tous les syntagmes cités se trouvent dans Le Beau Navire, ŒC I, p. 52. Claude Pichois commente ainsi ce poème dans les notes de la « Pléiade » : « La description des beautés de la dame, caractéristique de la Renaissance, évoque avec 106 tellement puissants qu’ils pourraient serrer un homme jusqu’à l’imprimer au plus profond dans sa chair et dans son cœur270. La description détaillée de Marie Daubrun, que Baudelaire fait dans Le Beau Navire, ou les invocations passionnées qu’il lui adresse dans L’Irréparable illustrent une fixation maternelle et donnent à penser que le poète voyait dans l’actrice un substitut de Mme Aupick271. Les facultés maternelles de l’actrice et son penchant pour la compassion ressortent des soins dont elle entoure ses parents vieux et malades. Baudelaire raconte cela à Mme Aupick, dans une lettre du 14 août 1854, en lui demandant de l’argent pour faire un petit cadeau à sa maîtresse : – C’est aujourd’hui la fête de Marie. – La personne dont je t’ai parlé passe les nuits à veiller ses parents mourants, après avoir joué ses stupides cinq actes. Je ne suis pas assez riche pour faire des cadeaux, mais quelques fleurs envoyées ce soir seraient une preuve suffisante de sympathie.272 Mais il y a plus : Baudelaire aime dans Marie Daubrun surtout la fée qu’elle incarne dans La Belle aux cheveux d’or, un être immatériel venu d’un monde supérieur, et promettant à l’amoureux fidèle la rédemption et le bonheur sans faille. L’actrice émane un charme érotique très fort, puisque la barrière de la scène la rend comme inaccessible et en fait un idéal objet de désir. Baudelaire aime La Belle aux cheveux d’or puisqu’il ne peut pas la toucher et la souiller : la distance ne fait qu’attiser la convoitise et entretenir la flamme. Les journaux du XIXème gardent la trace du rayonnement érotique de Marie Daubrun, puisque La France théâtrale lui conseille en octobre 1846 de ne plus étaler si complaisamment ses charmes sur scène273. Et c’est le même type de relation « à distance », presque sans besoin de possession physique, que Baudelaire noue entre 1852 et 1857 avec Apollonie Sabatier. Pour esquisser une interprétation de L’Irréparable, en écho et complément aux faits biographiques, il faut établir un partage entre les différents types d’images qui jalonnent le poème. Cette démarche dégagera la structure du texte et mettra en évidence la manière dont il a été composé et agencé, pour que les images négatives dominent la scène du cœur. Dans quel sens peut-on parler d’images négatives et d’images positives ? Tout d’abord dans un sens précision Marie Daubrun. », ŒC I, p. 926. 270 Banville aussi a laissé de nombreuses descriptions poétiques de sa maîtresse, qui correspondent en plus d’un point avec celles de Baudelaire, cf. Feuillerat, op. cit., pp. 3-18. 271 Voir dans ce sens l’article que Jeanne Bem consacre à l’analyse d’À une Madone, « Psychanalyse et poétique baudelairienne », in Poétique. Revue de théorie et d’analyse littéraire, Paris, Seuil, 25 février 1976, pp. 30-35 : « Puisque aimer sa mère est à l’origine de tout amour, il sera naturel d’aimer sa maîtresse sous la figure de la Mère par excellence, la Madone, surtout quand la Madone est une maîtresse (domina) et que la maîtresse s’appelle Marie. » (p. 31). 272 COR I, p. 289. À cette époque, Marie Daubrun jouait à la Gaîté le rôle de Margue, hôtesse de L’Écu de Flandre, dans Le Sanglier des Ardennes, ou le Spectre du château, mélodrame en cinq actes à grand spectacle d’Émile van der Burch, avec une musique de Fossey, cf. les notes de COR I, p. 856. 273 Cf. Raymond Poggenburg, op. cit., p. 84. 107 biographique (La Belle aux cheveux d’or, Marie Daubrun = pôle positif / le Je, Baudelaire = pôle négatif), ensuite dans un sens moral ou religieux, et troisièmement dans un sens poétique ou esthétique. Le pôle positif de Marie Daubrun est dominé par une exagération évidente de la blancheur féerique, translucide, qui forme un contraste hyperbolique avec le pôle de Baudelaire, marqué par une exagération de la noirceur et du ténébreux. Mais ce qui se passe dans L’Irréparable – au moins au niveau poétique – c’est qu’il y a parfois confusion, glissement, contamination entre les divers types d’images que Baudelaire emploie, entre le positif et le négatif, entre le noir et le blanc, entre le ténébreux et le lumineux, comme il ressort du tableau suivant : Images positives (lumière) Daubrun 1. Pouvons-nous étouffer ? / Marie Images négatives (ténèbres) / Poète (Je), Baudelaire le vieux, le long, l’implacable Remords qui vit, s’agite et se tortille, et se nourrit de nous comme le ver des morts, comme du chêne la chenille 2. Dans quels philtre, vin, tisane, noyerons- l’ennemi destructeur et gourmand comme la nous ? courtisane, patient comme la fourmi 3. belle sorcière dis si tu le sais à cet esprit comblé d’angoisse pareil au mourant qu’écrasent les blessés 4. avoir sa croix et son tombeau agonisant que le loup déjà flaire et que surveille le corbeau 5. Peut-on illuminer, déchirer des ténèbres ? ciel bourbeux et noir, ténèbres plus denses matin et soir, astres, éclairs que la poix 6. Espérance, briller, Auberge, lune, rayon, Espérance morte à jamais, chemin mauvais, héberger les martyrs, carreaux Diable 7. adorable sorcière damnés, irrémissible, Remords aux traits empoisonnés à qui notre cœur sert de cible 8. âme, monument, bâtiment Irréparable, ronger, dent maudite, piteux 9. théâtre banal, enflammer, orchestre ciel infernal sonore, fée, allumer, miraculeuse aurore 10. Être de lumière, d’or et de gaze, qui l’énorme Satan, cœur vide que jamais ne terrasse le Diable, extase visite la joie et où l’on attend toujours en vain l’être de lumière Si l’on dépasse la mise en évidence de cette dualité au niveau des images, on peut aller plus en profondeur dans la lecture de L’Irréparable. Ce qu’il y a de très intéressant dans ce poème, c’est la nature profondément catholique de quelques termes dont le poète se sert. Déjà l’opposition entre lumière et ténèbres peut être interprétée comme une opposition entre la lumière du Christ et les ténèbres qui règnent dans le monde d’en bas, dans le monde diabolique. Ensuite, devant la menace de mort, tout ce que l’agonisant peut désirer, c’est d’avoir une 108 « croix » et un « tombeau », donc d’être enterré avec toutes les marques extérieures de la considération chrétienne. Baudelaire exprime peut-être ici sa peur de finir, comme son père, dans une tombe inconnue, dont personne ne se souviendra et sur laquelle personne de viendra jamais déposer « quelques fleurs ». Les termes qui émaillent le poème relèvent d’un catholicisme teinté de gnose dualiste. En premier lieu le Remords. Du point de vue de la doctrine catholique, le Remords intervient dans le cas d’une faute faite par le croyant par rapport aux préceptes de la foi. D’ailleurs, le Remords qui est nommé comme tel dans la première strophe du poème s’aggrave progressivement. Dans la deuxième strophe, il est nommé « vieil ennemi », ce qui ouvre les gouffres du temps pour montrer la présence continue du Remords au cœur de l’être humain. Si l’on quitte un peu les cadres étroits du poème pour évoquer L’Ennemi, on découvre que le Remords – analogiquement – peut être mis en relation avec le temps, avec quelque chose d’irrécupérable, d’irrémédiable, et même de diabolique. Cette mise en relation est étayée par la suite et fin de L’Irrémédiable : le Remords s’est de plus en plus aggravé au fur et à mesure de l’écoulement des strophes. En vérité, vers la fin du poème, le poète parlera d’« irrémissible », terme qui dit clairement que la faute qui alimente le Remords – de quelque nature qu’elle soit (sexuelle, morale, religieuse) – ne peut plus être pardonnée. Cette idée d’impossibilité du pardon, de faute qui ne peut pas être surmontée, se renforce par l’emploi du mot qui constitue aussi le titre du poème, à savoir « l’irréparable ». La faute est définitive, il n’y a plus de chemin de retour possible, l’agonisant et l’angoissé ne peut plus envisager d’avoir une croix et un tombeau comme tous les bons chrétiens qui se seraient gardés du péché. Cette logique chrétienne formellement parfaite est tout le temps subvertie par Baudelaire, ce qui fait la complexité de son poème et aussi de sa réflexion métaphysique. Si l’on regarde attentivement la série des images positives, des images liées à la lumière, on découvre qu’elles s’organisent autour d’une figure centrale qui pourrait – même si elle ne le fait pas – apporter la rédemption à celui qui risque d’être damné. C’est la figure de la « sorcière » (terme employé deux / quatre fois avec les répétitions) et de la « fée » – deux hypostases féminines qui se superposent pour former un être d’une beauté supra-terrestre, qui n’a plus rien d’humain, et qui « nous révèle l’idée hyperbolique que le poète se faisait de Marie »274. Or, Baudelaire opère un renversement des valeurs : la sorcière, censée être dans la culture européenne une créature maléfique, portée à détourner par ses enchantements l’homme du chemin chrétien de la vertu, remplit ici une fonction bénéfique. Par ses philtres et par ses breuvages, ainsi que par son amour, 274 Albert Feuillerat, op. cit., p. 4. 109 elle peut aider l’homme (le poète) à retrouver la lumière, la tranquillité, le repos, la douceur et la tendresse. Elle peut l’aider à noyer le Remords dans un philtre qui ferait oublier la douleur constante de la vie et le pouvoir despotique du Prince-Diable-Marionnettiste. Elle serait même capable de terrasser l’énorme Satan et de rétablir en quelque sorte l’ordre de l’univers, dérangé par la chute, la faute, le Remords, à l’instar d’une Sophia gnostique. Mais le cœur et l’âme du poète sont malheureusement un théâtre où l’extase ne se manifeste pas, et où la rémission de la faute inconnue qui le déchire n’est plus possible. Figure 4 La Fanfarlo et Samuel Cramer (autoportrait) par Baudelaire, image reproduite d’après l’Album Baudelaire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 66. La Fanfarlo, nouvelle écrite en 1845-1846, publiée pour la première fois en 1847 et pour la seconde fois en 1849, représente en quelque sorte la synthèse des intérêts littéraires de la jeunesse de Baudelaire275. La trame, les personnages, les situations, les phrases, tout respire l’atmosphère de la fascination que Baudelaire ressentait pour Marie Daubrun, pour le monde des comédiennes et des théâtres. Claude Pichois rattache l’inspiration de la nouvelle de Baudelaire à l’amour du poète pour la Belle aux cheveux d’or, en comparant les deux figures féminines (Marie Daubrun et la Fanfarlo) point par point, détail corporel par détail corporel. Le fait que Marie Daubrun soit blonde et de carnation plutôt blanche et la Fanfarlo brune et de carnation mate comme toutes les méridionales ne l’empêche pas d’être persuadé que l’actrice réelle représente la source pour le portrait de l’actrice imaginaire : 275 Le texte reste profondément baudelairien, tout en empruntant le canevas à un récit de Privat d’Anglemont, paru dans La Patrie des 29 et 30 novembre 1842 et intitulé Une grande coquette, découvert par l’écrivain Willy Alante-Lima, cf. Bulletin baudelairien, Tome 28, n° 2, décembre 1993, pp. 47-60. 110 Trop souvent la recherche du modèle vivant d’un personnage littéraire paraît exiger de l’un et de l’autre qu’ils se ressemblent trait pour trait, ce qui est méconnaître l’esthétique secrète de la création. En peignant brune Marie Daubrun dans la Fanfarlo, en faisant de celle-ci une danseuse alors que celle-là était une actrice, Baudelaire usait du droit – du droit et du devoir – qu’ont les artistes de n’être pas des photographes, du privilège de corriger la réalité et de s’en servir comme d’une matière ductile. Et peut-être surimposait-il à l’évocation de Marie Daubrun le visage et le teint de Jeanne.276 Si la blonde et plantureuse Marie Daubrun est difficile à reconnaître sous les traits de la brune et royale Fanfarlo, le jeune Baudelaire transparaît facilement sous le héros de la nouvelle, le dandy Samuel Cramer, comme les critiques l’ont remarqué très tôt (Asselineau 1869) et souvent par la suite277. Qui est donc ce Samuel Cramer ? Un jeune écrivain, le fruit d’une union aussi disparate que celle de François et de Caroline, mais la distance entre les parents du personnage se fait en termes de culture non d’âge : le père de Samuel est un Allemand, tandis que sa mère est une brune Chilienne. Plus qu’un simple jeu, il faut voir dans les différences culturelles que Baudelaire imagine entre les parents de Cramer la volonté d’expliquer la personnalité « contradictoire », inachevée, impuissante et paresseuse de cet artiste. Il a un côté rationnel et placide et un autre romantique et volcanique. C’est ce côté volcanique, lui venant sans doute de sa mère, qui fait que Samuel signe d’un pseudonyme féminin, Manuela de Monteverde, quelques « folies romantiques »278. Un rapprochement se présente facilement à l’esprit du lecteur : vu que Baudelaire signe cette nouvelle du pseudonyme de Charles Defayis, constitué de son prénom auquel il joint le nom de jeune fille de sa mère, on peut supposer que Manuela de Monteverde était le nom de la mère de Samuel Cramer279. L’Amérique latine, sur le fond des mouvements indépendantistes du début du 276 Claude Pichois, Introduction, à Charles Baudelaire, La Fanfarlo, Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Monaco, Éditions du Rocher, « Grands et Petits Chefs-d’œuvre », 1957, p. 29. Dans une note de bas de page, le critique suppose que Baudelaire aura joué sur le sens contenu dans l’anagramme du vrai nom de l’actrice (Brunaud → Daubrun). Pichois nuancera sa conviction de l’identité Marie Daubrun = la Fanfarlo, puisque dans les notes de la « Pléiade » il cite un article de Graham Robb qui montre que la Fanfarlo doit beaucoup à la célèbre danseuse Lola Montès, cf. Graham Robb, « Lola Montès et la Fanfarlo », in Études baudelairiennes, XII, 1987, pp. 55-70, commenté par Pichois, ŒC I, p. 1422. 277 Charles Asselineau confirme le premier cette ressemblance entre Cramer et Baudelaire, en commentant le portrait du poète peint par Émile Deroy : « Il m’est impossible, en regardant cette peinture, de n’avoir pas aussitôt présent à la mémoire le portrait de Samuel Cramer dans la Fanfarlo nouvelle écrite à la même date, et dont le héros me semble l’exacte ressemblance de l’auteur. », op. cit., p. 11. Francis S. Heck, dans « Baudelaire’s La Fanfarlo: an Example of Romantic Irony », The French Review, Vol. 49, n° 3, February 1976, p. 330, affirme : « we can immediately see the author behind the hero ». Jérôme Thélot confirme l’identification, même s’il considère que Baudelaire veut rompre avec une partie romantique de son être en l’incarnant dans Samuel Cramer et en s’en distanciant ; malgré cela le jeune poète qui écrit La Fanfarlo reste souterrainement persuadé qu’il ressemblera toujours à son double. Voir Jérôme Thélot, « Désir et vérité dans La Fanfarlo », in Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 41, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », mai 1989, pp. 209-223. 278 Les deux syntagmes se trouvent dans la première phrase de La Fanfarlo, ŒC I, p. 553. 279 Voir Gérard Gasarian, De loin tendrement. Étude sur Baudelaire, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 93 : « Or ce nom de plume est le nom de sa mère, Manuela de Monteverde, femme qu’il a dans le sang et qu’il redevient chaque fois qu’il laisse couler par sa plume une encre romantique. » 111 XIXème siècle, est partagée entre les forces des libérateurs et les forces des royalistes qui veulent le maintien de l’autorité de Ferdinand VII, roi d’Espagne. Malgré la proclamation de l’indépendance et d’une république fédérale le 5 juillet 1811, les royalistes jouissent d’un grand soutien populaire et combattent la république. En 1812, les troupes royalistes, venues de Porto Rico, sous le commandement du général de Monteverde, sont victorieuses, premièrement à San Mateo contre Francisco de Miranda, qui est emprisonné et envoyé en Espagne, ensuite à Puerto Cabello contre Simón Bolivar : elles entrent à Caracas, où elles se livrent à des pillages et, selon les dires de certains historiens, à des carnages contre ceux qui approuvent l’indépendance. Au cours de l’année 1813, la roue de la fortune tourne et les succès de Bolivar contre le général de Monteverde obligent ce dernier à retourner en Espagne280. Baudelaire connaissait-il cet épisode de la lutte pour l’indépendance en Amérique latine ? Établit-il un rapport entre Manuela de Monteverde, possible mère de Samuel Cramer, et le général qui combat les indépendantistes ? S’agit-il ici d’une façon détournée de se dire conservateur et royaliste ? Une réponse directe, sans nuances, est impossible à donner, surtout que nous n’avons pas toutes les données du problème. Ce qui est sûr, c’est l’importance du pseudonyme féminin pour les deux jeunes artistes, pour Samuel Cramer et pour son créateur. Jérôme Thélot, en analysant cette situation, postule une anxiété de se définir dans le cas du jeune Baudelaire : « Qui suis-je ? signifie donc : Suis-je un autre ? Suis-je Samuel ou Manuela, un homme ou une femme ? Suis-je l’auteur de moi-même, ou un enfant dont l’auteur est ma mère ? »281 Toute la nouvelle ne sera qu’une tentative de répondre à ces questions, à travers un modèle féminin qui est à la fois accepté et refusé, proscrit et adulé. La position ambiguë de Baudelaire par rapport à un modèle féminin est par exemple visible dans la description physique de Cramer : il a le menton « despote » d’un homme et la chevelure « prétentieusement raphaélesque d’une femme »282. De même, elle se retrouve dans ses attitudes vis-à-vis de ses semblables : des amis pouvaient éveiller en lui des passions ardentes, tandis que des femmes pouvaient ne lui inspirer que de la bonne et franche camaraderie. En termes psychologiques, cette identité mi-masculine, mi-féminine serait une tentative de garder en soi l’identité de la mère, et de compléter la force virile de l’art par des séductions et des chatoiements tout féminins, d’assouplir la ligne droite par l’arabesque et le thyrse par les fleurs et les rameaux qui s’entortillent autour du bâton. Jeanne Bem va sans doute trop loin en interprétant le serpent allégorique que le poète met sous les pieds de la Madone, 280 Voir The Cambridge History of Latin America, Edited by Leslie Bethell, vol. III. From Independence to c. 1870, Cambridge University Press, 1985, pp. 110-115. 281 Jérôme Thélot, « Désir et vérité dans La Fanfarlo », op. cit., p. 211. 282 Ibidem, p. 212. Les détails sur le menton et sur la chevelure de Samuel Cramer se trouvent dans ŒC I, p. 553. 112 comme une figuration du don du phallus et comme une expression du « complexe de castration » : le « Je » – en donnant son phallus – perd ainsi ses attributs masculins et se féminise283. La nature féminine de Cramer est doublée par une nature profondément théâtrale, et sur ce point encore la ressemblance avec son modèle réel est parfaite284. Dans sa vie, il agit comme un acteur agirait sur les planches devant des spectateurs. Il aime poser, s’affubler de masques, jouer la comédie, faire des discours provocateurs. Il singe, il imite, il se moque, il déteste le naturel et glorifie l’artifice. Le portrait de Cramer montre à quel degré Baudelaire était fier de sa nature théâtrale, même si les quelques lignes qui vont suivre ne sont pas exemptes d’une subtile et acide (auto-) ironie : Fort honnête homme de naissance et quelque peu gredin par passe-temps, – comédien par tempérament, – il jouait pour lui-même et à huis clos d’incomparables tragédies, ou, pour mieux dire, tragi-comédies. Se sentait-il effleuré et chatouillé par la gaîté, il fallait se le bien constater, et notre homme s’exerçait à rire aux éclats. Une larme lui germait-elle dans le coin de l’œil à quelque souvenir, il allait à la glace se regarder pleurer. Si quelque fille, dans un accès de jalousie brutale et puérile, lui faisait une égratignure avec une aiguille ou un canif, Samuel se glorifiait en lui-même d’un coup de couteau, et quand il devait quelques misérables vingt mille francs, il s’écriait joyeusement : « Quel triste et lamentable sort que celui d’un génie harcelé par un million de dettes ! »285 Dans le passage précédent, la théâtralité est intimement liée à l’hyperbole. Sans être comédien de profession, Cramer l’est par « tempérament », ce qui fait qu’il imagine des pièces de théâtre, où il est à la fois le metteur en scène, l’acteur qui joue un certain sentiment, et le spectateur qui contemple toujours dans un miroir la « pièce » qui lui est proposée. La tristesse et la joie sont vraiment éprouvées par le personnage, mais il prend une distance qui lui permette de regarder de loin ses propres émotions. Et ce qui plus est, après avoir pris ses distances envers lui-même, il hyperbolise toutes ses attitudes, ce qui les rend encore plus théâtrales. Quand il est effleuré par la gaîté, il rit aux éclats. Quand il est légèrement atteint par la tristesse, il va devant la glace verser des torrents de larmes, ce qui renforce en même temps le sentiment éprouvé et son expression visible. Il exagère tout ce qui lui arrive, comme seul un « homme hyperbolique » pourrait le faire : si une fille égratigne sa peau au moyen d’une aiguille ou d’un canif, l’égratignure se creuse dans son imagination jusqu’à devenir une plaie béante faite avec un poignard. Vingt mille 283 Voici comment elle conclut sa démonstration sur À une Madone : « C’est l’affirmation hyperbolique de la féminité du “Je”, accompagnée du don du phallus. », « Psychanalyse et poétique baudelairienne », op. cit., p. 34. 284 Le journaliste Debans dépeint Baudelaire au café Madrid comme « silencieux et théâtral », cf. W. T. Bandy & Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, op. cit., p. 92. 285 ŒC I, p. 554. Francis S. Heck commente ainsi, dans son étude « Baudelaire’s La Fanfarlo: an Example of Romantic Irony », l’hyperbole qui clôt le passage cité par nous : « A certain irony is registered, then, in the hyperbole itself. », op. cit., p. 333. 113 francs qu’il doit se multiplient jusqu’à devenir « un million de dettes », et s’érigent en symbole du génie oppressé par une société aveugle. La théâtralité innée du caractère de Samuel Cramer est renforcée par ses lectures. Elles sont nombreuses, puisqu’il prend souvent plaisir à s’enfermer chez lui des journées entières, et reste penché sans bouger sur les livres les plus divers et les plus étranges. Des fois il s’abîme dans les écrits ésotériques de Plotin, de Cardano ou de Swedenborg, laissant sa pensée s’envoler vers les sphères célestes ou descendre vers les abîmes de l’Enfer, d’autres fois il lit les romans grivois de Crébillon fils, joue avec l’incomparable Sterne ou se vautre « avec Rabelais dans toutes les goinfreries de l’hyperbole »286. Le pouvoir d’absorption de Samuel est étonnant, mais cela ne l’empêche pas de rester lui-même : « Il était à la fois tous les artistes qu’il avait étudiés et tous les livres qu’il avait lus, et cependant, en dépit de cette faculté comédienne, restait profondément original. »287 La théâtralité de Samuel Cramer s’exprime et s’anime notamment en relation à d’autres personnes, qu’il est tenté de prendre comme spectateurs des pièces qu’il improvise devant eux288. De la même manière que dans les rapports du Marionnettiste à la marionnette, du Prince au bouffon, des rapports de pouvoir s’instituent entre Cramer et les femmes par exemple. Le jeune dandy aperçoit par la fenêtre de son cabinet de travail, dans les allées du Jardin du Luxembourg, accompagnée par une servante fidèle, une femme qu’il avait aimée « à l’âge où l’on aime l’amour ». Leur rencontre a eu lieu « aux environs de Lyon » du temps où elle était « jeune, alerte, folâtre et plus maigre »289. Samuel retrouve au Luxembourg une beauté plus épanouie, qu’il veut à tout prix reconquérir. Sa stratégie est simple, mais efficace : Cramer se rend compte que la seule arme dont il peut disposer pour atteindre son but est la littérature. Il lui offre son volume de vers qui a un « titre pétard », Les Orfraies, espérant que la poésie grandiloquente et romantique fera tomber cette beauté bourgeoise entre ses bras. La dame n’est cependant pas conquise après la lecture du livre, ce qui oblige Samuel à changer de plan. Il se lance dans un discours sur l’amour et sur la passion, sur l’idéal de communion de deux âmes semblables, sur le rêve dissous dans le désenchantement et dans le mépris avec l’écoulement « irréparable » du 286 ŒC I, p. 554. Une page plus loin (555), il y est question de « son goût naturel pour l’excessif », ce qui va parfaitement dans le même sens que « les goinfreries de l’hyperbole », et que les exagérations discursives déjà analysées. 287 Ibidem, p. 555. 288 Le détail a été mis en évidence par Ross Chambers, « L’art sublime du comédien ou le regardant et le regardé », art. cit., p. 216 : « Comme Canalis [personnage balzacien, n. n.], Samuel est conscient d’être “un homme regardé”, et c’est le secret de son narcissisme, de son dandysme, de sa théâtralité. » 289 La Fanfarlo, ŒC I, p. 556, pour les deux dernières citations. Le nom de la servante n’est autre que Mariette, ce qui – à côté de l’allusion à Lyon – renforce l’hypothèse que la nouvelle est profondément (mais théâtralement) autobiographique. 114 temps. Semblant divaguer, il surveille et se surveille : en réalité, en déballant toutes ses idées sur l’amour, il cherche l’endroit vulnérable de sa proie, l’endroit par où il peut le mieux la blesser et la lier à lui. Tout ce discours sur l’amour est double : il semble dire, par ses généralités vagues, l’amour de Samuel pour cette dame, et appelle ainsi sa compassion, mais c’est aussi une façon de la provoquer à parler elle aussi d’amour, à décrire sa vie amoureuse, ses craintes et ses espoirs. Cela ne reste pas sans résultat : « Elle était évidemment émue ; Samuel s’était aperçu qu’il avait mis le fer sur une ancienne plaie, et il insistait avec cruauté. »290 La cruauté de Samuel, qui n’est pas moins forte que celle du Prince par rapport à Fancioulle, le fait poursuivre dans sa voie, jusqu’à ce que la dame commence à pleurer. À ce point, il considère que le but de son jeu théâtral pervers a été atteint291 : Il la considéra quelque temps en silence, avec l’air le plus attendri et le plus onctueux qu’il put se donner ; le brutal et hypocrite comédien était fier de ces belles larmes ; il les considérait comme son œuvre et sa propriété littéraire.292 Cependant, Samuel se méprend sur le sens de la douleur de Mme de Cosmelly. Tout en pleurant, elle met au point une ruse innocente à laquelle Samuel – qui n’est pas seulement théâtral, mais aussi naïf – se laissera prendre. Elle permet à son soupirant de lui tenir les mains, accepte le « marivaudage sentimental »293 où elle a été entraînée, et se laisse aller à faire des confidences à Cramer. Jeune fille modèle, elle habitait le château de sa tante (comme il se doit dans toute prose à succès du XIXème siècle !). Samuel lui apportait des pêches qu’il cueillait dans les vignobles, mais qu’elle hésitait toujours à manger sachant que ce n’était pas permis : l’évocation d’un passé de plaisirs enfantins est destinée à augmenter la confiance qui règne entre eux. Elle évoque toute son existence banale jusqu’au moment où on la marie à un jeune homme assez attrayant, M. de Cosmelly. Le drame commence par leur retour à Paris. Le mari s’ennuie au foyer conjugal, cherche des distractions dehors et finit par s’éprendre d’une « danseuse aussi belle que bête », la Fanfarlo294. La malheureuse épouse cherche à regagner son amour, mais ses tentatives restent vaines. À la fin du discours, le lecteur apprend où elle voulait en venir : « cette 290 Ibidem, p. 561, souligné par nous. À ce point, il faut renvoyer aux considérations de Paul-Laurent Assoun, commentées dans l’Introduction, sur l’association fatale du « pervers » et de la « femme ». 292 La Fanfarlo, ŒC I, p. 562. C’est nous qui soulignons ces mots à fortes résonances dans l’univers imaginaire de Baudelaire. 293 Ibidem, p. 563. À la p. 569 : « marivaudages dramatiques ». 294 Ibidem, p. 566. Jules Mouquet et W. T. Bandy ont rapproché le nom de femme d’une polkeuse nommée Fanfarnou, dont ils ont retrouvé la trace dans Les Polkeuses par Nick Polkmall (Charles Narrey), Paris, Mascagna, 1844, cf. Pichois, Introduction, à Charles Baudelaire, La Fanfarlo, op. cit., pp. 29-30. Mais il y a une explication plus simple, et plus pertinente dans un contexte « de théâtre » (et « théâtral ») : le nom de la Fanfarlo peut être rapproché de : fanfare, fanfaronne, fanfaronnade, ou même – pourquoi pas ? – fanfreluche. 291 115 aimable Elmire » suggère à Samuel qu’elle a encore un reste de cœur à donner, s’il consent à arracher le mari infidèle des griffes de la comédienne295. La référence au Tartuffe de Molière est transparente : on se rappelle les deux tentatives échouées de l’hypocrite de séduire la vertueuse épouse d’Orgon. De toute évidence, ici les rôles sont renversés : la nouvelle Elmire reste une femme vertueuse, mais elle entortille quand même un Tartuffe d’occasion dont les agissements ramèneront Orgon au foyer. La situation incommode de Samuel est décrite par un autre renvoi à la pièce de Molière : Pendant qu’elle sanglotait, Samuel faisait la figure de Tartufe empoigné par Orgon, l’époux inattendu, qui s’élance du fond de sa cachette, comme les vertueux sanglots de cette dame qui s’élançaient de son cœur, et venaient saisir au collet l’hypocrisie chancelante de notre poète.296 Le « roué » est joué : il sera obligé d’aller faire des tentatives de séduction auprès de la Fanfarlo. Tout d’abord, il va la voir au théâtre et subit comme tant d’autres hommes le charme irrésistible de cette danseuse, à la fois aérienne, légère, et douée d’une vigueur extraordinaire. Ensuite, il se présente deux fois chez elle, n’est jamais reçu et comprend que, n’étant ni couturière, ni millionnaire, il lui faudra emprunter un autre chemin pour réussir son entreprise. Le parti qu’il prend est « simple et brutal » : obliger la comédienne à venir à lui297. Comme dans sa tentative de conquérir Mme de Cosmelly, il se sert du pouvoir du discours, mais à un niveau plus sophistiqué, en publiant des articles injurieux sur la Fanfarlo298. Même si la solution est complètement dépourvue d’élégance, elle n’en est pas moins efficace. Parmi les ragots dont regorgent les éreintages de Samuel, il est facile d’en reconnaître quelques-uns présents aussi dans Mystères galans des théâtres de Paris : Elle fut accusée d’être brutale, commune, dénuée de goût, de vouloir importer sur le théâtre des habitudes d’outre-Rhin et d’outre-Pyrénées, des castagnettes, des éperons, des talons de bottes, – sans compter qu’elle buvait comme un grenadier, qu’elle aimait trop les petits chiens et la fille de sa portière, – et autres linges sales de la vie privée, qui sont la pâture et la friandise journalière des petits journaux. On lui opposait, avec cette tactique particulière aux journalistes, qui consiste à comparer des choses dissemblables, une danseuse éthérée, toujours habillée de blanc, et dont les chastes mouvements laissaient toujours les consciences en repos.299 295 La Fanfarlo, ŒC I, p. 569. Ibidem, p. 568. 297 Ibidem, p. 570. 298 Les réflexions de Jérôme Thélot sur « discours agressif » chez Baudelaire nous ont aidé à comprendre tout l’enjeu des pratiques de Samuel Cramer. Voir Baudelaire. Violence et poésie, op. cit., pp. 406 et sqq. 299 Ibidem, pp. 570-571. Dans Mystères galans, il y a une histoire relative à Célimène II (Mlle Plessy), à laquelle un lord anglais aurait offert un chien de compagnie, « un chien bichonné, musqué, peigné, frisé, qu’on met entre ses genoux, et qu’une lady millionnaire caresse d’une main délicate dans ses heures de loisir, un King-Charles de la plus pure espèce », ŒC II, p. 990. Sur la page suivante, les lecteurs sont informés que la bête a coûté 10.000 francs. L’auteur de ces lignes (probablement Baudelaire) affirme savoir pourquoi, sans oser cependant l’avouer au public. Dans cette histoire de King-Charles, les allusions hamlétiquement obscènes (« qu’on met entre ses genoux ») sont assez transparentes. 296 116 Ce résumé concentré des articles de Samuel Cramer est un parfait modèle d’éreintage dans le style des « petits journaux » du XIXème siècle. La Fanfarlo est accusée de vouloir corrompre le goût français en matière de théâtre par des habitudes importées d’Allemagne ou d’Espagne. On suggère qu’elle s’adonnerait aux amours saphiques avec « la fille de sa portière », ou même à des pratiques encore plus honteuses. On lui oppose une autre danseuse, qui a un style très différent, éthéré et pas du tout provocateur. On lui attribue des habitudes et des goûts militaires, qui contrastent de manière flagrante avec la légèreté et la suavité dont une vraie femme doit faire preuve : ainsi, on soutient qu’elle boit « comme un grenadier », ou qu’elle aime employer sur scène « des éperons, des talons de bottes ». Dans le discours journalistique pervers de Samuel Cramer, la contestation destructrice se fait à deux niveaux, mais qui ne sont jamais complètement séparés, pour assurer plus de portée aux textes. Les talents scéniques de la Fanfarlo sont systématiquement démontés, et sa vie intime tirée dans la boue par des allusions malveillantes, voire obscènes300. Dans La Fanfarlo, le problème du discours et du pouvoir des mots nous semble central : la nouvelle illustre déjà une obsession dont l’écrivain Baudelaire ne se départira pas jusqu’à la fin de sa vie créatrice, jusqu’aux notes pour Pauvre Belgique ! Le discours, surtout le discours littéraire, remplit la fonction des fils par lesquels l’écrivain fait mouvoir les marionnettes humaines du public. L’amour – troisième vocation du poème homonyme – est considéré le plus souvent comme espace privilégié de la cruauté discursive, de cette théâtralité perverse qui remplit les mots d’une force diabolique. Les phrases provocatrices de Fusées montrent à quel point l’amour était lié pour Baudelaire aux rapports de domination et à la question du mal : « L’amour peut dériver d’un sentiment généreux : le goût de la prostitution ; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété. L’amour veut sortir de soi et se confondre avec sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et cependant conserver des privilèges de conquérant. […] Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. »301 Et la meilleure manière de faire le mal, c’est d’écrire et de publier des textes agressifs, endoloris et douloureux, assoiffés de la souffrance réelle d’une victime humaine. La lettre de suprême sincérité que Baudelaire écrit à sa mère le 6 mai 1861 nous le montre conscient du pouvoir des mots, des phrases, de la rhétorique : ce qu’il écrit pourrait tuer Mme Aupick. L’amour, la violence, le désir éclatent à chaque ligne de cette lettre, dans l’alliage baudelairien inimitable ; la beauté et l’émotion qui s’en dégagent rendent presque impossibles toute paraphrase ou toute 300 Une des meilleures études de l’obscénité baudelairienne reste celle de Graham Robb, « Érotisme et obscénité des Fleurs du mal », in Europe, Numéro spécial Baudelaire, 70ème année, N° 760-761, Août-septembre 1992, pp. 69-78. 117 coupure : Toutes les fois que je prends la plume pour t’exposer ma situation, j’ai peur ; j’ai peur de te tuer, de détruire ton faible corps. Et moi, je suis sans cesse, sans que tu t’en doutes, au bord du suicide. Je crois que tu m’aimes passionnément ; avec un esprit aveugle, tu as le caractère si grand ! Moi, je t’ai aimée passionnément dans mon enfance ; plus tard, sous la pression des injustices, je t’ai manqué de respect, comme si une injustice maternelle pouvait autoriser un manque de respect filial ; je m’en suis repenti souvent, quoique, selon mon habitude, je n’en ai rien dit. Je ne suis plus l’enfant ingrat et violent. De longues méditations sur ma destinée et sur ton caractère m’ont aidé à comprendre toutes mes fautes et toute ta générosité. Mais, en somme le mal est fait, fait par tes imprudences et par mes fautes. Nous sommes évidemment destinés à nous aimer, à vivre l’un pour l’autre, à finir notre vie le plus honnêtement et le plus doucement qu’il sera possible. Et cependant, dans les circonstances terribles où je suis placé, je suis convaincu que l’un de nous deux tuera l’autre, et que finalement nous nous tuerons réciproquement. Après ma mort, tu ne vivras plus, c’est clair. Je suis le seul objet qui te fasse vivre. Après ta mort, surtout si tu mourais par une secousse causée par moi, je me tuerais, cela 302 est indubitable. Malgré les grossièretés et les mensonges dont il truffe ses articles, Samuel sait que la Fanfarlo lui ressemble étrangement bien : elle est possédée aussi par le démon de la théâtralité303. Elle aime poser, être admirée, séduire les spectateurs tout en les tenant à distance. Elle adore enchaîner les hommes par la seule force de sa prestation sur scène. Mais, surtout, elle a quelque chose d’exagéré, d’hyperbolique, d’excessif, qui fascine Samuel Cramer. Ses toilettes ne sont pas ternes, elle fait tout pour se distinguer, pour choquer, pour s’imprimer sur la rétine de ceux qui la regardent. Le côté féminin, chilien, romantique de la personnalité de Samuel raffole de l’hyperbole vivante qu’est la comédienne (sorte de Loïe Fuller avant la lettre) : Elle aimait les étoffes qui font du bruit, les jupes longues, craquantes, pailletées, ferblantées, qu’il faut soulever très haut d’un genou vigoureux, les corsages de saltimbanque ; elle dansait, non pas avec des boucles, mais avec des pendants d’oreilles, j’oserais presque dire des lustres. Elle eût volontiers attaché au bas de ses jupes une foule de petites poupées bizarres, comme le font les vieilles bohémiennes qui vous disent la bonne aventure d’une manière menaçante, et qu’on rencontre en plein midi sous les arceaux des ruines romaines ; toutes drôleries, du reste, dont le romantique Samuel, l’un des derniers romantiques que possède la France, raffolait fort.304 Après trois mois d’état de siège, Samuel devient éperdument amoureux de la Fanfarlo, tandis que dans celle-ci pointe la curiosité de connaître le butor, le rustre, la brute, qui s’obstine à nier 301 Fusées, ŒC I, pp. 649-650 ; 652. La première partie de cette citation composite rappelle le poème Duellum. COR II, pp. 150-151. Jérôme Thélot, dans Baudelaire. Violence et poésie, a très bien saisi que l’agencement des mots et des phrases pourrait tuer : « La question de Baudelaire […] est celle de savoir comment le moi, en écrivant, tue. », op. cit., p. 110. 303 Ross Chambers remarque dans son article « L’art sublime du comédien ou le regardant et le regardé », art. cit., p. 216, que « la Fanfarlo, avec toute sa théâtralité, répond aussi bien à l’élan de Samuel vers l’infini qu’à ses désirs sensuels ». 304 ŒC I, p. 571. Ces poupées attachées au bas des robes seraient-elle l’équivalent symbolique des marionnettes ? Seraient-elles la matérialisation des multiples facettes, des innombrables rôles de la Fanfarlo, marionnettiste 302 118 son génie. L’intuition féminine lui dit que les articles injurieux ne sont en réalité qu’une façon peu élégante de frapper à sa porte. Un soir, Samuel va la voir dans sa loge et la surprend en train de changer son costume de théâtre avec son accoutrement quotidien. La beauté vigoureuse de cette femme – qui a quelques analogies avec la beauté de Marie Daubrun – le fait s’arrêter sur le seuil. L’entrée – en scène – lui réussit tellement bien, que le narrateur commente mi-envieux, miironique : « Samuel s’arrêta avec respect, – ou feignit de s’arrêter avec respect ; car, avec ce diable d’homme, le grand problème est toujours de savoir où le comédien commence »305. La rencontre dans la loge, espace clos dont Balzac a fait un des lieux privilégiés des intrigues d’amour romantiques, marque le début de la liaison entre Cramer et la Fanfarlo. Avant de raconter la suite de l’amour entre les deux personnages, le narrateur s’arrête sur une pantomime que la Fanfarlo joue, et ici nous pouvons établir un parallèle avec Fancioulle : le bouffon et la danseuse se distinguent dans cet art si difficile, où il faut exprimer le plus de choses possible sans recourir aux mots, au texte. La théâtralité s’épanouit dans la pantomime, qui doit signifier, construire une histoire et séduire les spectateurs sans le véhicule fondamental du sens : le mot. La Fanfarlo incarne à merveille plusieurs personnages féminins, Colombine, Marguerite, Elvire, Zéphyrine, et reçoit voluptueusement les baisers de divers personnages pris dans plusieurs littératures différentes. La capacité de métamorphose de la maîtresse de Samuel est exceptionnelle : « La Fanfarlo fut tour à tour décente, féerique, folle, enjouée ; elle fut sublime dans son art, autant comédienne par les jambes que danseuse par les yeux. »306 Elle est donc capable de danser par les yeux et d’exprimer des émotions par les jambes, ce que seul un grand comédien serait capable de faire. L’art subtil qu’elle déploie sur scène se réclame à la fois de Terpsichore, la Muse de la danse et du chant choral, donc de l’Antiquité, que de divinités plus récentes et de créations modernes : Mais Fanfarlo la catholique, non contente de rivaliser avec Terpsichore, appela à son secours tout l’art de divinités plus modernes. Les brouillards mêlent des formes de fées et d’ondines moins vaporeuses et moins nonchalantes. Elle fut à la fois un caprice de Shakespeare et une bouffonnerie italienne.307 consommée ? 305 ŒC I, p. 572. 306 Ibidem, p. 573. Ibidem, p. 574. Heinrich von Kleist écrit un beau dialogue socratique intitulé Sur le théâtre de marionnettes (décembre 1810), traduit de l’allemand et présenté par Roger Munier, Paris, Éditions Traversière, 1981. Un danseur d’Opéra y fait l’éloge des marionnettes en affirmant qu’« un danseur désireux de perfection pourrait apprendre d’elles toutes sortes de choses » (pp. 20-21) : la grâce, la fluidité, l’impondérabilité, le manque d’affectation. Le marionnettiste doit, selon Kleist, être doué d’une grande sensibilité ; il ne peut atteindre la perfection dans son art « autrement qu’en se plaçant au centre de gravité des marionnettes, c’est-à-dire en dansant » (p. 30). Entre les doigts du marionnettiste et les fils qui mettent les polichinelles en mouvement, il y a des correspondances d’une précision mathématique « à peu près comme des nombres à leurs logarithmes ou de l’asymptote à l’hyperbole » (pp. 30-32). Les marionnettes sont plus accomplies que les danseurs vivants, puisqu’elles sont en dehors du péché originel : elles n’ont pas goûté du fruit de l’Arbre de science. Malheureusement, nous ne pouvons pas être sûr que le jeune Baudelaire ait connu le petit dialogue de Kleist : néanmoins, 307 119 Peu à peu, Samuel Cramer et avec lui les lecteurs pénètrent dans l’intimité de la Fanfarlo, tout d’abord dans une maisonnette chic, et après dans la chambre à coucher, très étroite, évoquant – par ses senteurs – des idées d’extase dans la volupté et de paresse rêveuse. Croyant offrir à son amant le suprême délice de la passion, la danseuse s’avance vers lui toute nue. Mais quelle n’est pas sa stupéfaction, en voyant que Samuel ne se précipite pas sur elle pour la posséder, et qu’au contraire il se met à crier « comme un enfant gâté » : « Je veux Colombine, rends-moi Colombine ; rends-la-moi telle qu’elle m’est apparue le soir qu’elle m’a rendu fou, avec son accoutrement fantasque et son corsage de saltimbanque ! » En face de ce caprice enfantin, la Fanfarlo est obligée, malgré la tempête qui fait rage, d’envoyer sa femme de chambre au théâtre pour y chercher son costume. Au moment où celle-ci sort, Samuel Cramer crie derrière elle, en se pendant à la sonnette : « Eh ! n’oubliez pas le rouge ! »308 Les interprétations que les critiques ont donné de l’épisode sont assez diverses. Fabrice Wilhelm l’inscrit dans une analyse plus large du fétichisme chez Baudelaire : selon le critique, le besoin fétichiste de Samuel de posséder sa maîtresse dans le costume de Colombine met en évidence quelques traits inconscients de la personnalité du poète309. Quant à Jérôme Thélot, et nous pencherions plutôt vers son interprétation, il parle de la nécessité d’un obstacle (ici représenté par la scène et par les personnages que la Fanfarlo y incarne) dans la genèse et la survivance du désir de Samuel310. La fin de la nouvelle de Baudelaire est à la fois prévisible et imprévisible : Mme de Cosmelly finit par retrouver son mari, et donc elle n’a plus besoin de reporter son amour sur un autre, tandis que Samuel s’enfonce dans sa relation avec la Fanfarlo « qui est devenue une beauté grasse, propre, lustrée et rusée, une espèce de lorette ministérielle ». Samuel, de romantique échevelé qu’il était, devient un écrivain qui s’oriente vers des « livres de science » sur les quatre évangélistes, sur la symbolique des couleurs et sur un système révolutionnaire d’annonces. Le couple a deux jumeaux et aspire à une respectabilité bourgeoise : la danseuse intrigue pour obtenir la Croix de la Légion d’honneur pour Samuel311. Mais la vie des amants est souterrainement empoisonnée par une blessure : Mme de Cosmelly envoie une lettre de remerciements à Samuel après la réconciliation avec son mari, et la Fanfarlo découvre que son amant avait promis à une autre de la conquérir. Son orgueil blessé en pâtit, et elle se promet de le parallèle reste troublant… 308 La Fanfarlo, ŒC I, p. 577, pour les trois dernières citations. Nous avons là un exemple de dandysme typiquement baudelairien. 309 Voir Baudelaire : l’écriture du narcissisme, op. cit., pp. 238-241. À la p. 238, Fabrice Wilhelm suppose que le scénario fétichiste « sans aspect sadique » de La Fanfarlo a pu être vécu avec La Belle aux cheveux d’or. 310 « Désir et vérité dans La Fanfarlo », op. cit., pp. 214-215. 311 ŒC I, p. 580, pour ces faits de la vie des deux amants. 120 faire payer cette trahison à l’écrivain : Il est probable que la Fanfarlo a aimé Samuel, mais de cet amour que connaissent peu d’âmes, avec une rancune au fond. Quant à lui, il a été puni par où il avait péché. Il avait souvent singé la passion ; il fut contraint de la connaître ; mais ce ne fut point l’amour tranquille, calme et fort qu’inspirent les honnêtes filles, ce fut l’amour terrible, désolant et honteux, l’amour maladif des courtisanes.312 En amour, les rôles sacrificateur-sacrifié sont donc réversibles : le sacrificateur, le roué, devient la victime de ses propres stratégies théâtrales. Si c’est surtout l’artiste qui exerce son pouvoir despotique à travers la théâtralisation du discours (visible dans les didascalies de toutes sortes dont il est saturé et que nous analyserons au fur et à mesure de l’avancée de ce travail), il peut arriver parfois que la femme se conduise à son égard exactement de la même manière. Mais comme les femmes sont bien meilleures actrices que les hommes, ceux-ci sont joués en croyant séduire, ils sont enchaînés tout en croyant lier. Samuel Cramer est la double victime des femmes : victime de Mme de Cosmelly qui se sert de lui pour retrouver le bonheur conjugal, et, ensuite, victime de la Fanfarlo qui lui donne un amour de courtisane, « terrible, désolant, honteux et maladif », au lieu de l’amour idéal qu’il aurait pu espérer en tant qu’artiste romantique. Un poème de jeunesse de Baudelaire, inclus parmi les Bribes, mérite d’être cité en tant que complément pour la compréhension nuancée de l’amour de Samuel Cramer et de la Fanfarlo. Nous y retrouvons la même métaphore d’enfermement que dans Spleen (4), et aussi l’obsession du liage, dont on connaît la relation symbolique avec la marionnette : Grand ange qui portez sur votre fier visage La noirceur de l’Enfer d’où vous êtes monté ; Dompteur féroce et doux qui m’avez mis en cage Pour servir de spectacle à votre cruauté, Cauchemar de mes Nuits, Sirène sans corsage, Qui me tirez, toujours debout à mon côté, Par ma robe de saint ou ma barbe de sage Pour m’offrir le poison d’un amour effronté ;313 À un certain niveau, La Fanfarlo démontre à quel point – au XIXème siècle, et dans l’inconscient de Baudelaire – la frontière entre courtisane, danseuse et comédienne est difficile à tracer. Souvent, leur appointements ne leur suffisant pas, les actrices menaient à côté de la scène 312 Ibidem, pp. 579-580. ŒC I, p. 189. C’est nous qui soulignons trois mots qui renvoient au théâtre de marionnettes, tel qu’il hante l’imagination de Baudelaire. Après le dernier vers que nous citons, suit une ligne de points de suspension, puis un titre, Damnation. Selon Claude Pichois dans les notes de la « Pléiade », il s’agit d’un fragment de sonnet inspiré par Jeanne Duval, dont le titre aurait été mis à la fin, et pour lequel il restait à Baudelaire la tache de trouver les tercets, 313 121 une vie de courtisanes destinée à les faire vivre dans le luxe et les plaisirs. Elles appliquaient ainsi dans la vie ce que le métier de comédiennes leur avait appris, ou bien elles profitaient de leurs expériences personnelles pour mieux incarner sur les planches des personnages imaginaires. Baudelaire était fasciné au même degré par les actrices et par les courtisanes. Dans ses écrits intimes, il fait de la prostitution le principe même d’une définition de l’amour, du plaisir et de l’art : « L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la Prostitution. Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous. Qu’est-ce que l’art? Prostitution. »314 Prostitution, c’est-à-dire (toujours) jeu, ruse, combat, enveloppe d’apparat, théâtralité, didascalie, mise en scène perverse pour séduire et dominer un public « hypocrite » dont l’existence se consume tout entière dans le désir de posséder des biens matériels. L’artiste qui veut séduire le public goulu et avide doit se prostituer, mais en gardant son originalité (comme Samuel, qui la garde en dépit de sa « faculté comédienne ») : « La gloire, c’est rester un, et se prostituer d’une manière particulière »315. Le Peintre de la vie moderne contient les plus beaux passages que Baudelaire ait consacrés aux courtisanes. Après avoir fait une énumération poétique de toutes les sortes de femmes que l’on peut rencontrer dans le monde de Guys, Baudelaire décrit les aquarelles qui représentent des femmes perdues. Le fond, rouge, orange, rose ou violet, attire tout d’abord son attention, puisqu’il sert à mettre en valeur la beauté particulière de la courtisane : Elle s’avance, glisse, danse, roule avec son poids de jupons brodés qui lui sert à la fois de piédestal et de balancier ; elle darde son regard sous son chapeau, comme un portrait dans un cadre. Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l’horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente et aussi, parfois, même fixité d’attention. Type de bohème errant sur les confins d’une société régulière, la trivialité de sa vie, qui est une vie de ruse et de combat, se fait fatalement jour à travers son enveloppe d’apparat. [...] Les considérations relatives à la courtisane peuvent, jusqu’à un certain point, s’appliquer à la comédienne ; car elle aussi, elle est une créature d’apparat, un objet de plaisir public. Mais ici la conquête, la proie, est d’une nature plus noble, plus spirituelle. Il s’agit d’obtenir la faveur générale, non pas seulement par la pure beauté physique, mais aussi par des talents de l’ordre le plus rare. Si par un côté la comédienne touche à la courtisane, par l’autre elle confine au poète.316 Ce fragment du Peintre de la vie moderne ne nous montre pas seulement la parenté profonde ŒC I, p. 1174. 314 Fusées, ŒC I, p. 650. 315 Mon cœur mis à nu, ŒC I, p. 700. Sur l’amour comme prostitution, sur Dieu comme l’être le plus prostitué du monde, voir encore Mon cœur mis à nu, ŒC I, p. 692. 316 Le peintre de la vie moderne, XII « Les Femmes et les filles », ŒC II, pp. 720. Dans le passage cité, il y a beaucoup de mots susceptibles de renvoyer – de près ou de loin – à une représentation de théâtre : « danser », « piédestal », « cadre », « jouer », « ruse », « combat », « enveloppe d’apparat », et qui légitiment la comparaison faite par Baudelaire entre la courtisane et la comédienne. 122 entre courtisane et comédienne, mais il inscrit aussi – à l’instar de La Fanfarlo – le poète dans cette équation à trois termes. La comédienne touche par un côté à la courtisane, mais par un autre elle touche au poète, ce qui donne à lire un peu autrement la féminité de Samuel Cramer et de Charles Defayis. Le premier signe ses « folies romantiques » du nom de Manuela de Monteverde et le second emploie le nom de jeune fille de sa mère puisque chacun d’eux porte en eux une « comédienne » qui maîtrise toutes les subtilités de la théâtralité qu’il faut déployer sur le théâtre du monde. Le poète forme donc, dans la conception de Baudelaire, un être unique, puissant, réunion à la fois de la comédienne, du bouffon, du mystificateur et de la courtisane317. Baudelaire raconte, dans son article sur Gustave Le Vavasseur, comment il a maintes fois surpris le poète en train d’essayer de reproduire dans sa chambre les acrobaties vues dans les cirques : Le poète m’avoua qu’il se sentait jaloux de tous les exploits de force et d’adresse, et qu’il avait quelquefois connu le bonheur de se prouver à lui-même qu’il n’était pas incapable d’en faire autant. Mais, après cet aveu, croyez bien que je ne trouvai pas du tout que le poète en fût ridicule ou diminué ; je l’aurais plutôt loué pour sa franchise et pour sa fidélité à sa propre nature ; d’ailleurs, je me souvins que beaucoup d’hommes, d’une nature aussi rare et élevée que la sienne, avaient éprouvé des jalousies semblables à l’égard du toréro, du comédien et de tous ceux qui, faisant de leur personne une glorieuse pâture publique, soulèvent l’enthousiasme du cirque et du théâtre.318 La Fanfarlo, ainsi que les quelques autres textes cités, pose de manière aiguë le problème de l’identité de l’artiste. Samuel Cramer est non seulement homme mais aussi femme, non seulement comédien mais aussi actrice, il n’est pas un sujet unique, mais un amalgame hyperbolique de masques qui n’annihilent cependant pas son originalité. L’artiste baudelairien – donc Baudelaire lui-même – est par excellence l’être supérieur qui (se) joue, qui (se) met en scène, contre le Trismégiste, et afin de mieux pouvoir séduire et dominer les autres à travers le spectacle (linguistique) qu’il improvise. Mais qu’en est-il de Marie Daubrun ? Nous ne l’avons pas perdue en route : il est maintenant nécessaire de faire quelques hypothèses à son sujet. Malgré la différence de carnation et la couleur différente de la chevelure, il est fort possible qu’elle ait inspiré la Fanfarlo, et sur ce point nous partageons la conviction de Claude Pichois. Sa beauté monumentale, ses jambes parfaites qui allient la musculature pierreuse des jambes masculines à la mollesse des jambes 317 Nous nous opposons en cela à Ross Chambers, « L’art sublime du comédien ou le regardant et le regardé », art. cit., p. 199, qui considère que « la thématique du poète comme comédien, au XIXe siècle, est en effet une thématique de l’échec ». 318 Gustave Le Vavasseur, in Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, ŒC II, p. 180. Mais le poète ne soulève pas seulement l’enthousiasme : il peut parfois terroriser son public : « Pourquoi le poète ne serait-il pas un broyeur de poisons aussi bien qu’un confiseur, un éleveur de serpents pour miracles et spectacles, un psylle [sic] amoureux de ses reptiles, et jouissant des caresses glacées de leurs anneaux en même temps que des terreurs de la foule ? », Lettre à Jules Janin, ŒC II, p. 238. 123 féminines, les rôles où le charme assure la plus grande part de l’impact sur le public sont de solides arguments dans ce sens. Pour brosser le portrait de la Fanfarlo, Baudelaire se serait inspiré aussi de Jeanne Duval et même de Lola Montès. Quant à Mme de Cosmelly, Claude Pichois est persuadé que son modèle est Anne-Félicité, la femme d’Alphonse. Sur ce point, Pichois tombe dans un piège qu’il a su éviter à propos de la danseuse (établir une parfaite homogénéité entre le personnage littéraire et son modèle réel) : à femme de la bonne bourgeoisie, il fallait un modèle de la même classe sociale319. Cependant, il y a des détails dans la vie et la personnalité de Marie Daubrun qui nous poussent à voir en elle – peut-être à côté d’autres femmes, à côté de Félicité Baudelaire – le principal modèle de Mme de Cosmelly. Elle avait un côté casanier et rangé, elle entretenait ses parents vieux et malades et même vivait comme une bonne bourgeoise avec son Théodore de Banville320. Les lecteurs se souviennent que Baudelaire compare Mme de Cosmelly à Elmire, l’épouse vertueuse de Tartuffe. Or, Marie Daubrun a joué le rôle d’Elmire au Théâtre de l’Odéon, en septembre 1852. Sans l’anachronisme flagrant (La Fanfarlo est publiée pour la première fois en 1847), on aurait là une clef de lecture idéale. Mais s’il est vrai que les acteurs ne jouent que les rôles qui leur conviennent (il y en a qui font toujours la victime, d’autres toujours le bourreau, etc.), les deux références de Baudelaire au Tartuffe fonctionnent comme des justifications – à rebours – de l’identification que nous proposons entre Marie Daubrun et Mme de Cosmelly. Notre hypothèse est que Baudelaire scinde en deux la personnalité de Marie Daubrun : il dispose ainsi des points de départ pour les deux personnages féminins de sa nouvelle. Il laisse ensuite jouer son imagination, pleine des souvenirs de récentes lectures balzaciennes, d’images vues dans les théâtres de l’époque, pour essayer de construire deux êtres véridiques. Bizarrement, c’est la femme de théâtre qui est plus authentique ; la femme qui ne joue que très peu reste pâle, sans grand intérêt narratif et sans individualité littéraire bien précisée : la vérité du jeu dépasse la vérité de la vie, les couleurs du masque sont plus flamboyantes que les couleurs du visage. Samuel Cramer, simultanément amoureux – à sa manière – des deux femmes et trahi par elles, est une belle expérience littéraire à travers laquelle Baudelaire réfléchit à son identité d’écrivain et à sa passion naissante pour Marie Daubrun et pour les comédiennes en général321. 319 Claude Pichois, Introduction, à Charles Baudelaire, La Fanfarlo, op. cit., pp. 23-27. Pichois postule quand même que Félicité Baudelaire a été filtrée à travers Balzac pour devenir Mme de Cosmelly. Pour Henry Lecaye, op. cit., pp. 57-61, il n’y a pas de doute : Félicité Baudelaire est le seul modèle de Mme de Cosmelly. 320 Albert Feuillerat, op. cit., pp. 66-67. Le critique cite un bref passage d’une lettre de Banville à Poulet-Malassis où Marie veut intervenir pour remercier l’éditeur de l’envoi d’un service de table en faïence ; elle écrit : « j’admire beaucoup les belles vaisselles »… Est-il besoin de plus ? 321 La passion de Baudelaire pour d’autres comédiennes que Marie Daubrun est brillamment analysée par Claude 124 2.5. Hamlet Dans les précédents sous-chapitres, nous avons essayé de montrer que la métaphysique de Baudelaire est inséparable d’une certaine idée du théâtre, que la femme – pour autant qu’elle est comédienne ou courtisane – provoque la fascination, la peur et le mépris. Le poème La Béatrice fait baigner ses lecteurs dans une atmosphère semblable. Il s’ouvre sur l’évocation d’un nuage de démons (n’oublions pas que Saint Paul désigne le Diable comme « le prince des puissances de l’air »), et finit sur une image qui trahit toute l’ambivalence des sentiments de Baudelaire par rapport à la femme : Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure, Comme je me plaignais un jour à la nature, Et que de ma pensée, en vaguant au hasard, J’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard, Je vis en plein midi descendre sur ma tête Un nuage funèbre et gros d’une tempête, Qui portait un troupeau de démons vicieux, Semblables à des nains cruels et curieux. À me considérer froidement ils se mirent, Et, comme des passants sur un fou qu’ils admirent, Je les entendis rire et chuchoter entre eux, En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux : – « Contemplons à loisir cette caricature Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture, Le regard indécis et les cheveux au vent. N’est-ce pas grand-pitié de voir ce bon vivant, Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle, Parce qu’il sait jouer artistement son rôle, Vouloir intéresser au chant de ses douleurs Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs, Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques, Réciter en hurlant ses tirades publiques ? » J’aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts Domine la nuée et le cri des démons) Détourner simplement ma tête souveraine, Si je n’avais pas vu parmi leur troupe obscène, Crime qui n’a pas fait chanceler le soleil ! La reine de mon cœur au regard nonpareil, Qui riait avec eux de ma sombre détresse Et leur versait parfois quelque sale caresse.322 Dès la première lecture du texte, une identification syllogistique se présente à l’esprit du lecteur : « je » = Hamlet, mais aussi « je » = Baudelaire, donc Baudelaire = Hamlet. Même si Pichois, « Jeanne et Berthe », in Retour à Baudelaire, op. cit., pp. 11-28. 322 Baudelaire, La Béatrice, ŒC I, pp. 116-117. Dans les poèmes publiés en 1855 par La Revue des Deux Mondes, 125 faite assez grossièrement, cette identification syllogistique a pour elle le poids d’une tradition au moins séculaire. Très tôt, on a rapproché l’auteur des Fleurs du mal d’Hamlet, à commencer par Théodore de Banville dans un poème de 1874, inclus dans le volume Les Exilés et intitulé justement Baudelaire323. Ce poème, décrivant en concentré la modernité et la force de la poésie baudelairienne, assimile la mélancolie du poète à la tristesse qui envahit Hamlet près du corps inanimé d’Ophélie : « Dans cette œuvre d’amour, d’ironie et de fièvre, / Où le poète au cœur meurtri penche sa lèvre / Que les mots odieux ne souillèrent jamais / Vers la Foi pâlissante, ange des purs sommets, / Et, triste comme Hamlet au tombeau d’Ophélie, / Pleure sur notre joie et sur notre folie »324. Aux yeux de Banville, le jeune Baudelaire posait sur le monde un regard hamlétique : en contemplant des femmes au Jardin du Luxembourg, le futur auteur des Fleurs du mal « ému comme le prince Hamlet par la misère » se sentait envahi d’un frisson de tendresse fraternelle325. De nombreux psychanalystes ont identifié un complexe d’Hamlet dans le cas de Baudelaire, en s’appuyant sur sa constellation familiale et sur les quelques références qu’il fait au personnage du dramaturge élisabéthain, devenu un emblème du romantisme326. Pierre-Paul Clément adopte une hypothèse d’Ernest Jones, conformément à laquelle le remariage de la mère d’Hamlet provoque un traumatisme d’autant plus profond qu’il correspond à un déplacement du désir œdipien. Claudius a le courage de réaliser le vœu le plus caché et le plus cher d’Hamlet : c’est pourquoi celui-ci se trouve dans l’impossibilité de se venger du meurtrier de son père. Appliquer cette grille de lecture à Charles Baudelaire serait tentant, selon Clément, mais il faut demeurer prudent et se contenter des points de contact manifestes entre le poète et le prince du Danemark, pour ne pas risquer de se fourvoyer dans l’interprétation327. Ces points de contact manifestes entre Baudelaire et Hamlet sont nombreux, et nous allons les rappeler brièvement. À l’hôtel Pimodan, Baudelaire occupe un appartement exigu sous les combles, dont il veut faire un lieu isolé du monde, propice à la rêverie et à la création. Le Vampire porte comme titre La Béatrice ! 323 Voir un commentaire de ce poème réalisé par Francis S. Heck, « Theodore de Banville’s Poem: Baudelaire », in Nineteenth-Century French Studies, vol. 16, n° 1 and 2, Fall-Winter 1987 / 1988, pp. 84-94. 324 Théodore de Banville, Œuvres poétiques complètes, Édition critique, Tome IV, Les Exilés, Améthystes, Les Princesses, Paris, Honoré Champion, 1994, pp. 184-185. À une autre occasion, Banville voit en Baudelaire un authentique « fils d’Hamlet », cité par P.-P. Clément, « Baudelaire et les “années profondes” », op. cit., p. 72. 325 Voir le poème inachevé Le Rosier du Luxembourg, cité par Jacques Crépet, « Baudelaire, Banville et Gautier », in Propos sur Baudelaire, op. cit., p. 19. 326 Voir, sur Hamlet comme icône romantique, Catherine Treilhou-Balaudé, « Hamlet sous les feux du romantisme français », in L’Avant-scène Théâtre, N° 947, Avril 1994, pp. 56-63, et, du même auteur, « Hamlet, un mythe de la modernité », in L’Avant-scène Théâtre, N° 1202, Mai 2006, pp. 62-66. 327 Voir « Baudelaire et les “années profondes” », op. cit., pp. 72-73 et sqq. D’autres rapprochements psychanalytiques entre Hamlet et Baudelaire : René Laforgue, « Baudelaire et sa pensée » (conférence), « Appendice » in L’Échec de Baudelaire, op. cit., p. 164 ; Cosimo Trono, L’Or du diable. Baudelaire et Caroline 126 Asselineau se souvient en 1869 que la seule fenêtre de la chambre principale, dont les murs étaient tendus d’un papier à ramages rouges et noirs, avait les carreaux dépolis afin que le maître des lieux ne pût voir que le ciel328. Dans ce paradis artificiel, le jeune Baudelaire accroche sur les murs la série complète des lithographies exécutées par Eugène Delacroix pour Hamlet de Shakespeare : « Sur ce fonds d’une élégance voluptueuse et farouche, réchauffés ça et là par de vieilles et fauves dorures, était accrochée, mis sous verre et sans cadres, toute la série des Hamlet lithographiés de Delacroix, et aussi une tête peinte par Delacroix, d’une expression inouïe, intense, extra-terrestre, qui représentait la Douleur. »329 Charles Asselineau complète les renseignements sur le musée intime de Baudelaire : sur le fond rouge et noir étaient accrochés aussi le portrait du poète peint par Deroy, miroir du narcissisme de l’artiste, ainsi qu’une copie des Femmes d’Alger dans leur appartement, due au même pinceau. La série de 16 lithographies, réalisées entre 1834-1843, publiée par l’éditeur Gihaut et l’imprimeur Villain en 1843, remplit deux rôles : tout d’abord, en tant que signe de la vénération que Baudelaire a eue pour Shakespeare et Delacroix, ces deux grands artistes capables d’exprimer l’essence tragique de l’humain, elle constitue une sorte de manifeste artistique ; ensuite elle est un rappel en images de sa propre histoire douloureuse : trahison de la mère, remariage, fantôme accusateur du père, désir de vengeance, théâtralité poussée à l’extrême, mélancolie ressentie devant un monde à l’envers330. Un autre contact manifeste entre Baudelaire et Hamlet se fait à travers la pièce même de Shakespeare. Malgré les affirmations de certains chercheurs (Henri Peyre, David Hinson Madsen), conformément auxquelles Baudelaire a connu Hamlet beaucoup plus à travers les œuvres de Delacroix qu’à travers un contact direct avec la pièce, nous pouvons trouver des éléments qui nuancent de telles affirmations331. Baudelaire a vu jouer Hamlet à plusieurs reprises sur les scènes parisiennes, surtout dans la variante « francisée » par Alexandre Dumas père et Dufays. Fiction analytique, op. cit., notamment pp. 17-22. 328 Claude Pichois et Jean Ziegler considèrent que ces carreaux dépolis ne sont qu’une des nombreuses mystifications de Baudelaire, destinée à faire poser Asselineau, ami récent, cf. Charles Baudelaire, op. cit., pp. 183184. 329 Théodore de Banville, Charles Baudelaire, in Petites études – Mes souvenirs, Paris, G. Charpentier, Éditeur, 1882, p. 80. 330 L’hypothèse d’une double signification des lithographies est formulée par Claude Pichois dans les notes de la « Pléiade », ŒC I, pp. 1067-1068. Sur les 16 lithographies, voir un bon article de Robert I. Edenbaum, « Delacroix’s Hamlet Studies », in Art Journal, vol. 26, n° 4, Summer 1967, pp. 340-351 et 373. 331 Pour les opinions de ces deux critiques, voir : Henri Peyre, Connaissance de Baudelaire, Paris, José Corti, 1951 (« Et c’est aux lithographies de Delacroix plus encore qu’au texte shakespearien que Baudelaire dut vraisemblablement ses songeries sur son frère aîné d’Elseneur. », p. 171) ; David Hinson Madsen, The Figure of Hamlet in Baudelaire, Mallarmé and Laforgue, Dissertation submitted in partial fulfillement of the requirements for the degree of Doctor of Philosophy in the Departement of Romance Languages in the Graduate School of Duke University, 1978. Le texte a été reproduit par xérographie en 1979 par University Microfilms International, Ann Arbor, Michigan, U. S. A., London, England, pp. 46-47. 127 Paul Meurice, créée à Saint-Germain-en-Laye en septembre 1846, donnée au Théâtre-Historique à partir du 15 décembre 1847, reprise en 1855 à la Gaîté et à l’Odéon et souvent après jusqu’à la fin du siècle. Il est fort possible que Baudelaire ait vu Macready jouer le rôle d’Hamlet dans une série de représentations shakespeariennes données à Paris en décembre 1844 et janvier 1845332. De plus, Baudelaire s’est surtout intéressé aux comédiens qui, même s’ils n’ont pas été exclusivement des shakespeariens, ont joué beaucoup de rôles dans les pièces de Shakespeare et surtout dans Hamlet (Frédérick Lemaître, Philibert Rouvière, Edmund Kean, William Macready). Il a sans doute lu la pièce dans le texte original, surtout dans les années ’50-’60, lorsqu’il travaillait aux traductions de Poe. Et non seulement Hamlet, mais tout Shakespeare, ou presque. Catherine Treilhou-Balaudé, auteur d’un excellent article « Baudelaire et Hamlet : la fusion du drame et de la rêverie », fait quelques affirmations justes, mais auxquelles deux ou trois compléments seraient les bienvenus : Baudelaire n’est pas un lecteur, encore moins un critique de Shakespeare. […] La fréquentation de Shakespeare par Baudelaire est rare, indirecte et hasardeuse. C’est dans les écrits critiques consacrés à d’autres artistes que Baudelaire se réfère à Shakespeare de la manière la plus précise et la plus intéressante : qu’il s’agisse d’étudier la peinture de Delacroix, d’analyser le talent de l’acteur Rouvière, ou même de caractériser la musique de Wagner, les références à Shakespeare, source et modèle ou simple comparant, illustrent un souci récurrent de caractérisation de la théâtralité shakespearienne.333 Nous sommes tout à fait d’accord avec le « souci récurrent de caractériser la théâtralité shakespearienne ». Quant à la fréquentation de Shakespeare par Baudelaire, elle nous semble presque permanente, à la fois directe (à travers le texte) qu’indirecte (à travers Delacroix, Dumas, Rouvière), et obéissant à des raisons psychologiques et esthétiques profondes. Il est indiscutable que – ainsi que l’affirme Catherine Treilhou-Balaudé – Baudelaire n’est pas un vrai « critique » du dramaturge élisabéthain, si l’on excepte le bref article Anniversaire de la naissance de Shakespeare. Cependant, affirmer qu’il n’est pas un « lecteur » de Shakespeare nous semble prêter à discussion. On devine l’étendue des lectures shakespeariennes de Baudelaire à partir de quatre lettres expédiées à Mme Aupick dans les trois premiers mois de 1860334. En pensant à un cadeau pour sa mère, en la compagnie de qui il veut faire un nouveau séjour à Honfleur, Baudelaire se propose de lui offrir du Shakespeare. Un détail de la première 332 Sur ces diverses représentations que Baudelaire a pu voir, consulter Helen Phelps Bailey, Hamlet in France. From Voltaire to Laforgue (With an Epilogue), Genève, Droz, 1964, pp. 70-71 (Macready), 77-79 et passim (Dumas-Meurice). 333 L’article en question a été publié dans Baudelaire : nouveaux chantiers, Textes réunis par Jean Delabroy et Yves Charnet, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, pp. 45-57. Les deux citations collées se trouvent aux pp. 45 ; 45-46. 128 lettre nous fait retomber dans les abîmes de la psychanalyse, à travers ce qu’on peut considérer – avec un grain d’humour, il est vrai ! – comme un acte manqué de Baudelaire. Voici la fin de la missive : « Ce n’est pas un Hamlet que tu auras, mais un beau Shakespeare complet. Je t’embrasse. »335 On imagine Baudelaire-Hamlet débarquant à Honfleur à la tête de tous les grands personnages shakespeariens, faisant entrer dans le salon paisible et bourgeois de la Maison-joujou Macbeth avec sa féroce épouse et leur cortège de sorcières, Titus Andronicus, Jules César, Richard III, Falstaff et le roi Lear… L’identification syllogistique entre les trois figures (« je », Hamlet, Baudelaire) dans La Béatrice doit être repensée et nuancée336. La première proposition du syllogisme, « je » = Hamlet, ne relève pas d’une identité que celui qui parle donne comme sienne. Il se dépeint luimême – mi-ironiquement et mi-sérieusement – dans la position du poète romantique, isolé du reste du monde, cherchant la solitude de la méditation pour se plaindre à la « nature » de ses « douleurs » et du mal qui ronge son âme. L’identification sarcastique à Hamlet est faite de l’extérieur par les diables pervers et curieux, semblables à des « nains », et ce n’est pas une banale identification linéaire. Le « je » apparaît à ces démons aériens, à ces esprits malfaisants, comme une « ombre d’Hamlet imitant sa posture ». La définition contient au moins deux éléments importants, qu’il faut dissocier : d’un côté, le « je » est une « ombre d’Hamlet », c’està-dire un double à la fois précis et vague, un simulacre ; d’un autre côté, ce même « je » est un comédien, qui « imite » la « posture » d’un personnage littéraire érigé en symbole. Le « je » joue, mais il ne réussit pas à tromper les diables, qui décèlent tout de suite l’artifice : il atteint au modèle imité (Hamlet) seulement dans la mesure où l’ombre d’un corps ressemble à ce corps. Sans réussir à être une véritable peinture d’Hamlet, le « je » se voit réduit au statut de « caricature », d’image grotesque, ironique, insuffisante, et ceci bien que l’« histrion en vacances » joue son rôle assez « artistement », en essayant d’entrer le plus possible dans la peau de son personnage. Qu’en est-il de la deuxième proposition du syllogisme (« je » = Baudelaire) ? Si l’on a en vue que Baudelaire était un personnage essentiellement théâtral, à l’instar de Cramer, de la Fanfarlo, de Fancioulle ou du Prince, qu’il aimait porter des masques et changer d’identités, alors on est en droit de penser que cette deuxième identification peut être juste. Ceci sans parler du fait que tout poète qui écrit un poème et le signe, l’écrit dans une certaine mesure en son nom propre : ce que les alexandrins parfaits de La Béatrice disent sont les hantises mêmes de Baudelaire, 334 Les lettres respectives datent des 7.01.1860, 15.01.1860, 28.02.1860 (COR I), 15.03.1860 (COR II). COR I, pp. 653-654. La deuxième lettre nous apprend que cette édition coûte 400 francs, COR I, p. 660. 336 Catherine Treilhou-Balaudé signalait déjà dans son article « la complexité de cette identification », « Baudelaire 335 129 théâtralisées, mises en scène, exorcisées. La troisième proposition du syllogisme, Baudelaire = Hamlet, s’éclaire étrangement : un être qui joue prend le masque et l’identité d’un autre être qui joue, à l’intérieur et à l’extérieur d’une pièce. Baudelaire – qui parfois n’est lui-même qu’un masque – prend l’identité de quelqu’un qui parle toujours avec force sous-entendus, joue la déraison sans être vraiment fou, rend folle une jeune fille tout en l’aimant à la folie, et s’étonne des prestiges du théâtre qui peut faire verser des larmes pour des malheurs imaginaires (voir la tirade sur le malheur d’Hécube, Acte II, Scène II). Jeu au deuxième, au troisième, au quatrième degré… : la théâtralité n’a jamais de fin ni de limites précises. Si complexe d’Œdipe ou si complexe d’Hamlet il y a, Baudelaire sait très bien les cacher par le jeu entre le vrai et le faux, entre le naturel et l’artificiel, entre le joué et le ressenti : l’identification entre sa tragédie intérieure à lui (second mariage de sa mère après un crime symbolique) et la tragédie que vit le prince du Danemark à l’intérieur de la pièce shakespearienne se perd dans cette indétermination entre la « posture » et l’imitation voulue, entre le corps et l’ombre, entre l’homme souffrant et le comédien qui mime la souffrance. Baudelaire se rapporte à Hamlet pour des raisons un peu plus profondes que les questions d’esthétique romantique, que celles qui poussent Stendhal, François-Victor Hugo, Émile Montégut à s’intéresser au théâtre de Shakespeare. En dehors de « l’Œdipe », il retrouve dans les pièces du grand élisabéthain une idée du tragique correspondant aux grandes forces motrices de son inconscient et de sa vie créatrice. Cette idée du tragique est bien mise en évidence par la psychanalyste Joyce McDougall : « Le sentiment de Shakespeare était sans doute que chacun de ses héros tragiques n’était qu’un jouet du destin, marionnette mue par des fils invisibles, ou guignol manœuvré du dedans de façon inexorable. […] Mais qui donc manipule les fils ? »337. Dans cette perspective, on peut voir Hamlet comme une marionnette de son destin, de son devoir et désir de vengeance, des injonctions que son père lui fait par-delà le tombeau. L’idée de voir Hamlet comme une marionnette n’est pas nouvelle. Elle apparaît, à notre connaissance, dans l’Allemagne des XVIIIème-XIXème siècles, préoccupée par les « Puppenspieler », au point que de grands noms, tels Goethe, Tieck, August von Kotzebue et Achim von Arnim, s’y sont consacrés. Johann Heinrich Schink (1755-1835), auteur peu connu aujourd’hui, hostile aux principes esthétiques du Sturm und Drang, reste à la postérité surtout par ses pièces pour marionnettes et par une étude sur l’Hamlet incarné par l’acteur Brockmann (1778). Une vingtaine d’années plus tard, en 1799, Schink écrit Prinz Hamlet von Dänemark. Marionnettenspiel (Le Prince Hamlet et Hamlet : la fusion du drame et de la rêverie », op. cit., p. 52. 337 Joyce McDougall, Théâtres du Je, op. cit., p. 9. Baudelaire aurait su que répondre : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! » 130 de Danemark. Pièce pour marionnettes). La pièce s’inscrit dans le répertoire d’un théâtre de marionnettes pour lequel on avait prévu des parodies de grands textes de la littérature universelle : Un plaisant proposa Hamlet de Shakespeare. L’auteur s’est permis de s’en tenir à cette proposition. Et non pas pour utiliser l’immortel chef-d’œuvre pour conquérir, comme Voltaire, la dignité de Britannique, mais parce que, sans le vouloir, il voyait cette œuvre, jouée par nos meilleurs acteurs dans nos plus célèbres théâtres, comme une pièce de marionnettes, ce qui fit que l’idée de concevoir le thème réellement comme une pièce de marionnettes lui sembla toute naturelle. Ce que se permettent des marionnettes en chair et en os doit d’autant plus être permis aux vraies marionnettes en bois.338 À la merci de forces extérieures à lui, marionnette mue par des fils invisibles, Hamlet est-il faible ? Baudelaire semble justifier l’hypothèse de la faiblesse, en comparant la transcription plastique d’Eugène Delacroix à l’interprétation que Philibert Rouvière donne du personnage shakespearien : Ce n’est pas là le Hamlet tel que nous l’a fait voir Rouvière, tout récemment encore et avec tant d’éclat, âcre, malheureux et violent, poussant l’inquiétude jusqu’à la turbulence. C’est bien la bizarrerie romantique du grand tragédien ; mais Delacroix, plus fidèle peut-être, nous a montré un Hamlet tout délicat et pâlot, aux mains blanches et féminines, une nature exquise, mais molle, légèrement indécise, avec un œil presque atone.339 Baudelaire met face à face deux possibles interprétations d’Hamlet, reprenant un des axes majeurs de la critique hamlétienne, qui est le débat sur la faiblesse ou la force du personnage. Mais Baudelaire sait très bien que dans l’évolution de ce personnage féminin, mou et indécis, il y a le tournant de l’arrivée des acteurs, qui lui révèle les valences cathartiques du jeu et le profit personnel qu’il peut tirer d’une exploitation savante de la théâtralité et de l’artifice. Hamlet demande aux acteurs dès leur arrivée de lui réciter un bout de pièce où il est question du meurtre de Priam et de la douleur d’Hécube : c’est lui-même qui signale le fragment respectif en commençant la récitation. Quand il en arrive à décrire la douleur d’Hécube, le comédien qui a enchaîné sur la tirade d’Hamlet, devient pâle et ses yeux se remplissent de larmes. Une idée germe dans l’esprit du prince du Danemark : il exige qu’on représente devant la cour Le Meurtre de Gonzague, pièce qui montre des analogies avec sa propre situation, et, comme l’a brillamment montré John Dover Wilson, il est bizarre que le répertoire des comédiens 338 Sur Schink, voir Henryk Jurkowski, Écrivains et marionnettes. Quatre siècles de littérature dramatique en Europe, Traduit du polonais par Max Blusztajn, adapté par Jean Allemand, Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres, CharlevilleMézières, Éditions Institut International de la Marionnette, 1991, pp. 137-140. La citation se trouve aux pp. 138-139. Chez Schink, l’action se déroule exactement comme dans Hamlet, à deux exception près : les recommandations qu’Hamlet fait aux comédiens sont transcrites à rebours ; la pièce finit par un bal masqué où Claudius boit la coupe de poison et le prince est proclamé roi du Danemark. 339 Exposition universelle – 1855 – Beaux-Arts, ŒC II, p. 593. Comment ne pas reconnaître dans cet Hamlet féminin un autoportrait (travesti !) de Baudelaire lui-même ? 131 comprenne à l’avance un canevas si proche de l’assassinat pervers du feu roi340. Ce ne sera donc pas du tout une pièce innocente : Hamlet confesse au premier acteur, à celui qui a récité les vers émouvants sur Hécube, qu’il a l’intention d’inclure dans la pièce douze à seize vers de sa composition, destinés à servir d’appât aux deux victimes potentielles (Claudius et Gertrude). Le monologue d’Hamlet, qui clôt la Scène II de l’Acte II, montre dans quel but il veut se servir du théâtre : par l’empoisonnement de Gonzague ainsi que par les vers qu’il écrira, il veut prendre Claudius au piège ; par les observations qu’il fera au cours de la pièce, il saura si l’esprit qu’il a vu est bien celui de son père, sinon une manifestation aérienne du Diable, venue profiter de sa « faiblesse » et de sa « mélancolie » pour l’induire en tentation. Hamlet réalise ainsi « un beau travail de dramaturgie »341 et devient auteur de théâtre avant d’être acteur de sa vengeance. En préparant la pièce pour le roi et pour la reine sa mère, le prince se transforme en montreur de marionnettes, qui a un pouvoir discrétionnaire absolu sur les corps et sur les âmes, qui épie les tressaillements des muscles, le changement de couleur du visage, pour y lire l’aveu du crime. Par le théâtre, Hamlet devient fort et réussit à surmonter sa faiblesse : About, my brains! Hum, I have heard That guilty creatures, sitting at a play, Have by the very cunning of the scene Been struck so to the soul, that presently They have proclaim’d their malefactions; For murder, though it have no tongue, will speak With most miraculous organ. I’ll have this players Play something like the murder of my father Before mine uncle. I’ll observe his looks, I’ll tent him to the quick. If he but blench, I know my course. The spirit that I have seen May be the devil: and the devil hath power T’assume a pleasing shape; yea, and perhaps Out of my weakness and my melancholy, As he is very potent with such spirits Abuses me to damn me: I’ll have grounds More relative than this: – the play’s the thing Wherein I’ll catch the conscience of the King.342 Un des meilleurs commentaires sur les stratégies théâtrales d’Hamlet reste celui de Jean Starobinski dans la préface à l’ouvrage d’Ernest Jones, Hamlet et Œdipe. Le critique genevois résout le débat entre les tenants de la faiblesse et ceux de la force d’Hamlet. Quant à Baudelaire, 340 John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur (What Happens in Hamlet, 1935), Paris, Seuil, « Points Essais », 1992, p. 158 : « Comment se fait-il que les acteurs arrivent à Elseneur avec une pièce qui reproduit jusqu’au moindre détail les circonstances du crime royal ? » 341 Ibid., p. 161. 342 Hamlet, in The Complete Signet Classic. Shakespeare, General Editor Sylvan Barnet, New York, Chicago, San Francisco, Atlanta, Harcourt Brace Jovanovich, Inc., 1972, p. 935. 132 nous pouvons affirmer que Starobinski résout l’opposition apparente entre l’Hamlet de Rouvière et celui de Delacroix, entre le personnage violent et barbare et celui mou et féminin. Faiblesse et force se rejoignent sous le signe de la théâtralité, dans le verbe qui résume parfaitement la vie d’Hamlet et celle de Baudelaire, « paraître » : L’être et le paraître ne coïncident pas. […] L’une de ses armes défensives est le paraître dissimulateur, le masque de la déraison ; sa première arme offensive est le paraître simulateur, la représentation théâtrale. […] Les apparences mentent. Mais faire surgir, devant les menteurs criminels, le spectacle fictif du crime, ne serait-ce pas le moyen de débusquer la vérité cachée ? Épuisant les ressources du paraître, le théâtre n’a-t-il pas pour vertu de forcer l’être à se manifester ?343 Comment la mise en scène de La Mort de Gonzague épuise-t-elle les ressources du « paraître » ? Comment force-t-elle « l’être » à se manifester ? La longue et magnifique Scène II de l’Acte III y est consacrée. Tout d’abord, Hamlet fait une leçon de conduite dramatique aux comédiens, avant que le public ne soit rassemblé et le spectacle ne commence. À partir des vers qu’il leur a fait apprendre, il leur conseille d’être modérés, de bannir l’outrance de leur jeu, et de rester le plus près possible de la nature puisque le théâtre se doit d’être un miroir fidèle de celleci. Cette poétique réaliste du juste-milieu est plus qu’étonnante dans la bouche d’Hamlet. Seraitce parce que, théâtral à l’excès dans sa vie personnelle, il a besoin de voir sur la scène des pièces épurées, où la théâtralité serait réduite à l’essentiel ? Serait-ce une façon de se moquer de la fureur du bon sens qui s’emparait du théâtre contemporain de Shakespeare aussi bien que de celui contemporain de Baudelaire ? La suite du roi et de la reine arrive enfin. Hamlet reprend avec eux son rôle de fou, excepté avec Ophélie : avec elle, il est mi-sérieux, mi-grivois (puisqu’il lui demande s’il peut s’asseoir entre ses genoux, et invente toutes sortes de calembours à connotation sexuelle). Ses blagues provoquent une remarque à la fois ironique et triste de la part de son amoureuse sur la gaîté qui l’envahit. La réplique d’Hamlet – toujours à double tranchant – frappe comme une épée : « O God, your only jig-maker. What should a man do but be merry ? »344 Il attire ensuite l’attention d’Ophélie sur la joie de Gertrude dont le mari vient de mourir il y a deux heures à peine, et qui s’est mariée avec un autre. Cette hyperbole d’Hamlet est destinée à souligner le peu de temps écoulé entre la mort du père et le remariage de la mère (deux fois deux mois). De qui est-il le « jig-maker », le bouffon ? Deux interprétations sont possibles : tout d’abord, il est le bouffon 343 Jean Starobinski, « Hamlet et Œdipe », in L’ Œil vivant II. La relation critique, op. cit., p. 341. Cette interprétation est esquissée à la suite de la belle définition de l’inconscient que le critique donne à la p. 340 du même ouvrage et que nous avons déjà citée (l’inconscient comme « mise en scène »). 344 Hamlet, op. cit., p. 939. 133 d’Ophélie qu’il veut à tout prix amuser, ensuite il est le bouffon de Dieu, dont il essaie de supporter les châtiments et de comprendre les desseins. La pièce que les courtisans vont voir est précédée, selon la mode de l’époque, d’une pantomime qui présente l’argument et explique la fable. John Dover Wilson montre que la pantomime, malencontreusement omise par la plupart des metteurs en scène modernes (Petre Brook ne fait pas exception), constitue un noyau problématique de la tragédie, puisque ni Claudius, ni la reine ne bronchent pas, quoique leurs méfaits y soient plus clairement exposés que dans la pièce parlée. La thèse du critique anglais, argumentée de manière convaincante, est que le roi ne regardait pas la pantomime, qui – de plus – ne pouvait pas être organisée par Hamlet. Celui-ci, soutient John Dover Wilson, « détestait » cette forme de théâtre « en règle générale » et ne pouvait « surpris » et « extrêmement contrarié » par une innovation des acteurs qui risquaient de cette manière de gâcher son plan si bien mis au point345. Après la pantomime, les acteurs entrent en scène. Une reine et un roi de théâtre discutent : elle fait des protestations d’amour éternel, il doute et dans son incrédulité résonne comme un écho des méditations désabusées d’Hamlet sur la vie et les hommes. À ce moment précis, Claudius veut savoir comment se nomme la pièce et Hamlet lui répond, en jouant de nouveau sur les mots et en le provoquant de manière à peine voilée : The Mousetrap. Marry, how? Tropically. This play is the image of a murder done in Vienna: Gonzago is the duke’s name; his wife, Baptista: you shall see anon; ’tis a knavish piece of work: but what o’ that? your majesty, and we that have free souls, it touches us not: let the galled jade winch, our withers are unwrung.346 Le Meurtre de Gonzague s’est métamorphosé en Souricière : la tempête menace d’éclater, mais Hamlet, profitant de l’entrée en scène de Lucianus, se tourne vers Ophélie pour lui expliquer qu’il s’agit d’un neveu du roi. « Neveu » et non pas « frère » dit John Dover Wilson : Hamlet, l’ambitieux, l’héritier dépossédé, menace Claudius de l’empoisonner pour prendre sa place, prenant dans sa course aux rats à la fois le roi et les courtisans347. Ophélie complimente joyeusement le prince de connaître si bien la pièce, et la réponse d’Hamlet – difficile à décrypter – fait référence au théâtre de marionnettes. Hamlet affirme qu’il pourrait servir d’interprète entre Ophélie et son amour (de la même manière que pour Lucianus, sans doute) si seulement il pouvait voir les marionnettes jouer : 345 John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur, sous-chapitre « Le problème de la pantomime », op. cit., pp. 162-169. 346 Hamlet, op. cit., p. 940. 347 John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur, sous-chapitre « Neveu du roi », op. cit., pp. 178-186. 134 OPHELIA: You are as good as a chorus, my lord. HAMLET: I could interpret between you and your love, if I could see the puppets dallying.348 Après ces escarmouches « théâtrales », le jeu continue et la tempête éclate lorsque Lucianus verse le poison dans l’oreille du roi. Claudius se lève, « frighted with false fire »349, demande des flambeaux et s’en va, suivi de la reine, de Polonius et des courtisans, qui ne manquent pas de trouver scandaleuse la conduite du jeune prince. Horatio, qu’Hamlet avait prié de faire attention aux réactions du roi, confirme les suppositions qui l’avaient fait inclure les vers nouveaux dans le canevas de La Mort de Gonzague : en vérité, le meurtrier du père est bien son frère, l’époux de Gertrude. Celle-ci, d’ailleurs, fait mander son fils, pour lui parler dans sa chambre avant de se coucher et lui dire qu’il a « gravement offensé » Claudius. Dans le monologue final de cette Scène II de l’Acte III, Hamlet prend des résolutions précises avant d’aller dans la chambre de sa mère. Bien qu’il soit secoué par des sentiments d’une violence paralysante, il se propose de ne pas passer à l’acte, d’être cruel seulement dans ses paroles aiguisées telles des poignards. Le mot d’ordre de la conduite qu’il tiendra dans la chambre de sa mère est « hypocrisie » ! Cette tirade est d’une intense beauté et d’une force qui dépasse toute imagination : ’Tis now the very witching time of night, When churchyards yawn, and hell itself breathes out Contagion to this world: now could I drink hot blood, And do such bitter business as the day Would quake to look on. Soft! now to my mother. – O heart, lose not thy nature; let not ever The soul of Nero enter this firm bossom: Let me be cruel, not unnatural: I will speak daggers to her, but use none; My tongue and soul in this be hypocrites, – How in my words however she be shent, To give them seals never, my soul, consent!350 Le théâtre achève la métamorphose d’Hamlet : de faible, il devient fort, et s’apprête à extorquer l’aveu du crime à sa mère (« de ma pensée, en vaguant au hasard, j’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard »). La Mort de Gonzague lui a fait comprendre le pouvoir du jeu, de la mise en scène et des mots : une attitude bien jouée et deux-trois phrases bien coupées peuvent 348 Hamlet, op. cit., p. 940. Idem. 350 Ibidem, p. 941. En citant trois vers de ce monologue (402-404), Catherine Treilhou-Balaudé fait une remarque essentielle sur la théâtralité chez Hamlet et chez Baudelaire : « Cette occurrence se caractérise de plus par la présence étymologique du thème de l’artifice et de la théâtralité (hypocrites) : où, plus qu’au théâtre, est-il question de substituer des mots à des actes non réalisés ? », « Baudelaire et Hamlet : la fusion du drame et de la rêverie », op. cit., p. 54. 349 135 frapper plus fort que des dagues351. Dans La Béatrice, l’inspiration shakespearienne est doublée d’une inspiration dantesque, bien analysée par Mark Musa et John Porter Houston352. Le « je », le poète, l’« ombre d’Hamlet » pousse un extraordinaire cri de douleur à la vue de la nouvelle Béatrice qui ne guide plus l’âme du visionnaire dans ses errances au Paradis, mais qui se livre à un ignoble commerce charnel avec les démons353 ! Yves Bonnefoy fait un bon commentaire de cette situation douloureuse dans Baudelaire : la tentation de l’oubli. Dans son interprétation de la biographie de Baudelaire, Bonnefoy applique une méthode différente de celles qui sont très appréciées par les plus éminents spécialistes baudelairiens. Et la biographie classique, positiviste (agglomération fatigante de faits à la Poggenburg), et la psychobiographie orthodoxe (recherche obstinée, voire absurde, d’un trauma sexuel dans l’enfance de l’écrivain) sont dépassées dans Baudelaire : la tentation de l’oubli. Sans rejeter le document (surtout les lettres à Caroline Aupick et les écrits intimes), sans nier la signification et l’importance du grand trauma (le second mariage de la mère du poète), Yves Bonnefoy ne se laisse pas, dans le portrait fait à Baudelaire, subjuguer par la grossièreté des faits réels : au-delà de l’événement, fruit du hasard, se cache une vérité spirituelle, significative dans l’ordre de la création poétique. Oui, Baudelaire est jaloux du général Aupick, mais cela n’explique rien, montre Yves Bonnefoy, d’un point de vue strictement littéraire. Ce qui est traumatisant, ce sont les oublis qui servent de toile de fond à la manifestation de la jalousie œdipienne. Une femme oublie son mari mort (Joseph-François), pour goûter aux plaisirs bas du sexe avec un homme qu’elle n’a pas encore épousé. Un garçon oublie une servante qui a eu soin de lui (Mariette). Un jeune homme oublie l’humanité de sa mère pour jouir sans remords du spectacle de l’élégance de celle-ci (« Le goût précoce des femmes. Je confondais l’odeur de la fourrure avec l’odeur de la femme. Je me souviens… Enfin, j’aimais ma mère pour son élégance. J’étais donc un dandy précoce. »354). Le garçon, le jeune homme, le poète Charles Baudelaire oublie son père et se lie de manière maladive à une mère en qui il veut voir une Madone et un ange, tout en la méprisant de se jeter comme un animal sur le général 351 Hélène Vedrine voit dans le vers « I will speak daggers to her, but use none » la source des deux vers de La Béatrice : « Et que de ma pensée, en vaguant au hasard, / J’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard, ». Cf. « Le fard et l’habit d’encre. Le poète-histrion dans l’ombre d’Hamlet », in Cahiers de littérature française, I, Centro Arti Visive, Università degli studi di Bergamo, Centre de recherche sur la littérature française du XIXème siècle, Université Paris-Sorbonne, Janvier 2005, pp. 101-126. L’identification mentionnée, à la p. 112. Comme l’affirme Claude Pichois sur les traces de Crépet-Blin, éditeurs des Fleurs du mal, ŒC I, p. 1067, l’image de La Béatrice peut aussi avoir pour source un passage de The Second Part of King Henry IV. 352 Mark Musa & John Porter Houston, « Dante, La Béatrice, and Baudelaire’s archaism », in Italica, A Homage to Dante, Vol. 42, n° 1, march 1965, pp. 169-174. 353 On sent, dans La Fanfarlo, dans L’Irréparable, dans La Béatrice et dans d’autres textes sur les femmes, en premier lieu une fascination, qui se conjugue souvent avec un rejet et une horreur du féminin, ainsi qu’avec un besoin de tendresse et d’affection de type maternel. 354 Fusées, XII, ŒC I, p. 661. 136 Aupick : Et non seulement Caroline, pour être ainsi soupçonnée par Baudelaire, mais toutes les femmes, et spécialement toutes celles qui ont comme sa mère de l’élégance et ce qu’on pourrait prendre, au commencement, pour une disposition spirituelle, susceptible de répondre aux besoins affectifs de l’enfant qui est devenu le poète. C’est cette généralisation qu’opère, entre autres exemples, ce poème parmi les plus sombres des Fleurs du mal, La Béatrice. […] Cette femme devant laquelle aurait dû « chanceler le soleil » [...] est assurément devant le nouvel Hamlet le ressouvenir d’une autre Gertrude ; mais on voit que Baudelaire incrimine aussi, et comme d’ailleurs le fait Hamlet chez Shakespeare, une Ophélie. Et qu’il s’agisse chez lui aussi d’une désillusion portant sur toutes les femmes, c’est signifié par le fait que cette nouvelle Ophélie est appelée par lui Béatrice, comme cette fois chez Dante ; la figure la plus abritée du soupçon, celle dont le poète avait su d’instinct qu’elle pouvait être son idéal, la voici accusée tout autant qu’une autre, et d’ailleurs même bien davantage, à proportion de son double jeu. Un grand reproche donc, cette Béatrice ; on peut y vérifier que le soupçon sur la femme est à l’origine de la difficulté que Baudelaire eut à vivre.355 Mais cette Béatrice ne relève pas seulement d’une inspiration dantesque. Michel Brix l’a fort bien montré dans un bref article du Bulletin baudelairien : ce nom peut être une allusion à Béatrix Person, actrice, maîtresse d’Alexandre Dumas père au Monte-Cristo, l’éblouissante propriété que le romancier s’est fait construire aux bords de la Seine. Le bref article de Brix nous apprend que cette Béatrix Person a joué le rôle d’Ophélie dans Hamlet, chaque fois que le rôle principal de la pièce était tenu par Philibert Rouvière356. Yves Bonnefoy a donc eu la bonne intuition : dans sa Béatrice, Baudelaire incrimine deux des figures féminines les plus pures de la littérature universelle, déplaçant sur elles une agressivité originairement dirigée contre la mère. Pour conclure et pour enchaîner sur ce qui va suivre, remarquons que chez Baudelaire il y a en permanence un affrontement tragique entre l’artiste (et ses substituts) et le Diable (et ses agents). Ces « agents » remplissent chaque espace creux du monde à la manière dont l’imagination des lecteurs remplit les blancs du poème : ce sont les apôtres du progrès, de la bonté native de l’homme qui s’enivrent d’un idéal faux et dangereux (Rousseau, George Sand, Hugo) ; c’est le général Aupick qui réalise dans sa personne l’unité de la vocation de militaire et du devenir de cette vocation, l’unité du rêve et de l’action, de la moralité et de l’immoralité, du crime digne, justifié, et de son absolution religieuse ; c’est enfin sa mère qui oublie ses devoirs 355 Yves Bonnefoy, Baudelaire : la tentation de l’oubli, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 2000, pp. 12-13. Selon Bonnefoy, c’est par la dialectique oubli / souvenir que peut s’expliquer la force et l’effet de « sorcellerie évocatoire » des Fleurs du mal. Le jeu poétique annule la signification éthique de la réalité : le poète-alchimiste opère avec des apparences sensibles – des parfums, des sons, des images, des couleurs, des impressions tactiles et gustatives – qui vibrent de manière musicale (Correspondances). Cependant, des fantômes inquiétants (le père, Mariette) reviennent de l’autre monde pour troubler le plaisir sensuel de la construction du poème. Le doute, l’angoisse, la peur du Jugement, la pitié rongent la perfection statuaire d’une conception de la poésie (« rêve de pierre ») que Baudelaire emprunte à Poe : le spleen, sentiment que l’art est impur par sa captivité « irrémédiable », « irréparable » dans le charnel, l’existentiel, le temporel, sépare Baudelaire de façon si tranchante de la première vague des romantiques français. 356 « Mademoiselle Person et La Béatrice », in Bulletin baudelairien, Tome 32, n° 2, Décembre 1997, pp. 46-47. 137 chrétiens envers un prêtre mort pour s’abandonner à la folie d’une sensualité déchaînée. Catherine Treilhou-Balaudé voit dans l’affrontement entre les démons et l’« ombre d’Hamlet imitant sa posture » une allégorie des rapports tendus entre l’artiste moderne et son public. Incapable d’offrir au public une œuvre d’art qui le satisfasse, l’artiste moderne est raillé : C’est ensuite l’évocation de l’intériorité souffrante, elle aussi d’inspiration shakespearienne, qui est rabaissée à un vulgaire spectacle de rue, à une théâtralité histrionique. Dans les vers 16 à 22, le sujet écrivant, revendiquant une parole lyrique (« je me plaignais un jour à la nature »), un « chant » (v. 19), est projeté hors de lui-même, théâtralisé : les nains grotesques, aux gestes bouffons, qui semblaient promettre eux-mêmes un spectacle, deviennent au contraire les spectateurs sarcastiques d’une douleur renvoyée à l’artifice ; le « je » disparaît et devient un « il » offert en spectacle à un public malveillant. La « sincérité » possible de la douleur est impitoyablement niée et bafouée : tout n’est que jeu, manifestations hyperboliques de l’artiste dramatique (« réciter en hurlant »), singerie grossière de la douleur. Il n’y a rien au-delà du spectacle. L’intériorité supposée au sujet lyrique de la première strophe est balayée au profit d’une pure extériorité, celle de l’acteur.357 Dans La Béatrice, les démons, maîtres de la marionnette humaine, apparaissent comme les metteurs en scène dans le théâtre du monde et comme les auteurs des didascalies dans la grande pièce de la vie (« auteurs de ces vieilles rubriques »358). L’artiste s’oppose à eux par son « orgueil », en essayant de se créer une pièce à lui seul, dont il soit à la fois le metteur en scène, le comédien et le public. Et, de plus, cet artiste applique par rapport à ses semblables les mêmes stratégies qu’emploie le Diable pour tenir tous « les fils qui nous remuent ». Beaucoup plus que le complexe d’Œdipe, l’identification de Baudelaire à Hamlet met donc en évidence un « complexe théâtral », lié à l’image de l’homme comme marionnette d’une force supérieure. 357 Op. cit., p. 56. Catherine Treilhou-Balaudé a ici une excellente intuition des rapports qui unissent la « théâtralité » à l’hyperbole ! 358 Rubriques = « Parties des livres liturgiques, imprimées en rouge (les formules de prière sont en noir) contenant les règles à observer dans l’accomplissement des fonctions liturgiques » (cf. Le Petit Robert). Claude Pichois, ŒC I, p. 1068, affirme que le mot n’avait pas, au XIXème siècle son sens actuel. Littré, qui cite Molière, Thomas Corneille, Lesage, donne comme sens : « ruses », « finesses », dans des expressions telles que « savoir des rubriques », « être consommé dans toutes les rubriques ». Ce qui ne fait, d’ailleurs, que confirmer notre interprétation, le mot ayant – dans Le Petit Robert et chez Littré – un sens profondément théâtral. Baudelaire semble montrer une préférence pour ce mot, qu’il emploie en étroite relation symbolique avec le théâtre dans le quatrième projet de Préface pour Les Fleurs du mal, ŒC I, p. 185 : « Mène-t-on la foule dans les ateliers de l’habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne? Montre-t-on au public affolé aujourd’hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu’à quelle dose l’instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l’amalgame de l’œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards, les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l’art ? » 138 3. Le pouvoir de l’artiste-comédien Baudelaire construit dans son œuvre, malgré la réversibilité des rôles sacrifié-sacrificateur, un véritable mythe du pouvoir de l’artiste sur ses semblables. À lire ses études critiques, littérature, musique et peinture confondues, on est surpris de découvrir que le concept de base de sa grille d’interprétation est justement le pouvoir, concept auquel ceux d’inspiration, d’imagination, de technique, de stratégie de conquête du public sont subordonnés. Quels contemporains Baudelaire préfère-t-il ? Ceux qui, en se servant des moyens techniques propres à leur art, exercent sur le récepteur un pouvoir presque magique, ceux qui connaissent les secrets de la « sorcellerie évocatoire » et les techniques appropriés pour lier leur victime à distance. Après avoir subi, par la contemplation, la fascination de l’œuvre, Baudelaire accède, par une « comparaison philosophique » – telle que celle que nous essayons d’entreprendre – à la vision de la personnalité créatrice de l’artiste respectif : les études critiques baudelairiennes ont en vue la psychologie de la création, c’est-à-dire la psychologie du pouvoir de l’artiste. Nous ne prendrons, ci-dessous, que trois grands exemples (un peintre : Eugène Delacroix, un romancier : Gustave Flaubert, un acteur : Philibert Rouvière), mais on pourrait en trouver des dizaines (surtout dans les textes de Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains : Victor Hugo, Théodore de Banville, Théophile Gautier, etc.). 3.1. Moloch Pour ce qui est de la première illustration, nous nous en tiendrons à la peinture et à un texteclef de la critique artistique de Baudelaire : L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix (1863). Certains critiques y ont vu un tarissement du pouvoir créateur : Claude Pichois, par exemple, rattache ce dernier article de Baudelaire sur Delacroix à une « difficulté créatrice » de plus en plus marquée dans les dernières années de la vie du poète, visible dans l’autocitation fréquente359. L’autocitation et surtout le pastiche de soi-même sont cependant courants chez Baudelaire, dès son entrée en littérature jusqu’aux derniers textes qu’il publie. Plus qu’une marque de sécheresse créatrice, ces pratiques relèvent d’une attitude théâtrale, comme le montre avec une grande clairvoyance Jérôme Thélot360. L’autocitation et le pastiche sont destinés à lui bien faire apprendre le rôle qu’il doit tenir dans la tragi-comédie de la littérature romantique. 359 Voir « Baudelaire et la difficulté créatrice », in Retour à Baudelaire, op. cit., pp. 135-136. Cf. à Pichois, Baudelaire cite 3 pages du Salon de 1859 et 2 pages des Peintures murales d’Eugène Delacroix à Saint-Sulpice. 360 Cf. Baudelaire. Violence et poésie, op. cit., p. 180 : « Quel exercice du péché saurait amoindrir le péché ? Baudelaire a répondu par l’auto-imitation, l’auto-citation, les ressassement de sa fureur, où s’accuse son infécondité mais où affleurent, lisibles au creux de ces répétitions, la conscience de soi comme mime, et la désignation de la littérature comme théâtre. » 139 Elles lui permettent de se juger lui-même et de toujours mettre en perspective ce qu’il écrit. Elles l’aident, à l’instar de l’acteur sur la scène, à provoquer des émotions avec des simulacres. En dehors de l’attitude théâtrale signalée, tout contribue à rendre L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix un texte-clef pour notre propos. En premier lieu, cette étude fait le point sur dix-huit années d’intérêt à la peinture de Delacroix : elle synthétise les réflexions de Baudelaire sur la couleur et le dessin, sur les thèmes, sur les mœurs du peintre et elle essaie de s’inscrire dans une visée philosophique générale361. En second lieu, la méthode d’interprétation que Baudelaire applique dans L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix conjugue l’analyse technique de la peinture avec les détails biographiques et psychologiques significatifs dans l’élaboration de l’œuvre, ce qui en fait une sorte de modèle de notre propre parcours critique. L’invocation de Moloch dans le titre du sous-chapitre peut paraître exagérée, vu que le critique ne fait dans son texte qu’une petite allusion à ce dieu punique, par un adjectif comme jeté sur le papier du bout de la plume. Néanmoins, vu que tout se construit ici autour des métaphores du feu, de la chaleur et de la lumière, emblématiques de la personnalité de l’artistepeintre, le titre nous a semblé approprié. Delacroix n’est pas, dans la vision de Baudelaire, l’artiste froid qui serait isolé dans sa tour d’ivoire et qui construirait son œuvre de manière impersonnelle : au contraire, tout dans la personnalité du peintre est « ardent », et cet adjectif surprend par la fréquence avec laquelle il est employé362. En bon précurseur de la psychanalyse, Baudelaire fait référence à l’enfance. Une première fois, c’est pour démontrer que la théorie de l’art sépare la ligne et la couleur de manière abstraite : elles n’existent pas en réalité et dans la pratique artistique de l’être le plus proche de la nature (l’enfant). Un enfant, dessinateur ou coloriste, ne fera pas de séparation intellectuelle entre le dessin et la couleur, mais s’exercera à trouver – qu’il emploie les crayons ou les pinceaux – la plus grande harmonie visuelle possible363. Une deuxième fois, c’est pour glisser une brève caractérisation que Delacroix lui-même fait de son enfance, et pour critiquer par là l’idée que les rousseauistes donnent de l’enfant en particulier et de l’état primitif de l’humanité en général. Le ton du passage en question est tellement baudelairien, que l’on peut douter de sa paternité. Baudelaire attribue à Delacroix des assertions que le peintre ne pourra pas démentir puisqu’il vient de mourir ; le critique d’art se sert d’une bouche étrangère pour exprimer ses idées les plus personnelles. Il est plus que douteux que Delacroix ait parlé de la monstruosité de 361 Ce sont des arguments de ce genre qui font que Lucie Horner qualifie L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix de « magistrale étude », Baudelaire critique de Delacroix, Genève, Droz, 1956, p. 174. 362 L’adjectif apparaît, conformément à notre statistique, au moins huit fois, voir ŒC II, pp. 747, 751 deux fois, 756, 757, 758, 767, 768. 363 Voir ŒC II, pp. 752-753. 140 l’enfant, lui qui était lecteur fidèle de Rousseau et des philosophes du XVIIIème siècle, et grand ami de George Sand. Il est encore plus improbable qu’il eût des idées catholiques (d’un catholicisme baudelairien, teinté de gnosticisme, en plus !), lui qui avait refusé les derniers sacrements sur son lit de mort. Pour parler en termes freudiens (bien que la grille de lecture du poète soit catholique), Baudelaire nous présente un enfant (un enfant-peintre), dans le cas duquel les refoulements et les sublimations ne fonctionnent pas encore, un enfant « incendiaire », mû par le principe de plaisir et totalement opaque au principe de réalité : Je dois ajouter, au risque de jeter une ombre sur sa mémoire, au jugement des âmes élégiaques, qu’il ne montrait pas non plus de tendres faiblesses pour l’enfance. L’enfance n’apparaissait en général à son esprit que les mains barbouillées de confitures (ce qui salit la toile et le papier), ou battant le tambour (ce qui trouble la méditation), ou incendiaire et animalement dangereuse comme le singe. « Je me souviens fort bien, – disait-il parfois, – que quand j’étais enfant, j’étais un monstre. La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment, et par l’exercice progressif de la raison que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » Ainsi, par le simple bon sens, il faisait un retour vers l’idée catholique. Car on peut dire que l’enfant, en général, est relativement à l’homme, en général, beaucoup plus rapproché du péché originel.364 L’enfant qui mûrit, l’enfant qui est en train de devenir un « homme supérieur », un artiste, un peintre, transforme l’énergie instinctuelle qui le brûle, il la travaille, la pétrit et la dirige vers des buts spirituels. Quel homme se développe de l’enfant monstre qui ne surmonte sa « méchanceté naturelle » que par suite de beaucoup d’interdits (« douleur », « châtiment »), de refoulements et de sublimations (« exercice progressif de la raison ») ? Un homme qui comprend le prix de la volonté, qui se construit soi-même avec une infinie patience, qui renonce aux plaisirs et à la dissipation pour se consacrer à son œuvre. D’un autre côté, un homme qui se rend compte qu’il ne peut pas devenir un artiste accompli s’il écrase toutes les manifestations sauvages de sa passion, donc s’il étouffe complètement l’enfant ivre de liberté et de nouveauté qu’il porte en lui. L’enfant monstre devient un être double, comme tous les grands artistes, chez qui « une passion immense » est toujours « doublée d’une volonté formidable »365. Cette « passion immense » et cette « volonté formidable » sont les signes visibles d’un homme essentiellement hyperbolique qui, se comprenant mieux que personne, « pousse lui-même sa nature à outrance »366. En allant au bout de sa nature, Delacroix se rend apte à faire exploser les limites étroites de l’art pictural néo-classique. 364 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 767. Voir aussi COR II, p. 234 : « Le sentiment pousse l’enfant, s’il est très énergique, à tuer son père pour un pot de confitures, ou pour acheter des dentelles pour une fille, s’il a dix-huit ans […] ». 365 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 746. 366 Ibidem, p. 751. 141 Sans doute en pensant aussi à lui-même, Baudelaire affirme que Delacroix était simultanément un artiste de génie et un dandy, qui s’était livré dans sa jeunesse à la tâche d’introduire en France le goût anglais en matière d’habillement. Le critique ne voit pas de contradiction entre la profondeur des préoccupations d’un artiste et l’apparente futilité de la vie d’un dandy : après avoir semblé les opposer, il va jusqu’à établir une relation de cause à effet entre les deux hypostases. L’écriture de Baudelaire est à multiples portées, puisqu’en livrant à ses lecteurs une réflexion sur Delacroix, il leur livre aussi une réflexion sur soi-même et sur l’artiste en général : « […] E. Delacroix, quoiqu’il fût un homme de génie, ou parce qu’il était un homme de génie complet, participait beaucoup du dandy »367. En sa double qualité de dandy et d’artiste génial, Delacroix pourrait être comparé à Prosper Mérimée : « C’était la même froideur apparente, légèrement affectée, le même manteau de glace recouvrant une pudique sensibilité et une ardente passion pour le bien et pour le beau ; c’était, sous la même hypocrisie d’égoïsme, le même dévouement aux amis secrets et aux idées de prédilection. »368 Un dandy cache sa sensibilité et ses passions intimes sous un masque imperturbable ; il veut donner une impression d’impassibilité à ceux qui le regardent. Le « dévouement » aux amis, camouflé derrière une permanente « hypocrisie d’égoïsme », est presque méconnaissable369. Mais ce que le dandyartiste sait cacher le mieux, ce sont ses penchants sauvages et son esprit de domination, qui plongent leurs racines dans l’enfance lointaine où Delacroix était un « monstre ». L’« homme du monde » réussit très souvent à faire oublier tout ce qui est inacceptable d’un point de vue social dans la personnalité du peintre : Son esprit de domination, esprit bien légitime, fatal d’ailleurs, avait presque entièrement disparu sous mille gentillesses. On eût dit un cratère de volcan artistement caché sous des bouquets de fleurs.370 L’esprit de domination, comme on l’a vu pour Hamlet, Samuel Cramer, La Fanfarlo ou le Prince, choisit – en dehors de l’image – la conversation ou la parole écrite comme terrain de 367 Ibidem, p. 759. On observe que, dans la subordonnée concessive le syntagme « homme de génie » n’est accompagné d’aucun adjectif, tandis que dans la subordonnée causale le syntagme est accompagné de l’adjectif « complet ». C’est seulement l’« homme de génie complet » qui peut être aussi un dandy, qui peut atteindre à une sorte d’absolu humain. 368 Ibidem, pp. 757-758. Nous aimerions juste souligner la force de l’expression « hypocrisie d’égoïsme » employée par Baudelaire, pour dire à quel point un dandy se doit d’être hypocrite, donc théâtral. Sur le dandy comme acteur, voir Marina Guerrini, Baudelaire : teatro e infanzia, op. cit., pp. 88-93 : « Il dandy vive su un palcoscenico: è il regista, l’interprete e lo spettatore della sua propria vita. » (p. 89). 369 Armand Moss, dans son livre sur Baudelaire et Delacroix, Paris, A.-G. Nizet, 1973, pp. 205-211, identifie dans L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix de nombreux accents ironiques. Par exemple, le paragraphe que nous avons cité, mis en relation avec un autre où Baudelaire rapporte les accusations d’avarice portées contre Delacroix, dit exactement l’inverse de ce qu’il semble dire à une première lecture. L’interprétation de Moss est très séduisante et répond parfaitement à l’idée d’un Baudelaire théâtral, d’un Baudelaire qui se joue de ses lecteurs et de ses sujets. 370 Baudelaire, L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 758. 142 prédilection pour se manifester. Delacroix reste pour Baudelaire un des grands causeurs du siècle, qui fait de la parole proférée un art subtil au même titre que la peinture. La causerie apparaît dans ce cas non seulement comme un espace de socialisation, mais comme un terrain de lutte, où les causeurs sont en compétition les uns avec les autres pour imposer leurs idées ou faire valoir leur style. La conversation d’Eugène Delacroix éblouit justement parce que c’est un discours pervers, envoûtant, rusé, comparable aux stratégies rhétoriques de sa peinture qui allie science de la couleur et maîtrise du dessin lyrique en vue de produire le plus fort effet possible sur le spectateur. Il sait donner l’impression d’être d’accord avec son interlocuteur, pour que celui-ci laisse tomber ses défenses et soit d’autant plus vulnérable aux coups qui lui seront portés à l’improviste : Quand il était excité par la contradiction, il se repliait momentanément, et au lieu de se jeter sur son adversaire de front, ce qui a le danger d’introduire les brutalités de la tribune dans les escarmouches de salon, il jouait pendant quelque temps avec son adversaire, puis revenait à l’attaque avec des arguments et des faits imprévus. C’était bien la conversation d’un homme amoureux de luttes, mais esclave de la courtoisie, retorse, fléchissante à dessein, pleine de fuites et d’attaques soudaines.371 Malgré sa volonté de fer, ses masques, son dandysme et sa conversation plus aiguisée qu’un poignard, Delacroix était parfois d’une étonnante fragilité. Son corps, aussi mince et délicat que celui d’une belle femme, luttait héroïquement contre la fatigue des grands travaux. Cet artiste « maladif et frileux »372, qui se retirait volontiers dans la solitude hermétique de son atelier, n’est, tout comme Hamlet, faible qu’en apparence. Comme pour le prince du Danemark, le contraste entre le physique frêle, et une énergie psychique ardente, dévorante, se fait jour dans les gestes, dans le regard, dans la tension des lèvres et du front, dans la parole. Le sauvage, l’enfant, l’homme naturel, perce sous l’homme du monde et sous la froideur voulue du dandy : Je vous ai dit que c’était surtout la partie naturelle de l’âme de Delacroix qui, malgré le voile amortissant d’une civilisation raffinée, frappait l’observateur attentif. Tout en lui était énergie, mais énergie dérivant des nerfs et de la volonté ; car, physiquement il était frêle et délicat. Le tigre, attentif à sa proie, a moins de lumière dans les yeux et de frémissements impatients dans les muscles que n’en laissait voir notre grand peintre, quand toute son âme était dardée sur une 371 Ibidem, p. 764. Il serait extrêmement intéressant d’établir un parallèle entre la conversation d’Eugène Delacroix et celle de Poe, dont Baudelaire parle dans Edgar Poe, sa vie et ses œuvres, ŒC II, p. 313. Sans être un beau parleur, Poe disposait de plusieurs atouts : « un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes études » qui faisaient la force de sa conversation. Son éloquence était « essentiellement poétique », méthodique et libre à la fois, basée sur « un arsenal d’images tirées d’un monde peu fréquenté par la foule des esprits ». L’écrivain américain avait « l’art de ravir, de faire penser, de faire rêver, d’arracher les âmes des bourbes de la routine ». C’est nous qui soulignons, dans ces brefs passages, plusieurs mots-clefs importants pour la compréhension de notre vision de Baudelaire. 372 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 769. 143 idée ou voulait s’emparer d’un rêve.373 L’image du tigre amène Baudelaire à parler des échos exotiques que le physique de Delacroix suscitait dans l’esprit de ses contemporains. Le teint olivâtre, les cheveux lustrés, les yeux noirs « qui semblaient déguster la lumière », ses lèvres minces et crispées « auxquelles une tension perpétuelle de volonté communiquait une expression cruelle », tout cela faisait penser soit à un prince hindou toujours avide et insatisfait au milieu des fêtes les plus brillantes, soit à un ancien empereur du Mexique, à Moctezuma « dont la main habile aux sacrifices pouvait immoler en un seul jour trois mille créatures humaines sur l’autel pyramidal du Soleil »374. Baudelaire décrit ici l’artiste en des termes pré-nietzschéens : c’est un être qui se situe par-delà le bien et le mal, un sacrificateur pour qui la vie humaine n’a de prix que par rapport au dieu-Soleil dont les faveurs doivent être conjurées375. Tout en construisant cette image de Delacroix autour des métaphores du feu solaire, Baudelaire s’occupe aussi de la pratique artistique du peintre, fidèle à son idée d’une relation profonde, plurivoque, entre l’homme et l’œuvre. Delacroix peint dans un atelier sobre et austère, fermé aux influences néfastes du dehors, où règne « en dépit de notre rigide climat une température équatoriale »376. L’atelier se présente au visiteur comme une sorte d’espace matriciel, protecteur, d’où les agitations du quotidien sont complètement bannies : Delacroix ne travaille pas en plein air, tel Gustave Courbet ou plus tard les impressionnistes. Le peintre semble avoir besoin de la présence du feu et de la chaleur pour créer, parce que, même le soir, après la fin de sa journée d’atelier, en quelque endroit qu’il se trouve, il emploie son temps « au coin du feu, à la clarté de la lampe », à couvrir le papier d’esquisses et d’ébauches qui traduisent ses rêves377. 373 Ibidem, p. 759. Elizabeth Abel, qui fait une étude très philosophique des rapports entre la peinture d’Eugène Delacroix et la poésie de Baudelaire, souligne l’importance de l’énergie : « Herder also proclaimed the highest art to be the one that could express the greatest quantity of energy. […] Herder’s belief that poetry and painting are related not through subject or through sign but as expressions of a unifying source that he called energy prefigured the theory that art is the expression of imagination and that arts could be related through their effort to portray the synthesizing power of imagination. », « Redefining the Sister Arts: Baudelaire’s Response to the Art of Delacroix », in Critical Inquiry, vol. 6, n° 3, Spring 1980, p. 366. 374 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 760, pour les trois dernières citations. L’attrait pour l’empereur aztèque est commun à Baudelaire et Artaud, comme on le verra par la suite. 375 D’autres critiques du XIXème siècle parlent de l’apparence exotique d’Eugène Delacroix. Dans la notice nécrologique publiée par Théophile Gautier dans le Moniteur en novembre 1864, on trouve la comparaison avec un maharajah, avec un tigre, et l’adjectif le plus employé pour décrire la personnalité du peintre est, comme chez Baudelaire, « ardent ». Et les similitudes ne s’arrêtent point à cela, voir Théophile Gautier, Œuvres complètes, XI, Histoire du romantisme, Eugène Delacroix, Genève, Slatkine Reprints, 1978, pp. 200-217 (édition reproduite : Paris, Charpentier, 1884). Elles sont toutes passées en revue et analysées par Armand Moss, Appendice VII. Des inédits de Baudelaire, op. cit., pp. 263-268, qui se demande si Baudelaire aurait pu fournir à Gautier les éléments principaux ou même des passages de l’étude du Moniteur. 376 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 761. 377 Ibidem, p. 763. 144 La grande préoccupation d’Eugène Delacroix est l’expression, c’est pourquoi Baudelaire nous le montre à plusieurs endroits aux prises avec les moyens spécifiques de son art. Doué d’une riche imagination, Delacroix ne cherche que la manière la plus appropriée pour traduire ses visions sur le papier à dessin ou sur la toile. Pour décrire la dialectique imagination / expression, Baudelaire a recours aux métaphores solaires : « Il n’avait pas besoin, certes, d’activer le feu de son imagination, toujours incandescente ; mais il trouvait toujours la journée trop courte pour étudier les moyens d’expression. »378 La rapidité de l’esquisse est, dans cette perspective, essentielle, puisqu’elle constitue la condition de toutes les grandes œuvres accomplies dans la solitude de l’atelier ou sur les grands murs blancs des édifices publics : Il disait une fois à un jeune homme de ma connaissance : « Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines. » Je retrouve dans cette énorme hyperbole la préoccupation de toute sa vie, qui était, comme on le sait, d’exécuter assez vite et avec assez de certitude pour ne rien laisser s’évaporer de l’intensité de l’action ou de l’idée.379 Dans ce paragraphe sont distillées des idées esthétiques communes à la fois au peintre et au poète. L’idée passe par l’esprit à une vitesse extraordinaire, les faits de la vie courante adviennent parfois sans qu’on puisse les percevoir, et le vrai artiste doit les saisir dans toute leur matérialité concrète. Pour ce faire, il faut qu’il ait une parfaite maîtrise technique de son métier, un geste ferme et juste qui lui permette de capter l’« intensité » de la pensée ou du vécu380. Deux idées nous semblent particulièrement importantes dans ce passage sur les « grandes machines » : la première c’est que l’œuvre d’art doit naître d’une certaine « intensité », qu’elle doit ensuite communiquer au lecteur ou au spectateur. L’intensité nous conduit tout droit à l’hyperbole, qui est mentionnée dans le texte cité, et ce serait là une deuxième idée essentielle. Baudelaire qualifie la boutade de Delacroix d’« énorme hyperbole », ce qui nous donne à penser qu’en face de l’intensité de la vie la seule esthétique légitime passerait obligatoirement à travers l’hyperbole. Et pas à travers n’importe quel genre d’hyperbole, mais une « énorme », poussée à outrance, une hyperbole extrêmement hyperbolisée. D’ailleurs, la préférence pour les grandes machines est donnée par Baudelaire, dès le début de son article, comme une caractéristique de quelques peintres parmi les plus grands de toute 378 Ibidem, p. 747. À un autre endroit du même texte : « Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres. », ŒC II, p. 751. 379 Ibidem, pp. 763-764. 380 Sur les divers aspects de la création artistique, qui doit concilier la conception lente et l’exécution rapide, la maîtrise technique et l’improvisation, voir Patrizia Lombardo, « Baudelaire : l’imagination et la rapidité d’exécution », in La note bleue. Mélanges offerts au Professeur Jean-Jacques Eigeldinger, Berne, Peter Lang, 2006, pp. 227-239. 145 l’histoire de la peinture : Rubens, Raphaël et Véronèse, Lebrun, David et Delacroix. Un lecteur superficiel pourrait être choqué par l’accouplement de ces artistes qui peignent de manière si différente. Cependant, pour Baudelaire, il y a une parenté qui justifie le rapprochement de ces noms dissemblables, « une espèce de fraternité ou de cousinage dérivant de leur amour du grand, du national, de l’immense et de l’universel, amour qui s’est toujours exprimé dans la peinture dite décorative ou dans les grandes machines »381. Ces quelques peintres ont fait des « grandes machines » de manière beaucoup plus éclatante que d’autres artistes qui s’y sont essayés : chaque spectateur est libre de choisir l’abondance joyeuse de Rubens, la suavité angélique de Raphaël, les couleurs veloutées de Véronèse, la sobriété de David ou l’expressivité déclamative de Lebrun. Baudelaire, quant à lui, choisit « la violence, la soudaineté dans le geste, la turbulence de la composition, la magie de la couleur »382 des grandes machines de Delacroix, qui naissent d’esquisses rapides prises sur le vif ; le critique est conquis par les ensembles décoratifs, tels ceux du Salon du Roi au Palais Bourbon, de la Bibliothèque du Palais du Luxembourg, de l’Église Saint-Sulpice. Ces dernières peintures murales ravissent Baudelaire, plus particulièrement le plafond de la Chapelle des Saints-Anges, représentant Lucifer terrassé par Saint Michel. Il parle d’« une magnificence des plus dramatiques », formule qui nous renvoie vers une possible théâtralité de la peinture, ou tout au moins vers une exagération, vers un dépassement de l’expression picturale commune383. Certes, l’« énorme hyperbole » nous livre – à un niveau de réflexion plus poussé – la clef de l’engouement de Baudelaire pour la peinture de Delacroix. Si nous expliquions cet enthousiasme par leur goût commun de la couleur, ou par une passion partagée pour la littérature, nous n’aurions pas tort mais notre explication demeurerait partielle. Il faut supposer que cet attachement infaillible, fanatique, de Baudelaire à la peinture de Delacroix vient de ce qu’il a à faire à une peinture essentiellement hyperbolique. Dans les tableaux de Delacroix, tout est exagéré, en premier lieu les sujets. Si on les compare aux sujets du réalisme à la Courbet ou même aux sujets de Manet, on ne peut pas ne pas remarquer que Delacroix ignore complètement la réalité banale et préfère s’inspirer des grands textes de la littérature universelle. La simple série de livres et d’écrivains qui lui ont fourni des sujets constitue d’une certaine manière une liste exorbitante : la Bible, Dante, Shakespeare, Goethe, Byron, Walter Scott. Et qui plus est, dans ces œuvres représentatives de l’esprit humain, le peintre choisit de préférence les moments les plus intenses et les plus théâtraux : duels, morts, enlèvements, baisers d’amour sauvage, 381 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, pp. 743-744. Ibidem, p. 754. 383 Voir Peintures murales d’Eugène Delacroix à Saint-Sulpice, ŒC II, p. 730. 382 146 sacrifices grandioses comme dans Sardanapale. En faisant ses tableaux, le peintre ne se contente pas de transposer sur la toile des dessins préliminaires ou de copier une image extérieure quelconque, comme tant de peintres du XIXème siècle. Delacroix réalise un tableau comme un monde, par couches superposées à partir d’une esquisse faite sur l’ensemble de la toile. Même si les sujets choisis sont dynamiques et théâtraux par eux-mêmes, Delacroix ne s’en contente pas et leur insuffle sa propre vie, sa passion inassouvie, son âme bouillante : « Tout ce qu’il y a de douleur dans la passion le passionne ; tout ce qu’il y a de splendeur dans l’Église l’illumine. Il verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu’il ajouterait volontiers, comme surcroît, son faste naturel aux majestés de l’Évangile. »384 La couleur ne se contente plus, comme chez Ingres et chez les néo-classiques, de remplir sagement les contours d’objets et de corps parfaitement dessinés : elle les fait craquer, éclater, exploser. C’est une couleur magique, théâtrale, violente, qui s’impose à l’œil du spectateur et qui, « comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance »385. Le contour, maltraité par la couleur, est apte à exprimer toute la violence des passions humaines, tandis que le contour des dessinateurs ingristes n’exprime rien en dehors de lui-même et de sa propre sagesse conventionnelle : L’œuvre de Delacroix m’apparaît quelquefois comme une espèce de mnémotechnie de la grandeur et de la passion native de l’homme universel. Ce mérite très particulier et tout nouveau de M. Delacroix, qui lui a permis d’exprimer, simplement avec le contour, le geste de l’homme, si violent qu’il soit, et avec la couleur ce qu’on pourrait appeler la couleur du drame humain, ou l’état d’âme du créateur, – ce mérite tout original a toujours rallié autour de lui les sympathies des poètes […]386 Avant de finir l’incursion dans la peinture de Delacroix, miroir fidèle de l’homme, il faudrait mentionner un mot très saisissant par lequel Baudelaire caractérise toute la création du maître. Après avoir souligné un effet optique bizarre, à savoir que la grande débauche de lumière et de couleur produit dans les peintures de Delacroix un ton d’ensemble plutôt sombre et mélancolique, Baudelaire enchaîne sur : « La moralité de ses œuvres, si toutefois il est permis de parler de la morale en peinture, porte aussi un caractère molochiste visible. »387 Ce « caractère molochiste » est expliqué par l’omniprésence dans les tableaux de Delacroix de villes brûlées, de scènes de viols et de violence, de victimes égorgées, d’enfants qui succombent sous les sabots des chevaux ou sous le poignard affilé des mères folles de douleur. 384 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 751. Baudelaire, Exposition universelle – 1855 – Beaux-Arts, ŒC II, p. 595. 386 L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 745. 387 Ibidem, p. 760. 385 147 En réfléchissant sur ce qualificatif de « molochiste » nous avons envie d’évoquer une scène tout à fait hyperbolique du Chapitre XIII de Salammbô de Gustave Flaubert, roman que Baudelaire connaissait tout aussi bien que Madame Bovary. En écrivant à Flaubert, le 26 juin 1860, pour défendre la perspective « catholique » des Paradis artificiels, Baudelaire lui demande comment va Carthage388. Les deux écrivains étaient assez intimes pour que Baudelaire ait le privilège de lire des fragments de Salammbô avant la publication : « Dernièrement j’ai lu chez Flaubert quelques chapitres de son prochain roman ; c’est admirable ; j’en ai éprouvé un sentiment d’envie fortifiante. »389 Une lettre à Marie Escudier, expédiée le 4 décembre 1862, fait allusion à un projet d’article de Baudelaire sur ce roman de Flaubert, mais qui n’a jamais été écrit390. Dans une lettre du 13 décembre 1862 à Poulet-Malassis, Baudelaire donne son opinion détaillée sur Salammbô, en mettant au premier plan le caractère grandiose du livre : « Beaucoup trop de bric-à-brac, mais beaucoup de grandeurs, épiques, historiques, politiques, animales même. Quelque chose d’étonnant dans la gesticulation de tous les êtres. »391 Enfin, dans une lettre du 3 septembre 1865 à Sainte-Beuve, Baudelaire confesse avoir relu la série des trois articles très réticents sur Salammbô, ainsi que la réplique de Flaubert ; dans la petite guerre qui a opposé le critique le plus écouté au romancier le plus révolutionnaire du XIXème siècle, Baudelaire se range – naturellement ! – du côté de ce dernier : « Notre excellent ami a décidément raison de défendre gravement son rêve. »392 La remarque de Baudelaire n’est pas du tout innocente, puisque la réponse du romancier, reproduite dans Nouveaux Lundis comme pendant des trois textes beuviens, remet en quelque sorte le critique à sa place et lui donne une leçon ironique d’érudition, de conception romanesque, de finesse littéraire393. Au cours de ces cinq années d’intérêt pour Salammbô, Baudelaire sera souvent revenu sur le Chapitre XIII (numéro fatidique !), intitulé justement Moloch, pour s’enivrer des sacrifices sanglants qui y sont minutieusement décrits. La ville de Carthage est entourée par les troupes affamées des mercenaires et le conseil de la ville ne voit aucune issue à cette situation désespérée. Les vivres s’épuisent, l’eau manque, les rues sont jonchées de cadavres en décomposition, et il faut offrir un sacrifice aux dieux pour que la pluie tombe et que la ville soit sauvée. Or, le sacrifice est offert au terrible dieu androgyne du Soleil, Moloch, et les victimes qui expient les crimes de la cité sont de pauvres enfants innocents, drapés de voiles noirs. Le dieu 388 COR II, p. 54. COR II, p. 238, lettre à Mme Aupick du 29 mars 1862. 390 COR II, p. 269. 391 COR II, p. 271. 392 COR II, p. 529. 393 C.-A. Sainte-Beuve, « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », I-III, in Nouveaux Lundis, Tome quatrième, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires Éditeurs, 1865, pp. 31-95 ; réponse de Flaubert, pp. 435-448. 389 148 surgit sur la place principale de Carthage sous la forme d’un monstre colossal en airain, chauffé à blanc. Des esclaves cachés font mouvoir ses mains en tirant sur des chaînes, Moloch prend les enfants et les jette dans un des sept compartiments qui s’ouvrent sur sa poitrine. Or, quoi de plus impressionnant que la grandeur du monstre et l’intensité du sacrifice offert par la cité au dieu affamé de chair et assoiffé de sang ? Quoi de plus excessif que le tableau de ces petites créatures immolées « sur l’autel du Soleil » ? Quoi de plus hyperbolique que le style flaubertien, qui, dans Salammbô, mise sur l’« hénaurme » et sur un effet pictural qui ressemble à s’y méprendre à l’effet produit (couleur, dessin, atmosphère, anecdote) par des toiles telles que La Mort de Sardanapale, L’Entrée des croisés à Constantinople, Scènes des massacres de Scio, L’Enlèvement de Rebecca ? S’il avait pu écrire l’article projeté sur Salammbô, Charles Baudelaire aurait sans doute brillamment analysé la poétique hyperbolique de Flaubert en insistant sur les « grandeurs, épiques, historiques, politiques, animales » qu’il signalait dans la lettre à Poulet-Malassis. Il y aurait rattaché des considérations sur la « gesticulation » étonnante des personnages, expression saisissante de la théâtralité flaubertienne, et sur la somptuosité du décor qui régit toute la mise en scène du roman394. Une hypothèse plausible du renoncement de Baudelaire est qu’il aura eu connaissance de deux articles de Cuvillier-Fleury sur le roman de Flaubert, publiés les mardi 9 et samedi 13 décembre 1862 dans le Journal des débats. Baudelaire lisait les articles de cet orléaniste convaincu, puisqu’il se plaît à rappeler à leur propos les critiques de Sainte-Beuve, formulées dans « Des prochaines élections à l’Académie » : Cuvillier-Fleury regarde tout à travers son orléanisme et fait parfois des gaffes stylistiques tout à fait cocasses. Le rappel de Baudelaire est fait dans un article publié anonymement, Une réforme à l’Académie, écrit juste pour citer ce que Sainte-Beuve dit de lui ou peut-être pour le plaisir de se moquer – sous le masque de l’anonymat – des autres candidats à un fauteuil académique395. Dès le début de son texte sur Salammbô, Cuvillier-Fleury affirme appartenir à la vieille école, mais dit en même temps ne pas avoir l’intention d’abuser de ses convictions classiques dans le jugement sur le roman de Flaubert. Le critique apprécie l’effort archéologique du romancier, la volonté de nouveauté et surtout la beauté tout à fait picturale des tableaux successifs qui composent Salammbô : « L’auteur s’oublie dans la peinture, il s’enivre de couleur. On dirait parfois que le soleil de Carthage est resté empreint sur sa palette et qu’il en a rapporté les 394 Sur la théâtralité romanesque chez Flaubert, voir Kashiwagi Kayoko, La théâtralité dans les deux « Éducation sentimentale », Tokyo, Librairie-Éditions France Tosho, 1985. 395 Voir Baudelaire, Une réforme à l’Académie, ŒC II, pp. 188-191 (sur Cuvillier-Fleury, pp. 189-190). Au moment où l’article de Sainte-Beuve paraît dans Le Constitutionnel, le 22 janvier 1862, Baudelaire est donné, aux côtés de Cuvillier-Fleury, comme prétendant au fauteuil de Scribe. Cet article anonyme de Baudelaire rend compte une fois de plus, du « goût du travestissement et du masque » ainsi que du plaisir du jeu qui le caractérisaient. 149 rayons. »396 Cependant, le goût classique de Cuvillier-Fleury est choqué par la description des cadavres en décomposition, par les scènes de cannibalisme et de vampirisme, par la barbarie des sacrifices, en un mot par « l’exagération dans l’horrible »397. Il se garde néanmoins de commettre la faute des beuviens : dans les scènes excessives, Flaubert peut très bien avoir suivi une logique strictement littéraire, non s’être adonné à des penchants sadiques. Cuvillier-Fleury ne déduit rien quant aux goûts de l’homme en lisant Salammbô : « Non que je conclue du goût de l’écrivain aux penchants de l’homme ; ce serait absurde. M. Flaubert peut très bien s’être plu à tailler en morceaux les ennemis de Carthage et n’être pas un homme cruel ; mais il faut qu’il suppose que ses lecteurs le sont un peu pour se plaire à de tels tableaux. »398 Selon Fleury, fidèle à son esthétique classique, un écrivain doit donner « l’idée » non « la sensation » de la chose qu’il s’applique à peindre, en visant à faire travailler l’intellect non à bouleverser les sens. Le grand mérite de Cuvillier-Fleury reste d’avoir mis en évidence l’importance de l’hyperbole pour Flaubert, sans trop la blâmer comme on aurait pu s’attendre d’un esprit classique (situé du même côté de la barricade esthétique qu’Antoine Jay dont on a déjà vu les opinions sur cette figure de style). Flaubert plonge dans les gouffres de l’histoire ancienne en s’imposant pour tâche de les éclairer avec son érudition, « d’y semer des germes de vie, d’y faire briller des images et d’y dresser à tout bout de champ son éblouissante hyperbole »399. L’hyperbole est pour le romancier à la fois une sorte de fatalité existentielle (une « destinée ») et une réponse à la tradition littéraire, dont la conjugaison explique ses choix de technique romanesque. Dans le passage qui va suivre, la mise en relation de l’hyperbole romantique avec les grandes guerres du XIXème siècle nous aide à faire le pont avec le désir du petit Charles Baudelaire d’être « pape militaire » : On n’échappe pas à sa destinée. M. Flaubert était né avec un de ces génies qui, pour n’être pas formés de cette pure essence dont parle le poète, n’en ont pas moins marqué dans l’histoire des littératures, et laissé une trace à travers les âges. Corneille admirait Lucain et l’imitait. On avait dû beaucoup lire, sous le règne d’Honorius, l’Enlèvement de Proserpine par l’hyperbolique Claudien. Chez nous, après Malherbe et d’Aubigné, l’hyperbole s’était raffinée et était devenue « la manière » dans l’école romanesque des Saint-Amant et des Scudéry. Le dix-huitième siècle, sensé entre tous, avait plus sacrifié à l’innovation dans les idées qu’à l’exagération dans le style. Le nôtre, habitué au fracas des évènements et au tumulte des grandes guerres, ne s’est pas trop morfondu, ce semble, dans le culte de la simplicité et du naturel. M. Flaubert non plus ne s’y compromet pas. Cette propension à l’enflure que ses amis eux-mêmes signalent en lui, elle le domine, quoi qu’il fasse.400 396 « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », in Journal des débats politiques et littéraires, Mardi 9 décembre 1862, [p. 2, colonne 6]. 397 Ibidem, [p. 3, col. 2]. 398 Idem. 399 Ibidem, [p. 2, col. 5]. 400 Idem. Il ne faut pas oublier que l’expression « pure essence » apparaît chez Baudelaire dans Bénédiction, ŒC I, p. 9. 150 Pour clore la parenthèse sur l’hyperbole flaubertienne et revenir à L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, tout en restant dans les métaphores solaires, il faut souligner que Baudelaire compare la mort du peintre à une éclipse, qui prend les couleurs et les significations de l’Apocalypse. La phrase qui dit le vide laissé en France par la mort d’Eugène Delacroix se teint subtilement de la « propension à l’enflure » mise en évidence à propos de Flaubert par Cuvillier-Fleury401. Le deuil national est énorme, la vitalité française tarit, l’intellect s’obscurcit et le monde semble retourner momentanément au chaos : « Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l’intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de la fin du monde. »402 Les valeurs symboliques du feu dans le texte critique analysé – et dans Salammbô, implicitement – nous renvoient tout de suite à Gaston Bachelard et à sa Psychanalyse du feu, qui aurait pu prendre comme exemple typique d’imagination modelée par les métaphores du feu à la fois l’imagination d’Eugène Delacroix, que celle de son critique, Charles Baudelaire, qui absorbe dans son essai la personnalité créatrice du peintre qu’il analyse403. En dehors de quelques petites images « féminines » du feu (l’atelier fermé qui reproduit de manière symbolique le ventre protecteur et chaud de la mère ; le feu dans l’âtre et la lampe), ce sont les images « masculines », mâles, qui prédominent (le soleil, l’incendie, l’attaque, le volcan, le massacre), mettant ainsi en évidence le pouvoir créateur d’Eugène Delacroix404. 3.2. Madame Bovary, c’est moi ! Voici une deuxième illustration du pouvoir de l’artiste, prise, cette fois-ci, dans le champ de la littérature et de la critique littéraire : Baudelaire jugeant Flaubert et son roman Madame Bovary. En disséquant des productions artistiques, Baudelaire semble se situer sur la même position théorique que son maître Sainte-Beuve (isomorphisme parfait entre l’homme et l’œuvre), surtout si l’on prend à la lettre une affirmation déjà citée, faite dans Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages : « On trouve l’homme dans l’œuvre. » Cependant, à une analyse plus minutieuse de la 401 En ce qui nous concerne, nous ne donnons aucune acception négative à la « propension à l’enflure ». Baudelaire, L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, ŒC II, p. 769. 403 Guy Michaud applique les théories bachelardiennes dans sa lecture de Baudelaire : « Comment nous étonner que, conformément aux correspondances traditionnelles entre les tempéraments et les éléments, qu’a rappelées et développées si amplement Gaston Bachelard, les images du feu soient si nombreuses dans la poésie baudelairienne ? Feu, flammes, éclairs, soleils se retrouvent presque dans chaque poème des Fleurs du Mal, qu’ils irradient d’un éclat intérieur […]. », « Baudelaire devant La Nouvelle Critique », op. cit., p. 141. La personnalité du poète est définie selon Michaud par une lutte entre le Soleil et Saturne, ce dernier tendant sans cesse à éteindre le « feu solaire », ibidem, p. 144. 404 Pour les textes de Gaston Bachelard sur le feu, nous avons utilisé les éditions suivantes : La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, « Idées », 1981 ; La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961. 402 151 question, même dans l’espace restreint d’un seul article, il saute aux yeux que Baudelaire, loin d’être de l’avis de Sainte-Beuve, présente le processus de création littéraire d’un point de vue presque opposé, et d’une manière infiniment plus nuancée et plus précise que ne le fait son illustre contemporain. Pour Sainte-Beuve, l’auteur de Madame Bovary pratique une écriture impersonnelle, chirurgicale, à cause du milieu dont il est le fruit : « Fils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert tient la plume comme d’autres le scalpel. Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! »405 Pour Baudelaire, le romancier, l’artiste, Janus à deux visages (ou à masques… multiples), se situe dans un point de carrefour où convergent les influences sociopolitiques, morales, esthétiques, et les réminiscences littéraires les plus difficilement conciliables. Pris au piège « d’une société absolument usée, – pire qu’usée, – abrutie et goulue, n’ayant horreur que de la fiction et d’amour que pour la possession »406, le vrai écrivain essaie de fondre en une unité mystique le monde du capitalisme triomphant, régi par les lois économiques les plus strictes (« l’action »), et le monde de la fiction où l’imagination débridée est reine (« le rêve »). Car il serait faux de croire, malgré les apparences esthétisantes et sculpturales d’un poème comme La Beauté, que Baudelaire ignore les besoins du public, la question de l’horizon d’attente, ainsi que le problème de la consommation de l’œuvre d’art. Toute « fiction » qui ne remplit pas les exigences de la « possession », c’est-à-dire toute œuvre littéraire qui ne se laisse pas posséder, totalement ou partiellement, par la masse, ne parvient pas à se constituer en tant que signification et demeure oubliée dans la poussière des bibliothèques407. Si isolé que soit quelqu’un dans sa tour d’ivoire, sans l’assentiment ou le dégoût de l’« hypocrite lecteur », il n’est rien. Flaubert, que Baudelaire fait parler à la première personne du singulier ou du pluriel, semble 405 Sainte-Beuve, « Madame Bovary » par M. Gustave Flaubert (mai 1857), in Pour la critique, Édité par Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 349. 406 Baudelaire, « Madame Bovary » par Gustave Flaubert (octobre 1857), ŒC II, p. 80. C’est nous qui soulignons. 407 La distinction baudelairienne entre « fiction » et « possession » recoupe la distinction établie par Georges Bataille entre le plaisir, la dépense, le sacré, et le travail, l’accumulation, le profane. Voir l’article « Baudelaire », in La littérature et le Mal, Œuvres complètes IX, Paris, Gallimard, 1979, pp. 203-204 : « Or il est “dans tout homme à toute heure deux postulations simultanées”, l’une vers le travail (l’accroissement des ressources), l’autre vers le plaisir (la dépense des ressources). Le travail répond au souci du lendemain, le plaisir à celui de l’instant présent. Le travail est utile et il satisfait, le plaisir, inutile, laisse un sentiment d’insatisfaction. Ces considérations placent l’économie à la base de la morale, elles la placent à la base de la poésie. […] D’une part, ses notes sont pleines de résolutions de travail, mais sa vie fut un long refus de l’activité productive. […] Non seulement, il choisit Dieu, comme le travail, de façon toute nominale, pour n’appartenir à Satan que plus intimement. Mais il ne peut même décider si l’opposition lui est propre et interne (celle du plaisir et du travail), ou extérieure (celle de Dieu et du diable). […] L’ensemble des rapports de la production et de la dépense est dans l’histoire, l’expérience de Baudelaire est dans l’histoire. Elle a positivement le sens que l’histoire lui donne. Comme toute activité, la poésie peut être envisagée sous l’angle économique et la morale en même temps que la poésie. Baudelaire, en effet, par sa vie, par ses réflexions malheureuses, a posé solidairement dans ces domaines le problème crucial. » Eugene W. Holland, Baudelaire and Schizoanalysis. The Sociopoetics of Modernism, op. cit., s’inscrit merveilleusement bien dans le sillage tracé par Bataille dans La Littérature et le Mal ! 152 comprendre ce détail, c’est pourquoi il commence son travail par un regard impitoyable sur ses lecteurs à venir, « vieilles âmes » qui « ignorent en réalité ce qu’elles aimeraient », qui méprisent la grandeur et rougissent devant « la passion naïve, ardente » et devant « l’abandon poétique ». Ces prémisses une fois établies, la vulgarité du sujet s’impose, nécessité inévitable, de simple possibilité qu’elle est dans le monde de la pure fiction. Le sujet vulgaire interdit les emportements – Flaubert procède ici à la manière d’un sophiste, en mettant de côté tout ce qui paraît inacceptable pour son livre – : le seul ton qui convient, c’en est un « de glace », impersonnel au plus haut degré408. Après le ton, sorte de voix intérieure de l’écrivain attaquant son sujet, c’est le tour du style, voix extérieure que l’acteur doit prendre sur la scène de la consécration : « un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal »409. La pression brutale et diabolique de la société et la réponse faite par l’écrivain à cette pression influent sur bien d’autres aspects de la « fiction » : le milieu « le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants », qui ne peut être que la province ; les acteurs, qui ne peuvent être que de « petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice leur fausse les idées » ; la trame, obligatoirement l’adultère, « la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté »410. Après avoir mis la fiction à venir dans la perspective du public à séduire et à conquérir, et après avoir trouvé sa situation mauvaise, Flaubert pèse son rapport avec le roman français. La disparition de Balzac laisse le champ libre à l’épanouissement de ses capacités fictionnelles. De même, la production romanesque contemporaine à lui (le dandy Astolphe de Custine, le catholique Barbey d’Aurevilly, le réaliste Champfleury, le psychologue Charles Barbara, l’amoureux d’aventures Paul Féval), nonobstant certains mérites qui doivent être soulignés – et Baudelaire les souligne – n’est pas parfaite au point de le troubler et de l’obliger à se poser des questions inquiétantes sur sa propre chance d’être grand romancier. Voilà l’avantage de l’écrivain retardataire, supérieur au prophète de la première génération romantique : de ce point de vue, la situation de Flaubert est plutôt excellente. 408 Toutes ces citations se trouvent dans Baudelaire, « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, p. 80. Idem. Le dernier syntagme de la citation (« canevas banal », possible renvoi à une peinture théâtrale) n’est pas sans rappeler, encore, le premier poème des Fleurs du mal, Au lecteur : « Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie, / N’ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins / Le canevas banal de nos piteux destins, / C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie. », ŒC I, p. 6. 410 Les trois dernières citations se trouvent dans ŒC II, p. 80. Si nous ne craignions pas un anachronisme trop flagrant, nous dirions que Baudelaire semble pressentir la conception barthésienne de l’écriture, basée sur la « réponse » de l’écrivain à la pression sociale, voir Le Degré zéro de l’écriture, in Œuvres complètes, Tome I (19421965), Édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 147 : « Langue et style sont des forces aveugles ; l’écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets ; l’écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire. » 409 153 Voici le tableau d’une société et d’une production romanesque que Flaubert doit ébranler par la foudre de son roman. Tenir compte des exigences du contexte social et littéraire ne signifie pas se soumettre aveuglément à ses exigences ; bien au contraire ! Affirmer la liberté suprême de la fiction en dépit des contraintes du monde de la consommation représente « une gageure, une vraie gageure, un pari » pour l’écrivain sûr de sa vocation411. Celui-ci, au moment de commencer son roman, sent germer dans son cœur l’énergie de mener à bout la tâche que seul il s’assigne, de gagner et le pari avec la société, et le pari avec soi-même, ainsi que la capacité de « forcer le seuil branlant de la Popularité, la seule des impudiques qui demande à être violée », viol érigé par Baudelaire en « symptôme surrérogatoire de puissance »412. Le style, l’analyse et la logique seront les principales armes de Flaubert, dans sa tentative de prouver qu’il n’y a pas de sujet plus approprié à la littérature qu’un autre : Je n’ai pas besoin de me préoccuper du style, de l’arrangement pittoresque, de la description des milieux ; je possède toutes ces qualités à une puissance surabondante ; je marcherai appuyé sur l’analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indifféremment bons ou mauvais, selon la manière dont ils sont traités, et que les plus vulgaires peuvent devenir les meilleurs.413 Après ce trop long séjour dans le monde réel de la « possession », dans la réflexion sur le public potentiel, l’auteur peut revenir dans le monde idéal de la « fiction » pour y bâtir son œuvre. Comment parvient-il à produire l’impression de nouveauté avec son sujet banal, au-delà de la question du style ? Comment réussit-il à faire vivre ses personnages ? Quelle relation entretient-il avec la protagoniste du roman, avec la femme adultère insatisfaite de son mari, de ses voisins, de sa fille et de la vie monotone qu’elle mène en province ? Peut-on dire qu’il s’est plu à se peindre en Emma, comme la célèbre phrase apocryphe « Madame Bovary, c’est moi ! » le donnerait à entendre ? Baudelaire met à ce propos en évidence un processus paradoxal : le romancier a construit « inconsciencieusement peut-être » la personnalité de son héroïne autour de quatre traits principaux qui sont essentiellement masculins (donc qui pourraient être des traits de Flaubert aussi) : 1° l’imagination, opposée au cœur (donc au sentiment) d’où « le raisonnement est exclu », 2° l’énergie de l’action, basée sur une « fusion mystique du raisonnement et de la passion », 3° le dandysme, « amour exclusif de la domination », qui suppose un « goût immodéré de la séduction » allant jusqu’à l’envoûtement par le costume, le maquillage, les parfums, 4° l’hystérie414. C’est surtout dans ce dernier trait – qu’il attribue 411 Baudelaire, « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, p. 81. Ibidem, p. 79, souligné par nous. 413 Ibidem, p. 81, souligné par nous. 414 Sur ces quatre traits, voir « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, pp. 82-83. 412 154 indirectement à l’éducation de couvent d’Emma – que Baudelaire établit un point de contact entre le romancier et son personnage : 4° Même dans son éducation de couvent, je trouve la preuve du tempérament équivoque de Madame Bovary. Les bonnes sœurs ont remarqué dans cette jeune fille une aptitude étonnante à la vie, à profiter de la vie, à en conjecturer les jouissances ; – voilà l’homme d’action ! Cependant la jeune fille s’enivrait délicieusement de la couleur des vitraux […] ; elle se gorgeait de la musique solennelle des vêpres, et, par un paradoxe dont tout l’honneur appartient aux nerfs, elle substituait dans son âme au Dieu véritable le Dieu de sa fantaisie, le Dieu de l’avenir et du hasard, un Dieu de vignette, avec éperons et moustaches ; – voilà le poète hystérique. L’hystérie ! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d’une œuvre littéraire, ce mystère […] qui, s’exprimant dans les femmes par la sensation d’une boule ascendante et asphyxiante […], se traduit dans les hommes par toutes les impuissances et aussi par l’aptitude à tous les excès.415 Dans la soif de jouissances d’Emma, Baudelaire identifie la même substance psychologique que chez l’homme d’action, tandis que dans sa capacité de jouer avec les représentations plastiques, de substituer une religion érotique (un éros militaire) à la religion véritable, il voit un reflet du « poète hystérique », sans doute de Flaubert lui-même416. Ensuite, Baudelaire veut voir l’hystérie – qui se manifeste différemment chez les femmes et chez les hommes (chez ceux-ci par l’impuissance ou par un besoin hyperbolique d’excès) – devenir le thème principal d’une œuvre littéraire telle que le roman flaubertien. Les quatre traits (imagination, énergie, dandysme, hystérie) qui dominent la personnalité d’Emma et sous-tendent la « fiction » peuvent être réunis en un seul qui exprimerait ce qu’il y a d’essentiel dans chacun d’entre eux : théâtralité, instinct de mettre en scène et en didascalies sa propre vie, désir de sortir de soi-même, de se voir autre, métamorphosé, ce qui, conformément à Nietzsche, serait à la base de l’art dramatique. Ceci nous donne un éclaircissement majeur de la pensée esthétique de Baudelaire : le personnage est une image de son auteur, mais une image jouée, théâtralisée, masquée, radicalement transformée. Dans le cas de Madame Bovary, ce qu’il y a derrière Emma n’est pas un romancier qui aurait tout simplement transféré sur une femme des qualités masculines (imagination, énergie, dandysme, hystérie), mais un homme qui aurait essayé d’être une femme pour de bon, qui se serait efforcé de jouer le rôle de son héroïne. La tentative de Flaubert va très loin, jusqu’à un changement symbolique de sexe, ce qui entraîne une androgynisation à échos mythologiques : 415 Ibidem, p. 83. On remarque ici l’apparition caricaturale d’un Dieu Militaire à éperons et moustache… Flaubert se déclare « hystérique » à plusieurs reprises dans sa vie. Une lettre à Mme Roger des Genettes du 1er mai 1874 fait état du projet de voyage en Suisse sur conseil médical, celui « du docteur Hardy, qui m’appelle une vieille femme hystérique », cf. Œuvres complètes, Correspondance, Nouvelle édition augmentée, Septième série (1873-1876), Paris, Conard, 1930, p. 137. 416 155 Il ne restait plus à l’auteur, pour accomplir le tour de force dans son entier, que de se dépouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme. Il en est résulté une merveille ; c’est que, malgré tout son zèle de comédien, il n’a pas pu ne pas infuser un sang viril dans les veines de sa créature, et que madame Bovary, pour ce qu’il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, madame Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une âme virile dans un charmant corps féminin.417 Le « zèle de comédien » de Flaubert a pour but de créer une femme accomplie, féminine, vraisemblable. Mais son imagination et la fatalité de son tempérament lui jouent un tour : il y a les quatre traits masculins qui font qu’Emma Bovary reste un homme, une créature ambiguë, fascinante par son ambiguïté. Et l’échange entre le romancier et le personnage se produit « inconsciencieusement » : l’adverbe souligne l’importance que Baudelaire accorde aux voies(x) de l’inconscient dans le processus de création artistique. Après avoir analysé les quatre qualités masculines de Madame Bovary, Baudelaire donne un complément au syntagme « zèle de comédien » et montre à ses lecteurs la meilleure manière de concevoir les efforts de Flaubert pour atteindre à l’impersonnalité : En somme, cette femme est vraiment grande, elle est surtout pitoyable, et malgré la dureté systématique de l’auteur, qui a fait tous ses efforts pour être absent de son œuvre et pour jouer la fonction d’un montreur de marionnettes, toutes les femmes intellectuelles lui sauront gré d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait.418 Le romancier a fait l’effort de « jouer la fonction d’un montreur de marionnettes » – et nous retrouvons ici une obsession fondamentale de Baudelaire ! –, mais la poupée s’est refusée à un contrôle complet, absolu. Tout comme l’artiste qui essaie d’échapper des mains du Marionnettiste, nourrie de la substance psychique de son créateur, Emma vit d’une vie qui lui est propre : elle est Flaubert et encore plus que lui. L’écart entre Sainte-Beuve et Baudelaire devient maintenant visible : pour ce dernier, si les œuvres sont des miroirs de leur auteur, ce sont des 417 ŒC II, p. 81, souligné par nous. Selon Mircea Eliade, « Méphistophélès et l’Androgyne ou le mystère de la totalité » (1958), in Méphistophélès et l’Androgyne, éd. cit., pp. 95-154, à Labrada, en Carie, on adorait un Zeus barbu avec six mamelles disposées en triangle sur la poitrine. D’autres dieux greco-romains étaient androgynes : à Chypre une Aphrodite barbue nommée Aphroditos, en Italie une Vénus chauve. Une phrase du même chapitre sur « l’androgynie divine » nous semble utile pour une meilleure compréhension de la métaphysique baudelairienne : « Zervan, le dieu iranien du Temps illimité, était androgyne – comme l’était la divinité suprême chinoise des Ténèbres et des Lumières. Ces deux exemples nous montrent clairement que l’androgynie était la formule par excellence de la totalité. Car, comme nous l’avons vu, Zervan était le père des jumeaux Ohrmazd et Ahriman, dieux du Bien et du Mal – et les Ténèbres et les Lumières, en Chine comme dans l’Inde, symbolisent les modalités non manifestées et manifestées de la réalité ultime. », p. 137. 418 Baudelaire, « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, pp. 83-84. C’est nous qui soulignons. Margaret Gilman remarque une chose très intéressante : au contraire de Baudelaire, pour Sainte-Beuve Emma Bovary est surtout femme, voir « Two Critics and an Author: Madame Bovary judged by Sainte-Beuve and by Baudelaire », in The French Review, vol. XV, n° 2, December 1941, pp. 142-143. 156 miroirs déformants où se reflète non pas une personne sincère mais un comédien zélé qui fait des concessions au goût du public vulgaire, un montreur de marionnettes qui parfois est trompé grossièrement par ses poupées. Une telle compréhension de la manière dont une œuvre prend naissance, dans la conscience d’un écrivain écartelé entre la pression sociale et ses démons (imagination, énergie, dandysme, hystérie, qui appellent l’expression), permet au critique Baudelaire de s’identifier à cette conscience productrice et de « définir les raisons qui ont fait se mouvoir l’esprit de l’auteur dans un sens plutôt que dans un autre », de voir clair dans les stratégies de mise en scène de la fiction déjà constituée en livre, c’est-à-dire dans les stratégies de séduction du public, que le romancier applique419. L’œuvre, produit de cette activité créatrice qui actualise des virtualités infinies, peut maintenant être abordée par le critique dans l’univers de la consommation. Car, et c’est le paradoxe qui fait la vitalité du grand art, née de la dialectique du déterminisme historique et de la « fiction », l’œuvre n’a de sens que dans la mesure où, une fois créée par le montreur de marionnettes, elle s’intègre de nouveau dans la réalité de la « possession ». Baudelaire analyse avec sagacité les raisons de l’étonnant succès du livre et rejette les hypothèses inacceptables : Ne disons donc pas, comme tant d’autres l’affirment avec une légère et inconsciente mauvaise humeur, que le livre a dû son immense faveur au procès et à l’acquittement. Le livre, non tourmenté, aurait obtenu la même curiosité, il aurait crée le même étonnement, la même agitation.420 Une fois comprises les intentions créatrices de Flaubert et les enjeux sociaux de sa pensée littéraire, le problème de la moralité ou de l’immoralité de Madame Bovary peut se poser en termes très clairs. Si les lecteurs, par les pressions multiples exercées sur l’auteur réclament une telle œuvre, alors qu’ils assument la responsabilité d’y projeter chacun un sens et une moralité personnels : Plusieurs critiques avaient dit : cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d’expliquer la fable et de diriger l’intelligence du lecteur ? En d’autres termes, où est le réquisitoire ? Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! – Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations 419 La dernière citation se trouve dans les ŒC II, p. 79. Mentionnons aussi un passage d’une lettre de Gustave Flaubert à Baudelaire, du 21 octobre 1857, pour démontrer à quel point celui-ci s’est identifié à ce que Georges Poulet nomme « conscience structurante » (dans son livre sur La Conscience critique) : « Votre article m’a fait le plus grand plaisir. Vous êtes entré dans les arcanes de l’œuvre, comme si ma cervelle était la vôtre. Cela est compris et senti à fond. Si vous trouvez mon livre suggestif, ce que vous avez écrit dessus ne l’est pas moins. », Lettres à Baudelaire, Publiées par Claude Pichois avec la collaboration de Vincenette Pichois, Neuchâtel, À La Baconnière, « Langages », 1973, p. 153. 420 Baudelaire, « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, p. 77. 157 de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion.421 Le plus important parmi ces critiques est bien sûr Sainte-Beuve qui, tout en prisant la netteté et la fraîcheur de la description flaubertienne, blâme le choix que le romancier fait de l’impassibilité éthique. Selon le grand critique, le bien est trop absent de Madame Bovary, vu qu’aucun personnage ne le représente. Flaubert n’a ménagé aucun ami au lecteur, aucun guide idéologique à travers le labyrinthe du roman. Ceci ne veut pas dire que le texte flaubertien soit dépourvu de toute portée éthique : « Le livre, certes, a une moralité : l’auteur ne l’a pas cherchée, mais il ne tient qu’au lecteur de la tirer, et même terrible. Cependant, l’office de l’art est-il de ne vouloir pas consoler, de ne vouloir admettre aucun élément de clémence et de douceur, sous couleur d’être plus vrai ? »422 Le passage cité du texte de Baudelaire constitue une réponse aux questions posées par Sainte-Beuve dans son article. Oui, l’œuvre d’art ne doit pas forcément être consolante, l’œuvre d’art doit être belle, et cette beauté suffira « à toutes les postulations de la morale ». Puisque de toute manière chaque œuvre d’art est comme une sorte de « conclusion » que l’artiste tire sur le monde, il sera assez facile pour le lecteur de « tirer les conclusions de la conclusion »423. Si l’on est familiarisés avec la manière dont Baudelaire dissèque la psyché du créateur et le ventre de l’œuvre d’art, regardons maintenant le deuxième volet du diptyque, et voyons comment le critique construit son argumentation. Il faut pénétrer dans les arcanes (= didascalies) de son discours théâtral, pervers, ensorcelant, semblable à ceux d’Eugène Delacroix et de Poe. La comparaison avec Sainte-Beuve est encore une fois révélatrice : les causeries du grand critique, malgré leur style parfois un peu badin, sont construites conformément à tous les principes de la tradition rhétorique classique, tandis que dans l’essai de Baudelaire, forme en mouvement mais non moins rhétorique, fonctionne une technique que l’on pourrait appeler des fils entrelacés, par lesquels le critique tire plusieurs marionnettes : une idée lancée au début est reprise et développée après trois pages, etc., etc. – Cette technique est de temps en temps la nôtre aussi ! – Et la responsabilité de démêler ces fils de couleurs diverses revient toujours à l’« hypocrite lecteur ». Par un artifice de fausse modestie, le comédien Baudelaire se démarque, dès le début de son texte, des lectures antérieures du roman de Flaubert : Des artistes nombreux, et quelques-uns des plus fins et des plus accrédités ont illustré et enguirlandé son excellent livre. Il ne reste donc plus à la critique qu’à indiquer quelques points 421 Ibidem, pp. 81-82. Sainte-Beuve, art. cit., p. 347. 423 Un article de John E. Gale, « Sainte-Beuve and Baudelaire on Madame Bovary », in The French Review, vol. 41, n° 1, October 1967, pp. 30-37, souligne, en se référant au passage baudelairien commenté ici, que « there can be no doubt that Sainte-Beuve is under attack » (p. 31). 422 158 de vue oubliés, et qu’à insister un peu plus vivement sur des traits et des lumières qui n’ont pas été, selon moi, suffisamment vantés et commentés.424 La construction incise « selon moi » signale pourtant que Baudelaire a la nette conscience de la singularité de son regard et de sa méthode analytique. Par de petits traits empoisonnés, il prend soin de souligner de temps à autre cette singularité par rapport aux autres : « relisez les pages qui contiennent cet épisode [du pied bot, n. n.], si injustement traité de parasitique », « on dit que madame Bovary est ridicule », « je me bornerai, pour le moment, à remarquer que plusieurs des épisodes les plus importants ont été primitivement ou négligés ou vitupérés par les critiques »425. Un de ces épisodes est, dans l’optique de Baudelaire, celui de l’opération du pied bot d’Hippolyte, tentée par Charles Bovary à l’instigation d’Emma. Tout ce qui se passe autour de ladite opération sert à mettre en évidence l’essence du caractère « romanesque » et viril de Madame Bovary : l’épisode participe de la substance même du roman, sans être aucunement « parasitique ». Poussée par le désir de voir son mari s’intéresser aux progrès de la science et devenir un savant, désirant l’estimer, Emma le pousse à faire cette opération pour laquelle les compétences lui manquent. Après l’échec retentissant qui mène à l’amputation, Madame Bovary se livre tout entière à sa fureur « comme une petite Lady Macbeth accouplée à un capitaine insuffisant »426. La terrible Lady Macbeth de province souffre d’être « la compagne de chaîne de [l’]imbécile qui ne sait pas redresser le pied d’un infirme », au lieu d’être l’épouse d’un roi de l’esprit, d’un vieux savant qui passerait ses nuis à feuilleter des bouquins poussiéreux427. En accordant une telle importance à l’opération ratée, Baudelaire se démarque nettement des critiques contemporains ayant écrit sur Madame Bovary (Cuvillier-Fleury, Armand de Pontmartin, Charles de Mazade, Paulin Limayrac, Nestor Roqueplan, Duranty, E. Texier)428. Dans toutes les occurrences où Baudelaire prend des distances vis-à-vis de ses confrères, le je marquant l’individualisme résonne avec ostentation429. Et cependant le critique prend soin d’étoffer, tel un comédien consommé, la brusquerie du je en se servant, dans la plupart des cas, du pronom personnel de la première personne pluriel. Il ne faut, pour rien au monde, voir le nous de Baudelaire comme un nous auctorial, impersonnel : lieu vague du discours, il est la plupart du 424 ŒC II, p. 76. Ibidem, pp. 82, 84 (les deux dernières citations). C’est nous qui soulignons. 426 Ibidem, pp. 82-83. L’analogon shakespearien, extrêmement osé, montre dans quelle haute estime Baudelaire tenait le personnage de Flaubert. 427 Ibidem, p. 83. 428 Voir les comptes-rendus de ces divers critiques dans Œuvres complètes de Gustave Flaubert, IV, Madame Bovary. Mœurs de province, Paris, Louis Conard, 1902, pp. 527-539. 429 Nous soulignerons la nature satanique du je, en citant un passage de L’essence du rire, ŒC II, p. 531, qui parle d’un homme affalé dont un autre rit : « Il est certain que si l’on veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C’est là le point de départ : moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré. » 425 159 temps rempli de la signification je+vous. Un nous inclusif, accaparant, qui apparaît chaque fois que Baudelaire formule un jugement de valeur sur le roman de Flaubert, et qui oblige les lecteurs, un peu moins « hypocrites » que le critique, d’adhérer à ce jugement de valeur : Et mieux encore, disons, s’il est permis de conjecturer d’après les considérations qui accompagnèrent le jugement, que si les magistrats avaient découvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient néanmoins amnistié, en faveur et en reconnaissance de la BEAUTÉ dont il est revêtu.430 Subtil ou moins subtil, Baudelaire s’adresse au lecteur, il lui pose des questions impératives qui sollicitent une réponse immédiate et concrète. Le texte critique devient une sorte de médiation théâtrale entre l’œuvre et son lecteur, une sorte de didascalie intelligente dans cette leçon à deux acteurs. Comme les lecteurs se sont empressés de jeter des pierres sur Emma Bovary, Baudelaire trouve à propos de leur rappeler que cette femme malheureuse est allée à l’Église dans l’espoir de trouver réconfort et soulagement à ses peines. Mais le curé Bournisien, bien que bienveillant, est resté complètement opaque à ses déchirements et à ses tortures. La question rhétorique de Baudelaire frappe ici au vif l’hypocrisie des lecteurs : Quelle est la femme qui, devant cette insuffisance du curé, n’irait pas, folle amnistiée, plonger sa tête dans les eaux tourbillonnantes de l’adultère, – et quel est celui de nous qui, dans un âge plus naïf et dans des circonstances plus troublées, n’a pas fait forcément connaissance avec le prêtre incompétent ?431 La question de Baudelaire se traduit de la manière suivante : nous sommes tous, vous et moi, tombés au moins une fois dans notre vie sur un prêtre incompétent, – nous sommes tous des pécheurs, c’est pourquoi aucun de nous n’est en droit de jeter la première pierre à la femme adultère. Au contraire, nous ferions mieux de jouir de la beauté formelle du roman de Flaubert, qui fait tout pardonner au romancier. Le public n’est pas du tout ménagé dans l’article de Baudelaire. Quand le critique ne lui pose pas des questions incommodes, il attaque de front presque sans précautions rhétoriques. Défendant Flaubert par des phrases à portée générale, c’est lui-même et ses Fleurs du mal qu’il défend contre l’incompréhension universelle. La Poésie, écrite avec majuscule, dit assez clairement que Baudelaire joue sa propre plaidoirie devant le public, jusqu’à ce que son volume de vers soit pris pour ce qu’il est – une œuvre d’art, non une incitation au crime et à la débauche : 430 « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, p. 77, souligné par nous. Flaubert tranche la question de la moralité de l’art dans une lettre à Louis Bonenfant, du 12.12.1856, cf. Œuvres complètes, Correspondance, Nouvelle édition augmentée, Quatrième série (1854-1861), Paris, Conard, 1927, p. 136 : « La morale dans l’art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai. » 431 « Madame Bovary » par Gustave Flaubert, ŒC II, p. 85. 160 Il est temps qu’un terme soit mis à l’hypocrisie de plus en plus contagieuse, et qu’il soit réputé ridicule pour des hommes et des femmes, pervertis jusqu’à la trivialité, de crier : haro ! sur un malheureux auteur qui a daigné, avec une chasteté de rhéteur, jeter un voile de gloire sur des aventures de tables de nuit, toujours répugnantes et grotesques, quand la Poésie ne les caresse pas de sa clarté de veilleuse opaline.432 L’art de l’inclusion explique la théâtralité ostentatoire de la troisième partie de l’essai, où Baudelaire met Flaubert en dialogue avec un interlocuteur indéterminé, toujours par le truchement d’un nous ambigu, qui peut représenter soit deux ego de l’artiste-comédien (« Madame Bovary, c’est moi ! » / Madame Bovary ce n’est pas moi !) discutant l’un avec l’autre, soit l’auteur en harmonie (apparente, séductrice) avec son public dont il semble suivre les didascalies tout en lui imposant les siennes, soit Baudelaire et Flaubert en polémique avec les idées esthétiques étroites de leur temps : Et aussi, comme nos oreilles ont été harassés ces derniers temps par des bavardages d’école puérils, comme nous avons entendu parler d’un certain procédé littéraire appelé réalisme, – injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie […] non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires, – nous profiterons de la confusion des esprits et de l’ignorance universelle.433 En dehors des hypothèses formulées un peu plus haut, il est clair qu’il y a dans le paragraphe cité une deuxième charge violente contre Sainte-Beuve. Tout au long de l’article que le grand critique consacre à Madame Bovary, Flaubert est traité d’« observateur » impitoyable, de romancier qui prend la science comme modèle absolu de son discours romanesque, de réaliste qui poursuit la « vérité » sans se soucier de l’« idéal » et du « lyrique ». Selon Sainte-Beuve, malgré le style flaubertien qu’il dit priser beaucoup, Madame Bovary serait un roman à lire après avoir entendu au théâtre le dialogue vif d’une comédie d’Alexandre Dumas fils, et avant de lire quelques articles d’Hippolyte Taine. Baudelaire, lui, comprenant la nature complexe du jeu littéraire, est capable d’enlever les masques de l’écrivain, de décrypter les stratégies théâtrales mises en pratique pour la réussite d’une œuvre, de voir que l’apparent réalisme de Flaubert n’est qu’une « gageure » esthétique sous laquelle se cache quelque chose de plus inquiétant. Comme la sixième partie de son essai le prouve, il est capable de suivre les fils secrets qui relient Madame Bovary à La Tentation de Saint Antoine, dont la version intermédiaire vient d’être publiée dans la revue L’Artiste. Son projet primitif, en écrivant l’article sur Madame Bovary était d’établir entre ce roman et Saint 432 Ibidem, p. 84. Ibidem, p. 80. Voir une autre critique du réalisme, dans les mêmes termes, dans le projet d’article Puisque réalisme il y a, ŒC II, pp. 57-59. 433 161 Antoine « des équations et des correspondances » : « Il m’eût été facile de retrouver sous le tissu minutieux de Madame Bovary, les hautes facultés d’ironie et de lyrisme qui illuminent à outrance La Tentation de saint Antoine. »434 La seule différence entre les deux écrits de Flaubert est que dans Saint Antoine « cet homme d’hyperboles » ne s’est pas « déguisé », il s’est exprimé librement, tandis que dans Madame Bovary il a « volontairement voilé » les facultés poétiques dont il est surabondamment doué435. Or, dans Sainte-Beuve, rien de toute la vaste perspective comparatiste de Baudelaire : le critique se concentre sur un seul texte et sur une poétique superficielle, qu’il met en relation avec l’origine sociale de Flaubert (famille de médecins) et avec les débats esthétiques de l’époque. Nous touchons – par cette comparaison avec Sainte-Beuve – un point assez important relatif à la nature du discours critique de Baudelaire, et qui doit être mis en évidence. Au-delà de Madame Bovary, sujet de l’analyse, un lecteur « hypocrite », doué de flair, découvre aisément que le roman flaubertien constitue assez souvent un pré-texte pour l’écriture de textes polémiques. En s’appuyant sur Madame Bovary et sur les problèmes soulevés par le texte, Baudelaire règle ses comptes avec les critiques de son temps (surtout Sainte-Beuve), avec des « préjugés contemporains » (le réalisme, la moralité dans l’art), mais aussi avec le premier romantisme, dont il se dit parfois disciple et dont il affirme apprécier les productions littéraires. George Sand se voit encore une fois mise à l’index, ainsi que Béranger, Musset, Lamartine et Hugo, pêle-mêle : Je n’ai pas besoin, s’est dit le poète, que mon héroïne soit une héroïne. Pourvu qu’elle soit suffisamment jolie, qu’elle ait des nerfs, de l’ambition, une aspiration irréfrénable vers un monde supérieur, elle sera intéressante. Le tour de force, d’ailleurs, sera plus noble, et notre pécheresse aura au moins ce mérite – comparativement fort rare, – de se distinguer des fastueuses bavardes de l’époque qui nous a précédés.436 Il y a plus : par son texte critique, très sage en surface, Baudelaire [je ostentatif] paie ses 434 ŒC II, p. 85. L’expression « homme d’hyperboles » ne se trouve malheureusement pas dans le texte de Baudelaire ; elle appartient à un critique qui s’est occupé des liens spirituels entre les deux écrivains : Timothy A. Unwin, Flaubert et Baudelaire affinités spirituelles et esthétiques, Paris, A. G. Nizet, 1982, p. 37. « Déguisé » et « volontairement voilé » dans Baudelaire, ŒC II, pp. 85, 86. D’ailleurs, Cuvillier-Fleury, en écrivant son article sur Salammbô, souligne que le deuxième roman de Flaubert est simplement l’aboutissement d’une poétique hyperbolique opérante déjà dans Madame Bovary. Tout comme Baudelaire, Fleury rejette l’hypothèse du réalisme de Flaubert, cf. « Salammbô, par M. Gustave Flaubert », Mardi 9 décembre 1862, op. cit., [p. 2, col. 5] : « On l’a accusé de “réalisme”, à propos de Mme Bovary ; il faut s’entendre : l’hyperbole est quelquefois une révolte contre le prosaïsme de la réalité crue. M. Champfleury n’est pas un disciple de Victor Hugo. On reste poète, même en poussant à bout l’emploi des images et l’exagération de la couleur. Une certaine force survit toujours, même dans l’excès. Si on veut dire que M. Flaubert, quand il nous a donné un roman domestique, a copié la vie réelle jusqu’à la platitude et la bassesse, on se trompe : M. Flaubert n’est jamais plat […]. » 436 ŒC II, pp. 80-81. 435 162 dettes de sang envers le substitut Pinard et envers la justice française : l’éloge flamboyant qu’il en fait doit être lu à rebours, c’est-à-dire comme singerie et caricature, moyens dont se servent souvent les bouffons pour saper l’autorité royale et pour rabaisser les puissants au rang de simples mortels soumis au péché. Les hyperboles ronflantes du passage qui va suivre nous attirent l’attention qu’on est en plein discours ironique, que la parodie tire les ficelles derrière la scène littéraire. La majuscule ostentatoire à j(J)ustice, les incises mielleuses, les adjectifs trop bien (ou pas du tout) assortis avec le contexte, tout signale qu’on est au milieu d’une bouffonnerie grotesque et cruelle : Puisque j’ai prononcé ce mot splendide et terrible, la Justice, qu’il me soit permis, – comme aussi bien cela m’est agréable, – de remercier la magistrature française de l’éclatant exemple d’impartialité et de bon goût qu’elle a donné dans cette circonstance. Sollicitée par un zèle aveugle et trop véhément pour la morale, par un esprit qui se trompait de terrain, – placée en face d’un roman, œuvre d’un romancier inconnu la veille, – un roman, et quel roman ! le plus impartial, le plus loyal, – un champ, banal comme tous les champs, flagellé, trempé, comme la nature elle-même, par tous les vents et tous les orages, – la magistrature, dis-je, s’est montrée loyale et impartiale comme le livre qui était poussé devant elle en holocauste.437 Ces charges polémiques théâtrales assurent une double actualité : et celle du livre commenté qui sert de poignard, et celle du discours critique qui se sert de ce poignard. Lieu ambigu, parce que scénique, de toutes les possibilités, des combinaisons les plus mystérieuses (questions de sociologie et de psychologie de la création // problèmes de la réception, débats de philosophie de l’art // vengeances personnelles), le discours critique offre à Baudelaire le loisir et le plaisir satanique de mettre en scène un « entretien infini » et incommode avec les œuvres d’art et avec ses contemporains, avec ses lecteurs et avec lui-même, « un ardent soupir qui roule d’âge en âge et va mourir au bord de l’éternité » du Diable ou de Dieu, eux aussi comme l’artiste, grands montreurs de marionnettes humaines. 3.3. Philibert Rouvière Dans Mon cœur mis à nu, sur un feuillet (n° 73) qui suit la confession sur le pape militaire et le comédien, Baudelaire affirme son intention d’écrire dans cet ouvrage tout un chapitre sur l’acteur. Ce chapitre doit constituer un prolongement des « rêves d’enfance », et analyser de manière complexe le comédien : sa gloire, les ressorts et les secrets de son art, sa situation marginale dans le monde. Baudelaire semble le projeter comme une réponse caustique aux idées d’Ernest Legouvé qui, dans un ouvrage de 1863, La Croix d’honneur et les comédiens, regrettait qu’on n’eût pas décoré Samson, auteur comique, fondateur de La Société des artistes 437 Ibidem, p. 77, « je » souligné par nous. 163 dramatiques et professeur au Conservatoire. Pour Baudelaire, le vrai artiste, « paria », doit rester toujours en dehors des récompenses officielles et ne pas accepter des prix de vertu, qui pourraient nuire à son talent : À propos du comédien et de mes rêves d’enfance, un chapitre sur ce qui constitue, dans l’âme humaine, la vocation du comédien, la gloire du comédien, l’art du comédien et sa situation dans le monde. La théorie de Legouvé. Legouvé est-il un farceur froid, un Swift, qui a essayé si la France pouvait avaler une nouvelle absurdité ? Son choix. Bon, en ce sens que Samson n’est pas un comédien. De la vraie grandeur des parias. Peut-être même, la vertu nuit-elle aux talents des parias.438 Si télégraphiques qu’elles soient, ces quelques phrases montrent toute la profondeur de la réflexion baudelairienne sur l’acteur. Selon le poète, dans « l’âme humaine » il y a une « vocation » de comédien : elle plonge ses racines très loin dans l’enfance, comme nous avons essayé de le montrer pour Baudelaire lui-même. Inutile de dire que le chapitre sur le comédien, comme tant d’autres textes ébauchés, est resté à jamais à l’état de projet ! Cependant, les deux textes sur Philibert Rouvière, publiés en 1855 et 1865, peuvent le remplacer puisque – tout en faisant la biographie spirituelle de ce comédien romantique – Baudelaire fait implicitement des réflexions philosophiques sur sa « vocation », sa « gloire », son « art » et sa « situation dans le monde ». Le choix de Baudelaire d’écrire sur Rouvière a quelques explications qu’il faut mentionner ici avant de faire l’analyse des textes. Tout d’abord, Baudelaire a bien connu Rouvière, puisque les chemins du comédien errant s’entrecroisent avec ceux de Marie Daubrun, au Théâtre-Historique vers 1849-1850439 et à l’Odéon vers 1852. Le poète et le comédien étaient suffisamment intimes pour que le premier demande, le 7 août 1855, que Rouvière intervienne auprès de Vaëz, un des directeurs de l’Odéon, en faveur de Marie Daubrun, qui souhaitait, comme on l’a déjà vu, jouer un rôle dans Maître Favilla de George Sand440. Baudelaire envisage même que Marie Daubrun et Rouvière jouent ensemble les deux rôles principaux d’une des pièces qu’il projetait (L’Ivrogne) : nous y reviendrons. De plus, Baudelaire était un grand admirateur du jeu romantique de Philibert 438 Mon cœur mis à nu, ŒC I, p. 703. Voir aussi Ernest Legouvé, M. Samson et ses élèves, Paris, J. Hetzel et Cie, Éditeurs, « Conférence des matinées littéraires », s. d. [1875]. Dans cette conférence assez agréable sur Samson, Legouvé le loue pour des choses à même de réveiller la haine de Baudelaire : caractère professoral, culte pour la tragédie et respect inébranlable de la Comédie-Française, importance accordée à la diction (au point d’y réduire tout l’art du théâtre), amitié avec Mlle Rachel, etc. Les dernières pages du texte, 37-40, sont consacrées à la grande marotte de Legouvé : la croix d’honneur, que Samson n’a pas pu obtenir, malgré tous les efforts de ses admirateurs, justement parce qu’il était comédien. Il suit un plaidoyer très chaleureux, dans le but de faire décorer les comédiens, comme l’on décore les représentants des autres professions. 439 Cf. Albert Feuillerat, Baudelaire et la Belle aux cheveux d’or, op. cit., pp. 38 (« il [Rouvière, n. n.] a déjà joué avec elle au Théâtre Historique et il estime sa camarade »), 42 (le critique précise la période où Marie Daubrun joue au Théâtre-Historique). 440 Dans la lettre de sollicitation qu’il écrit à George Sand le 14 août 1855, Baudelaire appelle Rouvière « un de [s]es meilleurs amis, un comédien de génie », COR I, p. 320. 164 Rouvière : dans une lettre à Paul de Saint-Victor du 26 septembre 1854, il confesse avoir vu sept fois Les Mousquetaires d’Alexandre Dumas, où le comédien jouait le rôle de Mordaunt441. Le premier article paraît dans Nouvelle galerie des artistes dramatiques vivants, contenant [80] portraits en pied des principaux artistes dramatiques de Paris peints et gravés par Ch. Geoffroy, recueil publié à la fin de 1855 ou au début de 1856. La notice baudelairienne est la soixante-unième ; elle est accompagnée d’une gravure représentant Rouvière dans le rôle d’Hamlet, une épée à la main, après avoir tué Polonius442. Baudelaire fait la biographie spirituelle de Rouvière, en insistant sur certains détails qui ont une influence majeure sur la manière de jouer du comédien. Dès le début de son texte, par un glissement savant entre littérature et théâtre, Baudelaire énonce la qualité principale de Rouvière : Il y a des gens par milliers qui, en littérature, adorent le style coulant, l’art qui s’épanche à l’abandon, presque à l’étourdie, sans méthode, mais sans fureurs et sans cascades. D’autres, – et généralement ce sont des littérateurs, – ne lisent avec plaisir que ce qui demande à être relu. Ils jouissent presque des douleurs de l’auteur. Car ces ouvrages médités, laborieux, tourmentés, contiennent la saveur toujours vive de la volonté qui les enfanta. Ils contiennent la grâce littéraire suprême, qui est l’énergie. Il en est de même de Rouvière ; il a cette grâce suprême, décisive, – l’énergie, l’intensité dans le geste, dans la parole et dans le regard.443 L’énergie comme qualité principale de Rouvière revient encore deux fois au cours du texte. Des défauts dans le jeu peuvent naître de « l’abondance même » de l’« énergie », et Rouvière en a souffert surtout dans sa première jeunesse, avant de les corriger444. Mais « cette énergie soudaine, éruptive » dans le jeu du comédien marque pour tout observateur attentif « quelle intime connexion existait entre lui et la littérature romantique »445. Cependant, Rouvière n’a pas compris dès ses débuts qu’il fallait donner libre cours à l’énergie volcanique qui l’habitait. Il est passé par le Conservatoire, où on lui a enseigné la diction et la gesticulation traditionnelles, et où il a souffert énormément de toutes les contraintes que lui imposait le classicisme dominant. Au théâtre de l’Odéon, il a joué, entre autres, dans Rodogune de Corneille, dans l’Antigone de Sophocle adaptée par Auguste Vacquerie et Paul Meurice (1843), ou dans une tragédie d’Arthur Ponroy, Le Vieux Consul (1844), avant de se cantonner dans le répertoire shakespearien (Le Roi Lear, Hamlet, Macbeth) et romantique. En réalité, avant d’en venir à un répertoire qui lui permît d’employer son énergie, et même avant de faire du théâtre, l’évolution de Rouvière a été assez tortueuse et Baudelaire la retrace 441 COR I, p. 291. Les détails sur la publication, dans les notes de la « Pléiade », ŒC II, p. 1112. 443 Philibert Rouvière, ŒC II, p. 60. 444 Ibidem, p. 63. 445 Ibidem, p. 62. 442 165 avec précision. Né à Nîmes dans une famille de négociants aisés, il a fait toutes ses études et profité des avantages d’une « éducation libérale »446. Comme dans toutes les familles bourgeoises du XIXème siècle, comme chez les Aupick, le jeune homme était destiné à une profession et à un état social qui le mettent à l’abri du besoin et lui assurent une respectabilité sans faille : le notariat. Cependant, comme dans le cas du jeune Charles Baudelaire, une vocation étrangère au monde équilibré de la bourgeoisie a contredit très tôt les plans des parents : Pendant sa première jeunesse, son goût pour le théâtre s’était manifesté avec une ardeur si vivace, que sa mère, qui avait les préjugés d’une piété sévère, lui prédit avec désespoir qu’il monterait sur les planches.447 Tout comme la mère de Rouvière se désespérait à la pensée que son fils serait englouti par le monde vicieux et satanique du théâtre, Madame Aupick se désespère tout au long de sa vie du choix de Charles en faveur de la littérature et de son incapacité à acquérir une respectabilité bourgeoise. Sa piété soupçonneuse lui fait regarder d’un œil sévère Les Fleurs du mal et accepter le châtiment que l’abbé Cardine, un de ses intimes de Honfleur, fait subir au livre de son fils : il le brûle, comme au temps de l’Inquisition448. Malgré les craintes de sa mère, Philibert Rouvière ne s’est pas dirigé tout de suite vers le théâtre. Il a fait un détour assez long par la peinture, est entré à l’atelier de Gros en 1827, a fait des envois au Salon entre 1831 et 1837, avant que « le goût diabolique du théâtre » ne prît « impérativement le dessus »449. Tout en étant comédien, Rouvière a souvent employé ses loisirs à la peinture et il a même réalisé quelques portraits remarquables. Le second texte de Baudelaire, la notice nécrologique intitulée Le Comédien Rouvière, publiée dans La Petite revue le 28 octobre 1865, insiste plus sur l’activité de peintre. En tant que peintre, il était exactement ce qu’il était en tant que comédien : « bizarre, ingénieux et incomplet »450. Baudelaire affirme se souvenir d’une peinture « ultra-romantique », Hamlet contraignant sa mère à regarder le portrait du roi défunt, qui aurait été achetée par les Goncourt451. L’activité de peintre de Philibert Rouvière a une importance capitale pour sa carrière de comédien : elle lui apprend l’agencement savant des couleurs, le dosage subtil des lumières, l’harmonie des costumes et surtout l’art du 446 Ibidem, p. 60. Idem. Pour les rapports entre la piété chrétienne et le théâtre, voir Simone de Reyff, L’Église et le Théâtre. L’exemple de la France au XVIIème siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, « Histoire du Christianisme », 1998. De grands écrits de la littérature chrétienne, bien connus de Baudelaire, prennent une attitude négative par rapport au théâtre : ceux de Tertullien, de Saint Augustin ou du janséniste Nicole. 448 Voir la lettre à Mme Aupick du 1er avril 1861, COR II, p. 141 : « Et enfin il [Cardine, n. n.] n’a même pas compris que le livre partait d’une idée catholique !; mais ceci est une considération d’un autre ordre. » 449 Philibert Rouvière, ŒC II, p. 61. 450 Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 242. 451 Idem. David H. Solkin, « Philibert Rouvière: Édouard Manet’s L’Acteur tragique », in The Burlington Magazine, vol. 117, n° 872, november 1975, p. 707, mentionne d’autres tableaux de Rouvière inspirés d’Hamlet, peints dans les années 1860 : Hamlet dans le cimetière, Hamlet, scène de la comédie, Hamlet et Ophélie, et même un Autoportrait en Hamlet, maintenant perdu. 447 166 maquillage (essentiel dans la poétique baudelairienne). Rouvière « se grime, non pas en miniaturiste et en fat, mais en véritable comédien dans lequel il y a toujours un peintre »452. Le talent pictural dont Philibert Rouvière faisait preuve sur la scène lui attirait l’estime des grands peintres de son époque. Il jouissait de l’admiration d’un autre génie romantique plein d’énergie brûlante : « Comme comédien, Rouvière était très admiré d’Eugène Delacroix. »453 Le Journal de Delacroix mentionne, à la date du 30 janvier 1856, une visite du « bon Rouvière », venu emprunter un tableau, ce qui prouve que les relations entre les deux artistes dataient au moins depuis l’époque de la publication du premier article de Baudelaire454. David H. Solkin montre que les rapports Delacroix-Rouvière ont été plus complexes qu’une admiration du peintre pour le comédien : plus qu’un élève de Gros, Rouvière a été, en peinture, un suiveur et imitateur de Delacroix455. L’influence profonde d’Eugène Delacroix transparaît dans une des trois toiles exposées par Rouvière au Salon de 1831, Scène de la Révolution de 1830, que l’on peut légitimement rapprocher de La Liberté guidant le peuple456. En comparant les deux toiles, on peut mettre en évidence des similarités incontestables qui trahissent chez le futur acteur l’influence du grand peintre romantique : quelques pierres entassées, restes d’une barricade, en bas à droite chez Rouvière et en bas à gauche chez Delacroix ; le drapeau tricolore qui polarise le regard des spectateurs chez les deux peintres ; la fumée qui enveloppe des bâtiments ; une figure masculine renversée au premier plan, à côté de la barricade. Les deux hommes renversés se ressemblent étrangement : ils sont tous les deux vus de profil, ils ont tous les deux une chemise blanche qui laisse voir par son ouverture une poitrine maigre et souffrante. Mais tandis que l’homme de Rouvière est rigide, l’homme de Delacroix semble avoir encore des convulsions et se tordre dans le feu de la lutte. En dehors des similarités incontestables entre les deux toiles, tout les différencie : La Liberté guidant le peuple est beaucoup plus intense et plus théâtrale. Chez Delacroix, le ciel et la fumée des batailles ne font plus qu’une seule masse tourmentée, tandis que chez Rouvière la fumée se découpe sur le ciel, sans transition, sans mélange, sans gradation. Devant la toile d’Eugène Delacroix, on ressent une impression de profondeur et d’immensité ; 452 Philibert Rouvière, ŒC II, p. 64. Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 243. 454 Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, Préface de Hubert Damisch, Introduction et notes par André Joubin (édition revue par Régis Labourdette), Paris, Plon, 1980, p. 568 : « Le bon Rouvière venu dans la journée. Je lui ai prêté le tableau du Grec à cheval de Thomas. » 455 David H. Solkin, art. cit., pp. 705, 707-708, 709. 456 Dans le premier article, Baudelaire mentionne cette toile. Le critique donne comme année d’exposition publique 1830 : « En 1830, il exposa un tableau dont le sujet était emprunté au spectacle émouvant de la révolution de Juillet ; cet ouvrage était, je crois, intitulé La Barricade, et des artistes, élèves de Gros, m’en ont parlé honorablement. », Philibert Rouvière, ŒC II, p. 61. L’année 1831, est donnée, avec plus de précision que chez Baudelaire, par David H. Solkin, art. cit., p. 705 (le titre du tableau de Rouvière y est Scène de barricade). 453 167 devant la toile de Rouvière on sent comme une sorte de compression ou de contrition. La perspective n’est pas vaste, ce qui fait que les révolutionnaires paraissent superposés ; au contraire, Delacroix donne l’impression d’une masse humaine en mouvement, d’un grouillement de passions déchaînées et de force incontrôlable. La construction en pyramide de La Liberté guidant le peuple, la femme demi-nue qui occupe le centre du tableau organisent une lecture qui est forcée – chez Rouvière – de se disperser et d’analyser le tableau par petits bouts. Delacroix a une puissance symbolique, une science des couleurs et une intensité dramatique qui ne sont pas complètement absentes chez Rouvière, où elles ne parviennent cependant pas à une expression saisissante. Figure 5 Rouvière, Scène de la Révolution de 1830, Salon de 1831, image reproduite de http://en.easyart.com/canvas-prints/Philibert-Rouviere/Scene-of-the-1830-Revolution-303915.html Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, Huile sur toile, 260 × 325 cm, Paris, Musée du Louvre, image reproduite de http://lettres.ac-rouen.fr/louvre/romanti/liberte.html Dans ses deux articles, Baudelaire revient à plusieurs reprises sur le rôle qui a rendu Rouvière célèbre : Hamlet. Et quand nous disons « célèbre », nous ne pensons pas seulement à des applaudissements qu’il aurait reçus pour son jeu ardent, mais à quelque chose de plus profond. En vérité, dans l’histoire du romantisme, l’image de Philibert Rouvière est toujours associée à ce rôle. Un poème de Banville, écrit en 1865, et le portrait de Manet intitulé L’Acteur tragique (1866) contribuent à fixer dans la conscience publique l’identification entre Rouvière et Hamlet457. Dès les premières représentations de l’Hamlet d’Alexandre Dumas père et Paul Meurice, données – comme nous l’avons déjà dit – à Saint-Germain-en-Laye en septembre 1846 puis au Théâtre-Historique à partir du 15 décembre 1847, les contemporains de Rouvière ont 457 Dans le poème de Banville, sur vingt strophes, cinq sont consacrées à l’incarnation d’Hamlet et à la passion shakespearienne de Rouvière. Voici une de ces strophes : « Oh ! que Rouvière aima ce tragique poëme / Dont on meurt, et combien c’était un noble jeu, / Quand le peuple naïf, qui l’admire et qui l’aime, / Le voyait se débattre, effaré, sous le Dieu ! », Édition critique, Tome IV, Les Exilés, Améthystes, Les Princesses, op. cit., p. 154. 168 postulé un rapport avec les lithographies d’Eugène Delacroix. Théophile Gautier est le premier à souligner que Rouvière modelait son apparence physique à partir de la série lithographique, relayé par Jules Janin dans un feuilleton du Journal des Débats du 21 septembre 1846458. Dans ses écrits, Baudelaire prend le contre-pied de l’opinion générale, en séparant nettement l’Hamlet de Rouvière de celui de Delacroix et de celui de Goethe. Entre le personnage âpre, violent et turbulent que le grand acteur fait vivre sur la scène, et le personnage « blond et lourd » que Goethe imaginait dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, ou le personnage féminin, délicat, pâle et indécis des peintures et lithographies d’Eugène Delacroix, il n’y a aucun rapport. Chaque artiste crée un nouvel Hamlet, en fonction de sa compréhension de la pièce de Shakespeare, de ses obsessions, de ses goûts esthétiques, des détails qu’il veut accentuer dans la personnalité du prince du Danemark. Baudelaire connaît tout le débat autour du jeu de Rouvière et de la manière étrange dont il a choisi d’incarner Hamlet. Il mentionne, dans le premier article sur le comédien, non seulement le texte de Jules Janin et les feuilletons de Théophile Gautier, publiés dans La Presse ou Le Moniteur, mais aussi une nouvelle de Champfleury, Le Comédien Trianon459. Cette « curieuse étude sous forme de nouvelle », où l’on devine sans aucune peine Rouvière derrière les traits de Trianon, est la seule source « bibliographique » mentionnée dans l’article de 1865460. La majeure partie du Comédien Trianon est consacrée à des considérations de l’acteur sur son propre art et à son jeu dans Hamlet461. Les analogies entre la nouvelle de Champfleury et les deux textes de Baudelaire ne manquent pas. La vision de l’acteur que les deux écrivains proposent est essentiellement romantique : Rouvière-Trianon a une vraie vocation pour le théâtre, il joue avec passion, se voue ardemment à son art et s’implique dans la pièce au point d’assumer complètement la nature du personnage qu’il incarne. C’est un « homme supérieur », qui lutte pour réaliser sa vocation, qui s’efforce d’imposer sa vision d’Hamlet aux spectateurs, et qui doit 458 Cf. David H. Solkin, art. cit., p. 705. Baudelaire connaissait très bien le feuilleton de Jules Janin, qu’il cite en commentant le triomphe de Rouvière : « Ce fut un beau succès auquel assista toute la presse, et l’enthousiasme qu’il excita est constaté par un feuilleton de Jules Janin, de la fin de septembre 1846. », Philibert Rouvière, ŒC II, p. 62. Les commentaires de Gautier sur Rouvière-Hamlet se trouvent dans Portraits contemporains. Littérateurs – peintres – sculpteurs – artistes dramatiques, Paris, Charpentier et Cie, Libraires-Éditeurs, 1874, pp. 431-433 (p. 432 : « Il dessine Hamlet avec son corps comme Delacroix avec son crayon lithographique. ») ; Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans (1858-1859), Genève, Slatkine Reprints, 1968, vol. IV, p. 333 (« Cet acteur, qui a été peintre, comprend admirablement l’extérieur des personnages. Nul ne se grime mieux que lui ; il avait copié à s’y tromper, sur ses vêtements et sa figure, les admirables dessins d’Eugène Delacroix. »). 459 Voir Champfleury, Le Comédien Trianon, in Contes d’automne, Paris, Victor Lecou, Éditeur, 1854, pp. 206-247. 460 Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 243. 461 Champfleury considère aussi, à l’instar de Jules Janin et de Théophile Gautier, que Rouvière s’est inspiré des lithographies de Delacroix pour composer son rôle : « Effectivement, à l’exactitude du costume, à certaines poses, à tout ce qui est extérieur, on reconnaissait un homme nourri de cette immense mélancolie qui a été dessinée sur pierre par le grand maître. La preuve en était dans quelques airs du peintre que le comédien gardait religieusement pendant toute une scène. », ibidem, pp. 206-207. 169 essuyer le refus, le rejet, la violence du public et de ses confrères462. Malgré sa force et malgré certains succès, Rouvière n’en reste pas moins un « paria » : la nouvelle de Champfleury finit sur l’image somme toute conventionnelle du comédien qui va se perdre en province et dont les journaux ne parlent plus du tout ; le génie romantique, oublié de ses contemporains ingrats, se noie dans l’obscurité de l’anonymat. L’image du « paria », en écho au feuillet n° 73 de Mon cœur mis à nu, est présente dans le premier article de Baudelaire aussi. Elle est emblématique de la « situation » du comédien « dans le monde » : Ces succès répétés, mais à des intervalles souvent lointains, ne faisaient cependant pas à l’artiste une position solide et durable ; on eût dit que ses qualités lui nuisaient et que sa manière originale faisait de lui un homme embarrassant. À la Porte-Saint-Martin, où une malheureuse faillite l’empêcha d’accomplir un engagement de trois ans, il créa Masaniello dans Salvator Rosa.463 Champfleury et Baudelaire dépeignent Rouvière comme un être tout-puissant, capable de subjuguer les spectateurs par son jeu. Ses entrées en scène provoquent des effets inoubliables : tous les yeux de la salle s’attachent à lui et ne le quittent plus464. Et c’est par l’exercice d’une volonté sauvage, capable d’opérer de vrais prodiges, que le comédien fait sentir son énergie à la masse des spectateurs. Tout en étant petit, il sait grandir à la scène en hyperbolisant ses mouvements, ses gestes et ses phrases. Dans la Scène II de l’Acte III de la pièce de Shakespeare où les comédiens jouent Le Meurtre de Gonzague devant Gertrude et Claudius, Rouvière parvient aux plus hauts sommets de l’art dramatique : Cette scène, qui dura cinq minutes, montra Trianon non plus élève de Delacroix, mais élève d’un serpent. Il rampait sur le plancher, et son corps s’allongeait comme mû par des anneaux. Dans cette position, l’acteur, qui était petit, paraissait avoir dix pieds ; et encore aujourd’hui je ne suis pas certain que, par la tension des nerfs agités par une volonté suprême, Trianon ne gagnât au moins un pied en grandeur.465 Rouvière a une manière emphatique, théâtrale, de jouer ses rôles, ce qui est surtout visible 462 Ibidem, p. 228. Baudelaire, Philibert Rouvière, ŒC II, pp. 62-63. Salvator Rosa est un drame de Ferdinand Dugué (1851). N’oublions pas que Baudelaire semble avoir voulu écrire un drame intitulé Masaniello, cf. un article de Philippe Berthelot, paru dans La Revue de Paris, 1er juin 1901, ŒC II, p. 1114, commentaires de Claude Pichois. Dans son deuxième article, Baudelaire parle de la fin de la vie de Rouvière : il tombe malade et, comme il est très pauvre, ses amis organisent une vente de ses tableaux. La vente n’a aucun succès, ce qui confirme l’idée que Rouvière est resté toute sa vie un déclassé, ŒC II, p. 242. 464 Baudelaire, ŒC II, p. 63 ; Champfleury, Trianon, op. cit., p. 209. 465 Champfleury, Trianon, p. 209. Baudelaire, Philibert Rouvière, ŒC II, p. 63 : « On peut dire de lui, comme de la Clairon, qui était une toute petite femme, qu’il grandit à la scène ; et c’est la preuve d’un grand talent. » Mlle Clairon (1723-1803), tragédienne connue pour des rôles comme l’Électre de Sophocle et l’Athalie de Racine. Elle a milité pour l’amélioration du statut social des comédiens et pour des changements dans ce qui n’était pas encore à l’époque « mise en scène ». 463 170 dans sa diction « mordante, accentuée, poussée par une emphase nécessaire ou brisée par une trivialité inévitable », qui « enchaîne irrésistiblement l’attention »466. Au tout début de sa nouvelle, Champfleury écrit quelques phrases extrêmement pénétrantes sur la diction romantique de Trianon. Le comédien prononce parfois des vers selon toutes les règles de la diction classique : il est sobre, clair, mesuré, équilibré, mais ce n’est que pour mieux pouvoir pousser ensuite une sorte de rugissement léonin, de cri bestial, où les paroles sont complètement broyées. Ce système lui réussissait tellement bien que personne n’eût pu « rendre plus dramatiquement la pensée de l’auteur », c’est-à-dire de Shakespeare467. Baudelaire se montre très sensible à la force des paroles de Rouvière : en parlant d’une scène des Mousquetaires, il souligne qu’une réplique – banale dans la bouche de n’importe quel autre comédien – traversait « l’âme comme une épée », ce qui peut constituer une allusion aux mots-poignards d’Hamlet468. Le jeu de Rouvière est hyperbolique, alternant des moments d’expansion infinie et des moments de concentration ardente. C’est un jeu qui réussit, dans une sorte de synthèse alchimique, à concilier les extrêmes, tout en évoquant l’art des grands comédiens du passé : « Il a des pétulances terribles, des aspirations lancées à toute volée, des ardeurs concentrées qui font rêver à tout ce qu’on raconte de Kean et de Lekain. »469 La comparaison que Baudelaire fait – par le truchement de la rêverie – entre Rouvière et les deux autres acteurs égale son contemporain à des noms parmi les plus importants de l’histoire du théâtre au XVIIIème-XIXème siècles. Lekain (1729-1778), bien que sociétaire de la Comédie-Française, était partisan du naturel dans la déclamation et de la vérité dans la mise en scène, comme sa contemporaine la Clairon. Edmund Kean (1787-1833) est resté célèbre pour sa manière très expressive d’incarner des personnages shakespeariens : il a commencé la série par le rôle de Shylock, joué en 1814 au Drury Lane Theatre de Londres, et il l’a finie par le rôle d’Othello, joué au Covent Garden Theatre en 1833. Pendant deux décennies, Edmund Kean a brillamment incarné Richard III, Hamlet, Iago et Macbeth, ce qui en a fait le plus grand tragédien anglais de son temps470. Il s’est 466 Baudelaire, Philibert Rouvière, ŒC II, p. 63. Dans la nouvelle de Champfleury, des termes semblables réapparaissent dans des critiques auxquelles le comédien Trianon doit faire face : « L’opinion générale tourna contre le comédien ; il était, disait-on, déclamatoire, emphatique, trivial, névralgique ; on alla même jusqu’au mot saltimbanque. », op. cit., p. 211. 467 Champfleury, op. cit., p. 206. Des critiques peuvent regarder d’un œil malveillant ces exagérations théâtrales : « many critics felt that the actor had carried his histrionics to an extreme », David H. Solkin, art. cit., p. 705. 468 Baudelaire, Philibert Rouvière, ŒC II, p. 64. L’insistance de Baudelaire sur les armes tranchantes, qu’on a pu constater à maintes reprises, se rapporte à la signification étymologique de son patronyme, que le poète connaissait bien : baldelaire, baudelaire, badelaire = (selon Pierre Larousse) « sabre droit dont la lame courte et à deux tranchants était recourbée et élargie à la pointe », cf. Claude Pichois et Jean Ziegler, Charles Baudelaire, op. cit., p. 20. 469 Philibert Rouvière, ŒC II, p. 63. 470 N’oublions pas qu’avant de voir – à Paris en 1827 – Kemble et Miss Smithson jouer dans Hamlet, Delacroix avait vu à Londres Edmund Kean incarner le prince du Danemark, en 1825. Il avait été profondément marqué par le visage élégant et pâle de l’acteur, qui hante toutes les traductions plastiques que le peintre a essayé de donner de la pièce shakespearienne. Voir Helen Phelps Bailey, Hamlet in France, op. cit., p. 62. 171 imposé sur la scène malgré sa petite taille, par la compréhension nuancée des rôles, par l’expressivité du visage et par une diction étrange qui rendait bien la complexité de sentiments des pièces shakespeariennes. Tout comme l’alternance de phrases clairement prononcées et de rugissements, l’alternance d’expansion et de concentration – qui fait rêver à Kean et Lekain – constitue l’attrait suprême du jeu de Rouvière. Grâce à (ou malgré) sa prestation hyperbolique, le comédien parvient presque toujours à transmettre aux spectateurs la vérité sur le personnage qu’il incarne. Champfleury souligne cet aspect paradoxal de la présence scénique de Rouvière d’une manière qui aura séduit Baudelaire à la lecture du Comédien Trianon : il s’agit de la comparaison avec une marionnette. La fausseté dans laquelle Trianon tombait parfois faisait mieux ressortir un geste de génie qui suivait, ou une expression saisissante de la passion : Quoique exagérés, les mouvements de Trianon étaient vrais ; s’il tombait parfois dans le faux, cela ne servait mieux qu’à faire ressortir un geste de génie qui suivait. Ainsi, il se laissait aller à des mouvements de marionnette dont les fils sont trop longs pour, une seconde après, faire éclater la passion dans ce qu’elle a d’amer et de saignant.471 Figure 6 Édouard Manet, L’Acteur tragique. Rouvière en Hamlet (1866), Huile sur toile, 187.2 × 108.1 cm, Washington, National Gallery of Art, image reproduite de http://www.nga.gov/collection/gallery/gg90/gg9045595.0-lit.html En ce qui concerne les préparatifs préliminaires de l’acteur pour ses rôles sublimes, ils sont décrits presque de la même manière par Baudelaire et Champfleury. Chez ce dernier, Trianon commence à étudier un rôle dans sa chambre, ensuite il le répète dans la rue et partout où il va. 471 Champfleury, Trianon, op. cit., p. 207. 172 Son but, c’est d’entrer le plus avant possible dans la peau de son personnage. Pour se rendre compte à quel point l’identification est réussie, il faut se regarder dans un miroir. Trianon y étudie sa démarche, ses gestes, son masque : s’il est content, cela veut dire qu’il comprend bien son rôle et qu’il pourra le jouer sur la scène. Chez Baudelaire, Rouvière se nourrit de son rôle et transforme sa personnalité en fonction de la personnalité fictive qu’il doit assumer jusqu’au bout pendant toute la durée du spectacle. L’acteur utilise le miroir tout autant que le dandy : avant d’entrer en scène, un coup d’œil à son reflet lui dit si son « imitation » sera réussie ou non. Mais Baudelaire se différencie de Champfleury par une perspective plus mystique. L’analogie entre le travail de l’acteur et le « magnétisme » ou les opérations « magiques » rend compte de la force toute spirituelle qui peut se dégager d’une pièce de théâtre : Et quand le grand acteur, nourri de son rôle, habillé, grimé, se trouve en face de son miroir, horrible ou charmant, séduisant ou répulsif, et qu’il y contemple cette nouvelle personnalité qui doit devenir la sienne pendant quelques heures, il tire de cette analyse un nouveau parachèvement, une espèce de magnétisme de récurrence. Alors l’opération magique est terminée, le miracle de l’objectivité est accompli, et l’artiste peut prononcer son Eurêka. Type d’amour ou d’horreur, il peut entrer en scène.472 Avant de conclure, il faut signaler qu’entre les deux articles que Baudelaire consacre à Rouvière, il y a, malgré la convergence des thèmes, une différence de style assez nette. Dans le premier, le style est fougueux, romantique, lyrique, tandis que dans le second, Baudelaire est devenu plus sec, plus lapidaire, plus concentré, peut-être un peu plus critique : en 1865, le poète se propose d’offrir aux lecteurs une « appréciation raisonnée » du talent de Rouvière, dans lequel entre une bonne dose « d’exagération nerveuse »473. Dans le deuxième article, Baudelaire insiste sur l’apparence physique de Rouvière et sur quelques petites bizarreries de sa vie : épris d’aventures, il a suivi des saltimbanques dans leurs errances, pour étudier leurs mœurs, leur pratiques et leurs rapports avec le reste de la société (comme le quatrième enfant des Vocations !). La conversation du comédien séduit Baudelaire, comme la conversation d’Eugène Delacroix : « Physiquement, Rouvière était un petit moricaud nerveux, ayant gardé jusqu’à la fin l’accent du Midi, et montrant dans la conversation des finesses inattendues… »474 De même que pour Delacroix, la force de ce petit homme au teint basané vient de la tension des nerfs et de la concentration de la volonté, une volonté de fer, capable de se projeter à distance et de faire sentir 472 Baudelaire, Philibert Rouvière, ŒC II, p. 65. Le « miracle de l’objectivité » dont il est question ici, est le même que celui qui a lieu dans le cas de Flaubert : le comédien ou le romancier jouent parfaitement leurs personnages, mais on sait toujours que derrière il y a quelqu’un d’autre. 473 Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 241. 474 Ibidem, p. 242. 173 aux spectateurs son intensité475. Une hypothèse assez plausible, c’est que Baudelaire peint en Rouvière le comédien qu’il aurait pu être s’il avait réussi à pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes le désir du petit Charles de monter sur les planches pour subjuguer ses semblables par la force d’un jeu théâtral. Rouvière fait éclater sur la scène des choses que Baudelaire est obligé de déplacer sur certains aspects de sa vie ou dans beaucoup de passages de son œuvre : goût de l’hyperbole et de la théâtralité, mouvements de marionnette, passion shakespearienne, projection de la volonté à distance par l’agencement savant des mots et par une diction étrange. Le pouvoir de l’artiste comédien, analysé dans les cas de Flaubert, Delacroix et Rouvière, nous a emmené encore plus loin dans l’exploration de l’homme Baudelaire, à travers quelques « curiosités esthétiques » qui anticipent la critique d’identification. Tout au long de ce deuxième chapitre de la première partie, il nous a semblé nécessaire d’analyser les « répondants allégoriques » de Baudelaire, qui sont tous intimement liés au théâtre, qu’il s’agisse du comédien et de la comédienne, du marionnettiste et de la marionnette, du bouffon, de la danseuse, de la prostituée, d’Hamlet, ou des nombreux artistes qui fournissent la matière de ses diverses études critiques. Autour de ces figures emblématiques de l’imaginaire baudelairien, se tisse une profonde méditation sur les rapports de pouvoir qui s’avèrent être à la base de n’importe quel acte artistique authentique. Baudelaire voit ainsi l’artiste comme une sorte de surhomme nietzschéen avant la lettre, qui – par de savantes stratégies de mise en scène – doit parvenir à dompter son public, à le soumettre et à lui imposer sa vision du monde. Aussi habile que le Diable (ou que Dieu) qui tient les fils mettant les êtres humains en mouvement, l’artiste manie ses créations imaginaires et les marionnettes du public à l’instar du savant Marionnettiste qui trône sur le théâtre du monde. Il ne reste plus maintenant qu’à nous tourner vers l’œuvre, vers ces textes qui mettent encore plus en scène l’être hyperbolique cher au poète-comédien. Fidèle à la démarche annoncée, nous sommes parti de l’homme qui s’est montré dans toute sa complexité hyperbolique : il est temps maintenant d’aborder la « théâtralité de l’œuvre ». 475 Voir Baudelaire, Philibert Rouvière, ŒC II, p. 63 : « Et bien que l’intensité du jeu et la projection redoutable de la volonté tiennent la plus grande part dans cette séduction, tout ce miracle s’accomplit sans effort. » 174 III. Théâtralité de l’œuvre : le texte peu visible 1. Réflexions sur la poésie hyperbolique Nous avons, dans ce qui précède, essayé d’analyser quelques aspects de la théâtralité baudelairienne, surtout par rapport à la vie du poète (l’« hallucination » enfantine du « pape militaire » et du « comédien », l’obsession des marionnettes, l’identification à la figure symbolique du bouffon, l’éros « théâtral », le dialogue avec Hamlet, etc.). Dans l’œuvre critique de Baudelaire, nous avons cherché d’identifier des échos de cette théâtralité existentielle, qui sont audibles à travers l’hyperbole. L’« homme hyperbolique » qu’est Baudelaire se sent attiré notamment par des artistes qui, dans leurs œuvres, font un usage presque immodéré de cette figure de style ou de ses correspondants. Mais il y a plus que cela : Baudelaire bâtit toute une esthétique et toute une rhétorique très personnelles autour de l’hyperbole. Il pense de manière radicalement nouvelle l’hyperbole dans l’horizon de la poétique aussi, plus encore qu’il ne la pratique dans sa vie ou qu’il ne la goûte dans les « grandes machines » de Delacroix, dans Salammbô ou dans le jeu de Rouvière. Pour apprécier correctement les enjeux de ce renouveau théorique, il faut revenir à l’article sur Théodore de Banville et à la méthode inspirée de Sainte-Beuve, anticipatrice de la méthode mauronienne, que Baudelaire y emploie. La poésie de Banville, dit Baudelaire, se charge de traduire la « vitalité ardente » de l’« homme hyperbolique » et les « belles heures » de l’existence476. Mais puisque cette poésie répète de manière persistante le mot « lyre » – qui serait une « métaphore obsédante », support d’un « mythe personnel » dans les termes de Charles Mauron –, on peut dire qu’un tel genre de poésie est « essentiellement, décidément et volontairement lyrique ». Baudelaire ne s’arrête pas à cette considération simple, mais raffine encore plus ses intuitions. Puisque c’est l’homme (hyperbolique s’entend) qui est le sujet de cette poésie essentiellement lyrique, cela veut dire qu’il existe « une manière lyrique de sentir » : Les hommes les plus disgraciés de la nature, ceux à qui la fortune donne le moins de loisir, ont connu quelquefois ces sortes d’impressions, si riches que l’âme en est comme illuminée, si vives qu’elle en est comme soulevée. Tout l’être intérieur, dans ces merveilleux instants, s’élance en l’air par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute. 476 Le même syntagme apparaît dans le Salon de 1859, V « Religion, histoire, fantaisie », ŒC II, p. 637 : « En un mot, Eugène Delacroix peint surtout l’âme dans ses belles heures. » Or, on a déjà vu le caractère hyperbolique de la peinture de Delacroix… Dans la poésie de Banville, un phénomène similaire se produit : l’hyperbole va main dans la main avec les « belles heures » de l’existence. 175 On retrouve dans cette manière lyrique de sentir ce que nous avons dit dans le sous-chapitre consacré à L’homme hyperbolique à propos de l’au-delà des états habituels de la conscience, l’excès, l’extase, l’illumination mystique, le sublime. Cette manière lyrique de sentir a des conséquences précises au niveau de la composition et du discours concret (ici encore, Baudelaire appuie sa démarche analytique sur un déterminisme complexe homme → œuvre). Il s’agit d’une atmosphère et d’un décor lyriques, d’une manière lyrique de s’exprimer, décrits par le critique avec beaucoup de concision : Il existe donc aussi nécessairement une manière lyrique de parler, et un monde lyrique, une atmosphère lyrique, des paysages, des hommes, des femmes, des animaux qui tous participent du caractère affectionné par la Lyre.477 La manière lyrique de parler, employée pour décrire le monde lyrique (paysages, hommes, femmes, animaux) et pour faire sentir l’atmosphère lyrique a quelques traits bien posés par Baudelaire : Tout d’abord constatons que l’hyperbole et l’apostrophe sont des formes de langage qui lui sont non-seulement des plus agréables, mais aussi des plus nécessaires, puisque ces formes dérivent naturellement d’un état exagéré de la vitalité. Ensuite, nous observons que tout mode lyrique de notre âme nous contraint à considérer les choses non pas sous leur aspect particulier, exceptionnel, mais dans les traits principaux, généraux, universels. […] L’âme lyrique fait des enjambées vastes comme des synthèses ; l’esprit du romancier se délecte dans l’analyse. C’est cette considération qui sert à nous expliquer quelle commodité et quelle beauté le poète trouve dans les mythologies et dans les allégories. La mythologie est un dictionnaire d’hiéroglyphes vivants, hiéroglyphes connus de tout le monde. Ici, le paysage est revêtu, comme les figures, d’une magie hyperbolique ; il devient décor.478 Comme la manière lyrique de parler « dérive naturellement d’un état exagéré de la vitalité », elle préfère toujours les figures de style qui peuvent concrétiser dans le texte les émotions, les pensées poussées à outrance. Le critique en mentionne deux, très importantes à ses yeux, l’hyperbole et l’apostrophe479. Trope d’une grande complexité, l’apostrophe est en premier lieu une figure d’adresse. Dans la 477 Les citations laissées sans références, dans Théodore de Banville, ŒC II, p. 164. Voici la femme lyrique, ibidem, p. 165 : « La femme est non seulement un être d’une beauté suprême, comparable à celle d’Ève ou de Vénus ; non seulement pour exprimer la beauté de ses yeux, le poète empruntera des comparaisons à tous les objets limpides, éclatants, transparents, à tous les meilleurs réflecteurs et à toutes les plus belles cristallisations de la nature […], mais encore faudra-t-il doter la femme d’un genre de beauté tel que l’esprit ne peut le concevoir que comme existant dans un monde supérieur. » 478 Ibidem, pp. 164-165, souligné par nous. 479 L’apostrophe reste intrinsèquement liée au lyrisme pour les critiques modernes aussi. Ainsi, Jonathan Culler dans l’article « Apostrophe », in Diacritics, Vol. 7, n° 4, Winter 1977, affirme qu’il existe « two forces in poetry, the narrative and the apostrophic » et que « the lyric is characteristically the triumph of the apostrophic », p. 66. 176 rhétorique classique elle désignait le mouvement par lequel l’orateur, au milieu de son discours, se détournait de son public pour s’adresser à une personne ou un objet quelconques480. Au cours de l’histoire de la littérature et de la rhétorique, on a tout apostrophé : êtres vivants, animaux, éléments (feu, air, terre, eaux), objets inanimés, œuvres d’art, etc., mais la fonction principale de l’apostrophe est toujours restée d’entamer un dialogue, d’établir un contact concret entre celui qui parle et celui qui (n’)écoute (pas). L’apostrophe est une figure de contact entre l’écrivain et son public, réel ou virtuel, une voix qui essaie de se faire entendre derrière l’écriture – même si elle n’y parvient pas toujours : « apostrophe does indeed represent something which discourse cannot comfortably assimilate: not voice as such, however, but what I shall call the passing of the voice, its want or lack, even its sudden removal »481. L’homme supérieur, le poète, vit intensément une chose qu’il veut communiquer à ses lecteurs : il recourt naturellement à l’apostrophe qui lui permet d’établir les liens entre son vécu et son public. L’hyperbole, quant à elle, sert à mettre en évidence tout ce qui, autrement, dans un discours, resterait gris, sans lumière et sans couleur particulières. Elle grossit ou rapetisse, exagérant toujours pour mieux faire voir. Elle surenchérit, surajoute, surprend. Elle s’insinue dans toutes les autres figures de style, leur conférant une vie plus intense et une énergie explosive. Laurent Perrin, dans L’Ironie mise en trope. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques, esquisse une théorie des tropes assez originale. Pour le théoricien, à la base des énoncés tropiques il n’y a que deux types de procédés : les procédés ironiques et les procédés non ironiques. Perrin érige l’hyperbole – au détriment de la métaphore – en figure emblématique de tous les procédés tropiques non ironiques482. La phrase de Baudelaire nous apprend aussi une chose capitale : l’apostrophe et l’hyperbole ne sont pas seulement agréables à la manière lyrique de parler, elle lui sont absolument nécessaires, constitutives, inhérentes. Le statut privilégié des deux figures peut s’expliquer par 480 Cf. Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, op. cit., p. 123. Le détournement est évident dans Hymne, poème envoyé à Madame Sabatier dans une lettre du 8 mai 1854, COR I, pp. 275-277, et remanié pour Les Épaves : quatre strophes sont écrites à la troisième personne du singulier pour glorifier la beauté et le salut par une femme, et une strophe contient une adresse directe à l’« amour » (sentiment ou femme) que le poète voudrait pouvoir présentifier, visualiser, ce qui fait glisser le poème à la deuxième personne du singulier, et aussi en pleine théâtralité : « Comment, amour incorruptible, / T’exprimer avec vérité ? / Grain de musc qui gis, invisible, / Au fond de mon éternité ! » 481 J. Douglas Kneale, « Romantic Aversions: Apostrophe Reconsidered », in English Literary History, vol. 58, n° 1, Spring 1991, p. 142. J. Douglas Kneale s’oppose à Jonathan Culler dans sa conception de l’apostrophe. Pour Culler, art. cit., l’apostrophe est embarrassante à la fois pour l’auteur et pour le lecteur, parce que le texte écrit a une hostilité innée pour la voix, de là une tendance générale à transformer l’apostrophe en description. Pour J. Douglas Kneale, il n’y a pas d’hostilité innée pour la voix, mais seulement une difficulté à assimiler confortablement le « passage » de cette voix. 482 Laurent Perrin, L’Ironie mise en trope. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques, Paris, Éditions Kimé, 1996. Nous pensons quand même, et nous essayerons de le montrer par la suite, que l’hyperbole et l’ironie sont intimement liées. 177 un trait commun : l’hyperbole et l’apostrophe sont des figures qui frappent, qui font saillie dans la nappe unie du discours, qui violentent le lecteur. L’apostrophe – par la force implicite dans l’adresse même, qu’elle soit ou non dirigée vers le lecteur – oblige celui-ci à s’ouvrir au texte, à donner des réponses aux questions qui lui sont posées, à entrer en dialogue avec l’écrivain à travers le poème ou l’article de critique. L’hyperbole – par la force implicite dans l’exagération qu’elle contient inévitablement – fait violence à l’imagination du lecteur, l’obligeant à envisager les choses autrement qu’il l’aurait fait en présence d’un discours métaphorique ou métonymique. Ensuite, Baudelaire nous fait remarquer que le lyrisme ne s’intéresse pas au particulier, à l’individuel, mais toujours au général et à l’universel : il serait peut-être important de mentionner que la plupart des théoriciens romantiques, dont Schelling, Hegel, Victor Hugo, assignent au drame, et non pas au lyrisme, ces quelques qualités (généralité, universalité)483. Si le discours romanesque se délecte dans l’analyse, le discours lyrique aime la synthèse, et c’est ce qui lui fait préférer les mythologies et les allégories à toute autre forme culturelle. La dernière phrase de notre citation commence par un « ici » assez vague qui ne permet pas de trancher sur le sens précis de l’affirmation suivante de Baudelaire. Les figures et le paysage sont revêtus « d’une magie hyperbolique » ; ce paysage devient décor, c’est-à-dire élément d’un espace déjà connoté culturellement. Le caractère naturel du paysage se perd au profit de son caractère artificiel : nous le devinons déjà intégré dans une scène de théâtre, en toile de fond, ou bien dans une peinture à sujet mythologique ou allégorique, où il sert de décor. Mais est-ce que l’« ici » de Baudelaire fait référence à la fois aux mythologies et aux allégories ? L’allégorie et la mythologie, où l’hyperbole peut fonctionner à loisir, relèvent d’une dimension toute idéale de la poésie. Qu’est-ce qui se passe quand la poésie laisse de côté la manière lyrique de sentir et de parler, et descend dans le réel le plus banal ou le plus atroce ? Estce qu’elle y descend jamais ? Oui, le poète lyrique sait descendre dans le réel, mais il trouve là un nouvel aliment fort pour ses vers, une nouvelle pâture pour son imagination débridée, une nouvelle source d’émerveillements : Mais si vraiment ! le poète sait descendre dans la vie ; mais croyez que s’il y consent, ce n’est pas sans but, et qu’il saura tirer profit de son voyage. De la laideur et de la sottise il fera naître un nouveau genre d’enchantements. Mais ici encore sa bouffonnerie conservera quelque chose d’hyperbolique ; l’excès en détruira l’amertume, et la satire, par un miracle résultant de la nature même du poète, se déchargera de toute sa haine dans une explosion de gaieté, innocente à force d’être carnavalesque.484 483 Cf. Gérard Genette, Introduction à l’architexte, op. cit., passim. Voir par exemple dans ce sens la Préface de Cromwell (1827). 484 Baudelaire, Théodore de Banville, ŒC II, p. 167. 178 Le poète entre donc en contact avec la laideur et la sottise réelles, à partir desquelles il fabrique un nouveau genre d’enchantements, une poésie véritablement révolutionnaire. Il ne pourrait cependant pas y réussir sans s’appuyer encore une fois sur une bouffonnerie qui garde quelque chose d’hyperbolique et qui convertit l’amertume et la satire en une explosion de joie innocentée par le carnavalesque. Il est évident que, en bâtissant toute une théorie de l’« homme hyperbolique » doué d’une manière lyrique de sentir, ainsi qu’une théorie du discours lyrique alliant inspiration idéalisante et spleenétique sous le signe de l’hyperbole et de l’apostrophe, Baudelaire fait plus que présenter à ses lecteurs de 1861 la poésie de Banville. Comme très souvent dans son activité critique – nous ne dirons pas comme toujours – Baudelaire convertit en manifeste esthétique et en confession un article qui aurait dû être une simple et honnête présentation d’un de ses contemporains. Il est séduisant et parfaitement légitime de croire que Baudelaire projette sur les auteurs et les textes qu’il analyse sa propre conception du poète et de la poésie lyrique, ainsi que ses obsessions et ses mythes personnels485. Nous aimerions lancer – avant de passer plus loin – encore une hypothèse sur l’hyperbole baudelairienne, amenée par les possibles identifications entre sa poétique et celle de Banville. Chez Baudelaire, le questionnement sur cette figure de style naît du fait que sa « vitalité » ellemême est hyperbolique, mais la nature propre des réponses qu’il donne et se donne en matière d’esthétique influence sa pratique d’une hyperbole existentielle. La vie influence l’art, mais l’art influence encore plus la vie, jusqu’en ses fibres les plus intimes. Tout ce que Baudelaire pense quant à la poésie lyrique (à la poésie de Banville, par exemple), il l’applique ensuite à sa vie, et c’est surtout par la poésie qu’il atteint des points extrêmes de la « vitalité » et qu’il parvient à vivre de « belles heures ». Fort de cette conception patiemment bâtie et souvent pratiquée, Baudelaire la reprend dans un article de 1862, à peu près contemporain donc du Théodore de Banville, consacré aux Misérables de Victor Hugo. Bien qu’il n’ait pas apprécié le livre, il écrit quand même une glorification du 485 Il faut cependant rester prudent à propos de cette projection. Si pour Robert Kopp, dans « Baudelaire entre Banville et Leconte de Lisle », in Cahiers de l’Association internationale des Études françaises, n° 50, mai 1998, pp. 193-207, il y a une parenté nette entre la poétique de Baudelaire et celle de Banville (et de Leconte de Lisle ou Gautier), pour Patrick Labarthe, dans Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., pp. 329-333, les deux poétiques sont marquées par une « divergence » qui devient « flagrante » si l’on compare les hommages en vers que Banville et Baudelaire se sont adressés réciproquement. Jean Pommier quant à lui, faisant une étude à la fois quantitative et qualitative de la poésie de Baudelaire et de celle de Banville, prouve une profonde influence dans les deux sens, cf. le quinzième chapitre « Théodore de Banville », Dans les chemins de Baudelaire, Paris, Librairie José Corti, 1945, pp. 196-230. À la p. 226, en caractérisant l’article qui nous occupe, Jean Pommier le voit aussi comme un manifeste de Baudelaire : « Tout à l’heure, il se châtiait en autrui : ici ne peut-on dire, sinon qu’il s’y loue, du moins qu’il s’y étudie et qu’il s’y caractérise ? » 179 grand poète romantique486. La seule réserve qu’il émet au long du texte vise le but utilitaire que Victor Hugo assignait à l’art, en dehors de cela tout n’étant qu’éloges – assez convenus. Un seul passage retient notre attention parce qu’il rappelle les passages de l’article sur Banville, analysés plus haut : C’est un roman construit en manière de poème, et où chaque personnage n’est exception que par la manière hyperbolique dont il représente une généralité. La manière dont Victor Hugo a conçu et bâti ce roman, et dont il a jeté dans une indéfinissable fusion, pour en faire un nouveau métal corinthien, les riches éléments consacrés généralement à des œuvres spéciales (le sens lyrique, le sens épique, le sens philosophique), confirme une fois de plus la fatalité qui l’entraîna, plus jeune, à transformer l’ancienne ode et l’ancienne tragédie jusqu’au point, c’est-à-dire jusqu’aux poèmes et aux drames que nous connaissons. Donc Mgr Bienvenu, c’est la charité hyperbolique, c’est la foi perpétuelle dans le sacrifice de soi-même, c’est la confiance absolue dans la Charité prise comme le plus parfait moyen d’enseignement.487 Le roman de Hugo n’est pas construit selon les règles du genre épique, mais selon les règles du genre lyrique (« en manière de poème »). Dans Les Misérables, chaque personnage devient « exception » par la « manière hyperbolique » dont il représente une « généralité » : cela permet l’introduction dans la méditation critique de la figure de style chère à Baudelaire. Chaque personnage hugolien touche à l’hyperbole, et surtout Mgr Bienvenu, qui est une parfaite incarnation de la « charité hyperbolique ». D’ailleurs, selon Baudelaire, Victor Hugo fait partie des auteurs naturellement enclins à l’excès, à l’extraordinaire, à l’hyperbolique : « L’excessif, l’immense, sont le domaine naturel de Victor Hugo ; il s’y meut comme dans son atmosphère natale. »488 C’est en ignorant délibérément les contraintes typiques du roman que Victor Hugo peut réaliser une fusion d’éléments qui parlent véritablement à Baudelaire : Les Misérables mélangent « le sens lyrique, le sens épique, le sens philosophique ». Ce mélange puissant rappelle l’« état mixte » de la poésie du XIXème siècle, postulé dans l’article sur Théodore de Banville, comme repoussoir à la poésie de celui-ci : 486 Une lettre à Madame Aupick, du 10 août 1862, COR II, p. 254, qualifie le livre de Hugo d’ « immonde et inepte ». Baudelaire se vante d’avoir montré dans son article qu’il possédait à un haut degré « l’art de mentir ». L’explication de l’animosité de Baudelaire à l’égard des Misérables est donnée par une autre lettre à sa mère, mais antérieure (29 mars 1862). Sur la scène littéraire, Hugo est l’acteur principal, parce qu’il sait flatter les metteurs en scène (bourgeois ou socialistes vertueux le plus souvent), ce qui empêche les figurants qui ont du talent de s’affirmer : « Hugo va publier ses Misérables, roman en dix vol[umes]. Raison de plus pour que mes pauvres volumes, Eureka, Poèmes en prose et Réflexions sur mes contemporains ne soient pas vus. Avoir plus de quarante ans, payer mes dettes et faire fortune par la littérature dans un pays qui n’aime que les vaudevilles et la danse ! quelle atroce destinée ! », COR II, p. 238. 487 « Les Misérables » par Victor Hugo, ŒC II, pp. 220-221. Stephen H. Webb postule une relation entre le vécu religieux (chrétien) et l’hyperbole, cf. Blessed Excess: Religion and the Hyperbolic Imagination, Albany, State University of New York Press, 1993. C’est sans doute une relation de ce genre, dont Baudelaire a eu l’intuition, qui le fait parler de « charité hyperbolique » à propos de Mgr Bienvenu. 488 Victor Hugo, in Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, ŒC II, p. 137. Ailleurs, dans le même article, Baudelaire suppose que les poésies futures de Hugo seront douées « de ce caractère immense, superlatif, dont il sait douer toutes choses », p. 141. 180 En effet, si l’on jette un coup d’œil général sur la poésie contemporaine et sur ses meilleurs représentants, il est facile de voir qu’elle est arrivée à un état mixte, d’une nature très complexe ; le génie plastique, le sens philosophique, l’enthousiasme lyrique, l’esprit humoristique, s’y combinent et s’y mêlent suivant des dosages infiniment variés. La poésie moderne tient à la fois de la peinture, de la musique, de la statuaire, de l’art arabesque, de la philosophie railleuse, de l’esprit analytique, et, si heureusement, si habilement agencée qu’elle soit, elle se présente avec les signes visibles d’une subtilité empruntée à divers arts.489 L’« état mixte » caractérise, au milieu du XIXème siècle, les productions de tous les grands représentants de la poésie moderne : Gautier, Hugo, Leconte de Lisle, Nerval et aussi Baudelaire lui-même. Il ne faut pas oublier qu’il écrit et publie Les Fleurs du mal au moment-charnière où la poésie passe du monosémantisme des néo-classiques et des premiers romantiques vers le plurisémantisme moderne. Elle se charge d’éléments étrangers à sa nature (génie plastique, sens philosophique, esprit humoristique, capacités analytiques) et propose un permanent chassé-croisé de mises en scène différentes. Elle charrie des alluvions étrangères à son essence et se remplit à en craquer de jeux parallèles de mots légers et de choses lourdes. Baudelaire pousse très loin la rêverie sur un « état mixte » de la poésie. Vers la fin du manuscrit des Fusées, il ébauche un projet splendide qui – malheureusement – ne sera pas, encore une fois, réalisé : Concevoir un canevas pour une bouffonnerie lyrique ou féerique, pour une pantomime, et traduire cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une atmosphère anormale et songeuse, – dans l’atmosphère des grands jours. – Que ce soit quelque chose de berçant, – et même de serein dans la passion. – Régions de la Poésie pure.490 Le canevas que Baudelaire a l’intention de concevoir est destiné, dans une première étape, à une « bouffonnerie » ou à une « pantomime », donc au théâtre. Mais la bouffonnerie sera « lyrique ou féerique », c’est-à-dire poétique au plus haut degré. Dans deux étapes successives, le canevas subira des métamorphoses extrêmement intéressantes. Le sujet sera traduit en « un roman sérieux », avant d’être « noyé » dans une atmosphère « anormale et songeuse », dans « l’atmosphère des grands jours ». Le poète obtiendra quelque chose de « berçant » et de « serein dans la passion » : la plongée dans cette atmosphère – qui rappelle les « belles heures » évoquées par Banville – ramène le canevas de Baudelaire dans le monde de la « Poésie pure »491. 489 Théodore de Banville, ŒC II, p. 167. Baudelaire, Fusées, XV, ŒC I, p. 664. 491 Francis S. Heck, dans « Baudelaire’s Une Mort héroïque: A New Interpretation », in Rocky Mountain Review of Language and Literature, vol. 33, n° 4, Autumn 1979, pp. 205-211, met en relation la composition d’Une mort héroïque avec ce passage des Fusées. Heck postule une triple identité : Baudelaire-Prince, Baudelaire-narrateur, Baudelaire-Fancioulle, p. 209. Le poème en prose est lu comme un conflit entre l’Art (Fancioulle) et la Science (le Prince). En s’opposant au Prince comme représentant du positivisme à la Taine, Fancioulle atteint les « régions de la Poésie pure ». 490 181 Tel que le bref passage de Fusées nous le donne à entendre, Baudelaire rêve d’un texte littéraire parfait, à la fois lyrique, épique et dramatique. Le passage de Fusées, corroboré avec les autres considérations baudelairiennes citées dans le présent sous-chapitre, fait surgir la question théorique d’une théâtralité de la poésie. Baudelaire rêve de, et crée une poésie qui tire sa subtilité de moyens empruntés à d’autres arts (notamment la peinture et le théâtre), il conçoit des bouffonneries et des pantomimes qui accèdent à la pureté du vers et de la strophe, il invente un langage littéraire révolutionnaire en théâtralisant le lyrisme. Une poésie qui se pense elle-même comme théâtrale, une poésie qui trahit le fait qu’elle mise sur un ou plusieurs travestissements du « je »492, se voit contrainte de faire appel à toutes les ressources de ce que Baudelaire nomme dans la quatrième esquisse de Préface pour Les Fleurs du mal « rhétorique profonde »493. Une rhétorique qui, par l’hyperbole serait capable de camoufler la violence sous un flux de mots beaux à l’excès, par l’allégorie de mettre en scène la psyché d’un personnage qui deviendrait acteur et assumerait de bon cœur cette condition double, par l’apostrophe de séduire ou de conquérir une lectrice-marionnette indolente, méchante ou méprisante, par la métaphore de prolonger le paysage en décor, et par le jeu des analogies universelles d’assurer la cohérence du discours comme mise en scène494. La théâtralité du poème veut donc dire « rhétorique profonde », mixité, mélange des genres et des voix, didascalies (marques typographiques particulières), allusions à des pièces. Baudelaire pratique un discours littéraire très personnel, où le dramatique poétisé englobe le lyrique théâtralisé, voire l’épique, se mettant ainsi en scène dans un jeu infini de miroirs déformants. Par le théâtre des images et par la mise en scène de son écriture et de sa vie (littéraire, théâtralisée), Baudelaire désire accéder à un texte absolument théâtral, aussi bien qu’à un texte de théâtre absolu, qui soit en même temps surface lisse, polie, et gouffre insondable ; ouverture complète vers l’Autre dans une séduction réciproque et clôture sur une énigme de Sphinx ou sur un secret de Polichinelle ; cri de violence déchaînée et réconciliation avec le monde. 492 Rappelons-nous un beau passage du Baudelaire de Sartre, op. cit., pp. 180-182 : « Il ne tolère en lui aucune spontanéité : sa lucidité la transperce aussitôt et il se met à jouer le sentiment qu’il allait éprouver. Ainsi est-il sûr d’être son maître ; la création vient de lui ; en même temps il est l’objet créé. C’est ce que Baudelaire nomme son tempérament de comédien […]. Il ne travaille que pour ne se devoir qu’à soi : il veut se reprendre, se corriger, comme on corrige un tableau ou un poème ; il veut être à lui-même son propre poème et c’est là sa comédie. » 493 ŒC I, p. 185. 494 Il faut remarquer que, si l’impureté sépare Baudelaire des parnassiens, de Mallarmé ou de Valéry, la rhétorique le sépare, d’une part, bien que les deux poètes adorent l’hyperbole, de Victor Hugo, qui, dans Réponse à un acte d’accusation construit une poétique anti-rhétorique des mots en liberté (« Et sur les bataillons d’alexandrins carrés, / Je fis souffler un vent révolutionnaire. / Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. / Plus de mot sénateur, plus de mot roturier ! / […] / Discours affreux ! – Syllepse, hypallage, litote, / Frémirent ; je montai sur la borne Aristote, / Et je déclarai les mots égaux, libres, majeurs. / […] / Grâce à toi, progrès saint, la Révolution / Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix, dans le livre ; / […] / Elle prend par la main la Liberté, sa sœur, / Et la fait dans tout homme entrer par tous les pores. », in Œuvres complètes. Poésie II, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, pp. 265, 268), et, d’autre part, du Paul Verlaine de L’Art poétique (« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »). 182 2. L’intertexte théâtral dans la poésie baudelairienne Ce qui nous préoccupe maintenant, c’est l’intertexte dans Les Fleurs du mal ou, autrement dit, Les Fleurs du mal entre les textes : les textes entre les Fleurs, le mal entre les textes, les textes derrière les Fleurs, le mal derrière les textes… Par intertextualité, nous entendons ici – dans un sens plus large – tout ce qui permet un échange, non seulement entre des textes littéraires, mais entre les textes littéraires et les autres arts. Un petit exemple illustrera la conception élargie que nous avons de l’intertextualité. Dans Les Phares, les univers plastiques successifs que visite Baudelaire ne sont pas seulement, comme on l’a cru, une source visuelle d’inspiration pour un poète stérile, mais autant d’ouvertures du poème sur les lignes et les couleurs (le rouge et le vert de Delacroix), la beauté des goujats et les grandeurs des Anges et du Christ vengeur, la misère et la souffrance rembrandtiennes et la joie érotique impudente des Rubens, la peinture à l’huile (Léonard de Vinci) et la fresque (Michel-Ange). Le poème se nourrit d’artistes et d’univers spirituels atteints par la folie de l’hyperbolique. Rubens y est dépeint comme « Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer, / Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, / Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ». La contradiction qui régit la composition de ces trois vers nous apparaît comme une condition de l’hyperbole : Rubens est à proprement parler une orgie de « chair fraîche » d’où l’amour est exclu, mais où la vie « afflue » néanmoins avec une force extraordinaire, qui est celle-là même des éléments de la nature, de ce que Bachelard appelle principes essentiels, ici l’air et l’eau de la mer. Mais Baudelaire use d’une double hyperbole : la première passe à travers une contradiction, la seconde passe par une métaphore. En ne désignant pas Rubens de manière directe, mais comme « oreiller de chair fraîche », le poète ouvre tout un univers pictural d’excès sensuels et d’extrêmes plaisirs. Chez Michel-Ange, des Hercules se mêlent à des Christs, et cette combinaison pour le moins inattendue nous plonge à nouveau en pleine hyperbole : la victime « éternelle et volontaire » est encore une fois secondée par des héros « dévastateurs ». Le sculpteur Puget, quant à lui, dépasse les limites étroites d’un corps faible et se gonfle du grand orgueil de l’art : « Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune »495. Le poème, « écho redit par mille labyrinthes »496, se prolonge dans l’infini de la peinture et de la sculpture et, regardant derrière soi de cet infini, il s’interroge par le biais de concepts qui ne lui sont pas 495 496 Les citations des Phares se trouvent dans ŒC I, p. 13. Ibidem, p. 14. 183 spécifiques sur les possibilités de l’image poétique à jouer avec les couleurs et le dessin, la perspective et les plans entrecroisés, l’illusion du mouvement et la présence réelle de la matière497. Mais notre analyse ne portera, dans ce qui suit, ni sur l’intertexte pictural, ni sur tout autre type d’intertexte dans la poésie baudelairienne, étant donné que ces problèmes ont déjà fait l’objet de nombreuses études498. Nous nous intéresserons seulement à l’intertexte théâtral, qui structure l’ensemble de l’écriture poétique baudelairienne d’une manière beaucoup plus importante, à nos yeux, que n’importe quel autre type d’intertexte. Qu’en est-il donc des « mille labyrinthes » théâtraux de Baudelaire, à l’instar des labyrinthes picturaux ou architecturaux ? Quelles possibilités ouvrent-ils pour la poésie, quels cieux et quels gouffres ? Il nous semble que l’intertexte théâtral dans la poésie de Baudelaire doit être abordé dans trois dimensions principales : l’emploi des conventions du genre dramatique, les références de Baudelaire à certains dramaturges et à certaines pièces, et le recours à un système de signes graphiques dont l’abondance caractérise en général le théâtre en tant que texte écrit. 2.1. Conventions du genre dramatique 2.1.1. Les Décors du theatrum mundi Sous l’emprise d’une « magie hyperbolique » le paysage devient « décor »… En commentant les chants de son contemporain Pierre Dupont, Baudelaire les voit affectés du même « état mixte » dont il parle dans l’article sur Théodore de Banville. La plupart de ces chants révolutionnaires et généreux « qu’ils soient une situation de l’esprit ou un récit, sont des drames lyriques, dont les descriptions font les décors et le fond »499. Les poèmes de Pierre Dupont (même ceux qui ont à la base un récit, donc qui sont proches du genre épique) sont des « drames lyriques » où les descriptions jouent le rôle des « décors » de théâtre. Or la place du décor dans la 497 Il faudrait, pour prolonger ces considérations, citer le troisième projet de Préface pour Les Fleurs du mal, ŒC I, p. 183 : « – Comment, par une série d’efforts déterminée, l’artiste peut s’élever à une originalité proportionnelle ; […] que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute pesanteur ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d’angles superposés ; que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d’exprimer toute sensation de suavité ou d’amertume, de béatitude ou d’horreur par l’accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire ; comment, appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons, tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée qu’une autre, ou d’aligner un poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu. » 498 Voir entre autres Margery A. Evans, Baudelaire and Intertextuality: Poetry at the Crossroads, Cambridge, Cambridge University Press, « Cambridge Studies in French », 1993, étude centrée sur Le Spleen de Paris mais qui fait des ouvertures herméneutiques essentielles pour Les Fleurs du mal aussi. 499 Baudelaire, Pierre Dupont [I] (1851), ŒC II, p. 35. L’esprit de ces considérations resurgira à propos de l’interprétation des relations Baudelaire-Wagner et d’une théorie plus précise du « drame lyrique ». 184 poésie baudelairienne n’échappe pas aux yeux attentifs : le mot apparaît à quelques endroits-clé des Fleurs du mal ou des Épaves en renvoyant clairement à l’art dramatique (dans Les Phares, Le Masque, L’Amour du mensonge, Les Sept Vieillards, La Voix). Il est rattaché au goût de l’artificiel et de l’apparence, comme dans L’Amour du mensonge, pièce envoyée à Poulet-Malassis dans une lettre de la mi-mars 1860 sous le titre Le Décor : « Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence / Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ? / Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ? / Masque ou décor, Salut ! j’adore ta beauté. »500 Dans cette strophe conclusive de L’Amour du mensonge quelques ingrédients majeurs de la théâtralité baudelairienne sont réunis : la femme-comédienne qui donne à l’amant un spectacle nourri d’apparences, le « masque » et le « décor » qui soulignent le goût du poète pour les rôles, pour les jeux et pour l’art de feindre501. De plus, dans la lettre à Poulet-Malassis, Le Décor porte en épigraphe trois vers de Racine, supprimés dans la seconde édition des Fleurs du mal : « Même elle avait encore cet éclat emprunté / Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage, / Pour réparer des ans l’irréparable outrage. » Or ces trois vers raciniens font partie d’un des morceaux les plus connus du grand tragédien : le songe d’Athalie, dans l’Acte II, Scène V de la pièce homonyme. Le terrible songe fait par la reine de Juda « pendant l’horreur d’une profonde nuit », et raconté devant l’officier Abner et le prêtre apostat Mathan, sacrificateur de Baal, met en scène la mère d’Athalie, qui revient hanter le sommeil de sa fille. Cette femme est « comme au jour de sa mort pompeusement parée », et son visage, fardé et peint, cache adroitement les ravages du temps. La mère se penche vers Athalie qui veut l’embrasser, mais tombe sur « un horrible mélange d’os et de chair meurtris » et sur « des lambeaux pleins de sang et des membres affreux »502. L’intensité de la vision onirique racinienne, conclue en spectacle, d’horreur était bien faite pour séduire Baudelaire, surtout qu’elle institue un rapport quasi-œdipien entre une criminelle impénitente (Athalie) et sa mère503. Dans le deuxième projet de Préface pour Les Fleurs du mal, le décor est situé par Baudelaire 500 COR II, pp. 14-15 (la strophe citée, à la p. 15), ŒC I, p. 99 (avec de légères modifications). Dans ses notes, aux pp. 10341035, Pichois cite un passage d’Albertus, XXIII, qui pourrait être une source pour Baudelaire : « Lecteur, sans hyperbole, elle était vraiment belle ; / – Très belle ! – C’est-à-dire elle paraissait telle, / Et c’est la même chose. – Il suffit que les yeux / Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime : / Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même / Que s’il était prouvé par l’algèbre. » 501 N’oublions pas que cette femme se donne à voir illuminée par les « feux du gaz », ŒC I, p. 98, qui peuvent très bien être les feux de la rampe. 502 Voir Athalie, in Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésies, Présentation, notes et commentaires par Raymond Picard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, pp. 892-893. Les vers mis en épigraphe par Baudelaire au poème Le Décor, à la p. 893. Remy de Gourmont fait une belle analyse du songe d’Athalie et de son influence sur Baudelaire. Selon l’esthéticien symboliste, et sa démonstration est convaincante, Baudelaire s’en inspire aussi pour Les Métamorphoses du vampire, voir « Baudelaire et le songe d’Athalie » (1905), in Promenades littéraires. Deuxième série, Paris, Mercure de France, 1913, pp. 85-94. 503 Charles Mauron identifie la même métaphore obsédante dans certaines pièces de Racine – Athalie – et chez Baudelaire : le conflit du Prince et de la Prostituée « infanticide et comédienne », Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, op. cit., p. 145. 185 au cœur même de sa poétique : « Une âme de mon choix. Le Décor. Ainsi la nouveauté. »504 Même si le passage cité est assez elliptique, nous devons tenter une interprétation505. L’« âme de [s]on choix » peut renvoyer à la fois à l’âme qui vit et palpite dans les poèmes des Fleurs, qu’au lecteur idéal de ce « livre atroce », au lecteur qui puisse répondre aux subtiles vibrations que lui envoie le volume baudelairien. Pour ce volume, le Décor revêt une importance capitale, visible dans la majuscule emphatique. La « nouveauté » de la poésie baudelairienne découle simultanément de la force spirituelle qui s’en exhale et du Décor choisi pour mettre en valeur les expressions visibles de cette force. Mais peut-on dire, comme le fait Baudelaire pour Pierre Dupont, que toutes les descriptions des Fleurs du mal font office de Décors ? Peut-on montrer que dans l’univers baudelairien tous les « fonds » sont construits comme sur une scène ? Peut-on affirmer que pour Baudelaire le monde est un théâtre, et que le motif du theatrum mundi, courant surtout à l’époque baroque, refait surface dans ses textes ? Sans aucune précaution rhétorique, nous pouvons répondre affirmativement, en repensant aux masques successifs de l’homme, analysés dans le chapitre précédent (L’homme hyperbolique). On a vu un théâtre du monde s’ouvrir pour l’« histrion en vacances » qui joue « artistement » le rôle d’Hamlet en « imitant sa posture », pour Samuel Cramer et ses goûts fétichistes, pour le Prince d’Une mort héroïque en train de chercher un espace « assez vaste pour son génie », ou bien pour les enfants de Morale du joujou qui deviennent acteurs dans « le grand drame de la vie » en jouant avec des marionnettes. Pour Baudelaire le monde est un théâtre fait des décors les plus changeants ; il n’est que de penser encore au poème La Voix publié dans Les Épaves qui contient quelques vers magnifiques : « Derrière les décors / De l’existence immense, au plus noir de l’abîme, / Je vois distinctement des mondes singuliers »506. Un des poèmes dédiés et envoyés par Baudelaire à Victor Hugo, Les Sept Vieillards, propose un traitement étonnant du motif theatrum mundi et du « décor » étrange qui lui est propre : Un matin, cependant que dans la triste rue Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur, Simulaient les deux quais d’une rivière accrue, Et que, décor semblable à l’âme de l’acteur, 504 ŒC I, p. 183. Jacques Crépet et Georges Blin, Les Fleurs du Mal, Texte de la seconde édition suivi des pièces supprimées en 1857 et des additions de 1868, Édition critique établie par…, Paris, Corti, 1942, p. 592, n’interprètent pas le Décor dans un sens « théâtral » : « – Une âme de mon choix. L’expression de retrouve aux PA [Paradis artificiels, n. n.], où l’on voit le poète décrire son propre tempérament. – Le Décor : une grande capitale où l’individu est exposé à toutes les tentations, au spectacle de toutes les injustices et de toutes les folies, à la contamination de tous les vices, au souffle de toutes les révoltes. » 506 ŒC I, p. 170. 505 186 Un brouillard sale et jaune inondait tout l’espace, Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros Et discutant avec mon âme déjà lasse, Le faubourg secoué par de lourds tombereaux.507 On remarque ici que l’imagination poétique saisit la réalité sous un jour essentiellement théâtral508. Les choses se transfigurent et perdent leur apparence bénigne, les solides se liquéfient : deux rangées de maisons d’une banale rue parisienne « simulent » les quais d’une « rivière accrue », et le poète, menacé de glisser à la dérive, est pris au milieu du courant. C’est un « brouillard sale et jaune », insinuant, insaisissable, qui provoque la transformation de la rue en rivière. Le brouillard remplit la fonction du décor sur scène ; la référence au théâtre est renforcée par la comparaison du décor brumeux avec « l’âme de l’acteur », en écho au cliché qui veut que les acteurs n’aient pas d’âme propre pour bien incarner et rendre visibles d’autres âmes509. Sur la scène ainsi préparée, le poète est devenu comédien à son tour, être double par excellence : il dialogue avec son « âme déjà lasse », en essayant d’affermir sa volonté et de prendre la posture d’un héros510. Dans un tel décor oppressant, la vie ne peut être que souffrance, péché, impudence, apparitions sataniques : Les Sept Vieillards bossus qui crèvent le brouillard épais en surgissant devant le poète de plus en plus mal à l’aise sont l’image même de la condition humaine511. La déchéance physique de ces corps tordus se combine avec la méchanceté ruisselant de leurs yeux qu’on eût dit trempés « dans le fiel ». Chacun de « ces spectres baroques », parfaitement semblable à l’autre, sort « du même enfer » et ne fait qu’accentuer encore plus la terreur métaphysique qui envahit le poète, comme le montre James B. Whitlow : 507 Baudelaire, Les Sept Vieillards, ŒC I, p. 87, mots soulignés par nous. Richard D. E. Burton inclut Les Sept Vieillards dans une série de textes baudelairiens particulièrement théâtraux, et y décrypte une série de références shakespeariennes que ce poème partage avec La Béatrice, cf. « Baudelaire and Shakespeare: Literary Reference and Meaning in Les Sept Vieillards and La Béatrice », in Comparative Literature Studies, Vol. 26, n° 1, 1989, notamment pp. 16-24. 509 Une variante du texte de Baudelaire contient des vers qui explicitent encore plus l’analogie entre le décor brumeux et l’âme de l’acteur : « Sombre décor semblable à l’âme de l’acteur, / Le brouillard sale et jaune inondait tout l’espace », voir les notes de Claude Pichois, ŒC I, p. 1012. 510 John Jackson fait un excellent commentaire des Sept vieillards dans « La Dramaturgie du rêve », in Baudelaire sans fin. Essais sur « Les Fleurs du Mal », op. cit., pp. 117-125, en mettant en évidence l’importance des métaphores théâtrales : « La théâtralisation s’effectue ici, si l’on peut dire, à l’envers dans la mesure où c’est l’élément naturel, le brouillard, qui imite, à la manière d’un “décor”, non pas un élément urbain, mais “l’âme” d’un acteur. Au reste, prolongeant cette isotopie théâtrale, la troisième strophe n’hésite pas à transformer le poète en personnage de comédien. » (p. 117). 511 Considérer Les Sept Vieillards comme emblème de la condition humaine englobe d’autres interprétations possibles et légitimes, passées en revue par James B. Whitlow, dans « Baudelaire’s Sept Vieillards: A Case of Literary Identity », in The South Central Bulletin, vol. 27, n° 4, Winter 1967, pp. 4-8, surtout celle de Crépet & Blin, qui voient dans cette apparition monstrueuse une allégorie des sept péchés capitaux. 508 187 In one of the variants he wrote: “Aux complots des Démons étais-je donc en butte?” Yet, if it is Satan who is pulling the strings of the puppet show of old men, he is certainly not up to his usual tricks of tempter. For what the poem seems most concerned with is a particularly horrifying vision of Evil.512 Le « grand drame de la vie », qui se joue et se rejoue à l’infini dans le theatrum mundi, met justement en scène cette vision du mal particulièrement horrifiante. Qu’il soit paysan, bourgeois, poète errant, être sage et rangé, l’homme est toujours en proie à une angoisse métaphysique qui le fait crisper ses poings vers le Ciel. Mais le Ciel, loin de répondre aux questions, imprécations et prières de l’homme, ne fait que l’étouffer de sa lourdeur indifférente. Le Couvercle, poème composée en 1861, et inclus dans la troisième édition des Fleurs du mal, reprend et raffine l’image du Ciel oppressant, déjà présente dans Spleen 4, en lui conférant une dimension théâtrale : Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, Partout l’homme subit la terreur du mystère, Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant. En haut, le Ciel ! Ce mur de caveau qui l’étouffe, Plafond illuminé par un opéra bouffe Où chaque histrion foule un sol ensanglanté.513 Le jeu de Baudelaire dans les deux derniers vers repose sur un contraste impressionnant. Le décor mis en place pour la pièce où va jouer « l’imperceptible et vaste humanité »514 est celui d’« un opéra bouffe » : il semble donc appeler les réjouissances des spectateurs, leurs rires joyeux et sans souci. Le « plafond » du monde est illuminé comme celui d’un théâtre, mais la pièce qui s’y donne est atroce. Chaque « histrion foule un sol ensanglanté », et cette image de tragédie semble faire écho à la démarche empêtrée du premier vieillard qui pose ses pieds sur le sol : « Comme s’il écrasait des morts sous ses savates, / Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent. »515 L’« opéra bouffe » se transforme en tragédie sanglante, et ceci n’est pas sans 512 James B. Whitlow, art. cit., p. 8. Le Couvercle, ŒC I, p. 141, c’est nous qui soulignons. Le ciel est lié au théâtre dans le sonnet Recueillement aussi, à moins que les « balcons » des vers suivants ne fassent tout simplement référence à des éléments d’architecture extérieure : « Vois se pencher les défuntes Années, / Sur les balcons du ciel, en robes surannées ; », ŒC I, p. 141. L’image des Années passées qui se penchent des loges du ciel pour contempler ce qui reste de la vie de l’« histrion » est saisissante. D’ailleurs, une des intentions créatrices de Baudelaire en 1861 est de regrouper plusieurs sonnets (dont Recueillement et Le Couvercle) sous le titre Le Promeneur solitaire, envisagé aussi pour les poèmes en prose, cf. les observations de Claude Pichois, ŒC I, p. 1108. 514 Le Couvercle, ŒC I, p. 141. 515 Les Sept Vieillards, ŒC I, p. 88. 513 188 rappeler le splendide poème sur Le Ver conquérant qu’Edgar Poe inclut dans Ligeia516. Le « grand drame de la vie » avec son issue sanglante, avec son intrigue faite de mystère, de péché, de violence, ne peut avoir qu’un aboutissement, qui est celui-là même des Fleurs du mal : La Mort. Mais la mort chez Baudelaire est toujours mise en scène, théâtralisée, mimée, jouée, pour être mieux affrontée et mieux comprise. Le Rêve d’un curieux en offre un éclatant exemple : Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! » – J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse, Désir mêlé d’horreur, un mal particulier ; Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse ; Tout mon cœur s’arrachait au monde familier. J’étais comme l’enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle… Enfin la vérité froide se révéla : J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? La toile était levée et j’attendais encore.517 Le texte n’est pas construit sur le principe de l’univocité, de la voix poétique monolithique et totalitaire. Un « moi » et un « tu », interchangeables, sont les instances qui le structurent, qui lui confèrent sa tension extraordinaire – lyrique et théâtrale. Une fois identifiées ces deux instances de parole, deux lectures peuvent tenter les critiques. La première regarderait Le Rêve d’un curieux comme un monologue, quoique très ouvert sur l’Autre par l’apostrophe énergique des 516 Egar Allan Poe, Œuvres en prose, Traduites par Charles Baudelaire, op. cit., pp. 247-248 : « Voyez ! c’est nuit de gala / Depuis ces dernières années désolées ! / Une multitude d’anges, ailés, ornés / De voiles, et noyés dans les larmes, / Est assise dans un théâtre, pour voir / Un drame d’espérance et de craintes, / Pendant que l’orchestre soupire par intervalles / La musique des sphères. // Des mimes, faits à l’image du Dieu très-haut, / Marmottent et marmonnent tout bas / Et voltigent de côté et d’autre ; / Pauvres poupées qui vont et viennent / Au commandement des vastes êtres sans forme / Qui transportent la scène çà et là, / Secouant de leurs ailes de condor / L’invisible Malheur ! // Ce drame bigarré ! oh ! à coup sûr, / Il ne sera pas oublié, / Avec son Fantôme éternellement pourchassé / Par une foule qui ne peut pas le saisir, / À travers un cercle qui toujours retourne / Sur lui-même, exactement au même point ! / Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché / Et d’Horreur font l’âme de l’intrigue ! // Mais voyez à travers la cohue des mimes, / Une forme rampante fait son entrée ! / Une chose rouge de sang qui vient en se tordant / De la partie solitaire de la scène ! / Elle se tord ! elle se tord ! – Avec des angoisses mortelles / Les mimes deviennent sa pâture, / Et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver / Mâcher des caillots de sang humain. // Toutes les lumières s’éteignent, – toutes, toutes ! / Et sur chaque forme frissonnante, / Le rideau, vaste drap mortuaire, / Descend avec la violence d’une tempête, / – Et les anges, tous pâles et blêmes, / Se levant et se dévoilant, affirment / Que ce drame est une tragédie qui s’appelle l’Homme, / Et dont le héros est le ver conquérant. » 517 ŒC I, pp. 128-129. 189 deux premiers vers du poème. La seconde le verrait comme un dialogue entre une voix qui apostrophe le « je » (en le désignant par « tu ») dans les deux premiers vers, et une deuxième voix qui donne une réponse développée entre les tirets, avant que la première voix n’exprime son étonnement (« Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? »), et que la réponse ultime n’arrive impitoyablement : « La toile était levée et j’attendais encore. » Deux arguments formels iraient à l’encontre de cette deuxième interprétation, assez séduisante nous l’avouons. Tout d’abord, les deux premiers vers du poème ne sont pas suivis d’un signe d’interrogation, et il manque donc l’élément visible, concret, qui permettrait de voir toute la confession du « je » comme une réponse à une voix extérieure qui l’apostropherait. Ensuite, le dernier vers du poème n’est pas précédé d’un tiret, ce qui ne le sépare que très imparfaitement du vers antérieur. En dehors de ces deux contre-arguments formels, Le Rêve d’un curieux se prêterait merveilleusement à une lecture « dialogique », proche de l’idéal baudelairien d’une poésie théâtrale, auquel même un monologue introduit par une apostrophe ne dérogerait pas beaucoup518. La métaphore du théâtre est centrale dans l’expérience que le « je » fait de la mort, expérience inscrite dans le temps à travers la figure allégorique du sablier519. Une agonie lente, où se mêlent – pour donner un « mal particulier » – les horreurs et les délices, les angoisses et les espoirs, fait que l’« âme » et le « cœur » qui s’arrachent « au monde familier » attendent impatiemment le moment du passage, l’accession peut-être à un repos éternel longuement convoité520. L’intensité de l’attente est ici rendue par un renvoi à l’enfance : tout comme l’enfant a soif que le rideau du théâtre se lève plus vite et que la pièce commence, le mourant a soif de s’enfoncer plus prestement dans le repos. On retrouve dans cet enfant qui hait le rideau « comme un obstacle » des réminiscences de l’enfant Baudelaire qui voulait être comédien, et des échos de l’enfant des Vocations qui se délectait du spectacle de quelque drame romantique « dans des palais grands et tristes au fond desquels on voit la mer et le ciel ». Mais, pour donner un démenti ironique aux attentes du mourant-enfant, la mort vient « sans surprise ». Il n’y a pas de différence sensible entre la vie et la mort, le Néant trahit et « dans la fosse même le sommeil promis n’est pas sûr », comme le donne merveilleusement à entendre la carcasse du Squelette laboureur, obligée de 518 Anne-Marie Amiot, « Les Fleurs du mal », Baudelaire. Un romantisme fondateur de la modernité poétique, Paris, Édition Ellipses, 2002, pp. 169-170, parle du dialogue, parfois réduit à la forme plus simple du monologue, comme d’un élément essentiel de « l’architeXture dramatique » des Fleurs du mal. 519 Peu de critiques ont, à notre connaissance, étudié l’importance du sablier et de la clepsydre chez Baudelaire : c’est une figure allégorique dont on retrouve le dessin dans la structure même des Fleurs du mal. 520 Voir le quatrième projet de Préface pour Les Fleurs : « J’aspire à un repos absolu et à une nuit continue. », ŒC I, p. 185. À d’autres endroits de son œuvre, Baudelaire dit – au contraire – son espoir dans une vie éternelle… Antoine Compagnon formule clairement ce paradoxe baudelairien en commentant Jean Starobinski, « L’Ami de la science et de la volupté », art. cit., p. 677 : Baudelaire « connaît à la fois la peur de dormir et celle de ne pas dormir, la peur de mourir et celle de ne pas mourir, l’angoisse de l’impossible mort ». 190 bêcher la terre dure pour expier des fautes inconnues521. 2.1.2. Poèmes ou pièces en miniature ? D’autres textes poétiques baudelairiens se construisent par référence à toutes les conventions de l’art dramatique, à tel point que l’on peut facilement les prendre pour des pièces de théâtre en miniature. Un des poèmes condamnés en 1857, Femmes damnées. Delphine et Hippolyte, présente tous les éléments inséparables d’une pièce : décor, conflit (ou « fable »), personnages, dialogue. Le poème s’ouvre de manière didascalique : la première strophe décrit un espace clos, un intérieur fermé aux influences néfastes du dehors, où « à la pâle clarté des lampes languissantes », étendue « sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeurs », une jeune lesbienne rêve à des caresses qui – et le renvoi au théâtre frappe les lecteurs – lèvent « le rideau de sa jeune candeur »522. Cette femme, nommée Hippolyte, absorbée dans ses pensées et dans des rêves de volupté infinie, peut-être légèrement effleurée par le regret et le remords, est contemplée par une deuxième lesbienne, Delphine, agenouillée près du divan « comme un animal fort qui surveille une proie, après l’avoir d’abord marquée avec ses dents »523. Le rapport entre les deux femmes est complexe. Delphine incarne la force féline subjuguée par le pur prestige de la beauté et lorsqu’elle s’adresse à Hippolyte, l’intensité de sa passion infuse dans les phrases une puissance qui est presque insoutenable pour son amante : « Hippolyte, ô ma sœur ! tourne donc ton visage, / Toi mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié, // Tourne vers moi tes yeux pleins d’azur et d’étoiles ! »524 Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête : – « Je ne suis point ingrate et ne me repens pas, Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète, Comme après un nocturne et terrible repas. « Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes Et de noirs bataillons de fantômes épars, Qui veulent me conduire en des routes mouvantes Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts.[ »]525 521 Voir Le Squelette laboureur, ŒC I, p. 94. Après une belle lecture du Rêve d’un curieux, André du Bouchet parvient à une conclusion proche de la nôtre : « À la limite, l’impossibilité d’imaginer le vide comme néant hors de la vie jouée, ne donne que cela, c’est-à-dire une existence – et l’invincible espoir. », Baudelaire « irrémédiable », Paris, Deyrolle Éditeur, 1993, p. 37. Les commentaires sur Le Rêve d’un curieux se trouvent aux pp. 30-37. 522 Femmes damnées. Delphine et Hippolyte, ŒC I, p. 152. 523 Ibidem, p. 153. Cosimo Trono propose, dans L’Or du diable. Baudelaire et Caroline Dufays. Fiction analytique, op. cit., pp. 94 et sqq., une interprétation assez intéressante des deux noms. Hippolyte, depuis la mythologie grecque, en passant par Sénèque et Racine désigne l’homme vierge. Or, l’on se souvient que Nadar prétendait que Baudelaire était mort vierge. Hippolyte serait donc Baudelaire, et Delphine – comme dans toute étude psychanalytique qui se respecte – ne pourrait être que sa mère. Le lacanien qu’est Cosimo Trono justifie ce rapprochement en déchiffrant un anagramme : CaroLINE DEFays = DELFINE. 524 Femmes damnées. Delphine et Hippolyte, ŒC I, p. 153. 525 Idem. 191 L’alexandrin qui introduit la réponse d’Hippolyte est construit presque comme dans une pièce de théâtre. Le premier hémistiche contient le nom du personnage qui parlera, encadré par deux mots qui ont une fonction purement grammaticale sans grand impact sur le sens du vers : « Mais HIPPOLYTE alors »… Le second hémistiche est une pure didascalie : « levant sa jeune tête ». Dans une tragédie ou dans un drame, l’alexandrin baudelairien pourrait être retranscrit comme suit : « HIPPOLYTE (levant sa jeune tête) : », et serait immédiatement suivi de la réponse, exactement comme dans le poème. Baudelaire ne fait pas un récit, c’est pourquoi le vers didascalique est suivi de deux points : le style direct efface complètement, dans Femmes damnées, le style indirect, le style de narration. Les paroles d’Hippolyte ne sont pas moins hyperboliques et ardentes que celles de Delphine. En criant ses états d’âme, elle recourt à des adjectifs très matériels accouplés à des substantifs abstraits (« lourdes épouvantes »), elle associe des couleurs qui semblent détachées d’un tableau d’Eugène Delacroix (le noir des « bataillons de fantômes » qui l’entraînent dans des chemins dangereux fermés par « un horizon sanglant »). Mais Delphine ruine les scrupules de son amante et blasphème celui qui a voulu concilier « dans un accord mystique » la lumière et les ténèbres c’est-à-dire l’honnêteté et l’amour, celui qui n’a pas compris que cette passion doit être exclusive, dévorante, violente et concentrée sur un seul objet. Selon elle « on ne peut ici bas contenter qu’un seul maître ! », aimer une seule personne, une femme526. L’amour des hommes est, aux yeux de Delphine, brutal, grossier, indélicat, et ne saurait satisfaire les besoins d’épanchements et de tendresse qui s’agitent dans le cœur des femmes. La deuxième réponse d’Hippolyte est mise en scène toujours de manière très théâtrale. La construction – didascalique – de l’alexandrin introducteur est assez analogue au premier cas, et l’on pourrait facilement retranscrire le vers pour le théâtre. La seule différence est qu’ici la didascalie « épanchant une immense douleur » n’est pas suivie par les deux points qui suffiraient à introduire la réplique. Le vers suivant contient un syntagme verbal (« cria soudain »), qui amène une touche de narrativité absente lors de la première réponse. Les paroles d’Hippolyte sont des plus étranges, puisqu’elles renvoient à l’Orestie d’Eschyle, plus particulièrement aux Euménides : Mais l’enfant, épanchant une immense douleur, Cria soudain : « – Je sens s’élargir dans mon être Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur ! 526 La référence biblique de ce vers est pour le moins bizarre dans le contexte érotique qui est celui du poème de Baudelaire : voir L’Évangile selon S. Luc, 16, 13, où Jésus avertit ses disciples qu’il est impossible de servir deux maîtres à la fois, c’est-à-dire Dieu et l’argent. 192 « Brûlant comme un volcan, profond comme le vide ! Rien ne rassasiera ce monstre gémissant Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide Qui la torche à la main le brûle jusqu’au sang. « Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, Et que la lassitude amène le repos ! Je veux m’anéantir dans ta gorge profonde Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! »527 Tragédie de la vengeance, Les Euménides mettent en scène Oreste, après le meurtre de Clytemnestre, cherchant à fuir devant la terrible menace des Érinyes, qui veulent boire son sang et l’envoyer dans le royaume des morts en expiation de son crime. Dans la pièce d’Eschyle, les Érinyes sont « les infécondes filles de la Nuit » et apparaissent comme des déesses violentes, « noires et d’aspect très ignoble »528. Le chant de vengeance des Érinyes a la force d’une incantation magique qui pourrait faire se dresser les cheveux sur la tête du coupable : « Sur notre victime / ce chant fou, / hagard, hallucinant, / l’hymne des Érinyes, / l’envoûtement sans cithare, / un dessèchement des hommes. »529 Mais la déesse Pallas-Athéna crée un tribunal qui doit juger Oreste : le héros y est défendu par Apollon (dont les prophéties lui avaient permis de tuer sa mère), et accusé par les filles de la Nuit. L’acquittement provoque la colère des Érinyes, qui veulent verser leur malédiction sur la ville d’Athènes. Pallas les en dissuade, en leur promettant la vénération et les libations des Athéniens si elles consentent à se montrer bienveillantes pour la cité. Elles acceptent, leur nom est changé d’Érinyes en Euménides (« Bienveillantes », « Vénérables », « Gracieuses »), et sont reconduites « sous terre » à la lumière des « torches dévorées de feu »530. C’est sans doute une telle torche qui brûle le cœur d’Hippolyte dans Femmes damnées. L’« Euménide » apparaît dans le vers baudelairien pour faire pendant à « vide », et pour mettre en place un couple de rimes inaccoutumées531, mais on peut se demander si Baudelaire n’opère pas un renversement symbolique en attribuant à l’hypostase bienveillante de la déesse une violence digne de son hypostase cruelle. Et tout d’abord, pourquoi est-il question dans son poème d’une seule Euménide ? Chez Eschyle, même si leur nombre n’est pas donné avec 527 Femmes damnées. Delphine et Hippolyte, ŒC I, p.154. Voir Eschyle, Les Euménides, in Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, Traduction par Jean Grosjean, Fragments traduits par R. Dreyfus, Introduction et notes par Raphaël Dreyfus, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 374. Eschyle dit a plusieurs reprises que les Érinyes ont été enfantées par la nuit : pp. 384, 387, 410 (c’est à cette dernière page que leur est accolé l’adjectif « infécondes »). Hésiode leur attribue une autre origine : selon lui, elles sont issues du sang d’Ouranos émasculé. Le noir et le rouge, encore une fois ! 529 Ibidem, p. 384. L’incantation de mort est proférée à deux reprises. 530 Ibidem, p. 410. 531 Jean Starobinski a écrit un merveilleux article sur le sujet, « Les rimes du vide. Une lecture de Baudelaire », in Nouvelle revue de psychanalyse. Figures du vide, n° 11, Printemps 1975, pp. 132-143. 528 193 exactitude, les Érinyes sont au moins deux ou trois, sinon plusieurs. Elles forment le chœur et leur discours est parfois composé de deux strophes et deux antistrophes, parfois de trois strophes et trois antistrophes, parfois de quatre strophes et quatre antistrophes, de telle manière qu’il est difficile d’en déduire quelque chose quant à leur nombre. La tradition, soumise à une forte logique symbolique, accrédite l’idée des trois Érinyes-Euménides qui s’appellent Alecto, Tisiphone et Mégère532. Dans Femmes damnées, l’Euménide à l’œuvre serait-ce la Mégère ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude, sauf le fait que Baudelaire emploie le terme « mégère » comme nom propre dans Sed non satiata, et comme nom commun dans L’Héautontimorouménos, ainsi que dans une description de la beauté interlope du Peintre de la vie moderne533. La référence de Baudelaire à l’Orestie à travers le discours d’Hippolyte peut être interprétée dans deux directions. Psychanalytiquement, et Cosimo Trono l’a bien montré, il s’agit d’un complexe d’Œdipe qui refait surface dans ce poème sur les amours lesbiennes. Littérairement, cette allusion fait le pont vers la traduction que Baudelaire donnera des Confessions d’un mangeur d’opium dans Les Paradis artificiels : à plusieurs reprises, De Quincey se dit hanté par les Érinyes et il s’identifie souvent à la figure d’Oreste. Le rideau tombe dans la pièce Femmes damnées. Delphine et Hippolyte juste avant une nouvelle scène érotique : « Que nos rideaux fermés nous séparent du monde » ! La pièce est finie, même si elle laisse le spectateur trop voyeur et trop pervers sur sa faim. Tout le conflit a été psychologique et il s’est résolu dans une acceptation consciente et volontariste de l’amour lesbien. Comme dans le théâtre de la Renaissance, le poète – metteur en scène de cette histoire à deux voix – fait son apparition devant le rideau fermé pour tirer les conclusions morales de la pièce qui vient de finir. Ces conclusions morales prennent la forme de l’apostrophe, censée entamer un nouveau dialogue, et les images décrivant la damnation des tribades sont des plus hyperboliques : – Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l’enfer éternel ! Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage. 532 Voir A. L. Brown, « Eumenides in Greek Tragedy », in The Classical Quarterly, New Series, vol. 34, n° 2, 1984, pp. 260-281. Chez Thomas de Quincey, les trois Euménides s’appellent Mater Lachrymarum, Mater Suspiriorum, Mater Tenebrarum, cf. Un mangeur d’opium, ŒC I, pp. 508-511. 533 Voir Le Peintre de la vie moderne, ŒC II, p. 721, souligné par nous : « Dans un chaos brumeux et doré, non soupçonné par les chastetés indigentes, s’agitent et se convulsent des nymphes macabres et des poupées vivantes dont l’œil enfantin laisse échapper une clarté sinistre ; cependant que derrière un comptoir chargé de bouteilles de liqueurs se prélasse une grosse mégère dont la tête, serrée dans un foulard qui dessine sur le mur l’ombre de ses pointes sataniques, fait penser que tout ce qui est voué au Mal est condamné à porter des cornes. » 194 Ombres folles, courez au bout de vos désirs ; Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. …………………………………………. Faites votre destin, âmes désordonnées, Et fuyez l’infini que vous portez en vous !534 Le poème des Femmes damnées. Delphine et Hippolyte fait voir la théâtralisation de l’intimité amoureuse notamment à travers le dialogue. Dans Les Bijoux, autre pièce condamnée en 1857, l’effet de théâtralité est encore plus complexe que dans le poème précédemment analysé. Pour cet autre moment d’abandon et d’intimité dans une alcôve on pourrait s’attendre à une coïncidence parfaite de l’être et du paraître, du désir et des images du désir, de la séduction et de la volonté de séduction, de la parole et du silence, du rêve et de l’action. Il n’en est rien. La femme, comédienne rusée, se met en scène pour séduire, en faisant parler à son corps plusieurs langages déroutants pour celui qui la regarde d’une certaine distance. L’échange érotique est mis en scène, formant un dialogue de métamorphoses et de fictions. Si la théâtralité des Femmes damnées. Delphine et Hippolyte est plutôt externe – les deux personnages ne prennent pas de distance par rapport à eux-mêmes, et il revient au spectateur de lire le texte comme une petite pièce de théâtre en déchiffrant correctement les didascalies –, dans Les Bijoux la théâtralité est à la fois interne et externe. L’« hypocrite lecteur » regarde deux personnages tout aussi hypocrites que lui, qui ont la conscience de fonctionner comme les didascalies du désir leur dictent, qui se savent à la fois acteurs et spectateurs535. De métamorphose en métamorphose, la femme – « jouant son personnage » – devient de plus en plus comédienne et de moins en moins naturelle : La très chère était nue, et, connaissant mon cœur, Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores, Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores. ………………………………………………………… Elle était donc couchée et se laissait aimer, Et du haut du divan elle souriait d’aise A mon amour profond et doux comme la mer, Qui vers elle montait comme vers sa falaise. Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté, D’un air vague et rêveur elle essayait des poses, Et la candeur unie à la lubricité Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ; …………………………………………………….. 534 Femmes damnées. Delphine et Hippolyte, ŒC I, p. 155. La même conscience du rôle apparaît dans Sisina : « Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, / Excitant à l’assaut un peuple sans souliers, / La joue et l’œil en feu, jouant son personnage, / Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers ? », ŒC I, p. 61. 535 195 Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne, S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal, Pour troubler le repos où mon âme était mise, Et pour la déranger du rocher de cristal Où, calme et solitaire, elle s’était assise.536 L’amoureux est commodément installé, disons dans un fauteuil, à une certaine distance du divan où se trouve la femme. Exploitant toutes les attentes érotiques et esthétiques de celui-ci, elle se compose une « tenue » faite pour lui plaire : nue, elle ne garde que les bijoux qui, sans l’habiller tout à fait, lui donnent l’air d’une déesse archaïque parée pour quelque cérémonie païenne537. « Tigre dompté », la femme épie toutes les réactions de l’amant aux « poses » qu’elle essaie et aux rôles qu’elle joue. Elle se fait tour à tour candide et lubrique pour attiser le désir du spectateur. L’« hypocrite lecteur », happé par cette théâtralité vertigineuse se laisse prendre au spectacle du texte et entre, presque sans s’en apercevoir, dans le jeu du désir. Selon les commentateurs, le poème a été inspiré par Jeanne Duval538. En effet, la situation amoureuse décrite dans Les Bijoux semble justement garder un écho des jeux érotico-poétiques de Charles et de Jeanne : « Ajoutez que parfois ce contemplateur faisait asseoir Jeanne devant lui dans un grand fauteuil ; il la regardait avec amour et l’admirait longuement, ou lui disait des vers écrits dans une langue qu’elle ne savait pas. »539 Le goût pour les « poses » et les « métamorphoses », s’il n’est pas spontané, alors Jeanne l’acquiert des quelques rôles qu’elle a sans doute joués dans de petits théâtres parisiens540. Comédienne ou lorette, donc « créature d’apparat », Jeanne comprend la force érotique du jeu et l’infuse dans de nombreux poèmes, dont Les Bijoux. Dans Le Masque. Statue allégorique dans le goût de la Renaissance, poème publié le 30 novembre 1859 dans la Revue contemporaine, une intéressante symbiose se produit : d’un côté, tout comme dans Delphine et Hippolyte, on trouve la série complète d’éléments nécessaires à une pièce de théâtre, personnages, conflit (« fable »), dialogue, et, d’un autre côté, ces éléments s’articulent autour d’un thème qui, par lui-même, constitue une marque essentielle de théâtralité, 536 ŒC I, p. 158. C’est nous qui soulignons. Ce rapprochement a déjà été fait par E. S. Burt, dans « An Immoderate Taste for Truth: Censoring History in Baudelaire’s Les Bijoux », in Diacritics. Writing between the Lines (Censored), vol. 27, n° 2, Summer 1997, pp. 1843. 538 Voir les notes de Pichois à la « Pléiade », ŒC I, p. 1134 ; Emmanuel Richon, Jeanne Duval et Charles Baudelaire. Belle d’abandon, portrait, Paris-Montréal-Torino, L’Harmattan, 1998, pp. 94, 448-451 et passim, etc. Selon Jean Pommier, « Théodore de Banville », Dans les chemins de Baudelaire, op. cit., pp. 215-217, le magnifique poème des Bijoux a pu aussi être inspiré par Élise Sergent, alias la Reine Pomaré. 539 Théodore de Banville, Baudelaire, in Petites études – Mes souvenirs, op. cit., p. 75. 540 Sur ces possibles rôles, malgré les témoignages de Nadar par exemple, il y a des doutes qui subsistent, voir Claude Pichois, « Jeanne et Berthe », art. cit., passim. 537 196 le masque541. Chaque fois qu’un visage est déformé par un masque, qu’il s’agisse de masque dans le sens propre du mot ou de masque textuel, il y a théâtralité : la bouche, bien que se trouvant dans la chair du vrai visage, peut ne pas prononcer les paroles que le réalité lui impose, et peut décider de prononcer plutôt les paroles du masque, de la tromperie, de l’apparence, de la séduction, de la mise en scène, du décor, du désir. Le poème suppose deux acteurs dont l’identité reste indéterminée et qui prennent tour à tour la parole devant une statue qu’ils contemplent : il s’agit d’un plâtre du sculpteur Ernest Christophe intitulé La Comédie humaine542. Le lecteur est libre de faire des conjectures sur l’identité possible de ces locuteurs : le verbe par lequel débute le poème, « contemplons », les renvoie directement à La Béatrice et à la conversation des diables (« Contemplons à loisir cette caricature / Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture »). S’agirait-il de deux diables montreurs de marionnettes qui commenteraient l’œuvre d’un artiste ? Ou bien d’un diable et d’un artiste ? De deux amis ? De deux amoureux ? – Cependant, dans le poème, il n’y a pas de marque du féminin. S’agirait-il d’un guide et d’un visiteur d’une galerie d’art543 ? Pour simplifier les choses, nous choisissons de désigner par P le poète (la première instance parlante) et par RA son « Répondant allégorique », comme le nommerait Jean Starobinski544, et de reproduire en entier cette pièce capitale des Fleurs du mal, en indiquant les rôles qui reviennent à chacune des voix. Le critère adopté pour la séparation des répliques de cette pièce de théâtre en miniature a été, en dehors du contenu, la présence des tirets. [P] Contemplons ce trésor de grâces florentines ; Dans l’ondulation de ce corps musculeux L’Élégance et la Force abondent, sœurs divines. Cette femme, morceau vraiment miraculeux, Divinement robuste, adorablement mince, Est faite pour trôner sur des lits somptueux, Et charmer les loisirs d’un pontife ou d’un prince. 541 Sur les rapports entre masque et théâtralité, voir Odette Aslan et Denis Bablet (textes réunis et présentés par), Le Masque du rite au théâtre, Paris, Éditions du CNRS, 2005. 542 Les rapports de Baudelaire avec Ernest Christophe et avec les deux statues qui ont inspiré Le Masque et Danse macabre ont été très bien analysés par Stéphane Guégan dans « À propos d’Ernest Christophe : d’une allégorie l’autre », in « Les Fleurs du mal ». Actes du colloque de la Sorbonne des 10 et 11 janvier 2003, Édités par André Guyaux et Bertrand Marchal, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2003, pp. 95-106. Danse macabre « ekphrasis en mouvement, dramatisée par l’irruption de la voix du poète au sein de sa description », p. 103, présente de sensibles analogies avec Le Masque. 543 C’est l’idée que suggère Patrick Labarthe dans Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 168 : « cette pièce fait entendre la voix d’un guide, amateur d’art, qui invite son compagnon de visite à admirer une statuette de femme ». Plus loin, Labarthe lance une hypothèse plus psychologisante, tout en n’abandonnant pas la première : « ces voix scindées ne sont autres que celles de doubles au sein de la conscience », p. 171. 544 Jean Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète », in Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 2, 1967, pp. 402-412. 197 [RA] – Aussi, vois ce souris fin et voluptueux Où la Fatuité promène son extase ; Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ; Ce visage mignard, tout encadré de gaze, Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur : « La Volupté m’appelle et l’Amour me couronne ! » A cet être doué de tant de majesté Vois quel charme excitant la gentillesse donne ! Approchons, et tournons autour de sa beauté. Ô blasphème de l’art ! ô surprise fatale ! La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale ! [P] – Mais non ! ce n’est qu’un masque, un décor suborneur, Ce visage éclairé d’une exquise grimace, Et, regarde, voici, crispée atrocement, La véritable tête, et la sincère face Renversée à l’abri de la face qui ment. Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ; Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux ! [RA] – Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ? [P] – Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu ! Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux, C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore ! Demain, après-demain et toujours ! – comme nous !545 La statue, telle qu’elle se donne à voir au premier abord, offre l’image d’une femme majestueuse. Dans son corps musculeux, une synthèse idéale, une coincidentia oppositorum, se produit entre l’Élégance et la Force, entre la minceur et la robustesse. On n’est pas surpris de retrouver ici deux figures allégoriques de la volonté baudelairienne de puissance : un pontife et un prince, dont cette « beauté parfaite » devrait « charmer les loisirs » en trônant – peut-être comme la femme des Bijoux – « sur des lits somptueux ». Le « Répondant allégorique » prend la relève dans les éloges, en décrivant le sourire, le regard et l’« air vainqueur » du visage546. Ensuite, il y a l’injonction du « Répondant » qui veut qu’ils approchent de la statue pour la 545 546 ŒC I, pp. 23-24. C’est nous qui soulignons. Cet « air vainqueur » est celui-là même dont il est question dans la première strophe des Bijoux. 198 regarder plus attentivement. Après une pause, il y a trois vers proférés toujours par le « Répondant », introduits par une exclamation qui en intensifie la portée, et ces trois vers constatent que « la femme au corps divin » se termine par en haut en « monstre bicéphale »547. L’exclamation qui fait basculer tout le poème se trouve exactement au milieu : les seize vers qui la précèdent sont un hyperbolique « hymne à la Beauté », tandis que les dix-sept vers qui la suivent sont un hymne non moins émouvant à la Douleur. Le « Poète » détrompe tout de suite son interlocuteur : il n’y a pas de « monstre bicéphale », mais la belle femme qu’ils contemplent accomplit tout simplement un geste à grande portée allégorique : elle arrache un masque pour montrer son vrai visage. La véritable face est « renversée à l’abri de la face qui ment » ; derrière le « décor suborneur » se cache une vérité qui devient enfin lisible548. Dans cette réplique médiane de celui que nous nommons le Poète [P], il y a comme une sorte d’aparté : après s’être adressé à son alter ego pour lui expliquer la signification allégorique de la statue, il apostrophe la statue elle-même, masque et visage, qu’il rend, par cela, vivante et capable de lui parler, de lui répondre. Entre eux s’établit, par cette apostrophe, la possibilité d’une communication, au-delà de l’étroitesse et de l’égoïsme des carcasses et des matières (chair et marbre). Malgré les explications claires qu’il reçoit, le « Répondant » pose une question naïve : il veut savoir pourquoi la femme sculptée pleure, et cela amène de la part du Poète « une apostrophe rageuse », pour reprendre l’heureuse expression de Patrick Labarthe549. Son interlocuteur est traité d’« insensé » pour ne pas être capable d’employer son imagination afin de comprendre le sens allégorique de la statue. On peut avoir l’impression que le Poète le traite avec mépris et condescendance, sans la fin qui les met tous les deux sous le signe du même destin « irréparable » que celui de la femme figée dans le plâtre : « Ce qui, dans la force allocutoire de l’apostrophe, pouvait paraître encore comme l’indice d’un dédain à l’endroit de l’aveuglement de l’interlocuteur, devient très vite la déploration d’un Irrémédiable auquel le sujet est lui aussi 547 Dans un excellent article consacré à l’interprétation du Masque, Richard Stamelman observe à propos de ce moment précis de l’évolution du texte : « Avant que la raison ne vienne le délivrer, le poète se perd dans l’hallucination, voyant à la place d’une statue de femme une grotesque à deux têtes. L’expulsion brusque du poète du monde clos de la perfection artistique et son entrée terrifiante dans l’univers de la répétition cauchemardesque se traduisent par l’hyperbole, c’est-àdire la monstruosité de la rhétorique. Le poète se trouve au royaume de l’excès allégorique et de la multiplicité effrénée, où les choses sont frappées d’une métamorphose folle. C’est le monde où pourrait ressurgir la monstruosité agrandissante que représente dans Les Sept Vieillards la répétition terrifiante de l’homogène. », « L’Anamorphose baudelairienne : l’allégorie du Masque », in Cahiers de l’Association internationale des Études françaises, n° 41, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », mai 1989, p. 260. Cet article propose une fascinante comparaison entre l’anamorphose allégorique du tableau de Hans Holbein, Les Ambassadeurs, et l’anamorphose allégorique du poème baudelairien. 548 Dans la Revue contemporaine, le vers qui contient le mot « décor » était : « Mais non ! C’était un masque, un carton suborneur », ce qui prouve que Baudelaire a travaillé son texte en diversifiant les références au théâtre, donc en augmentant la théâtralité. 549 Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., p. 171. 199 confronté. »550 Le titre de la sculpture, La Comédie humaine, renforce l’impression générale de théâtralité qui se dégage de ce morceau et en précise les significations. L’allusion à Balzac est transparente, mais le titre souligne aussi que la vie humaine est une « comédie », une pièce de théâtre où chacun se masque et joue des rôles pour mieux cacher l’irrémédiable douleur, la souffrance insoutenable, la mélancolie douloureuse et le morne désespoir. Tous les hommes sont pris dans l’universelle comédie représentée dans le théâtre du monde, sans exception ; les « histrions » y foulent « un sol ensanglanté », en roidissant leurs nerfs pour résister à une vérité trop violente. Dans le Salon de 1859, Baudelaire dégage les mêmes significations allégoriques de la statue d’Ernest Christophe, en insistant sur la distinction entre les deux visages. Le visage rieur, masque et mensonge, est le visage de théâtre, de comédie, tandis que le visage noyé de larmes est le vrai visage de l’être humain : Ce dernier [morceau, n. n.] représente une femme nue, d’une grande et vigoureuse tournure florentine (car M. Christophe n’est pas de ces artistes faibles, en qui l’enseignement positif et minutieux de Rude a détruit l’imagination), et qui, vue en face, présente au spectateur un visage souriant et mignard, un visage de théâtre. Une légère draperie, habillement tortillée, sert de suture entre cette jolie tête de convention et la robuste poitrine sur laquelle elle a l’air de s’appuyer. Mais, en faisant un pas de plus à gauche ou à droite, vous découvrez le secret de l’allégorie, la morale de la fable, je veux dire la véritable tête révulsée, se pâmant dans les larmes et l’agonie. Ce qui avait d’abord enchanté vos yeux, c’était un masque, c’était le masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont la main habile se sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords.551 2.2. Dramaturges et pièces de théâtre On a vu dans ce qui précède que l’emploi des conventions du genre dramatique ne vas pas chez Baudelaire sans des clins d’œil à certains auteurs dramatiques et à certaines pièces de théâtre. En approfondissant l’étude de ce genre de références, on découvrira qu’elles contribuent à une théâtralisation sensible des poèmes baudelairiens. Les allusions aux situations existentielles et scéniques que proposent différents dramaturges, dont Eschyle (Delphine et Hippolyte, Obsession, L’Idéal), Shakespeare (L’Idéal), Racine (Le Cygne), Molière (L’Imprévu), etc., ont pour effet d’amener une grande ouverture du discours poétique et une évolution vers l’« état mixte » qui caractérise une poésie résolument moderne. Obsession, poème composé après la première édition des Fleurs du mal, est envoyé à PouletMalassis dans une lettre du 10 février 1860 : la lettre porte en exergue deux bouts de vers du 550 Ibidem, p. 172. Salon de 1859, VIII « Sculpture », ŒC II, p. 678. On observe que, même dans ce passage d’une étude de critique, Baudelaire emploie des apostrophes (« vous découvrez », « votre masque », etc.). 551 200 Prométhée enchaîné d’Eschyle, dont Baudelaire demande à son ami de bien vouloir vérifier l’orthographe s’il a un dictionnaire grec sous la main. Dans un texte apparemment structuré comme la confession d’une âme angoissée, Baudelaire met entre parenthèses le nom d’Eschyle à côté d’un des vers, qui contient la référence au Prométhée enchaîné : Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ; Vous hurlez comme l’orgue et dans nos cœurs maudits, Chambres d’éternels deuils où vibrent de vieux râles, Répondent les échos de vos De Profundis. Je te hais, Océan ! Tes bonds et tes tumultes, Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes, Je l’entends dans le rire énorme de la mer. (Eschyle) Comme tu me plairais, ô Nuit ! sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu ! Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, Des êtres disparus aux regards familiers.552 Le nom du tragique grec entre parenthèses à côté du huitième vers est, à nos yeux, la meilleure clé pour l’interprétation du poème, qui joue sur un emprunt clair de Baudelaire à Eschyle. Dans Prométhée enchaîné, celui-ci met dans la bouche du Titan une belle métaphore (« innombrable sourire du flot marin »), à laquelle Baudelaire ajoute une dimension hyperbolique : « le rire énorme de la mer »553. Chez Eschyle, la métaphore est juste une manière figurée de dire la multiplicité des vagues et les reflets de soleil qui en font comme des sourires ondoyants, tandis que chez Baudelaire la métaphore hyperbolisée à travers l’adjectif « énorme » traduit la force cosmique du déferlement inapaisé des flots554. Mais au-delà de cette allusion, Baudelaire emprunte à Eschyle un procédé stylistique : il s’agit de l’apostrophe aux éléments de la nature, qui est très forte dans le sonnet baudelairien. À l’exception du dernier tercet, qui vient comme une conclusion du poème, chacune des trois autres strophes est construite autour d’une apostrophe centrale : le premier quatrain contient une 552 Baudelaire, COR I, p. 665. ŒC I, pp. 75-76. Pour le texte d’Eschyle, voir Prométhée enchaîné, in Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, op. cit. Les deux bouts de vers auxquels Baudelaire fait allusion, à la p. 195. 554 Si l’on croit Victor Hugo, c’est Eschyle lui-même qui use beaucoup du procédé stylistique des métaphores hyperbolisantes, cf. William Shakespeare (1864), in Œuvres complètes. Critique, Présentation de Jean-Pierre Reynaud, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 306 : « L’immense, dans Eschyle, est une volonté. C’est aussi un tempérament. Eschyle invente le cothurne, qui grandit l’homme, et le masque, qui grossit la voix. Ses métaphores sont énormes. […] Ces figures grossissantes, propres aux poëtes suprêmes, et à eux seuls, sont vraies, au fond, d’une vérité de rêverie. » 553 201 apostrophe aux « grands bois » métamorphosés en immenses cathédrales où l’être humain se débat en proie à la terreur métaphysique, le deuxième quatrain apostrophe l’Océan (miroir allégorique de l’agitation incessante de la vie), et le premier tercet apostrophe la Nuit. Chez Eschyle, l’apostrophe aux éléments de la nature apparaît justement dans la scène qui contient la belle métaphore sur le « sourire innombrable du flot marin ». Prométhée s’adresse à eux en les personnifiant, pour qu’ils contemplent les peines injustes et disproportionnées que Zeus lui inflige : Ô Éther divin, souffles au vif envol, sources des fleuves, innombrable sourire du flot marin, terre immensément maternelle ! Et l’œil du soleil qui voit tout je l’invoque aussi. Voyez en moi ce qu’un dieu souffre des dieux. Regardez quels outrages me déchirent, que j’endurerai pendant des années sans nombre ; le nouveau chef des bienheureux, voilà la chaîne infâme qu’il m’a trouvée. Heu ! heu ! c’est de douleurs présentes et à venir que je me lamente ; jusqu’où faut-il qu’aille ma peine pour que son terme paraisse enfin ?555 Dans une étude qui fait un peu date, mais qui n’en est pas moins utile au chercheur d’aujourd’hui, Anthony Pelzer Wagener, en analysant l’apostrophe à la nature, la met en relation avec le théâtre. Selon lui, même si cette variante de l’apostrophe peut apparaître dans n’importe quel discours, c’est dans les textes de théâtre qu’elle est le plus heureusement et le plus souvent employée. C’est dans la tragédie, dans la comédie ou dans le drame que l’apostrophe à la nature « finds its greatest scope and is stylistically most effective »556. Le critique ne s’arrête pas là, en donnant à son intuition un caractère de grande généralité, et en rapportant toute apostrophe au théâtre : « The appropriate sphere of the apostrophe lies in the drama. »557 L’apostrophe s’y charge d’une grande force émotive, elle présentifie, elle donne à voir et son absence marque la cessation de tout effet théâtral. On ne peut que regretter que Pelzer Wagener ait choisi, pour étayer sa théorie sur la relation profonde entre apostrophe et théâtre, seulement des exemples tirés des auteurs grecs et latins, à l’exception d’un exemple du Macbeth de Shakespeare. En ce qui concerne surtout les trois grands tragiques grecs, le répertoire commenté des apostrophes aux éléments de la nature est presque exhaustif. Dans cette perspective, la triple apostrophe aux 555 Prométhée enchaîné, in Tragiques grecs. Eschyle. Sophocle, op. cit., p. 195. Anthony Pelzer Wagener, « Stylistic Qualities of the Apostrophe to Nature as a Dramatic Device », in Transactions and Proceedings of the American Philological Association, vol. 62, 1931, p. 80. 557 Ibidem, p. 81. 556 202 « grands bois », à l’Océan, à la Nuit du poème baudelairien est plus qu’une simple stratégie rhétorique romantique. Elle marque la théâtralité profonde du lyrisme et inscrit le sonnet dans la mémoire du lecteur comme un fragment de tragédie grecque. Le procédé stylistique de l’apostrophe à la nature et la ressemblance de ton entre Obsession et le fragment cité d’Eschyle peuvent nous faire penser que le poème de Baudelaire, s’il est une confession du poète, il est sans doute une confession du poète-comme-Prométhée-enchaîné. La situation eschyléenne est modifiée : le poète-Prométhée n’apostrophe plus une nature consolante, mais une nature essentiellement hostile, qui ne fait qu’accroître son angoisse en en multipliant les vibrations ou en lui renvoyant l’image de ses propres tourmentes. Le rejet plein de haine a une correspondance dans la scène eschyléenne entre Prométhée et l’Océan, qui vient offrir son secours et ses consolations au Titan enchaîné. Dans un accès de fierté, mais aussi par prudence, Prométhée chasse l’Océan : ce parent à lui risque le châtiment de Zeus s’il persiste dans sa volonté d’aider celui qui a donné le feu aux mortels et leur a appris les divers arts. Le fait que le poète s’affuble du masque de Prométhée a une signification psychologique majeure, ceci malgré les critiques du jeune Baudelaire contre la manipulation idéologique socialiste de la figure du Titan dans Prométhée délivré de Louis de Senneville, ou malgré son mépris contre Hugo et ses rêveries prométhéennes558. La tragédie d’Eschyle amène devant Baudelaire une image d’une grande force obsessionnelle : celle du liage, de l’enchaînement, de la paralysie devant la volonté du Trismégiste. Chez son ancêtre grec, la puissance discrétionnaire de Zeus (et d’autres dieux), en Bien comme en Mal, n’a pas de limites : Prométhée reste enchaîné comme une marionnette sur son roc, mais sans perdre son orgueil et sa fierté559. Tel le Titan moderne, luttant contre le général Aupick et toutes les contraintes que celui-ci veut lui imposer, contre les juges et contre sa mère, contre tout ce qui fait obstacle à son œuvre, et qui fait de son poème une confession angoissée de poupée vaincue et inquiète ! Il y a toujours quelqu’un sur ou derrière le rideau, quelqu’un qui nous attache sans cesse à un rocher, quelqu’un qui tire méchamment les fils qui nous meuvent. Les deux tercets d’Obsession posent de manière très saisissante la dialectique entre le vide et 558 L’article de Baudelaire « Prométhée délivré » par L. de Senneville, ŒC II, pp. 9-11, contient une attaque violente contre la manipulation idéologique de cette figure mythique : le texte baudelairien débute par un dialogue imaginaire – d’une grande théâtralité – entre le critique et le lecteur, avant une analyse toujours très théâtrale de la pièce lyricophilosophique de son ami Louis Ménard (alias Louis de Senneville). La critique du prométhéisme de Hugo se trouve dans Fusées, XV, ŒC I, p. 664 : « Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour imaginaire sur une poitrine qui n’est lancinée que par les moxas de la vanité. » Sur la complexité du prométhéisme baudelairien (teinté de satanisme), voir Antoine Fongaro, « Baudelaire et Prométhée enchaîné », in Littératures, n° 17, Automne 1987, pp. 173-177. 559 La fréquence des métaphores du liage dans Prométhée enchaîné est énorme, voir op. cit., pp. 195, 196, 197 (« livré aux fiers liens indénouables »), 204, 207, 209, 211 (« tourmenté dans des amarres de roc »), 228 (« sales chaînes »), 229. 203 l’existence, entre le repos et l’activité, entre le rien et le quelque chose. Mais, dans la vision de Baudelaire, même l’obscurité la plus totale, qui devrait être le lieu par excellence de la paix, du repos, du vide, se convertit en une brillante toile sur laquelle « vivent », comme dans la peinture, au théâtre ou au cinéma, « des êtres disparus aux regards familiers ». Le théâtre poursuit Baudelaire impitoyablement : le regard rivé sur des ténèbres, au lieu de vivre une expérience mystique absolue, il ne vit qu’une expérience théâtrale de plus. La source du spectacle fantomatique donné sur la toile tendue des ténèbres est l’œil, qui fait ici office de pont entre l’intériorité et l’extériorité, livrant le passage à des « milliers » d’êtres spectraux qui hantent l’imagination du poète. Ce défilé de revenants n’est pas sans avoir quelque chose d’hyperbolique : l’« obsession » baudelairienne est énorme, multiforme, infinie560. Dans un autre cas, Eschyle est accouplé à ses frères modernes, Shakespeare et Michel-Ange, par le biais de la synthèse rêve-action, dont ils sont tous les trois de grands maîtres. Dans L’Idéal, Baudelaire commence par se dissocier – dans les deux quatrains – des représentations esthétiques contemporaines : les beautés pâles de Gavarni ne sauraient répondre à son « rouge idéal ». Dans les deux tercets du sonnet, nous retrouvons la présence de la Nuit féminine, maternelle, qui pourrait consoler le Titan, dans une étreinte érotique et esthétique, des souffrances que Zeus-Militaire-Faux Père lui inflige : Ce qu’il faut à ce cœur profond comme un abîme, C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ; Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans !561 Il y a, dans ces tercets, des expressions que l’on pourrait considérer parmi les plus fortes et les plus intenses de la poésie baudelairienne. Le poète réclame, pour remplir son cœur « profond comme un abîme », une image de théâtre au second degré : il s’agit de Lady Macbeth, mais d’une Lady Macbeth qui aurait tout aussi bien pu être créée par Eschyle dans un autre 560 Sur l’hyperbole qui clôt Obsession, cf. le commentaire assez naïf de Jean Mourot, Baudelaire. « Les Fleurs du mal », Nancy, Presses Universitaires de Nancy, « Phares », 1989, p. 202 : « Le profond mystère suggéré par le dernier vers ne suffit pas à faire oublier l’exagération hyperbolique du vers précédent, qui a l’air d’une cheville pour la rime (car comment connaître des milliers d’êtres ?) » Il va sans dire que nous ne pouvons pas être d’accord avec cette interprétation réductrice de l’hyperbole baudelairienne. 561 Baudelaire, ŒC I, p. 22. Le rapprochement entre Eschyle et Shakespeare était fréquent à l’époque romantique, cf. le bon article de Michel Brix, « “Quelque chose d’énorme, de sauvage et de barbare” : le romantisme français et les tragédies d’Eschyle », in Les Études classiques, LX, n° 4, octobre 1992, p. 340 : Gautier désigne Eschyle comme « le Shakespeare grec » (La Presse, 7 janvier 1857), Hugo le nomme « Shakespeare l’ancien » (1864), tandis que pour Gautier, Philarète Chasles ou Villemain, Shakespeare était un « Eschyle anglais » ou bien un « Eschyle moderne ». 204 « climat »562. Cette image de théâtre au second degré a pour équivalent une image sculpturale produite par le Titan Michel-Ange, la célèbre statue de la Nuit, du tombeau de Julien de Médicis (fils de Laurent le Magnifique), à Florence dans l’église San Lorenzo. Dans la mise en place de cette équivalence, le jeu de Baudelaire est subtil, parce qu’il donne une interprétation de Shakespeare. Comme on peut le remarquer à la lecture de la tragédie de Macbeth, il n’y a aucun élément qui nous permette d’imaginer l’apparence physique de cette vaillante et farouche femme, sauf l’appellation conventionnelle « fair and noble hostess » dont se sert le roi Duncan pendant la visite chez ses futurs meurtriers563. Confronté à cette situation, Baudelaire choisit la seule image physique qui corresponde parfaitement au caractère puissant, sauvage, déterminé, volontaire, de Lady Macbeth : la figure de la Nuit de Michel-Ange. Cette figure allégorique que Baudelaire pouvait connaître par des gravures trône, majestueusement assise sur un coussin de marbre. Elle offre impudemment à la vue du spectateur ses formes athlétiques, ses cuisses géantes, sa taille d’amazone, ses seins arrondis et mûrs, absorbée en elle-même, sans se soucier le moins du monde d’être contemplée. Deux emblèmes allégoriques l’accompagnent : dans le triangle formé par la cuisse et le mollet, un hibou, et sous le bras gauche, un masque d’homme, légèrement difforme, versant l’inquiétude par les trous des yeux. La statue de la Nuit par MichelAnge donne à voir les choses indispensables pour un homme politique issu de la prestigieuse dynastie des Médicis : une femme puissante et belle qui œuvre à sa gloire (tout comme Lady Macbeth œuvre à la gloire de son mari) ; la sagesse incarnée par le hibou ; la prudence, la ruse, la dissimulation, le jeu traîtreusement trompeur, incarnés par le masque. Ce masque ressemble beaucoup aux masques du théâtre romain, que Michel-Ange a pu voir dans certains bas-reliefs564. Tout comme pour Hamlet, les raisons de la référence de Baudelaire à Lady Macbeth dans le sonnet de L’Idéal sont plus complexes que l’analogie qu’elle présente avec la figure allégorique de la Nuit de Michel-Ange. Avant la publication du poème le 9 avril 1851 dans Le Messager de l’Assemblée, Baudelaire a pu connaître une Lady Macbeth d’Eugène Delacroix (datant de 1850), représentée au milieu d’une de ses terribles crises de somnambulisme. Entre la publication du poème en revue et la parution des Fleurs du mal, Baudelaire a pu voir une Lady Macbeth imaginée par Théodore Chassériau dans une toile de 1854 qui représente le banquet où le fantôme de Banquo fait irruption parmi les convives assis à la table du nouveau roi. Au-delà de ces très séduisantes traductions picturales de la pièce shakespearienne, Baudelaire 562 Il est évident que nous lisons l’image du texte de Baudelaire à rebours : Lady Macbeth est le produit d’un Eschyle moderne, d’un Eschyle du nord qui ne crée plus des figures solaires comme Prométhée, mais des figures qui ont le charme mystérieux des brouillards et la rigueur des autans. 563 The Tragedy of Macbeth, in The Complete Signet Classic. Shakespeare, éd. cit., p. 1238, Acte I, Scène VI. 564 Sur le masque chez Michel-Ange, voir l’excellente étude de John T. Paoletti, « Michelangelo’s Masks », in The Art Bulletin, vol. 74, n° 3, September 1992, pp. 423-440. 205 goûte dans La Tragédie de Macbeth le déferlement d’une volonté de puissance qui ne tient compte d’aucun obstacle. Il s’enivre de cette pièce où l’« esprit de domination » de l’épouse du général Macbeth fait fi des règles morales et religieuses, ainsi que du désir du roi Duncan de laisser le trône de l’Écosse à son fils, Malcolm. Cette mauvaise mère, capable d’écraser la tête d’un bébé contre un mur pour en faire jaillir la cervelle (Acte I, Scène VII), cette femme qui n’enfantera plus n’est pas sans remuer de noirs limons dans le cœur de Baudelaire565. Il frémit sans doute d’horreur et d’admiration devant Lady Macbeth qui veut se faire homme pour mieux accomplir ses desseins criminels. Les apostrophes aux esprits des ténèbres et à la nuit lancées à la Scène V de l’Acte I réveillent de longs échos dans la poésie baudelairienne elle-même : The raven himself is hoarse That croaks the fatal entrance of Duncan Under my battlements. Come, you spirits That tend on mortal thoughts, unsex me here, And fill me, from the crown to the toe, top-full Of direst cruelty! Make thick my blood, Stop up th’access and passage to remorse, That no compunctious visiting of nature Shake my fell purpose, nor keep peace between Th’effect and it! Come to my woman’s breasts, And take my milk for gall, you murd’ring ministers, Wherever in your sightless substances You wait on nature’s mischief! Come, thick night, And pall thee in the dunnest smoke of hell, That my keen knife see not the wound it makes, Nor heaven peep through the blanket of the dark, To cry, “Hold, hold!”566 Le sang versé à flots dans Macbeth n’est pas sans rappeler Une martyre ou La Fontaine de sang. Le texte de la pièce shakespearienne constitue l’endroit idéal où Baudelaire peut affronter les horreurs de son sadisme sans avoir à faire face à ce genre de situation dans la réalité, et sans avoir à respirer pour de bon l’odeur nauséabonde du sang fraîchement versé. Ainsi, il ne s’expose pas à la culpabilité dévorante qui ronge Lady Macbeth et la rend somnambule avant de la pousser au suicide. De plus, il ne faut pas perdre de vue la présence du diable dans Macbeth. On la sent – étouffante, insupportable – à travers les instruments du Prince de ce Monde, les trois sorcières, et d’Hécate, qui tentent le thane de Cawdor et se jouent de sa raison, en lui faisant voir et rêver des choses que le bon sens ne devrait pas accepter. C’est aussi une présence plus disséminée, comme 565 Le dernier vers du sonnet XXVII des Fleurs du mal, [Avec ses vêtements ondoyants et nacrés], « la froide majesté de la femme stérile », ŒC I, p. 29, conviendrait parfaitement à Lady Macbeth. 566 Macbeth, op. cit., pp. 1237-1238. L’expression « blanket of the dark » renvoie-t-elle au rideau de théâtre qu’un spectateur trop curieux déplace pour regarder la scène ? 206 il convient à une subtilité vraiment diabolique. Banquo émet l’hypothèse que c’est le diable qui tente sans cesse l’âme de Macbeth : « But ’tis strange: / And oftentimes, to win us to our harm, / The instruments of darkness tell us truths, / Win us with honest triples, to betray’s / In deepest consequence. »567 L’idée du theatrum mundi plane sur Macbeth. Dès le début de la pièce, après la prédiction des sorcières, le thane de Glamis et de Cawdor regarde sa propre destinée comme une pièce de théâtre où les actes se suivent logiquement l’un après l’autre, jusqu’à l’acte final qui le fera roi. Après les assassinats de Duncan et de Banquo, Macbeth et son épouse ont la conscience nette d’être obligés de dissimuler soigneusement leurs crimes, de cacher la manière ignoble dont ils se sont emparés du pouvoir suprême dans l’état. Leurs visages deviennent consciencieusement des masques ; la joie, l’insouciance, le rire dissimulent en une première instance l’ardente volonté de domination, ensuite les remords. L’emploi symbolique du masque est un programme politique des deux époux Macbeth : « And make our faces vizards to our hearts, / Disguising what they are. »568 Aux yeux d’autres personnages de la tragédie shakespearienne, le monde est un théâtre ensanglanté, et deux vers de la Scène IV de l’Acte II préfigurent la vision du poème Le Couvercle : « Thou see’st the heaven, as troubled with man’s act, / Threatens his bloody stage. »569 Baudelaire pourrait finir son rôle – à la fois dans sa vie et dans son œuvre – avec les paroles que le roi prononce en entendant la nouvelle de la mort de sa femme. Dans les vers suivants, les plus émouvants et les plus intenses de Macbeth, on a comme une préfiguration concentrée de la poésie baudelairienne : Tomorrow, and tomorrow, and tomorrow Creeps in the petty pace from day to day, To the last syllable of recorded time ; And all our yesterdays have lighted fools The way to dusty death. Out, out, brief candle ! Life’s but a walking shadow, a poor player That struts and frets his hour upon the stage And then is heard no more. It is a tale Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing.570 Le plus connu poème baudelairien sur l’ironie et sur le sado-masochisme, L’Héautontimorouménos, a été beaucoup commenté et les questions de tout ordre qu’il soulève 567 Ibidem, Acte I, Scène III, p. 1236. Macbeth se sent tenté lui-même par le Diable dans l’Acte II, Scène II, et dans l’Acte V, Scène III. 568 Ibidem, Acte III, Scène II, p. 1246. La même idée dans la réplique de Lady Macbeth qui clôt la Scène VII de l’Acte I : « False face must hide what the false heart doth know. », p. 1239. 569 Ibidem, p. 1243. 570 Ibidem, p. 1259, Acte V, Scène V. 207 n’ont pas encore été – et peut-être ne seront-elles jamais – résolues. Les critiques nourris d’histoire littéraire et de biographisme (Jacques Crépet, Jean Pommier, Albert Feuillerat, Claude Pichois) se sont penchés sur la double dédicace du poème : dans une copie d’album de 1855, le poème est dédié à M…. J…, tandis que dans l’édition 1861 des Fleurs du mal il porte la même dédicace que Les Paradis artificiels, à J. G. F. En reliant ces dédicaces à des éléments recueillis dans la correspondance de Baudelaire, dans les sonnets publiés sous le nom de Privat d’Anglemont, dans d’autres poèmes des Fleurs du mal, ou dans les registres d’état civil, la plupart des critiques se sont accordés à penser que L’Héautontimorouménos a été inspiré par Jeanne Duval571. Cet étrange poème a fait longtemps la joie des critiques dont les méthodes de lecture se réclament de la psychanalyse. René Laforgue relie le sadisme évident du poème à la passion de l’enfant Baudelaire de faire souffrir sa mère, qu’il aurait gardée à l’âge adulte572. Octave Mannoni, en étudiant les processus d’identification dans la poésie baudelairienne, perpétue à propos de L’Héautontimorouménos l’idée-phare de la critique biographique : « Il s’agit certainement d’un mouvement de révolte contre Jeanne Duval, et d’un moment de désidentification qui la vise. »573 Fabrice Wilhelm, en revenant à plusieurs reprises sur ce poème, donne une interprétation originale puisqu’il fait sortir L’Héautontimorouménos de la sphère d’influence de Jeanne Duval. Selon Wilhelm, ce cri violent de Baudelaire marque d’un côté l’« intériorisation » du principal objet d’amour (Mme Aupick dans notre cas), et – corrélativement – un terrible « retournement du sadisme sur le moi ». Ce double mouvement met le sujet mélancolique « dans la même situation qu’Oreste », répondant allégorique du poète très présent – à travers l’entremise de Thomas de Quincey – dans Les Paradis artificiels. L’Héautontimorouménos plonge ses racines au plus profond du matricide imaginé par l’Oreste moderne pour la nouvelle Clytemnestre : « Il a symboliquement tué sa mère, car il s’est senti rejeté, puis il l’a intériorisée. »574 La plupart des critiques se sont interrogés sur la signification du titre grec choisi par Baudelaire. Certains y voient un emprunt aux Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre, ou à un passage des Confessions d’un mangeur d’opium qui n’a pas été traduit par Baudelaire575. D’autres critiques sont remontés encore plus loin, en mettant en évidence que le titre reprend celui d’une comédie de Térence : dans ce deuxième cas, l’on s’est peu interrogé sur les raisons du choix intertextuel de Baudelaire. C’est ce que nous voudrions faire, afin de donner 571 Sur les diverses hypothèses, voir les notes de Claude Pichois à la « Pléiade », ŒC I, pp. 986-987. L’Échec de Baudelaire, op. cit., pp. 102-104. 573 Octave Mannoni, Un si vif étonnement. La honte, le rire, la mort, Paris, Seuil, 1988, p. 120. 574 Voir là-dessus Baudelaire : l’écriture du narcissisme, op. cit., pp. 176-177. 575 Cf. Claude Pichois, les notes de la « Pléiade », ŒC I, p. 985. 572 208 une autre perspective sur le sadisme qui innerve chaque vers de L’Héautontimorouménos. Tout d’abord, l’hypothèse que Baudelaire a pensé en premier lieu à la pièce de Térence, avant de penser aux Soirées de Saint-Pétersbourg ou aux Confessions d’un mangeur d’opium, est étayée par le fait que le poète cite – ironiquement, il est vrai – à deux reprises (au moins) la plus célèbre phrase térentienne de la pièce en question (Acte I, Scène I), devenue une sorte de proverbe : « Homo sum, nihil humani a me alienum puto. » Dans sa première étude sur Théophile Gautier, Baudelaire retourne cette phrase préférée des philanthropes à l’avantage d’un poète qui aurait le droit de dire « quidquid humani a me alienum puto », tout ce qui est humain m’est étranger576. Dans Pauvre Belgique !, Baudelaire se dresse contre l’esprit égalitaire qui règne à Bruxelles, où tous les hommes sont persuadés qu’ils feraient autant qu’une grande personnalité par le simple fait qu’ils sont des êtres humains. Les Belges donnent ainsi une « nouvelle traduction » de la phrase térentienne577. La pièce de Térence met en scène un père (Ménédème) qui par rigidité s’oppose aux frasques de son fils (Clinia), qui aime une jeune fille de condition sociale trop modeste (Antiphila). Le fils, excédé des reproches injustes que sa conduite lui attire, s’en va prendre du service en Asie, et le père le laisse partir. Regrettant cette attitude et le fait de ne pas avoir laissé voir son amour, le père, miné par le chagrin, se punit en secret de son manque de tendresse, ainsi que de sa lâcheté. Il renonce à une bonne partie des biens qu’il possède et achète un champ qu’il se met à bêcher avec obstination, sans s’arrêter jamais. C’est sur ces données qui sont ceux d’un drame que se greffe l’intrigue de comédie : le voisin de Ménédème, Chrémès a aussi un fils, Clitiphon, qui profite – à l’aide du serf Syrus – du retour de Clinia à la maison, pour soutirer de l’argent à son père afin de le donner à la courtisane Bacchis. À la fin, Antiphila se révèle être la fille de Chrémès, rejetée par ce père qui ne voulait pas d’enfant de sexe féminin peut-être à cause de la dot à payer, et Clitiphon rentre dans le droit chemin de l’obéissance et de la soumission, non sans avoir craint qu’il ne soit pas le fils biologique de ses parents en se voyant déchu de ses droits de succession au profit de sa sœur578. Les situations comiques se mêlent ici étroitement aux situations douloureuses, ce qui fait que l’Heautontimoroumenos de Térence, dans l’acception du XIXème siècle, est plutôt un drame qu’une comédie579. Les deux intrigues parallèles, adroitement imbriquées par le dramaturge latin, 576 Théophile Gautier [I], ŒC II, p. 127. Pauvre Belgique !, ŒC II, p. 848, phrase citée en latin par Baudelaire. 578 Térence, Heautontimoroumenos, in Comédies, Tome II, Texte établi et traduit par J. Marouzeau, revu, corrigé et augmenté par J. Gérard, Paris, Les Belles Lettres, 1990, pp. 7-101. La punition de Clitiphon est une simple ruse de la part de son père. 579 Voir Saint-Marc Girardin, Cours de littérature dramatique ou De l’usage des passions dans le drame, Tome premier, Paris, Charpentier, 1845, p. 212 : « Une pièce de Térence exprime la révolution qui s’accomplissait à ce 577 209 amènent au premier plan la question du rapport entre père et fils, comme le remarque le classiciste américain Sander M. Goldberg : la duplex comoedia de l’amour devient ainsi la simplex comoedia des jeunes dont les penchants naturels sont écrasés par l’autorité ou par l’avarice des pères. Clinia et Clitiphon incarnent les revendications d’un amour libre, d’une contrainte moins forte de la part du pater familias et d’une éducation basée sur la responsabilisation plutôt que sur l’autorité580. Si les aperçus de Sander M. Goldberg sur la pièce de Térence sont justes, il résulterait que le poème homonyme de Baudelaire vise lui aussi une relation entre un père et un fils. La piste de lecture donnée par le titre nous semble d’autant plus fertile qu’elle nous permet la connexion avec les interprétations psychanalytiques de L’Héautontimorouménos. Avant de passer plus loin, il faut établir l’identité du « je » emphatique qui ouvre le poème et qui, dans les trois premières strophes, apostrophe un « tu » avec une violence sadique insoutenable581 : Je te frapperai sans colère Et sans haine, comme un boucher, Comme Moïse le rocher ! Et je ferai de ta paupière, Pour abreuver mon Sahara, Jaillir les eaux de la souffrance. Mon désir gonflé d’espérance Sur tes pleurs salés nagera Comme un vaisseau qui prend le large, Et dans mon cœur qu’ils soûleront Tes chers sanglots retentiront Comme un tambour qui bat la charge !582 Le dernier vers cité donne un indice clair pour comprendre l’identité du « je » et du « tu » qui sont aux prises dans une guerre sans merci. Le « tambour qui bat la charge », renvoi évident à la vie militaire, évoque ici la figure sévère du général Aupick, Faux Père qui, tout comme Ménédème et Chrémès dans la pièce de Térence, s’oppose aux frasques du jeune Charles et à son moment dans les mœurs romaines : c’est la comédie ou plutôt le drame de l’Héautontimoroumenos, ou du bourreau de soi-même. » La révolution dont parle Saint-Marc Girardin va dans le sens d’un adoucissement de l’attitude des parents romains par rapport à leurs enfants. 580 Voir Sander M. Goldberg, Understanding Terence, Princeton, Princeton University Press, 1986, pp. 135-148. 581 Antoine Raybaud, dans Fabrique d’« Illuminations », Paris, Seuil, 1989, p. 160, a merveilleusement bien compris que cette violence sadique confine à la folie : « Le plus saillant est que Baudelaire, inscrivant cette violence, la conduit jusqu’à son intenable – ou son innommable – souligné par la dislocation même de l’énoncé du poème dans ce qu’on pourrait appeler, en écho à tel monologue de Tchekhov ou au texte de Gogol : la parole de fou. Parole qui fait irruption, à l’état presque pur, dans au moins trois poèmes des Fleurs du mal : À celle qui est trop gaie (pièce condamnée), L’Héautontimorouménos, Le Vin de l’assassin – parole de fou, c’est-à-dire désarticulée, turbulente, déréalisée ». 582 ŒC I, p. 78. 210 désir ardent d’embrasser la carrière des lettres. La guerre entre le « je » et le « tu » serait donc une guerre symbolique entre Baudelaire et Aupick. Dans ces trois strophes, dominées par un désir lancinant de vengeance, transparaît toutefois l’ambivalence affective de Baudelaire à l’égard de son beau-père : s’il veut le frapper et lui faire verser des larmes amères, il veut en même temps s’enivrer de ses « chers sanglots ». D’ailleurs, dans la plus terrible lettre à sa mère, écrite le 6 mai 1861, Baudelaire exprime la même ambivalence affective que dans L’Héautontimorouménos : « Plus tard tu sais quelle atroce éducation ton mari a voulu me faire ; j’ai quarante ans et je ne pense pas aux collèges sans douleur, non plus qu’à la crainte que mon beau père m’inspirait. Je l’ai cependant aimé, et d’ailleurs j’ai aujourd’hui assez de sagesse pour lui rendre justice. Mais enfin il fut opiniâtrement maladroit. Je veux glisser rapidement, parce que je vois des larmes dans tes yeux. »583 Après les trois premières strophes, dominées par l’adresse et par un sadisme froid (« je te frapperai sans colère et sans haine », mais pour ne t’en haïr que mieux), les quatre suivantes sont construites autour d’un repli du « je » sur lui-même. Une strophe faite d’une seule question rhétorique signale le changement de registre : les affirmations des strophes suivantes ne regardent plus que le « je » et les tortures qu’il s’inflige à lui-même. Le sadisme des trois premières strophes se complète naturellement, fatalement, avec le sado-masochisme des quatre autres strophes, et avec l’Ironie et la mélancolie qui en découlent584. La figure du poète se fragmente, éclate en morceaux – dans une étonnante préfiguration du cubisme en peinture – en morceaux qui se font mal (tout en restant ensemble) : Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord ? Elle est dans ma voix, la criarde ! C’est tout mon sang, ce poison noir ! Je suis le sinistre miroir Où la mégère se regarde. Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau ! 583 COR II, p. 153. Jean Starobinski a donné un excellent commentaire de ce poème dans La Mélancolie au miroir : trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989, Achevé d’imprimer 1990, pp. 27-38. Sur le changement d’attitude du « je », voir p. 33 : « Le sujet lyrique, après avoir, au début du poème, à l’égard d’une victime apostrophée, assumée le rôle du persécuteur violent, semble oublier celle qu’il vient de menacer : il ne parle plus que de lui-même, en s’affirmant la victime de l’Ironie, puis en s’attribuant le double rôle du persécuté et de persécuteur. » 584 211 Je suis de mon cœur le vampire, – Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés, Et qui ne peuvent plus sourire !585 La strophe faite d’une seule question rhétorique se développe autour du noyau de l’Ironie, substantif écrit ici avec une majuscule allégorisante comme pour confirmer la définition ultérieure de Vladimir Jankélévitch : « L’ironie pourrait s’appeler, au sens propre du mot, une allégorie, car elle pense une chose et, à sa manière, en dit une autre. »586 Parfois, l’ironie baudelairienne relève en vérité de l’allégorie, mais le plus souvent elle mise sur des traits discursifs qui sont aussi ceux de la théâtralité. L’ironie, comme la théâtralité, repose sur une feinte, un faux-semblant, une perversité qui consiste à reprendre le discours de l’autre pour le détourner de son but et en faire un objet de moquerie. Laurent Perrin voit se manifester dans ce détournement discursif la nature paradoxale de l’ironie : « Le paradoxe de l’ironie tient précisément à ce procédé qui consiste à reprendre à son compte, à feindre de s’appuyer sur un point de vue que l’on juge par ailleurs aberrant et que l’on cherche à dénoncer comme tel en le caricaturant parfois à l’extrême. Lorsqu’elle se teinte de cynisme, le paradoxe qu’elle instaure devient insoluble, et l’ironie finit même parfois par paraître sérieuse, d’une forme de sérieux qui semble insoutenable, rendu à la fois désespéré et insolent. »587 Dans L’Héautontimorouménos de Baudelaire l’on se confronte justement à une ironie imprégnée de cynisme, à une ironie qui paraît sérieuse, inextricablement désespérée et insolente. Jean Starobinski, dans une relecture des Chats, établit une connexion entre hyperbole et ironie, déjà implicite en quelque sorte dans la théâtralité que l’ironie suppose presque toujours : « Disons-le sans nous attarder aux preuves qui seraient ici requises : l’une des sources de l’ironie est la prise de conscience de l’excès par l’hyperbole. C’est une leçon que Baudelaire a pu retenir de sa lecture de E. T. A. Hoffmann. »588 Le sadisme et le sado-masochisme de L’Héautontimorouménos, exprimés de manière hyperbolique, tombent sous le coup de l’ironie, qui en réduit l’effet agressif sur le lecteur. Dans la strophe suivante, l’ironie est décrite à la fois comme consubstantielle et comme extérieure au « je ». Dans les deux premiers vers, l’ironie fait corps commun avec lui, elle s’empare de sa voix et coule dans son sang sous la forme d’un mélancolique « poison noir », tandis que dans les deux vers suivants le « je » apparaît comme un « sinistre » miroir dans lequel 585 ŒC I, pp. 78-79. Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Librairie Félix Alcan, 1937, p. 33. 587 L’Ironie mise en trope. Du sens des énoncés hyperboliques et ironiques, op. cit., p. 168. 588 Jean Starobinski, « Les Chats de Charles Baudelaire. Une relecture », in Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, Universitätsverlag C. Winter, Heidelberg, 25, fasc. 1-2, 2001, p. 120. 586 212 cette Érinye (« mégère ») se regarde. Ici, nous n’avons plus affaire au miroir dans lequel Samuel Cramer épanche son besoin irrépressible de faire du théâtre, ou au miroir dans lequel se regarde Rouvière avant d’entrer en scène, mais à un miroir où ne se reflète que l’image douloureuse et corrosive de l’ironie. Dans une des poésies de jeunesse de Baudelaire, envoyée à Sainte-Beuve, on trouve quatre vers qui seraient un complément (et une possible source) de cette strophe de L’Héautontimorouménos, et qui garantissent la relation profonde entre miroir, théâtralité et ironie : « Et devant le miroir j’ai perfectionné / L’art cruel qu’un Démon en naissant m’a donné, / – De la Douleur pour faire une volupté vraie, – / D’ensanglanter son mal et de gratter sa plaie. »589 Celui qui est atteint du mal incurable de l’ironie devient son propre « bourreau » et trouve des délices dans les tortures qu’il s’inflige. Le dédoublement du « je » en « victime » et « bourreau » est encore un autre indice de sa nature profondément théâtrale. Ce dédoublement correspond à deux rôles successifs ou simultanés qui prennent la psyché comme scène de leur affrontement. À la pièce donnée sur cette scène les sourires ne sont plus possibles ; des rires effrénés, « énormes » comme le rire de l’Océan dans Obsession, fusent de toutes parts sans relâche, sans répit. Sainte-Beuve, en commentant la traduction complète en vers de toutes les comédies de Térence, réalisée par le marquis de Belloy, observe que le dramaturge latin mise sur un rire modéré des spectateurs, qui s’accommoderait bien des larmes et du sourire : Molière a la verve, le démon : Térence n’a pas le démon ; il a ce que les Anglais appellent le feeling, mêlé et fondu dans le comique. Il intéresse. Térence est la joie et les délices des esprits délicats et justes, qui n’aiment pas le fou rire, qui aiment un rire modéré qui aille avec les pleurs et qui ne dépare pas le sourire.590 Dans L’Héautontimorouménos, Baudelaire hyperbolise le rire modéré des comédies de Térence, pour en faire un « rire éternel », tout comme il transforme l’« innombrable sourire du flot marin » en « rire énorme de la mer » dans le sonnet inspiré par Prométhée enchaîné d’Eschyle. Stylistiquement, Baudelaire prend donc le contre-pied de Térence (et de SainteBeuve, implicitement). Cependant il prend le contre-pied de Térence dans la perspective des rapports père-fils aussi : 589 ŒC I, p. 208, COR I, pp. 116-118 (pour toute la lettre), souligné par nous. Patrick Labarthe fait une belle analyse de ce poème envoyé à Sainte-Beuve dans Baudelaire et la tradition de l’allégorie, op. cit., pp. 112-123. Une autre analyse intéressante du même poème dans Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, op. cit., pp. 289-332 (« Hypothèses sur la vocation »). 590 Ce passage est extrait d’une chronique de Sainte-Beuve publiée le 10 août 1863, voir « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le Marquis de Belloy », in Nouveaux Lundis, Tome cinquième, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires Éditeurs, 1866, pp. 367-368. Dans la même chronique, Sainte-Beuve consacre quelques bonnes pages d’analyse au Bourreau de soi-même, ibidem, pp. 352-357. 213 le bourreau de soi-même n’est plus le père (Ménédème), mais le fils qui a dirigé ses instincts agressifs contre cette figure de l’autorité, et qui en éprouve à la fois de la culpabilité et de la satisfaction. Pour évoquer un peu le complexe d’Œdipe et pour utiliser « les facilités du langage psychanalytique » comme dirait Jean Starobinski591, il est légitime de se demander si l’agressivité du « je » ne se dirige pas aussi vers un autre « tu », vers Joseph-François Baudelaire, le père mort trop tôt, le père qui n’était plus capable, au-delà de la tombe, de protéger son enfant – par le sortilège de l’art – contre la maladresse d’un militaire trop rigoureux. Rien ne nous empêche de l’imaginer, sauf que le « tambour qui bat la charge » est peu fait pour évoquer ce haut fonctionnaire chérissant des rêves d’artiste… Sous les initiales de la mystérieuse première dédicace de L’Héautontimorouménos, « À M… J… », on peut déchiffrer à la fois le prénom d’Aupick, Jacques, et un des deux prénoms du vrai père de Baudelaire, Joseph-François. Mais pour la deuxième édition des Fleurs du mal, la dédicace a été modifiée en « À J. G. F. » : Jacques et Joseph-François y seraient encore présents. À quoi la lettre G. correspondrait-elle alors ? Trouverait-elle sa place dans une référence aux deux figures paternelles ? Et dans ce cas, comment se rapporter aux lectures érotiques de L’Héautontimorouménos ? Peut-on voir dans le « tu » apostrophé dans les trois premières strophes une femme ? En comparant la deuxième dédicace du poème avec la dédicace des Confessions d’un mangeur d’opium, le problème se révèle d’une grande complexité. Si dans L’Héautontimorouménos il n’y a aucune marque du féminin, dans le second cas la dédicace est intégrée dans un contexte où l’adresse à une femme inconnue – cachée par les trois initiales – est claire. Baudelaire affirme que des esprits bornés trouveront bizarre « qu’un tableau des voluptés artificielles soit dédié à une femme »592. Mais, plus loin, comme pour subvertir – théâtralement – ce qu’il vient d’affirmer, et pour légitimer la tentative qui verrait derrière « J. G. F. » des figures masculines, Baudelaire écrit : Il importe d’ailleurs fort peu que la raison de cette dédicace soit comprise. Est-il même bien nécessaire, pour le contentement de l’auteur, qu’un livre quelconque soit compris, excepté de celui ou de celle pour qui il a été composé ? Pour tout dire enfin, indispensable qu’il ait été écrit pour quelqu’un ? J’ai, quant à moi, si peu de goût pour le monde vivant que, pareil à ces femmes sensibles et désœuvrées qui envoient, dit-on, par la poste leurs confidences à des amis imaginaires, volontiers je n’écrirais que pour des morts. Mais ce n’est pas à une morte que je dédie ce petit livre […]593 La féminité de la dédicataire est soutenue par le projet d’Épilogue que Baudelaire envoie à 591 La Mélancolie au miroir : trois lectures de Baudelaire, op. cit., p. 36. ŒC I, p. 399. 593 Ibidem, pp. 399-400. 592 214 Victor de Mars, secrétaire de rédaction de La Revue des Deux Mondes, le 7 avril 1855, avant la publication du premier groupe de poèmes qui porte le titre Les Fleurs du mal. L’Épilogue devait être un poème d’amour où le premier mouvement du poète le pousse vers le repos dans la douceur d’un sentiment tendre. Il découvre tout de suite que l’amour ne peut pas le reposer et que la femme – pour aiguiser ses désirs – doit être cruelle, perverse et menteuse. C’est après ce développement sur l’amour que Baudelaire avait l’intention de déplacer le poème dans le sens du sadisme : « si vous ne voulez pas être cela, je vous assommerai, sans colère. Car je suis le vrai représentant de l’ironie et ma maladie est d’un genre absolument incurable. »594 On remarque, après la lecture de la lettre à Victor de Mars, que Baudelaire a mené à bien seulement la deuxième partie du poème, et qu’il en a fait L’Héautontimorouménos, où les marques du féminin sont complètement effacées. Serait-ce là un poème « écrit pour les morts » alors qu’initialement il aurait dû être dédié à une femme ? Pour ne pas conclure de manière trop tranchante, disons simplement que le poème de Baudelaire peut très bien rester double, doublement ambigu, partagé entre l’apostrophe à une figure paternelle (Jacques Aupick ou Joseph-François) ou à une figure féminine (« Jeanne, Gentille Femme », « Jeanne, Généreuse et Grande »)595. Si la figure violemment apostrophée dans L’Héautontimorouménos est une figure paternelle, un des trois poèmes dédiés à Victor Hugo, Le Cygne, s’ouvre sur l’apostrophe à la figure maternelle qui – dans la culture européenne – incarne peut-être le mieux les souffrances et les humiliations de la veuve, les espoirs et les craintes de la mère, ainsi que la lutte acharnée contre la fatalité : « Andromaque, je pense à vous ! »596 À partir de l’épigraphe, extraite de l’Énéide, « falsi Simoentis ad undam », que le texte portait lors de sa première publication le 22 janvier 1860 dans La Causerie, et à partir des détails que le texte baudelairien donne sur Andromaque, les critiques ont longuement disputé pour savoir si cette figure féminine du Cygne doit tout à Virgile, ou si, au contraire, on pourrait la mettre en relation avec celle de Racine. Certains se sont rangés du côté de l’idée virgilienne, en argumentant à juste titre que dans Racine Andromaque n’est à aucun moment présentée en tant que femme d’Hélénus, comme chez Baudelaire. Lowry Nelson Jr. soutient que chez Baudelaire « only Virgil can be discerned » et fait une étude 594 COR I, p. 312. Henri Lecaye, dans Le Secret de Baudelaire, op. cit., pp. 17-35, propose d’identifier la « J. G. F. » à l’épouse de Claude-Alphonse, Anne-Félicité… 596 ŒC I, p. 85. L’ouverture du Cygne illustre à merveille trois traits essentiels dégagés par Harry Cockerham dans « Réflexions sur l’apostrophe baudelairienne », in Bulletin des Jeunes Romanistes, Strasbourg, n° 9, Juin 1964, pp. 13-20 : l’ « emphase passionnée » (p. 13), la « densité de signification » (pp. 14, 17), la complexité théâtrale (p. 14 : « À la différence de l’apostrophe traditionnelle qui nous parle directement et sans arrière-pensée, celle de Baudelaire affiche souvent une franchise tout à fait trompeuse. »). 595 215 poussée de tous les détails empruntés par Baudelaire au poète latin597. Alain Niderst, tout aussi radical que le critique américain, est persuadé que « l’Andromaque du Cygne doit tout à Virgile, et rien à Racine »598. D’autres critiques se sont montrés plus nuancés, en soulignant que le lecteur pense automatiquement à l’Andromaque de Racine et que Baudelaire y a pensé aussi, ne serait-ce que par un effet des souvenirs de collège599. Mais le critique qui apporte une solution originale aux problèmes d’intertextualité posés par Le Cygne est Pierre Laforgue dans un bel article « Falsi Simoentis ad undam. Autour de l’épigraphe du Cygne : Baudelaire, Virgile, Racine et Hugo », inclus dans un livre qui se situe par beaucoup d’aspects dans le large mouvement de la critique psychanalytique, Œdipe à Lesbos. Baudelaire, la femme, la poésie600. Le point de départ de l’analyse de Pierre Laforgue est l’écart entre les deux publications du poème : en revue avec l’épigraphe virgilienne, et dans la seconde édition des Fleurs du mal sans épigraphe. La Préface de Racine à sa pièce, qui s’ouvre elle-même (en 1668 et en 1676) sur dix-huit vers du chant trois de l’Énéide, expose en concentré toute l’action d’Andromaque. Mais Racine ignore certains vers du poète latin, desquels il ne tient aucun compte dans la construction de sa pièce, et c’est justement à ces bribes laissées de côté par l’auteur tragique que Baudelaire fera référence et empruntera les détails qui apparaissent dans les deux strophes concernant la veuve d’Hector dans Le Cygne601. Par cette stratégie intertextuelle subtile, Baudelaire veut « occulter » la référence principale du Cygne qui est l’Andromaque de Racine, et il tient à enfouir dans les souterraines de son poème « la relation mère-fils » qui est « le drame existentiel et poétique le plus intime de Baudelaire »602. Selon Pierre Laforgue, Virgile et Racine se rencontrent textuellement dans le troisième vers de la strophe la plus émouvante du poème baudelairien : Andromaque, des bras d’un grand époux tombée, Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ; 597 Voir Lowry Nelson Jr., « Baudelaire and Virgil: a Reading of Le Cygne », in Comparative Literature, vol. 13, n° 4, Autumn 1961, pp. 332-345 (p. 333 pour la citation). 598 Alain Niderst, « Baudelaire et les écrivains classiques », in Baudelaire, « Les Fleurs du Mal », l’intériorité de la forme, Paris, SEDES, 1989, p. 19. 599 Voir le onzième chapitre, « Le Théâtre classique », de l’ouvrage de Jean Pommier, Dans les chemins de Baudelaire, op. cit., p. 131. 600 Paris, Eurédit, 2002, pp. 49-70. L’article en question date de 1995. 601 « Tout se passe comme si Le Cygne avait été écrit dans la référence, non pas à Virgile seul, mais à Virgile tel qu’il… n’est pas cité par Racine ; ou, plus exactement, le poème de Baudelaire s’écrit dans les lacunes du texte virgilien cité par Racine. », ibidem, p. 54. 602 Ibidem, p. 55. Selon Henri Coulet, « Une Réminiscence d’Aristophane chez Baudelaire », in Revue d’Histoire littéraire de la France, 57ème année, n° 4, octobre-décembre 1957, pp. 586-587, il y aurait dans Le Cygne quelques échos de La Paix d’Aristophane. 216 Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !603 La logique œdipienne est en vérité extrêmement forte dans Le Cygne, ce qui fait qu’elle a été mise en évidence par d’autres critiques, comme Fabrice Wilhelm : « Une approche psychobiographique pourrait certes reconnaître en Andromaque Caroline, en Hector François, en Pyrrhus Aupick ; l’évocation de l’enfance avant la mort du père est presque évidente mais, en s’en tenant là, on réduirait le texte à l’anecdote et aux projections tardives de l’Idéal, quand les allégories baudelairiennes nous en révèlent l’essence dans son universalité : l’Idéal est toujours blessé. »604 Nous irons un peu plus loin que Fabrice Wilhelm et Pierre Laforgue en affirmant que la sublime strophe citée est une punition de Caroline (Andromaque) pour ne pas être restée fidèle à la mémoire de Joseph-François (Hector) : une fois mariée à Aupick (« superbe Pyrrhus »), elle pourra ensuite devenir l’objet de tous les marchandages possibles comme un « vil bétail ». Rabaissée au rang d’objet, l’Andromaque infidèle risque de devenir une prostituée, et passer des bras d’Hélénus dans les bras de bien des hommes encore. Mais, au-delà de cette logique, un élément stylistique conforte l’interprétation plutôt racinienne du poème baudelairien : il s’agit de l’apostrophe, puisque, comme l’affirme Anthony Pelzer Wagener, cette figure de style trouve son accomplissement suprême au théâtre. Toute la construction du Cygne appuie cette hypothèse : Andromaque est apostrophée dans la première et la neuvième strophe, de manière symétrique : « Andromaque, je pense à vous ! » / « je pense à mon grand cygne […] et puis à vous, Andromaque […] », et le texte ne contient pas d’autres apostrophes. Conformément à cette construction, le poème pourrait être lu comme un dialogue d’exilés (pour faire un calembour brechtien), entre le « je », hanté par les figures allégoriques de la déchéance (cygne, captifs, négresse « amaigrie et phtisique », vaincus) et Andromaque, seule femme au monde capable de comprendre sa douleur, sa souffrance, et son sentiment d’exil dans le nouveau Paris haussmannien. L’apostrophe est donc encore une fois au cœur du poème, dont elle fait un fragment de pièce de théâtre605. Pierre Laforgue a très bien vu que les images raciniennes pouvaient avoir un impact violent sur le poète romantique : « dans le détail certains vers de Racine sont encore plus bouleversants 603 Baudelaire, Le Cygne, ŒC I, p. 86. Cf. Fabrice Wilhelm, Baudelaire : l’écriture du narcissisme, op. cit., p. 332. 605 Les critiques de l’école américaine qui se sont occupés du Cygne considèrent, à partir de vers comme « Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu foudre ? », ŒC I, p. 86, que le poème de Baudelaire parodie ses propres procédés « apostrophiques », voir Jonathan Culler, « Apostrophe », art. cit., pp. 64-65. Culler y établit un parallèle entre « apostrophic cygne » et « apostrophic signe ». Son interprétation serait excellente, sans la confusion qu’il fait entre exclamation et apostrophe : la seule figure apostrophée dans le poème baudelairien est, encore une fois, Andromaque, tandis que les exclamations sont très fréquentes. Barbara Johnson, dans « Apostrophe, Animation, and Abortion », in Diacritics, vol. 16, n° 1, 1986, pp. 30-31, considère, sur les traces de Culler, que dans Moesta et 604 217 qu’en eux-mêmes, si on les imagine lus par Baudelaire »606. L’identification de Baudelaire à la pièce de Racine aura été spontanée en lisant le défi qu’Andromaque lance à Pyrrhus dans l’Acte I, Scène IV. Il aura imaginé les mêmes paroles prononcées par Caroline devant Aupick voulant l’envoyer au collège, ou lui interdisant de s’adonner à sa passion pour la littérature : « Et vous prononcerez un arrêt si cruel ? / […] / Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ; / On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère. / Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux ; / Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups. »607 Le theatrum mundi est présent dans la pièce de Racine aussi, et Baudelaire aura remarqué les vers de l’Acte V, Scène II où Cléone décrit l’hésitation d’Oreste avant d’assassiner Pyrrhus : cet alter ego de Baudelaire entre dans le temple « sans savoir dans son cœur / S’il en devait sortir coupable ou spectateur. »608 Ce genre de vers sonores, bien coupés, vibrants, n’est pas sans influencer la versification baudelairienne : l’analogie a été signalée très tôt par Marcel Proust (« vers raciniens si fréquents chez Baudelaire »), et d’autres critiques l’ont reprise par la suite609. Et qui plus est, les alexandrins raciniens, empreints d’une profonde théâtralité, seraient le point de départ idéal de la théâtralité baudelairienne. Michel Bernard dans « Esquisse d’une théorie de la théâtralité d’un texte en vers à partir de l’exemple racinien » affirme que l’alexandrin de Racine construit son propre théâtre, indifféremment de l’intention générique du poète tragique (qui est celle d’écrire une tragédie) : cette construction se fait par le système des rimes, par les sonorités musicales et par le dosage singulier du regroupement des vers (stratégies que l’on retrouve aisément dans la poésie baudelairienne)610. errabunda, l’apostrophe est non seulement le mode du poème, mais le thème du poème. 606 « Falsi Simoentis ad undam. Autour de l’épigraphe du Cygne : Baudelaire, Virgile, Racine et Hugo », art. cit., p. 57. 607 Andromaque, in Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésies, op. cit., p. 254. 608 Ibidem, p. 295. Souligné par nous. 609 Voir « Sainte-Beuve et Baudelaire », art. cit., p. 214. Un critique qui a beaucoup étudié les analogies (non seulement de versification) entre Baudelaire et Racine est Robert Kopp, cf. « À propos des Petits Poèmes en prose ou Baudelaire entre Racine et le journalisme Second Empire », in Bérénice, Numéro spécial Baudelaire, n° 7, mars 1983, pp. 15-24 ; « Baudelaire entre Banville et Leconte de Lisle », art. cit. 610 Michel Bernard, « Esquisse d’une théorie de la théâtralité d’un texte en vers à partir de l’exemple racinien », in Dramaturgies. Langages dramatiques, Mélanges pour Jacques Scherer, Paris, A.-G. Nizet, 1976, pp. 279-286. À la p. 281, il y a une belle définition de la théâtralité de l’alexandrin que nous voudrions citer ici : « Or, parmi ces vers, l’alexandrin est sans nul doute celui qui, de par sa structure, est le plus propre à servir un projet théâtral. […] Et cela au moins pour deux raisons essentielles : la première et la plus évidente est d’ordre rythmique : par son isosyllabisme et, d’une façon générale, sa distribution en nombre pair associée à sa relative longueur, l’alexandrin permet en même temps que la symétrie et ses artifices spéculaires le jeu diversifié et souple de multiples combinaisons phonétiques. La seconde concerne plus spécifiquement son mode d’expressivité : l’alexandrin a, en effet, le privilège d’être foncièrement ambivalent. Il a une double nature : il est capable de parler et de chanter et par là même d’exprimer le sublime comme le banal, le subtil comme le grossier et le trivial ; ce qui permet au poète de jouer à volonté sur les effets de rupture de la différence de registre et sur ceux au contraire redondants du narcissisme vocal. En fait, il ne faut jamais oublier que ce vers est à la fois discours et chant ou mieux discours 218 Si Corneille est absent du système de références de la poésie baudelairienne, Molière au contraire, à l’instar de Racine, y est assez présent611. Les clins d’œil au Tartuffe dans La Fanfarlo font pendant à quelques vers d’un poème de jeunesse, inspirés par Sarah la Louchette, où Baudelaire, en caricaturant cette prostituée de bas étage, se dépeint dans le rôle de l’« imposteur » moliéresque. L’écrivain apparaît comme un Tartuffe, mais dont l’hypocrisie esthétisante est inutile devant la déchéance authentique de cette femme, et serait tout de suite sanctionnée par Dieu dans un éclat de rire. L’auteur qui vend sa pensée n’est pas meilleur que la prostituée qui vend son corps en jouant de son mieux un personnage : Pour avoir des souliers elle a vendu son âme ; Mais le bon Dieu rirait si près de cette infâme Je tranchais du Tartufe, et singeais la hauteur, Moi qui vends ma pensée, et qui veux être auteur. Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque. Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque ; Ce qui n’empêche pas les baisers amoureux De pleuvoir sur son front plus pelé qu’un lépreux. Elle louche, et l’effet de ce regard étrange Qu’ombragent des cils noirs plus longs que ceux d’un ange, Est tel que tous les yeux pour qui l’on s’est damné Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.612 Baudelaire reviendra sur la question du Tartuffe dans ses journaux intimes : « Molière. Mon opinion sur Tartuffe est que ce n’est pas comédie, mais un pamphlet. Un athée, s’il est simplement un homme bien élevé, pensera, à propos de cette pièce, qu’il ne faut jamais livrer certaines questions graves à la canaille. »613 Comment concilier cette note tardive de Baudelaire avec la passion pour Tartuffe qu’il semble avoir montrée pendant sa jeunesse ? Un éclairage réciproque est-il envisageable ? Avant 1848, la pièce de Molière offrait à Baudelaire des emblèmes de l’hypocrisie qu’il pouvait employer efficacement dans ses poèmes. Après 1859, quand il griffonne les notes acides de Mon cœur mis à nu, il a pris ses distances par rapport à une certaine facilité moliéresque à laquelle il était sensible dans sa jeunesse. Le Baudelaire qui écrit que Tartuffe n’est pas une « comédie » mais un « pamphlet » est celui qui a lu Joseph de Maistre, qui a écrit De l’essence du rire et les deux études sur les caricaturistes, et surtout celui qui s’est chanté et chant discursif. » 611 Corneille est néanmoins cité par Baudelaire dans ses études et notes critiques une dizaine de fois. John Van Eerde a d’ailleurs montré dans « Baudelaire and Corneille: a Parallel », in Modern Language Notes, LXXIII, December 1958, pp. 601-603, que les différents « éloges du maquillage » de Baudelaire ont pu être influencés par les vers dus à Corneille dans l’ouvrage collectif La Comédie des Tuileries (1635). 612 Baudelaire, [Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre], ŒC I, pp. 203-204. 613 Mon cœur mis à nu, ŒC I, p. 701. 219 confronté à la pruderie hypocrite de la justice pendant le procès des Fleurs du mal. L’écart entre les vers à la gloire de Sarah la Louchette et la note de Mon cœur mis à nu s’explique : ce que Baudelaire voyait dans sa jeunesse comme une « comédie » de situation, pleine de bons mots et riche d’images à exploiter intertextuellement, lui apparaît dans un âge plus mûr comme un « pamphlet » qu’il ne faut pas livrer à la « canaille », c’est-à-dire aux journalistes voltairiens et républicains du Siècle qui s’en servaient pour discréditer la religion catholique. Jean Pommier, dans ses investigations aussi scrupuleuses que précises, joint des pièces importantes au dossier du Tartuffe vu par Baudelaire. Le critique rapporte un épisode des années 1843-1844 lorsque les autorités parisiennes avaient décidé d’élever un buste à la gloire de Molière devant la maison où le grand dramaturge et comédien était né (une fausse maison, du reste !). Le buste a été inauguré le 15 janvier 1844 et Samson (!) a prononcé un discours lors de la cérémonie, où il voyait en Molière « le grand homme qui démasqua Tartufe ». En marge des manifestations officielles, un groupe de jeunes gens avait crié « Vive Molière ! » en face de l’éditeur Laffitte et devant l’habitation du célèbre chansonnier Béranger. Sur la demande des élèves des collèges royaux, Tartuffe a été joué à l’Odéon et à la Comédie-Française. Les manifestations à la gloire de Molière s’inscrivaient dans la bataille entre le clergé et l’Université à propos d’une loi sur l’enseignement. La pièce de Molière était devenue une sorte de bouclier contre les arguments cléricaux et une édition populaire ornée d’une gravure de Grandville représentant Molière arrachant son masque à l’imposture, figurée sous les traits d’un Jésuite, était un grand succès commercial614. Selon Jean Pommier, tous ces événements ont beaucoup marqué Baudelaire, et c’est lors des festivités à la gloire de Molière qu’il a vu ou revu Tartuffe615. Ces événements, ainsi que la moralité trop évidente des pièces moliéresques expliquent parfaitement bien pourquoi Baudelaire en fait à deux reprises un chantre de la plus « ridicule » des « religions modernes » : « La France traverse une phase de vulgarité. Paris, centre et rayonnement de la bêtise universelle. Malgré Molière et Béranger, on n’aurait jamais cru que la France irait si grand train dans la voie du Progrès. – Questions d’art, terrae incognitae. Le grand homme est bête. »616 De plus, ces notes de Baudelaire peuvent être lues 614 Selon nous, la vignette de Grandville fait allusion à la critique de Cléante à l’égard de son beau-frère Orgon : « Hé quoi, vous ne ferez nulle distinction / Entre l’hypocrisie et la dévotion ? / Vous les voulez traiter d’un semblable langage, / Et rendre même honneur au masque et au visage [?] ». Cf. Tartuffe ou L’Imposteur, in Œuvres complètes, I, Texte établi et annoté par Maurice Rat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 703. 615 Voir Jean Pommier, « Le Théâtre classique », Dans les chemins de Baudelaire, op. cit., pp. 138-140. 616 Deuxième projet de Préface pour Les Fleurs du mal, ŒC I, p. 182. Voici en entier le passage de Mon cœur mis à nu sur le même sujet (feuillet 14) : « Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles. Donc le grand homme est vainqueur de toute sa nation. Les Religions modernes ridicules. Molière. Béranger. Garibaldi. », ŒC I, p. 681. Dans cette perspective, Molière est mis dans la même casserole avec Rousseau, Voltaire, Victor Hugo et George Sand. Heureusement, Baudelaire balance toujours au sujet du dramaturge… 220 comme une réponse virulente et ironique à Sainte-Beuve, qui dans un article de 1835 faisait de Molière un représentant de l’esprit révolutionnaire, un adversaire acharné du totalitarisme royal de Louis XIV et un anticipateur du socialisme et du progressisme triomphants du XIXème siècle : Ginguené a publié une brochure pour montrer Rabelais précurseur et instrument de la Révolution française ; c’était inutile à prouver sur Molière. Tous les préjugés et tous les abus flagrants avaient évidemment passé par ses mains, et, comme instrument de circonstance, Beaumarchais lui-même n’était pas plus présent que lui ; le Tartufe, à la veille de 89, parlait aussi net que Figaro. Après 94, et jusqu’en 1800 et au-delà, il y eut un incomparable moment de triomphe pour Molière, et par les transports d’un public ramené au rire de la scène, et par l’esprit philosophique régnant alors et vivement satisfait, et par l’ensemble, la perfection des comédiens français chargés des rôles comiques, et l’excellence de Grandmesnil en particulier.617 Tout en fustigeant en Molière le « précurseur » et l’« instrument » de la Révolution française, donc un représentant du Progrès infini de l’humanité auquel croyait le XIXème siècle, Baudelaire continue de faire appel à ses pièces. Si dans sa jeunesse il dialoguait avec Tartuffe, lorsqu’il écrit L’Imprévu, publié le 25 janvier 1863 dans Le Boulevard, puis recueilli dans Les Épaves, c’est à L’Avare et au Misanthrope que le poète fait référence. En revue, le poème porte la dédicace « À mon ami J. Barbey d’Aurevilly ». Dans Les Épaves, la dédicace disparaît, mais elle est comme remplacée par une « note de l’éditeur », due probablement à la plume de Baudelaire : « Ici, l’auteur des Fleurs du mal se tourne vers la Vie Éternelle. Ça devait finir comme ça. Observons que, comme tous les nouveaux convertis, il se montre très rigoureux et très fanatique. »618 Ce « nouveau converti » (syntagme légèrement ironique !) ouvre son poème avec un tableau des divers péchés humains, où dominent l’hypocrisie et la paresse. Des personnages moliéresques619 – Harpagon et Célimène, mentionnés dans ce poème chrétien – sont vus dans la perspective de la vie éternelle, spécifique plutôt au poète du XIXème et non au dramaturge du XVIIème, qui s’éloignait sensiblement de la religion dans ses pièces et qui avait une attitude ambiguë làdessus. Le caractère dialogique (théâtral) des quatre strophes que nous allons citer est très frappant : 617 Sainte-Beuve, « Molière », in Portraits littéraires, Édition établie par Gérald Antoine, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », p. 390. Harold Watson a montré de manière irréfutable que les affirmations de Sainte-Beuve sont fausses : sur tout l’ensemble du XVIIIème siècle, les représentations du Tartuffe atteignent la cote la plus basse dans la décennie 1781-1790, voir « Sainte-Beuve’s Molière: a Romantic Hamlet », in The French Review, vol. 38, n° 5, April 1965, pp. 611-612. La conclusion de Watson est sans appel (et elle aurait pleinement satisfait Baudelaire) : « At any rate, Molière’s influence on the Revolution appers weak indeed. », p. 612. 618 L’Imprévu, ŒC I, p. 171. Selon Claude Pichois, dans ses notes, ŒC I, p. 1155, la précision doit être mise en relation avec la phrase finale de l’article que Barbey d’Aurevilly consacre en 1857 au volume poursuivi par la justice : « Après Les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour l’auteur : ou se brûler la cervelle… ou se faire chrétien ! » Le poème de Baudelaire serait ainsi une réponse à Barbey d’Aurevilly. 619 Selon Jean Pommier, op. cit., pp. 140-141 (« Le Théâtre classique »), 220 (« Théodore de Banville »), l’idée de cette référence vient de Banville, cf. des poèmes comme La Gloire de Molière. Ode récitée au Théâtre du Panthéon le 15 janvier 1851. 221 Harpagon qui veillait son père agonisant, Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches : « Nous avons au grenier un nombre suffisant, Ce me semble, de vieilles planches ? » Célimène roucoule et dit : « Mon cœur est bon, Et naturellement, Dieu m’a faite très belle. » – Son cœur ! cœur racorni, fumé comme un jambon, Recuit à la flamme éternelle ! Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau, Dit au pauvre qu’il a noyé dans les ténèbres : « Où donc l’aperçois-tu, ce créateur du Beau, Ce Redresseur que tu célèbres ? » Mieux que tous, je connais certain voluptueux Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure, Répétant, l’impuissant et le fat : « Oui, je veux Être vertueux, dans une heure ! »620 Harpagon imaginé dans une hypostase absente chez Molière, Célimène qui essaie de se donner bonne conscience tandis qu’elle reste une coquette dont le cœur est diaboliquement sec, le journaliste qui s’efforce d’arracher au pauvre la consolation religieuse, le voluptueux paresseux qui recule toujours le moment de sa conversion et en qui nous déchiffrons un autoportrait du poète, tous ces personnages seront les victimes d’un Être qu’ils ont nié. Le Diable emportera les âmes des pécheurs en Enfer, tandis que la trompette de l’Ange sonnera la victoire de ceux qui se sont soumis aux épreuves et qui ont supporté sans se révolter la vie terrestre. L’Ange chante et Satan, hautain et méprisant, apostrophe ses victimes : Chacun de vous m’a fait un temple dans son cœur ; Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde ! Reconnaissez Satan à son rire vainqueur, Énorme et laid comme le monde !621 Baudelaire fait vers la fin de sa vie ce que Molière n’a pas fait dans ses pièces : il prend des personnages pour lesquels il met en scène un Jugement dernier, tranchant ainsi les ambiguïtés qui pouvaient subsister quant au sort d’Harpagon ou à celui de Célimène. Chez Molière, elle refuse de suivre Alceste dans sa retraite, malgré le témoignage d’extrême tendresse que son prétendant le plus honnête lui donne. S’est-elle mariée ? A-t-elle continué de berner des amants 620 L’Imprévu, ŒC I, p. 171. Cl. Pichois voit dans le « gazetier fumeux » de la troisième strophe un journaliste du Siècle, ŒC I, p. 1156. Par voie de conséquence, Baudelaire critiquerait, tout comme pour la figure de Prométhée, la manipulation idéologique des pièces de Molière. 621 ŒC I, p. 172. 222 trop crédules ? A-t-elle éprouvé des remords sur sa conduite ? On ne le sait pas avant de la retrouver dans L’Imprévu où tous les masques sont tombés : cette femme hypocrite est mûre pour la damnation, pour l’enfermement dans le palais de pierre du Diable. Pour conclure, il faut remarquer dans les opinions de Baudelaire sur Molière un dualisme qu’on retrouvera dans ses opinions relatives à la tragédie en général : le mépris pour Molière, apôtre de la plus ridicule des « religions modernes », est doublé par l’admiration pour le génie qui va très loin dans le « pamphlet » et dans le comique, même si dans un comique moralisant et parfois dépourvu de finesse. Comme dans le cas de Shakespeare, Baudelaire semble être obsédé par quelques pièces de Molière : Tartuffe, L’Avare, Le Misanthrope, qu’il invoque et qu’il retravaille lorsque le canevas de ses poèmes (ou des textes en prose) le lui permet622. Les allusions de Baudelaire à Molière semblent en général gouvernées par une voix moins psychologisante (bien que l’Avare qui veille son père mourant puisse être considéré comme un « répondant allégorique » du poète), plus joyeusement ironique (et même auto-ironique), plus rieuse, que les allusions aux pièces de Shakespeare, Térence ou Eschyle. Dans les cadres des poèmes des Fleurs du mal ou des Épaves, ce genre de références à des dramaturges et à des pièces de théâtre, qui pourraient constituer une autre rubrique de notre définition de la théâtralité (est théâtral tout ce qui, dans un texte non-dramatique, fait référence à des pièces ou à des personnages de théâtre), ouvrent un espace secondaire. Un espace scénique dans lequel évoluent des figures provenant de drames célèbres qui ont des affinités profondes avec l’univers imaginaire de Baudelaire : toutes ces marionnettes que le poète manie sont des membres de sa famille fantasmée, dont la mise en théâtre (et en poème) lui permet de surmonter ses complexes dans un dialogue fascinant avec les personnages eschyléens, shakespeariens, raciniens, moliéresques. De plus, pour le lecteur, ces références fonctionnent comme des didascalies pour la meilleure lecture du poème : une lecture plurielle, à l’écoute de toutes ces voix entremêlées et entrecoupées, superposées et harmonisées comme dans un chœur antique, une lecture dynamique, pleine d’imagination et de liberté. Une lecture dynamique et aussi une 622 Dans le Salon de 1859, V « Religion, histoire, fantaisie », ŒC II, p. 653, Baudelaire cite – de mémoire – un vers de l’Acte I, Scène II du Misanthrope : « Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur. » Le vers correct est « Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur. », cf. Le Misanthrope, in Œuvres complètes, II, Texte établi et annoté par Maurice Rat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 56. Claude Pichois, ŒC II, pp. 14031404, interprète correctement l’ironie de Baudelaire à l’égard du célèbre journal progressiste, en montrant que le critique d’art joue adroitement sur le vers moliéresque qu’il faudrait lire : « Le méchant goût du Siècle, en cela, me fait peur. » Or, un journaliste du Siècle (Louis Jourdan), avait critiqué un peintre que Baudelaire loue, PenguillyL’Haridon, en essayant de montrer qu’il peint toujours de la même manière, mais ne faisant ressortir – en réalité – que son « mauvais goût ». Malgré son interprétation correcte de la l’allusion au Misanthrope, Pichois perpétue une erreur de Jean Pommier, Dans les chemins de Baudelaire, op. cit., p. 140, qui situe le vers moliéresque à la Scène III de l’Acte I. Or, c’est dans la Scène II que le vers se trouve, lors de la querelle du sonnet entre Alceste et Oronte. 223 lecture à l’envers : si Baudelaire lit Eschyle, Shakespeare, Racine, Molière avec les yeux des complexes d’Œdipe et d’Hamlet, de la même manière il faudrait lire le salut proposé par la poésie baudelairienne avec les yeux moqueurs de Molière, la destinée tragique du sadomasochiste de L’Héautontimorouménos avec les yeux attendris de Térence, et ainsi de suite dans un échange infini. Un tel poème n’a plus, par la contamination intertextuelle avec des textes dramatiques, un caractère purement « lyrique », au moins dans le sens que Mallarmé ou Valéry nous apprennent à donner au « lyrisme » : on a vu que pour Baudelaire l’extension théorique du concept de « lyrisme » va beaucoup plus loin, à la rencontre des autres genres littéraires et même des autres arts. 2.3. Signes graphiques de l’énonciation théâtrale : le discours hyperbolique Dans des poèmes construits comme des pièces en miniature, et truffés de références à des dramaturges et à des pièces de théâtre, le problème des marques graphiques de l’énonciation théâtrale, ou autrement dit des signes concrets de la rhétorique théâtrale, s’avère très captivant et retient notre attention pour quelques considérations. Très différent de certains parnassiens, d’un Mallarmé ou d’un Valéry, messies de la « poésie pure » (= irréelle, impersonnelle, sculpturale), Baudelaire est, par sa cruauté théâtrale, par son instinct de se mettre en scène dans, pour et par son discours, à la recherche d’autre chose. Ses poèmes, tachés d’un sang symbolique, se nourrissent de la substance des métamorphoses possibles du theatrum mundi, qu’ils mettent en relation, par apostrophe et hyperbole, par allégorie et métaphore, avec d’autres univers sémantiques (mythologie, religion, peinture, musique, philosophie maistrienne, etc.). La théâtralisation du discours poétique baudelairien est visible aussi dans les signes graphiques dont il est saturé : parenthèses (Remords posthume, Confession, Ciel brouillé, L’Horloge, Le Cygne, La Béatrice, La Voix, Le Rebelle), …points de suspension (À SainteBeuve, À une passante, Le Coucher du soleil romantique), – tirets, « guillemets », italiques, Majuscules allégorisantes (ces dernières présentes dans Le Mauvais moine, Le Masque, Hymne à la Beauté, Tout entière, L’Aube spirituelle, L’Irréparable, À une Madone, Alchimie de la Douleur, L’Irrémédiable, Le Squelette laboureur, Allégorie, La Mort des artistes, Le Voyage). Thierry Gallèpe interprète, à juste titre, ces signes graphiques, employés dans des pièces de théâtre, comme des didascalies : « Nul doute que ces changements typographiques puissent être assimilés à des didascalies. Cela est d’ailleurs d’autant plus convaincant que l’une des marques permettant d’identifier les didascalies est précisément le fait typographique. »623 Philippe Hamon, dans L’Ironie littéraire : essais sur les formes de l’écriture oblique, mène une réflexion 623 Thierry Gallèpe, Didascalies. Les mots de la mise en scène, op. cit., p. 92. Voir, pour plus de détails, pp. 83-92. 224 sur les signes typographiques, qu’il considère comme des emblèmes nets, comme des critères de reconnaissance du discours ironique, donc de la théâtralité d’un texte. Selon Philippe Hamon, à l’oral, on peut distinguer le discours ironique en interprétant les signes « sémaphoriques » qui apparaissent notamment sur le visage de celui qui ironise (l’ironisant) : clins d’œil, sourires ambigus, froncement de sourcils, masques trop sérieux pour une circonstance. À l’écrit, les tirets, les capitales, les italiques, les caractères gras, les parenthèses contribuent à une surdétermination du sens, et remplacent les signaux d’appui donnés par le visage de l’ironisant pour l’interprétation d’un discours comme ironique. Et l’emploi des signes graphiques a lieu sur le mode du théâtre : Cette dramaturgie typographique forme donc, sous les yeux du lecteur, comme une sorte de mimique, de pantomime, de gesticulation du signifiant sur la scène, ainsi théâtralisée, du texte, mimique destiné à remplacer celle du corps (absent) de l’ironisant.624 Baudelaire accorde une importance capitale à ces figures qui dynamis(/t)ent le poème, attentif non seulement au message qu’il fait passer vers ses « hypocrites lecteurs », mais aussi au spectacle typographique de ses textes625. La remarque d’une des dernières lettres que le poète écrit à Catulle Mendès, de Bruxelles, le 29 mars 1866, à propos d’une publication, témoigne que, même se sentant très mal, Baudelaire reste sensible à la valeur que les signes graphiques acquièrent en dehors du sens lexical, grammatical et générique de ses écrits : « Le dernier vers de la pièce intitulée BIEN LOIN D’ICI d’isolement, de distraction. » 626 doit être précédé d’un tiret (–), pour lui donner une forme Le signe graphique est non seulement suggéré par le nom abstrait qu’il porte, mais il est rendu visible, isolé entre des parenthèses, de manière à ce qu’il captive toute l’attention de Mendès : c’est comme une didascalie visuelle que Baudelaire emploie pour que son disciple se rappelle comment Bien loin d’ici doit être imprimé. Cette mise en vedette du tiret souligne le rôle que Baudelaire attribue à la théâtralité typographique de ses œuvres, qui se fait voir par le lecteur surtout à travers l’emploi massif du tiret. Le tiret est capital pour Baudelaire, parce qu’il marque des écarts entre différentes parties d’un texte (« isolement », « distraction »), des changements sémantiques, des idées à retenir, etc. Le tiret sert parfois non pas à isoler certaines parties du texte, mais à construire de véritables 624 Philippe Hamon, L’Ironie littéraire : essais sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Éditions Hachette Supérieur, « Hachette Université. Recherches littéraires », 1996, p. 86. Voir aussi à la p. 111, un complément de l’idée du rapport entre ironie et théâtralité : « Mais c’est surtout la référence au théâtre, art social par excellence et par excellence art de l’espace double, d’un espace à coulisses, à décors et à masques, qui semble privilégiée dans le discours sur l’ironie. » 625 « Rappelez-vous que le plaisir de composer quelque chose n’est rien pour moi s’il ne se mêle au plaisir d’être gentiment imprimé. », lettre à Poulet-Malassis, 10 février 1860, COR I, p. 666. 626 Baudelaire, COR II, p. 630. 225 pièces à deux voix et à marquer une rupture, un changement d’instance verbale, une modification d’énonciation : La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ; La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts A beau précipiter dans ses ténèbres vides De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts, Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts, Quand même elle saurait ranimer ses victimes, Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne, Qui sent toujours la soif naître de la liqueur Et se multiplier comme l’hydre de Lerne. – Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur, Et la Haine est vouée à ce sort lamentable De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table.627 Les trois premières strophes du sonnet cité mettent le lecteur en présence d’un discours hyperbolique sur la Haine, qui est rattachée à la Vengeance par des majuscules allégorisantes (et aussi hyperbolisantes628). Toutes les images de ce sentiment affreux qui déchire le cœur de l’être humain sont frappées du sceau de l’exagération hyperbolique. Dans la première strophe la Haine apparaît comme un sentiment sans fond et sans fin à l’instar du tonneau des Danaïdes. L’histoire des cinquante filles du roi Danaos, qui ne peuvent pas échapper au mariage incestueux avec leurs cousins germains et qui les tuent lors de la nuit de noces pour s’en venger, est évoquée ici à cause de la belle analogie métaphorique pouvant exister entre la Haine insatiable et le châtiment sisyphique infligé par les dieux aux sœurs criminelles : remplir éternellement un tonneau sans fond dans les enfers629. La deuxième strophe hyperbolise encore plus les données de la 627 Baudelaire, Le Tonneau de la Haine, ŒC I, p. 71. Un autre sonnet de Spleen et Idéal, L’Ennemi, est construit exactement sur le même principe : le dernier tercet est séparé du reste du texte par un tiret, qui l’isole et marque un possible changement d’instance énonciative, ŒC I, p. 16, et encore un sonnet publié en 1862 dans L’Artiste et repris dans l’édition de 1868 des Fleurs du mal, La Lune offensée, ŒC I, p. 142, où le tiret sert à introduire la réminiscence œdipienne : « – Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri, / Qui vers son miroir penche un lourd amas d’années, / Et plâtre artistement le sein qui t’a nourri. » Dans Duellum, Baudelaire sépare encore une fois le dernier tercet du reste du sonnet, sans marquer cependant un changement d’instance énonciative, ŒC I, p. 36. Dans Le Guignon, ŒC I, p. 17, ce sont les deux tercets qu’un tiret sépare des deux quatrains, ainsi que dans À Théodore de Banville, ŒC I, p. 208. Dans ce dernier sonnet, il y a une autre référence à Hercule : « – Poète, notre sang nous fuit par chaque pore – / Est-ce que par hasard la robe du Centaure / Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau // Était teinte trois fois dans les baves subtiles / De ces vindicatifs et monstrueux reptiles / Que le petit Hercule étranglait au berceau ? » 628 Voir Philippe Hamon, op. cit., pp. 84-85 : « Les majuscules notamment, qui miment efficacement l’emphase et la grandiloquence de nombreux discours sérieux, fonctionnent volontiers, quand on les multiplie, comme des hyperboles de ces derniers. » 629 La présence des Danaïdes dans le premier quatrain du Tonneau de la Haine pourrait-elle être mise en relation avec l’Œdipe ? 226 première : même si la Haine est déjà un « tonneau des pâles Danaïdes », donc un tonneau sans fond où s’engouffrent « de grands seaux pleins de sang et des larmes des morts », le Diable le troue encore secrètement, en sorte que l’impossibilité de le remplir est doublée, accrue, multipliée. Le premier tercet compare la Haine à un ivrogne dont la soif naîtrait de la liqueur. Au lieu de l’éteindre, la boisson exaspère et pousse la soif à outrance : si le nouveau Hercule coupe une tête de la monstrueuse « hydre de Lerne », ce n’est que pour voir deux têtes pousser à la place. Plus la Haine essaie donc de se satisfaire, plus elle devient énorme, plus elle se multiplie et vampirise l’être humain tout entier. Entre le premier et le deuxième tercet, le tiret suggère qu’il s’agit d’une réplique aux trois premières strophes qui hyperbolisaient la Haine, ce qui est assez plausible étant donné que le second tercet exprime une idée toute différente du reste du sonnet, marquée de façon supplémentaire par la conjonction adversative « mais ». Les « buveurs heureux » sont vaincus par la boisson et tombent sous la table dans un sommeil oublieux de brutes, tandis que la Haine ne se repose jamais, n’oublie rien et reste éternellement pareille à elle-même, infernale630. Le Tonneau de la Haine respire une grande force théâtrale et c’est là un effet obtenu par trois moyens : les majuscules qui font de deux sentiments des personnages allégoriques (prêts à monter sur les planches), les hyperboles qui jalonnent les trois premières strophes, et surtout le tiret qui introduit la réplique finale et amène le « dénouement » presque moral du texte. La forme fixe du sonnet ne fonctionne pas dans le cas de Baudelaire comme une forme sculpturale, mais bien plutôt comme une forme théâtrale, une forme à trous où l’imagination du lecteur peut se glisser. Ceci répond à un principe de poétique que Baudelaire trouve tout d’abord dans The Philosophy of Composition de Poe, mais qu’il médite ensuite par lui-même : il n’y a pas de long poème puisque l’attention des lecteurs ne peut pas s’attacher très longtemps à l’idée poétique, c’est pourquoi dans un poème tout doit être parfaitement ordonné et concourir au dénouement (fixé d’avance). Ce principe de poétique est exprimé dans un lettre au poète lyonnais Joséphin Soulary, qui avait adressé à Baudelaire son livre Sonnets humoristiques (édition de 1858 ou 1859), que l’auteur des Fleurs du mal appréciait beaucoup : « Vous savez imiter les élans de l’âme, la musique de la méditation ; vous aimez l’ordre ; vous dramatisez le sonnet et vous lui donnez un dénouement ; vous connaissez la puissance de la réticence, etc. »631 Or, toutes ces qualités sont aussi celles qui ressortent le mieux des sonnets de Baudelaire : il 630 Une des meilleures interprétations de la haine chez Baudelaire, dans sa double dimension (existentielle, psychologique / esthétique), a été faite par John E. Jackson, « L’économie de la haine », in Passions du sujet. Essai sur les rapports entre psychanalyse et littérature, Paris, Mercure de France, 1990, pp. 202-228. 631 COR I, p. 679, 23 février 1860. Une lettre du 12 juillet 1860 au même correspondant affirme que le poète lyonnais a un « sentiment profond de l’allégorie », COR II, p. 64. 227 sait imiter les mouvements les plus subtils de l’âme (comme on l’a vu pour la psychologie de la haine), rendre la musicalité profonde de la méditation, donner une impression d’ordre concerté, ou bien exploiter la puissance du vers concentré, de la forme fixe qui oblige à la compression extrême de l’idée. Mais il sait par-dessus tout « dramatiser » le sonnet et lui donner un « dénouement » : il en fait un poème « mixte » qui se nourrit des procédés de l’écriture de théâtre, transfigurant ainsi définitivement le « lyrisme » 632. 3. Les Paradis artificiels : théâtralité des rêves, théâtralité du texte Nous avons déjà mentionnée la théorie de Roland Barthes, selon laquelle Baudelaire échoue dans ses ébauches de pièces de théâtre puisque la théâtralité s’épanche surtout dans le reste de l’œuvre, qu’elle soit en vers ou en prose. Les Paradis artificiels apparaissent au critique comme un espace textuel privilégié de manifestation de cette qualité indispensable au théâtre : La théâtralité de Baudelaire est animée de la même force de fuite : elle fuse partout où on ne l’attend pas ; d’abord et surtout dans Les Paradis artificiels : Baudelaire y décrit une transmutation sensorielle qui est de même nature que la perception théâtrale, puisque dans l’un et l’autre cas la réalité est affectée d’une emphase aiguë et légère, qui est celle-là même d’une idéalité des choses.633 La « transmutation sensorielle » correspond, dans les grandes lignes, aux phénomènes merveilleux qui se passent dans le cerveau de l’homme sous l’emprise de la drogue : les données des sens sont transformées en visions, en hallucinations, en spectacles, en pièces de théâtre. Même si la « perception théâtrale » n’a pas lieu exactement ainsi (au théâtre, on sait que l’on assiste à une pièce, et les données sensorielles ne sont d’habitude pas « transmuées »), il n’en reste pas moins vrai que Roland Barthes a bien saisi le rapport profond qui unit, dans Les Paradis artificiels, l’expérience de la drogue – telle qu’elle est analysée par Baudelaire – à une certaine théâtralité, qui, elle, ne peut jamais se dispenser de l’« emphase ». Les métaphores nourries de théâtralité et de théâtre sont omniprésentes dans les deux volets dont le livre de Baudelaire est composé (Le Poème du hachisch, Un mangeur d’opium). Les novices, auxquels les drogues ne sont pas familières, s’attendent à trouver dans le haschisch « un 632 Nous mentionnons, en annexe à ces considérations, une définition de la théâtralité du poème que donne Antoine Raybaud à propos des Scènes de Rimbaud : « Le texte est non la représentation (mimétique) d’une représentation théâtrale, il est lui-même mouvement de représentation, représentation opérée : il est le théâtre des images qui y affluent – il en est la machinerie, et la scène. », Fabrique d’« Illuminations », op. cit., p. 27. 633 Roland Barthes, « Le Théâtre de Baudelaire », op. cit., p. 1196. 228 vaste théâtre de prestidigitation et d’escamotage, où tout est miraculeux et imprévu »634. Ils seront déçus, parce qu’ils vont trouver dans le hachisch un théâtre d’un autre ordre, où il seront eux-mêmes mis en scène. Pour que l’expérience des drogues puisse avoir lieu comme il faut, elle a besoin, comme une pièce, de se dérouler dans un cadre adéquat, sans que les contraintes et les devoirs de la vie quotidienne puissent exercer la moindre pression ; l’ivresse des sens et de l’esprit ne doit pas être « gênée par le décorum »635. La confiture verte est ingurgitée, la pièce de théâtre commence : le drogué découvre que tout se rapporte à lui, et il en arrive à se croire « le centre d’un drame fantastique »636, qui débouchera sur la tentation de se prendre pour Dieu. Après ce point culminant des sensations et des pensées, lorsque l’ivresse est sur le déclin, le plaisir de se torturer soi-même succède à la jouissance et l’horizon – peuplé tout à l’heure de couleurs mirifiques – s’assombrit graduellement : « le remords lui-même, dans ce drame diabolique qui ne s’exprime que par un long monologue, peut agir comme excitant et réchauffer puissamment l’enthousiasme du cœur »637. Le lendemain, la volonté du rêveur est anéantie, son courage brisé, la capacité d’exécuter un travail quelconque nulle, ce qui fait qu’il ne peut pas tirer profit des scènes merveilleuses que le hachisch a réveillé et illuminé dans les recoins ténébreux de son cerveau. Le rapport du drogué avec le monde extérieur est complexe. Son plaisir solitaire le coupe de ses semblables et des contingences de la vie matérielle. Il en bannit jusqu’au souvenir, mais celui-ci revient de temps en temps le hanter et le torturer, lui fournissant la matière première de mises en scène le plus souvent effrayantes. Le mangeur d’opium, par exemple, se retire dans un cottage au fond des montagnes pour s’isoler d’un monde où il a beaucoup souffert et pour s’adonner en paix à ses deux débauches favorites : la lecture et la consommation d’opium. Il n’y est cependant pas en sécurité : le souvenir de sa petite compagne dans la maison de l’attorney de Londres, la figure d’Ann la prostituée d’Oxford Street, et d’autres êtres rencontrés au cours de ses pérégrinations péripatéticiennes, se meuvent dans ses hallucinations avec une réalité beaucoup plus saisissante que celle du monde palpable. Mais le monde réel s’inscrit dans les rêves sous une forme déjà théâtralisée, comme theatrum mundi où les « histrions » foulent le sol en fuite devant les douleurs ou à la poursuite des plaisirs. Dans les rêves du mangeur d’opium, « le théâtre de ses souffrances de jeunesse » se reproduit fréquemment, ainsi que le « théâtre des luttes humaines »638. 634 635 Le Poème du hachisch, ŒC I, p. 408. Ibidem, p. 415. 636 Ibidem, p. 424. 637 Ibidem, p. 434. 638 Un mangeur d’opium, ŒC I, pp. 461, 515. 229 Inscrit dans les rêves, le « théâtre des luttes humaines », qui est le grand théâtre du monde, participe de la substance même de l’âme : il se déréalise et se prête aux jeux combinatoires les plus fantasques639. Le théâtre que mettent en place Les Paradis artificiels est essentiellement un théâtre intérieur : Thomas de Quincey parle de « théâtre des rêves »640. Baudelaire reprend l’expression et la rattache, selon une idée-force de ses démarches critiques, à l’enfance de l’auteur anglais : « plusieurs phénomènes développés sur le théâtre des rêves ont dû être la répétition des épreuves de ses premières années »641. D’ailleurs, pour Baudelaire, la faculté des drogués de faire bouger, agir, discourir des êtres dans leurs rêves extrêmement réels, peut être comparée à la faculté des enfants qui font naître sur la toile des ténèbres une foule de fantasmagories étranges : « Les enfants sont, en général, doués de la singulière faculté d’apercevoir, ou plutôt de créer, sur la toile féconde des ténèbres tout un monde de visions bizarres. […] Par un cas semblable, notre narrateur s’aperçut qu’il redevenait enfant. »642 Les quelques commentaires que Baudelaire fait sur la faculté des enfants de créer un théâtre à leur usage, « sur la toile féconde des ténèbres », éclairent encore plus le sens théâtral de la dernière strophe du sonnet Obsession. Mais revenons à la nature de l’ivresse causée par les drogues et aux symptômes physiques et mentaux qu’elle entraîne chez le rêveur. La description la plus minutieuse est donnée dans le chapitre médian, le troisième, du Poème du hachisch : « Le Théâtre de Séraphin ». Le titre du chapitre renforce l’analogie entre expérience des drogues et théâtralité, et surdétermine l’analogie avec le rêve. Qu’est-ce que c’est que ce mystérieux théâtre de Séraphin ? Annie Gilles donne plusieurs renseignements précieux, que nous reprenons dans ce qui suit. En premier lieu, il s’agit d’une simple allusion de Baudelaire au théâtre d’ombres (espèce de théâtre de marionnettes), qui fleurit en France sous l’impulsion de Séraphin Dominique François (17471800). Séraphin entre en contact avec ce type de spectacles en Italie, où il séjourne, et décide d’en présenter quelques-uns en France : c’est chose faite à partir de 1772 à l’hôtel Lannion, à Versailles. Les spectacles visent surtout un public enfantin, et le théâtre d’ombres animé par Séraphin prend le nom de « Spectacle des Enfants de France » le 22 avril 1781. Entre 1784 et 1800, le théâtre d’ombres fonctionne à Paris, dans une galerie du nouveau Palais-Royal. À partir de 1794, de vraies marionnettes sont ajoutées aux ombres pour des performances qui attirent de 639 Howard D. Pearce, dans un article très intéressant, « A Phenomenological Approach to the Theatrum Mundi Metaphor », in PMLA, vol. 95, n° 1, January 1980, souligne le rapport entre la métaphore du rêve et celle de la scène dans certaines perceptions et descriptions du monde, voir pp. 45-48. À la p. 47, la parenté entre les deux métaphores est clairement posée : « Metaphors of theater and dream function, then, as a dialectic that first questions the firm, known base of reality and then explores other dimensions in relation to it. […] Mobility, openess, possibility – this are concomittant to life as a dream, world as a stage. » 640 Un mangeur d’opium, ŒC I, p. 485. Ibidem, p. 504. 642 Ibidem, p. 480. 641 230 plus en plus de monde643. Après la mort de Séraphin, le théâtre d’ombres et de marionnettes qui porte son nom reste assez populaire tout au long du XIXème siècle : les périodes de déclin alternent avec les périodes où il retrouve un « lustre nouveau », notamment les années ’40 ou l’année 1858, année même où paraît Le Poème du hachisch (dans la Revue contemporaine dirigée par Alphonse de Calonne, sous le titre De l’idéal artificiel – Le Haschisch)644. Les figures centrales des spectacles de Séraphin sont répandues par Épinal ou par des boîtes-cadeaux : « L’imagerie d’Épinal diffuse les silhouettes noires du théâtre de Séraphin que l’on trouve aussi très souvent dans les théâtres de papier à découper, parfois même présentés en boîtes et en coffrets, très courants au dix-neuvième siècle. »645 Dans un jeu d’imagination, on pourrait se dire que les « théâtres de papier à découper » représentent le cadeau que les parents font à l’enfant prédestiné à devenir artiste (probablement le petit Charles lui-même), dont parle l’essai Morale du joujou… Le principe du théâtre d’ombres est simple : une toile tendue, derrière laquelle il y a une source de lumière quelconque, qui l’illumine par-derrière. Entre la toile et la source de lumière sont entreposées des figures, maniées à l’aide d’une tige ou d’un bâton, et dont les ombres se projettent sur l’écran646. Les figures peuvent être opaques (quand elles sont par exemple découpées dans du carton) et alors les ombres projetées sur la toile sont noires, ou bien translucides et colorées (quand elles sont réalisées en cuir très fin, enduit d’huile), ce qui fait que la lumière qui passe à travers elles projette sur l’écran des ombres colorées. Le premier principe fonctionne dans les théâtres d’ombres européens, tandis que le deuxième est actif dans les théâtres d’ombres traditionnels de la Chine, de l’Inde ou de la Turquie. La parenté entre le théâtre d’ombres et le théâtre de marionnettes consiste dans le maniement des figures, dans le traitement des voix (toujours des voix off), et dans le rapport au performeur, tandis que la grande différence réside dans les modalités de projection, et dans les stratégies du donner-à-voir. Les plus anciennes traces du théâtre d’ombre remontent à presque trois mille ans, et se trouvent en Chine et en Inde, d’où le goût pour les figurines projetées sur un écran de toile se serait progressivement répandu dans le reste du monde. Une légende en explique l’apparition : la femme chérie de l’empereur Wu-ti vient de mourir, et rien ne peut le consoler (comme rien ne peut satisfaire le prince d’un des Spleen baudelairiens) : ni ses nombreuses concubines, ni les 643 644 Cf. Annie Gilles, Images de la marionnette dans la littérature, op. cit., pp. 29-32. L’expression « lustre nouveau » et les données sur la vie du théâtre de Séraphin au XIXème siècle, dans Michel Jeanneret, « Baudelaire et le théâtre d’ombres », in Le Lieu et la formule. Hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel, À La Baconnière, 1978, p. 124. 645 Annie Gilles, op. cit., p. 31. 646 Ceci évoque une apostrophe aux voyageurs dans le dernier poème des Fleurs du mal, Le Voyage : « Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! / Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, / Passer sur nos esprits 231 histoires des conteurs, ni les singeries des bouffons de cour. Alors, pour l’apaiser, le dieu Schao Wong (ou Chao-meng) invente l’écran de toile sur lequel il projette la silhouette de la défunte Wang. Cette légende fait voir ce que le théâtre d’ombres était à l’origine : une évocation de l’âme des morts, un art qui présentait des accointances avec la magie et la sorcellerie, constituant une sorte de séance de spiritisme avant la lettre647. Les divers noms de la toile mettent en évidences les racines magiques du théâtre d’ombres : en Chine elle s’appelle « la toile de la mort », à Java « brouillard et nuages » (et le brouillard des Sept vieillards ou les nuages de L’Étranger se chargent ainsi d’une signification singulière), en Turquie « le rideau du départ » (façon détournée de nommer la mort), en Arabie « la toile du rêve »648. Cette « toile du rêve » nous aide à élucider la signification du choix de Baudelaire : « Le Théâtre de Séraphin » sert d’analogon pour l’expérience des drogues, puisque dans les deux cas les figures, ombres ou hallucinations, sont frappées de la même irréalité, et participent de l’immatérialité qui caractérise les êtres fantastiques nés dans les tourbillons des rêves. L’analogie a déjà été signalée par Michel Jeanneret : « Les vaines silhouettes qui hantent l’esprit du hachischin trouvent leur plus proche équivalent dans les fantômes et les simulacres d’un jeu d’ombres. »649 Dans « Le Théâtre de Séraphin », quatre scènes viennent appuyer la théorie de Baudelaire sur le hachisch. Aucune de ces quatre scènes n’est donnée comme étant vécue par le poète luimême : s’il a été simple témoin de la première, les trois autres sont des discours rapportés (le récit d’un homme, le récit d’un littérateur, le récit d’une femme). Si Baudelaire (le poète) agit ici comme un intermédiaire, c’est, selon Claire Lyu, dans le but de séparer la voix du hachisch de la voix de la poésie, et de tracer des frontières précises entre elles (eux)650. Parmi les quatre scènes, la plus intéressante est celle qui est racontée par un littérateur. Il prend la drogue, traverse la « crise de gaieté maladive »651 par laquelle débute l’aventure dans les rêves, mais se rend compte qu’il doit accompagner quelqu’un au théâtre. Les voitures du quartier sont toutes louées, et il doit tendus comme une toile, / Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. », ŒC I, p. 131. 647 Le rapport du hachisch à la sorcellerie et à la magie est analysé par Baudelaire lui-même vers la fin du Poème, mais dans un esprit catholique : « Que je l’assimile à la sorcellerie, à la magie, qui veulent, en opérant sur la matière, et par des arcanes dont rien ne prouve la fausseté non plus que l’efficacité, conquérir une domination interdite à l’homme ou permise seulement à celui qui en est jugé digne, aucune âme philosophique ne blâmera cette comparaison. Si l’Église condamne la magie et la sorcellerie, c’est qu’elles militent contre les intentions de Dieu, qu’elles suppriment le travail du temps et veulent rendre superflues les conditions de pureté et de moralité ; et qu’elle, l’Église, ne considère comme légitimes, comme vrais, que les trésors gagnés par la bonne intention assidue. », ŒC I, p. 439. 648 Cf. René Simmen (texte), Leonardo Bezzola (photographies), Le monde des marionnettes, Zürich, Éditions Silva, 1972, pp. 71-72. 649 Michel Jeanneret, art. cit., p. 125. 650 Claire Lyu, « High Poetics : Baudelaire’s Le Poème du hachisch », in Modern Language Notes, vol. 109, n° 4, september 1994, pp. 698-740. 232 traverser Paris à pied : les bruits discordants, l’agitation, le déferlement infini des visages lui sont des supplices insupportables, et c’est un authentique soulagement qui l’envahit dans la loge. Une sensation de ténèbres le frappe, en relation avec le froid croissant qui l’envahit jusqu’à l’obliger de s’imaginer comme un bloc de glace. Le froid ressenti par le drogué n’est pas provoqué par la température de la saison (fin de printemps-début de l’été), ni par celle de la salle, mais c’est un effet coutumier du hachisch. Le littérateur, concentré sur lui-même, à l’écoute de ses plus fines sensations, n’accorde qu’une attention modérée à la pièce comique qui se donne sur la scène. Il ne suit pas l’action et les péripéties, mais en extrait néanmoins des bribes de phrases qui alimentent ses rêves déchaînés. La pensée qui prend ces « lambeaux » pour aller au bout d’elle-même, est semblable à une « danseuse » ; elle a la grâce aérienne et légère, les mouvements souples et conquérants de la Fanfarlo : Quant à la scène (c’était une scène consacrée au genre comique), elle était lumineuse, infiniment petite et située très loin, très loin, comme au bout d’un immense stéréoscope. Je ne vous dirai pas que j’écoutais les comédiens, vous savez que cela est impossible ; de temps en temps ma pensée accrochait au passage un lambeau de phrase, et, semblable à une danseuse habile, elle s’en servait comme d’un tremplin pour bondir dans des rêveries très-lointaines. L’inclusion des « lambeaux » de la comédie dans les rêveries « très-lointaines » du personnage donne une recette révolutionnaire de réception d’une pièce de théâtre. L’attention du spectateur devrait se fixer sur les moments saillants de la pièce, sur les phrases éclatantes et théâtrales, sur les scènes de grande intensité et d’explosive énergie psychologique, et les inclure dans le théâtre de la psyché pour construire une pièce supérieure, suprême, injouable sur les planches. Toutes les pièces gagneraient à être vues comme cela, même les tragédies de Racine. La référence à l’auteur tragique du XVIIème siècle n’est pas exempte d’une légère ironie : On pourrait supposer qu’un drame, entendu de cette façon, manque de logique et d’enchaînement ; détrompez-vous ; je découvrais un sens très-subtil dans le drame créé par ma distraction. Rien ne m’en choquait, et je ressemblais un peu à ce poète qui, voyant jouer Esther pour la première fois, trouvait tout naturel qu’Aman fit une déclaration d’amour à la reine. C’était, comme on le devine, l’instant où celui-ci se jette aux pieds de la reine pour implorer le pardon de ses crimes. Si tous les drames étaient entendus selon cette méthode, ils y gagneraient de grandes beautés, même ceux de Racine. Dans l’Acte III, Scène V d’Esther, Aman, l’Amalécite qui voulait perdre tous les Juifs de la Perse, est confondu et se jette aux pieds de la reine pour essayer d’apaiser son courroux. Différente des autres pièces raciniennes, Esther se prête merveilleusement à la méthode de 651 ŒC I, p. 416. 233 réception suggérée par Baudelaire. L’action, réduite au minimum, n’oblige pas à un grand effort de compréhension ; un littérateur drogué qui verrait cette pièce pourrait aisément « accrocher au passage un lambeau de phrase » pour édifier des rêveries infinies. À la différence d’Andromaque ou de Phèdre, dans Esther tout l’intérêt des lecteurs et des spectateurs peut porter sur les chants des chœurs et sur la beauté rythmique des alexandrins. La psychologie des personnages n’est pas développée ; Raymond Picard, dans la notice d’ouverture peut légitimement les qualifier de « pantins de Dieu »652. Et qui plus est, un autre élément justifie la référence à ce grand poème théâtral au cœur même du « Théâtre de Séraphin ». Il s’agit de trois vers de l’Acte I, Scène III, qui montrent l’inconsistance de la vie humaine devant l’éternité de Dieu : « Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ; / Et les faibles mortels, vains jouets du trépas, / Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas. »653 Il serait peut-être permis de supposer que Baudelaire se réfère à Esther dans un passage sur la meilleure attitude que le spectateur peut prendre au théâtre justement pour dire – de manière indirecte – que c’est la pièce la plus intéressante de Racine, parce qu’elle permet le plus grand travail fictionnel et offre le plus de matière nourrissante pour des rêveries théâtrales infinies. Toutes les perceptions du littérateur qui rêvasse devant la pièce comique en évoquant Esther sont chamboulées : c’est ici qu’intervient en quelque sorte la « transmutation sensorielle » dont parlait Roland Barthes. Sur la scène éloignée comme « au bout d’un immense stéréoscope » (et nous retrouvons le goût de Baudelaire pour tous les prodiges optiques, kaléidoscope, phénakistiscope, diorama), se meuvent des comédiens qui n’ont plus leur dimension normale, réduits qu’ils sont à la taille de poupées. Jean-Luc Steinmetz remarquait déjà que cette scène décrite par Baudelaire « merveilleusement miniaturisée est réduite aux dimensions d’un théâtre de marionnettes »654. La petitesse n’empêche pas notre héros de voir distinctement les comédiens et même d’apercevoir des traces des moyens qu’ils ont employé pour se revêtir d’une personnalité d’emprunt : Les comédiens me semblaient excessivement petits et cernés d’un contour précis et soigné, comme les figures de Meissonier. Je voyais distinctement, non-seulement les détails les plus minutieux de leurs ajustements, comme dessins d’étoffe, coutures, boutons, etc., mais encore la ligne de séparation du faux front d’avec le véritable, le blanc, le bleu et le rouge, et tous les moyens de grimage. Et ces lilliputiens étaient revêtus d’une clarté froide et magique, comme celle qu’une vitre très-nette ajoute à une peinture à l’huile.655 652 Notice d’Esther, in Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésies, op. cit., p. 808. Voir Esther, in Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésies, op. cit., p. 824. 654 Jean-Luc Steinmetz, « Artaud lecteur de Baudelaire », in Les Théâtres de la cruauté. Hommage à Antonin Artaud, Textes réunis par Camille Dumoulié, Paris, Éditions Desjonquières, 2000, pp. 253-254. 655 Les trois dernières citations de Baudelaire, dans ŒC I, pp. 418-419. 653 234 Les comédiens sont donc « excessivement petits » : l’accouplement d’un adverbe à charge hyperbolique et d’un adjectif qui exprime une idée contraire de la grandeur produit un effet stylistique intense. Malgré l’excès de la petitesse, le littérateur distingue soigneusement tous les détails de l’accoutrement, ainsi que la ligne qui marque la séparation entre le masque et le visage, ou le blanc, le bleu, le rouge que les comédiens ont employés pour se grimer, ces quelques détails faisant penser à une scène de commedia dell’arte ou de pantomime. L’altération de la perception par les drogues a une conséquence extrêmement captivante : même si les comédiens sont petits, le littérateur les voit avec une acuité inaccoutumé, comme s’ils étaient démesurément agrandis. On pourrait donc dire que les drogues hyperbolisent les perceptions. Les pièces que l’être humain crée sur la « toile des ténèbres » sous l’influence du hachisch ou de l’opium sont toutes véritablement hyperboliques, conséquence de l’expansion et de l’éclatement de l’être spirituel. Dans Le Poème du hachisch, les marques de l’hyperbole sont nombreuses. Ainsi, les novices qui s’attendaient à trouver dans le hachisch des expériences qui les libèrent de leur triste moi, seront surpris de découvrir dans la drogue un miroir qui leur renvoie leur propre image, agrandie, exagérée, hyperbolisée, bref « le naturel excessif »656. L’exagération hyperbolique de l’individu s’accompagne d’une hyperbolisation du monde extérieur : « le hachisch crée l’exagération non seulement de l’individu, mais aussi de la circonstance », ce qui fait que « le milieu environnant se reflète transformé d’une manière outrée »657. Le littérateur, « cette individualité poussée à outrance par le hachisch »658, assiste donc à la représentation d’une pièce comique. La scène de théâtre décrite dans un chapitre dont le titre se réfère au jeu d’ombres et de marionnettes du sieur Séraphin assume ici le même rôle que la scène du Meurtre de Gonzague dans Hamlet. C’est une mise-en-abyme, où le macro-textuel se reflète dans le micro-textuel et réciproquement, enserrant Les Paradis artificiels dans la logique d’un théâtre hyperbolique. La référence au théâtre ne prend pas fin avec « Le Théâtre de Séraphin ». L’enchaînement avec le chapitre suivant, le quatrième, « L’Homme-Dieu », se fait à travers l’image des marionnettes : Il est temps de laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins. N’avons-nous pas à parler de choses plus graves : des modifications des sentiments humains et, en un mot, de la morale du hachisch ?659 656 Ibidem, p. 409. Ibidem, pp. 410, 425. 658 Ibidem, p. 430. 659 Ibidem, p. 426, IV « L’Homme-Dieu », souligné par nous. 657 235 Comment lire ce bref passage ? La deuxième phrase est claire, puisqu’elle annonce brièvement les thèmes des chapitre IV et V des Paradis, tandis que la première partie est d’une interprétation beaucoup plus difficile. Quelles sont les « grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins », laissées maintenant de côté ? S’agirait-il des personnages principaux des quatre scènes rapportées par Baudelaire dans le chapitre précédent ? Ou, au contraire, des figures bizarres qui peuplent les hallucinations des drogués, de ces gens qui retrouvent le foisonnement imaginatif de l’enfance ? La dame dont le récit vient tout de suite après celui du littérateur raconte par exemple qu’elle a vu dans son hallucination des oiseaux tropicaux, des chevaux, des singes, des figures mythologiques, des « satires bouffons », qui pourraient être pris pour ses marionnettes à elle660. Entre les deux hypothèses, la réponse est assez facile à donner : le marionnettiste doit contrôler à la perfection ses marionnettes, ne pas en laisser échapper les fils (comme le petit Wilhelm Meister), doser tous les mouvements et toutes les répliques, alors que le drogué ne contrôle pas du tout ses hallucinations. Il les fait et elles le font dans la même proportion. Celui qui manie les quatre grandes poupées dans « Le Théâtre de Séraphin » ne peut donc être que Baudelaire – l’écrivain tout-puissant – qui, tout comme Flaubert dans Madame Bovary, joue « la fonction d’un montreur de marionnettes »661. Redevenu enfant (symboliquement), Charles « jongle » avec des figures en bois, en cire ou en papier découpé, il tire les fils de ses personnages et de son texte pour improviser un spectacle éblouissant devant les spectateurslecteurs. L’hypothèse que Baudelaire se pose ici en marionnettiste et que les drogués qu’il présente aux lecteurs sont des marionnettes est étayée par la métaphore de l’enchaînement, dont nous avons déjà soulignée la portée métaphysique et littéraire : Les Anglais se servent fréquemment, à propos des mangeurs d’opium, de termes qui ne peuvent paraître excessifs qu’aux innocents à qui sont inconnues les horreurs de cette déchéance : enchained, fettered, enslaved ! Chaînes, en effet, auprès desquelles toutes les autres, chaînes du devoir, chaînes de l’amour illégitime, ne sont que des trames de gaze et des tissus d’araignée !662 660 Voir Le Poème du hachisch, ŒC I, p. 423. Chez Théophile Gautier, une des hallucinations provoquées par le hachisch fait défiler devant les yeux du rêveur les personnages les plus connus du théâtre populaire (notamment des marionnettes), ce qui confirmerait aussi – en partie – la deuxième hypothèse que nous avons esquissée : « Tous les types inventés par la verve moqueuse des peuples et des artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de puissance. C’était une cohue étrange : le pulcinella napolitain tapait familièrement sur la bosse du punch anglais ; l’arlequin de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France, qui poussait des cris affreux ; le docteur bolonais jetait du tabac dans les yeux du père Cassandre ; Tartaglia galopait à cheval sur un clown, et Gilles donnait du pied au derrière à Don Spavento ; Karagheuz, armé de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque. », Le Club des Hachichins, in Contes fantastiques, Paris, José Corti, 1962, p. 200. 662 Le Poème du hachisch, IV « L’Homme-Dieu », ŒC I, p. 427. 661 236 La position de marionnettiste, ou au moins de metteur en scène, sur laquelle Baudelaire se situe dans Les Paradis artificiels fait surface à plusieurs reprises, soit dans la correspondance, soit dans le texte même de l’essai. Dans la construction technique du livre, il se sert abondamment des artifices employés au théâtre. Pour Un mangeur d’opium, la grande question qui se présente au cours de la composition est de « donner à ce résumé une forme dramatique », comme Baudelaire le confesse dans une lettre à Poulet-Malassis663. Pour parvenir à la « forme dramatique », Baudelaire choisit dans l’œuvre de Quincey les moments théâtraux, intenses, les moments où les allusions au théâtre sont nombreuses. En décrivant comment ce malheureux se livre à la débauche malsaine de l’opium, Baudelaire choisit de présenter aux lecteurs français la partie liée aux soirées d’opéra. L’opéra jouit d’un pouvoir enchanteur aussi fort que celui des drogues : l’opiomane revoit sur un « second théâtre, allumée dans son esprit par l’opium et la musique » tous les événements de sa vie passée, mais surdimensionnés, transformés, combinés autrement que dans la vie réelle. Le théâtre qui se déroule sur la scène allume dans le cerveau du spectateur un « second théâtre », et tous les deux contribuent à faire du texte de Baudelaire le troisième théâtre, le plus achevé, le plus fascinant. Pour donner à son « résumé » l’apparence d’une pièce jouée, Baudelaire condense, met en scène, prend le masque et la voix du personnage de Confessions d’un mangeur d’opium et de Suspiria de profundis (De Quincey), etc. Tout comme le bonimenteur des pièces de la Renaissance, Baudelaire s’adresse à ses lecteurs en leur promettant le jeu – textuel – le plus extraordinaire qu’ils aient jamais vu : « Le prologue est fini, et je puis promettre au lecteur, sans crainte de mentir, que le rideau ne se relèvera que sur la plus étonnante, la plus compliquée et la plus splendide vision qu’ait jamais allumée sur la neige du papier le fragile outil du littérateur. »664 Tout au long des Paradis artificiels, que ce soit dans la partie originale sur le hachisch ou dans le commentaire savant sur l’œuvre de Quincey, Baudelaire montre une maîtrise parfaite de l’art d’exagérer, d’accentuer, de souligner, de mettre en évidence les traits nécessaires pour obtenir l’effet voulu sur son lecteur. La conscience du pouvoir de l’écriture atteint des sommets inexplorés avant lui, autant dans l’aspect technique que dans l’aspect de stratégie efficace de lutte contre les ravages des drogues. C’est à travers une « métaphore excessive » (= une hyperbole) – employée à bon escient – que Baudelaire décrit la guerre acharnée contre l’enchaînement, l’esclavage, l’attachement maladif. Et l’enchaînement est dépeint d’autant plus douloureux que l’on sait que « c’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent » : 663 664 16 février 1860, COR I, p. 669. Un mangeur d’opium, ŒC I, p. 464, souligné par nous. 237 Je veux, dans cette dernière partie, définir et analyser le ravage moral causé par cette dangereuse et délicieuse gymnastique, ravage si grand, danger si profond, que ceux qui ne reviennent du combat que légèrement avariés, m’apparaissent comme des braves échappés de la caverne d’un Protée multiforme, des Orphées vainqueurs de l’Enfer. Qu’on prenne, si l’on veut, cette forme de langage pour une métaphore excessive, j’avouerai que les poisons excitants me semblent non seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l’Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais même une de ses incorporations les plus parfaites.665 4. Le Spleen de Paris : théâtralité de la ville, théâtralité du texte S’il s’avère légitime et facile d’admettre que la théâtralité est caractéristique de la vie humaine en général (Freud, Evreïnoff) ou que ses signes peuvent apparaître dans des textes nondramatiques (les poèmes en vers, Les Paradis artificiels), il est, par conséquent, assez tentant de rechercher une théâtralité de la ville et une théâtralité du texte dans les poèmes en prose baudelairiens. Le monde entier y est une succession de décors, une scène « où chaque histrion foule un sol ensanglanté » : un critique qui aurait choisi d’analyser la théâtralité de la ville et du texte dans Le Spleen de Paris pourrait s’appuyer – pour commencer – sur quelques considérations d’Antoine Raybaud. Le critique lié à l’École de Genève, en prenant comme point de départ les poèmes en prose de Baudelaire et de Rimbaud, découvre que la théâtralité est inhérente aux villes modernes tentaculaires : Les phénomènes d’une nouvelle théâtralité tiennent aux spectacles et aux scènes de la « vie moderne » : ouvertures sur les drames et kaléidoscopes de la nouvelle scène du monde, sur les changements de décor et de scènes de la vie urbaine [...]. Outre son caractère de scène technologique, ses effets de décor comme scène urbaine (gares, boulevards, magasins) et ses spectacles de foules, de cérémonials ou d’affichages, la théâtralité est dans l’esprit même de la ville moderne....666 Les aperçus de Raybaud pourraient s’appliquer à la lettre aux Petits Poèmes en prose, à l’atmosphère et aux situations qu’ils décrivent. Cependant, nous aimerions ajouter un élément à cette description juste d’une théâtralité urbaine, celui qui fait que la « théâtralité » est toujours plus que du « spectaculaire ». Pour qu’il y ait théâtralité, il faut que les scènes qui défilent dans divers endroits de la cité (gares, boulevards, magasins, cafés, cabinets de lecture) se construisent en fonction de conventions analogues à celles qui fonctionnent à l’intérieur des pièces de théâtre – les didascalies –, qui renvoient à un au-delà du simple spectacle. Pour qu’il y ait théâtralité 665 Le Poème du hachisch, ŒC I, pp. 428-429. Sur l’orphisme à l’époque de Baudelaire, voir Hermine B. Riffaterre, L’Orphisme dans la poésie romantique, Paris, Nizet, 1970. 666 Antoine Raybaud, op. cit., p. 108. 238 urbaine, il faut aussi qu’il y ait un spectateur capable de déchiffrer les didascalies contenues dans le spectacle observé, un voyeur qui se situe à distance de la scène surveillée, et qu’il en retire une jouissance esthétique ou un enseignement moral. Le Spleen de Paris regorge de didascalies et de spectateurs, de spectacles et de mises en scène, de saltimbanques et de bouffons, de procédés stylistiques et scripturaires empruntés au théâtre. Bien que parfois la rêverie baudelairienne nous entraîne assez loin, vers le Portugal, vers la Hollande, vers la Thessalie des sorcières ou vers les pays tropicaux, le cadre des Petits poèmes en prose se réduit le plus souvent à Paris, à cette « capitale infâme » et fascinante, que Baudelaire aime et déteste à la fois, où plus rien n’est naturel, où tout est artificiel et didascalique. Comment les didascalies fonctionnent-elles dans un espace qui n’est plus régi par la perfection géométrique et spirituelle de la Jérusalem céleste (modèle des cités parfaites imaginées par les artistes de la Renaissance), mais par l’inachèvement et par le mélange de Babel-Babylone, de la Grande Catin dont il est question dans L’Apocalypse ? Baudelaire emploie d’ailleurs l’imagerie apocalyptique à propos de la ville de Paris, dans un projet d’Épilogue pour Les Fleurs du mal, écrit en terza rima, où il se dépeint contemplant toute l’étendue de la ville depuis les hauteurs d’une « montagne » : « Je voulais m’enivrer de l’énorme catin, / Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse. »667 De quel genre de didascalies s’agit-il dans ce Paris à soubassements apocalyptiques, dans l’énorme cité du péché et de la fornication ? Sociales, politiques, morales, architecturales ? Dans la ville de Paris, telle qu’elle apparaît dans les poèmes en prose, toutes ces didascalies sont présentes, mais ce sont surtout les didascalies économiques qui ont de l’efficacité : au temps de Baudelaire, c’est l’avènement et la mise en scène de la société de consommation. Les analyses de Walter Benjamin ont brillamment montré la situation paradoxale d’un « poète lyrique à l’apogée du capitalisme », obligé de supporter et d’intégrer les tensions d’une époque marchande au cœur 667 ŒC I, p. 191. L’expression « capitale infâme » apparaît dans le même projet d’Épilogue. Pour la comparaison, voir deux extraits de l’Apocalypse, 17, 1-6 : « Alors l’un des sept Anges aux sept coupes s’en vint me dire : “Viens que je te montre le jugement de la Prostituée fameuse, assise au bord des grandes eaux ; c’est avec elle qu’ont forniqué les rois de la terre, et les habitants de la terre se sont soûlés du vin de sa prostitution.” Il me transporta donc au désert, en esprit. Et je vis une femme assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires et portant sept têtes et dix cornes. La femme, revêtue de pourpre et d’écarlate, étincelait d’or, de pierreries et de perles ; elle tenait à la main une coupe en or, remplie des répugnantes impuretés de sa prostitution. Sur son front, un nom était inscrit – un mystère – “Babylone la Grande, la mère des répugnantes prostituées de la terre.” Et sous mes yeux, la femme se soûlait du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. » ; 18, 10-14 : « “Hélas ! hélas ! Immense cité, ô Babylone, cité puissante, car une heure a suffi pour que tu sois jugée !” Ils pleurent et se désolent sur elle, les trafiquants de la terre ; les cargaisons de leurs navires, nul désormais ne les achète. Cargaisons d’or et d’argent, de pierreries et de perles, de lin et de pourpre, de soie et d’écarlate ; et les bois de thuya, et les objets d’ivoire, et les objets de bois précieux, de bronze, de fer ou de marbre ; le cinnamome, l’amome et les parfums, la myrrhe et l’encens, le vin et l’huile, la farine et le blé, les bestiaux et les moutons, les chevaux et les voitures, les esclaves et la marchandise humaine… Et les fruits mûrs, que convoitait ton âme, s’en sont allés, loin de toi ; et tout le luxe et la splendeur, c’est à jamais fini pour toi, sans retour ! » 239 même du devenir de son œuvre poétique, contraint par « une société absolument usée, – pire qu’usée, – abrutie et goulue, n’ayant horreur que de la fiction et d’amour que pour la possession » de répondre par l’activité poétique à ses attentes et ses exigences668. Vers le milieu du XIXème siècle, la publicité acquiert de très grands pouvoirs, réglant la conduite sociale, morale et politique de l’homme, la mécanique de ses désirs et de ses plaisirs : voici la principale didascalie qui détermine la configuration du décor et les mouvements des acteurs dans la nouvelle Babylone. Un tableau plus ou moins mimétique de cette nouvelle réalité citadine, qu’il soit dressé par le photographe Nadar, par le poète flâneur du Spleen de Paris, ou par « le peintre de la vie moderne », doit assumer et intégrer ces éléments de théâtralité, ce jeu d’injonctionsréponses dans l’horizon du signal publicitaire. La « fourmillante » et théâtrale « cité » influe sur la structure des poèmes en prose baudelairiens. Les didascalies sociales ont comme conséquence une logique de la séparation en castes et en classes et de l’annihilation violente de cette séparation par le mélange dans les espaces ouverts – rues ou textes (voir Les Foules, Le Joujou du pauvre, Les Yeux des pauvres, Assommons les pauvres !). Les didascalies politiques par trop omniprésentes font que Baudelaire refuse de mettre en scène ses textes en fonction d’une logique de l’action de droite ou de gauche, bien qu’en tant qu’homme il ait penché alternativement vers la gauche et vers la droite (avec une préférence, néanmoins, pour cette dernière)669. Les didascalies architecturales obligent le poème à se construire en fonction d’un double mouvement, à la fois centripète et centrifuge – il ne faut pas oublier que c’est justement à cette époque que le baron Haussmann entreprend la systématisation de la capitale française, dans le double but de favoriser la circulation rapide des hommes et des marchandises, et de mieux surveiller la population parisienne : « Haussmann wanted to realize the imperial dream of the Emperor, his state capitalism, and succeeded in bringing together the political conservatism and the economic progressivism of the Second Empire »670. Les signes encore visibles du vieux Paris provoquent la nostalgie de Baudelaire, tandis que les nouveaux décors haussmanniens servent tout au plus de repoussoir à la misère des pauvres qui les contemplent sans en jouir. 668 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1990. Voir aussi l’étude de Baudelaire sur Madame Bovary de Flaubert, que nous avons analysée dans la présente étude. 669 Sur la question de la politique chez Baudelaire, voir entre autres Pierre Pachet, Le premier venu : essai sur la politique baudelairienne, Paris, Denoël, 1976. Selon Pachet, au cœur de la pensée baudelairienne sur la politique (dans son sens étymologique), il y a la question de l’individu, que nous traiterons à propos du rapport BaudelaireWagner. 670 Patrizia Lombardo, « Baudelaire, Haussmann, Fustel de Coulanges: The Modern Metropolis and the Ancient City », in Cities, Words and Images. From Poe to Scorsese, New York, Palgrave Macmillan, « Language, Discourse, Society », 2003, p. 70. 240 Dans Les Yeux des pauvres, deux amoureux s’assoient à la table d’un « café neuf », qui fait le coin « d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées ». Sur les murs du café, des scènes mythologiques sont des incitations à la « goinfrerie » : le pouvoir de l’image est savamment exploité dans les mises en scène sociales du Second Empire. Un père avec ses deux enfants, tous les trois en guenilles, regardent de l’extérieur les magnificences étalées nonchalamment à l’intérieur du café, et leur admiration muette provoque un mouvement de pitié de la part du narrateur de l’histoire. La femme aimée, cependant, n’éprouve pas à son tour de la compassion pour les pauvres auxquels les merveilles du café illuminé restent interdites ; leurs yeux « ouverts comme des portes cochères » la dérangent et elle voudrait les faire chasser par un des garçons671. Selon Geraldine Friedman, la différence entre la compassion du narrateur et son expression stylistique et l’indifférence de la femme aimée peut se lire dans la comparaison hyperbolique conventionnelle « comme des portes cochères ». Au-delà d’une incompréhension idéologique entre les amoureux, ce que le texte met en question est le statut et le rôle de l’hyperbole dans un monde qui ne lui correspond plus, et dans un discours poétique – les poèmes en prose – qui doit évoluer vers d’autres formes d’expressivité : « The traces her hyperbolic cliché leaves in the discourse are the “event” the text really relates. »672 Mais, au-dessus de toutes ces didascalies sociales, politiques, architecturales, trône, comme une allégorie, le geste accompli par la mère de La Corde, qui convertit la logique symbolique en logique économique en voulant vendre des débris de la ficelle avec laquelle son enfant s’est pendu. Cette volonté de gain, déterminée par les didascalies économiques de la société de consommation, s’appuie sur une pensée symbolique : la mère ne pourrait pas vendre les bouts de corde si ses voisines et ses voisins du faubourg ne leur attribuaient pas une signification et une importance symboliques. Les bouts de la corde d’un pendu étaient censés apporter la chance, et le narrateur (le peintre, Édouard Manet) est assailli par des lettres des locataires de la maison, de ceux des maisons avoisinantes et des tous les habitants du quartier, « les unes en style demiplaisant, comme cherchant à déguiser sous un apparent badinage la sincérité de la demande ; les autres lourdement effrontées et sans orthographe, mais toutes tendant au même but, c’est-à-dire d’obtenir de moi un morceau de la funeste et béatifique corde »673. Les didascalies économiques annulent les didascalies symboliques, tout en tirant de celles-ci leur efficacité et leur toute671 Les Yeux des pauvres, ŒC I, pp. 317-319. Geraldine Friedman, « Baudelaire’s Theory of Practice: Ideology and Difference in Les Yeux des pauvres », in PMLA, vol. 104, n° 3, May 1989, pp. 317-328. La citation, à la p. 326. 673 ŒC I, p. 331. Sur le commerce violent dans La Corde, voir Debarati Sanyal, « The Tie that Binds : Violent Commerce in Baudelaire’s La corde », in Yale French Studies. Fragments of Revolution, n° 101, 2001, pp. 132-149. 672 241 puissance – ainsi dans le théâtre des faubourgs parisiens dans la seconde moitié du XIXème siècle, ainsi dans les poèmes en prose de Baudelaire. La théâtralité est partout présente dans le Paris haussmannien et – par réverbération – dans la texture même du Spleen de Paris. Ceci, ainsi que le sous-titre du recueil qui associe deux genres littéraires (le lyrique et le narratif), amène la question de l’appartenance générique de ces textes bizarres et presque inclassables. Selon Patrick Labarthe, la nouveauté de la tentative baudelairienne s’impose dans le cadre des débats initiés à l’âge classique « autour de la rhétorique des genres »674. La thèse de Labarthe est que Baudelaire ne respecte plus le partage traditionnel entre les genres et qu’il écrit des textes hybrides, dans lesquels il essaie de concilier et de fondre ensemble deux traditions opposées : celle du récit et celle du lyrisme. Pour tenter de classifier ces poèmes, malgré leur « caractère quasi inclassable »675, Labarthe adopte comme critère la forme étrange que revêt la poésie baudelairienne, à savoir la prose. En rapportant les poèmes de Baudelaire aux diverses formes du genre épique en prose, Patrick Labarthe obtient une répartition en plusieurs classes : demi-nouvelles (Portraits de maîtresses, Une mort héroïque), contes de fées (Les Dons des Fées), récits hoffmanesques (Le Joueur généreux), « histoires extraordinaires » à la manière de Poe (La Corde, Mademoiselle Bistouri), relations de faits divers (Un plaisant, La Fausse monnaie)676. Parallèlement à son interprétation des textes baudelairiens en fonction des catégories du récit en prose, Patrick Labarthe observe à plusieurs reprises le rapport des poèmes en prose avec le théâtre. La « caractéristique fondamentale de la voix baudelairienne » réside, dans le cas des poèmes en prose, « dans la dramatisation extrême de l’énonciation »677. Chaque poème devient, aux yeux du critique, une « représentation dramatisée » des postulations contradictoires qui déchirent le sujet poétique678. En ce qui concerne les figures humaines qui occupent la scène baudelairienne, Labarthe souligne un goût commun à Baudelaire et Gautier pour « le Type qu’on peut définir comme lieu commun dramatique »679. Ces trois éléments définissent une « théâtralité du texte »680, ce qui ajoute une dimension supplémentaire à l’appartenance générique des poèmes en prose de Baudelaire. Patrick Labarthe conclut que la mise en vedette de la « théâtralité du réel » est « une des virtualités majeures des Petits poèmes en prose »681. 674 Patrick Labarthe, « Petits Poèmes en prose » de Charles Baudelaire, Paris, Gallimard, 2000, p. 18. Ibidem, p. 32. 676 Ibidem, pp. 32-33. 677 Ibidem, p. 63. 678 Ibidem, p. 102. 679 Ibidem, p. 137. 680 Ibidem, p. 148. 681 Ibidem, p. 170. Un autre critique qui reconnaît l’importance de la théâtralité dans Petits poèmes en prose est Steve Murphy, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du « Spleen de Paris », Paris, Honoré Champion, 2003, 675 242 En conséquence, Le Spleen de Paris propose un très intéressant mélange de genre dramatique, de genre épique et de genre lyrique, représentatif de l’« état mixte » de la poésie à l’époque moderne. Les parties lyriques des poèmes en prose servent de cadres, de didascalies, pour les parties proprement dramatiques (conflits, monologues, dialogues). L’épique est souvent très réduit, et les verbes sous-tendent rarement une vraie histoire, avec ses complications inhérentes et avec ses arborescences temporelles inévitables. Ce qui pourrait constituer l’intrigue se perd dans l’indétermination et dans la mise en scène de l’écriture. Il serait légitime de reprendre à propos du Spleen de Paris quelques jugements que Baudelaire émet sur les contes de Poe : ce qui fait le succès de ces textes hybrides, c’est qu’ils contiennent « des choses très dramatiques, mais d’un dramatique tout particulier », qui tire sa substance de l’épique et du lyrique, « des bouffonneries violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l’infini »682. Aussi chaque poème en prose peut-il être considéré comme un petit texte dramatique d’une nature particulière, et la classification que nous proposons est destinée à servir de complément à celle de Patrick Labarthe : L’Étranger – simple dialogue ; Le Confiteor de l’artiste, À une heure du matin, Le Crépuscule du soir, Any where out of the world – monologues ; Le Fou et la Vénus – « bouffonnerie lyrique » ; Le Chien et le flacon, Le Miroir – sketches ; Les Dons des fées, Les Bienfaits de la Lune – féeries ; Les Tentations ou Éros, Plutus et la Gloire, Le Joueur généreux – boutades683 ; Le désespoir de la vieille, Portraits de maîtresses, La Femme sauvage et la petitemaîtresse – drames ; La Solitude – aparté ; La Soupe et les Nuages – saynète ; La Fausse monnaie, Laquelle est la vraie ?, Le Galant tireur, Perte d’auréole, Mademoiselle Bistouri, Assommons les pauvres ! – farces qui ont l’humour noir, les grincements ironiques, le lyrisme, les couleurs voyantes et bouffonnes des pièces de Michel de Ghelderode, etc. Dans les poèmes en prose, l’hyperbole apparaît assez fréquemment, comme dans Les Fleurs du mal, et presque toujours accompagnée par l’apostrophe, sœur jumelle. L’Invitation au voyage montre clairement l’association intime entre les deux figures de style qui forment l’armature rhétorique de la vision baudelairienne. Le pays idéal est ici décrit comme un « pays de Cocagne », et la métaphore apparaît à trois reprises dans le poème, pour dire l’abondance, le voir notamment « Logiques du cabotin (En guise d’Introduction) », pp. 15-32. 682 Pour ces jugements, voir Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages, ŒC II, p. 275. 683 Nous empruntons l’idée de « poème-boutade » à Henri Lemaître, Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris), Introduction, notes, bibliographie et choix de variantes par Henri Lemaître, Paris, Éditions Garnier Frères, 1962, p. 185 (à propos du poème Le Miroir : « poème-boutade, où tout un monde de désillusions et de rancoeurs se ramasse dans une incisive brièveté »), et à Sonya Stephens, « Boundaries, Limits and Limitations: Baudelaire’s Poèmes-Boutades », in French Studies, vol. 70, n° 1, January 1998, pp. 28-41. Sonya Stephens inclut dans cette catégorie les poèmes suivants : Un plaisant, Le Chien et le flacon, Le Miroir, Laquelle est la vraie ?, Perte d’auréole, La Soupe et les nuages. Voir aussi, du même auteur, Baudelaire’s Prose Poems. The Practice and Politics of Irony, Oxford, Oxford University Press, 1999, pp. 108-109. 243 luxe, la richesse de ce pays, joie pour les sens et repos de l’esprit. L’Invitation au voyage commence de manière assez douce, comme un simple récit glissant dans la confession : « Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. »684 Le premier paragraphe du texte est construit sur un mode purement lyrique, comme pour prolonger la douceur de la phrase d’ouverture. Dès le deuxième paragraphe, cependant, Baudelaire a recours à des énumérations qui ont une fonction hyperbolisante. Dans ce pays magique, « tout est beau, riche, tranquille, honnête » : l’agglomération des adjectifs associés au pronom « tout » produit un effet hyperbolique. Il est à remarquer que ce deuxième paragraphe contient la première apostrophe du poème. Dans le pays de rêve, dit le poète, « tout vous ressemble, mon cher ange »685. Avec la première apostrophe, le ton du poème a été trouvé : L’Invitation au voyage se lit comme une ouverture pour un dialogue à peine imaginaire, où les apostrophes jouent un rôle pragmatique très important, à savoir celui de provoquer une réponse de la part de la femme et de l’inciter à l’action, à la réalisation concrète du voyage rêvé686. Parfois, les apostrophes, sous formes d’incises, sont porteuses d’une violence extraordinaire, qui signale que, pour Baudelaire, une même dureté marque la conquête masculine et la séduction féminine (rappelons-nous l’envoûtement théâtral des Bijoux) : « Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie, comme une bijouterie bariolée ! »687. Si l’on compare cette phrase à l’ouverture du texte, l’on peut mesurer le glissement subi par L’Invitation. Les deux phrases gravitent autour de la métaphore du pays de Cocagne, mais les incises qui la suivent dans les deux cas sont très différentes. Dans la phrase d’ouverture, « dit-on » sert tout simplement à faire accréditer l’information qui vient d’être donnée, tandis que dans le deuxième cas « te disje » marque de manière abrupte le fait que le discours ne se construit pas sur le mode descriptif 684 ŒC I, p. 301. Idem. 686 Marie-Hélène Prat a publié une très solide étude sur le rôle grammatical et pragmatique des apostrophes baudelairiennes, « L’Apostrophe dans Les Fleurs du Mal », in L’Information grammaticale, n° 40, janvier 1989, pp. 18-22, n° 41, mars 1989, pp. 39-43. Selon Prat, « cet Autre auquel s’adresse le poète n’est pas réduit à une figuration indirecte à travers les formes verbales, pronominales ou adjectivales de la seconde personne : dans 90% des cas, l’apostrophe est là pour assurer la présence directe du destinataire » (I, p. 18). L’observation nous semble valable aussi pour Le Spleen de Paris, pas seulement pour Les Fleurs du mal. 687 ŒC I, p. 302, souligné par nous. Jean Paulhan fait des observations qui expliquent la violence de l’incise « te disje », cf. « De la Terreur comme méthode », in Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, 4ème édition, Paris, Gallimard, 1941, pp. 69-70 : « C’est […] qu’il est donné à certains mots – et peut-être à tous – d’exercer un singulier pouvoir sur l’esprit et sur le cœur des hommes hors de leur sens. […] Mais qu’elle soit ou non spontanée, habituelle, naïve, la puissance des mots révèle en tout cas un décalage et comme une rupture des rapports qui jouent à l’intérieur du langage entre le mot et le sens, entre le signe et l’idée. » 685 244 (narratif), mais sur le mode de l’adresse (théâtral)688. Ensuite, après l’apostrophe violente, Baudelaire emploie encore une fois le procédé de l’énumération à effet hyperbolique après le pronom indéfini « tout ». Mais ici, une série de quatre comparaisons ironiques (comme : « une belle conscience, une magnifique batterie de cuisine, une splendide orfèvrerie, une bijouterie bariolée ») réduit l’effet de l’énumération hyperbolique et coupe l’envol lyrique d’une Invitation trop confiante, trop sereine, et trop sûre de provoquer des conséquences pratiques. Même si les apostrophes sont, vers la fin du poème, proférées sous la forme de questions oratoires, d’autres incises – clichés discursifs, lieux vides à la fois d’ouverture et de fermeture du discours – requièrent, par leur vide sémantique même, l’approbation du récepteur inscrit dans le texte : « Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? »689 En comparant les deux versions de L’Invitation au voyage (en vers et en prose), on peut constater, au-delà de la similitude thématique, la convergence des procédés rhétoriques. La seule différence réside dans la liberté que le poème en prose offre au poète : l’apostrophe y est plus développée, les virtualités du thème plus amplement exploitées et l’effet sur le lecteur moins berçant mais tous aussi musical que dans le poème en vers. Même si une certaine ironie se dégage du poème en prose, nous ne saurions pas être entièrement d’accord avec Martine Bercot qui, en confrontant les deux versions de L’Invitation au voyage, postule un changement radical de poétique entre le vers et la prose, et affirme que la version en prose est une « variation corrosive sur un texte, sur une rhétorique »690. Or, selon nous, l’efficacité et la force des deux Invitations sont données par l’orchestration savante des apostrophes. Tout comme dans Les Fleurs du mal, les allusions au monde du théâtre contribuent à produire une impression de théâtralité dans les poèmes en prose. Cependant, à la différence des poèmes en vers, les poèmes en prose ne mettent pas en scène des personnages d’Eschyle, de Térence, de Racine ou de Molière. Ici, Baudelaire concentre son intérêt sur le théâtre de foire, moins littéraire que le théâtre qui l’intéresse dans Les Fleurs, mais beaucoup plus théâtral. En vérité, dans ce sens, entre Les Fleurs du mal et Le Spleen de Paris il y a un changement de poétique. Tout en cherchant à produire un effet théâtral par ses poèmes et tout en employant dans ce but 688 Marie Maclean, dans Narrative as Performance. The Baudelairean Experiment, London & New York, Routledge, 1988, accorde une grande importance à la manière dont le texte narratif baudelairien est « performé », c’est-à-dire à la manière dont il glisse du narratif pur vers le théâtral. 689 ŒC I, p. 303, souligné par nous. 690 Martine Bercot, « 1857 : poèmes et contre-poèmes », in Cahiers de l’Association internationale des Études 245 apostrophes et hyperboles, Baudelaire opère un changement de registre. Dans les poèmes en vers, les repères de la vision sont les pièces cultes, le théâtre « élevé », tandis que dans les poèmes en prose, les repères de la vision sont les spectacles improvisés dans les foires, les jeux et les fêtes populaires, les divertissements théâtraux qui peuvent se passer de texte. Le ton sublime cède le pas au ton familier, le langage poétique au langage presque parlé, aux locutions communes dont Baudelaire exploite à merveille les virtualités poétiques. Prométhée, Andromaque, Oreste, Harpagon et Célimène sont remplacés ici par des bouffons et des saltimbanques. On a déjà vu l’événement tragique qui clôt la destinée de Fancioulle. Un autre bouffon, mis en scène dans Le Fou et la Vénus, vit lui aussi une tragédie, mais qui est présentée aux lecteurs sous un jour ridicule. Le cadre de cette tragédie grotesque est un « vaste parc » où tout se pâme sous la chaleur bienfaisante du soleil, où les eaux, les fleurs, les arbres vivent la plénitude de leur splendeur et s’enivrent de l’azur parfait du ciel. Dans ce décor splendide, affaissé « aux pieds d’une colossale Vénus », « un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l’Ennui les obsède, affublé d’un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le piédestal » de la statue « lève des yeux pleins de larmes vers l’immortelle Déesse »691. Ce bouffon typique, qui dissipe le Remords et l’Ennui des puissants de la terre, joue aux pieds de la statue de Vénus un rôle sérieux. Tout entier sous le charme de la Beauté, il essaie de communiquer – surtout par le regard – son amour à la Déesse, qui ne lui répond cependant pas et regarde « au loin » quelque chose « avec ses yeux de marbre »692. Les interprétations que l’on peut donner de ce poème sont nombreuses. Si l’on y voit une allégorie, le bouffon constituerait un « répondant » du poète qui amuse le public par ses bouffonneries, par son costume éclatant, aisément reconnaissable, et qui vit la séduction de la beauté à travers une image inanimée, incapable de réagir à ses implorations et à son amour. Henri Lemaître, éditeur du Spleen de Paris, voit dans Le Fou et la Vénus une « allégorie autobiographique » et dans la posture humiliante du bouffon la fusion d’un double complexe d’infériorité de Baudelaire : celui de l’homme devant la femme et celui du poète devant son idéal693. Une hypothèse assez pertinente que l’on peut avancer est que, par Le Fou et la Vénus, Baudelaire réalise la « bouffonnerie lyrique » dont il trace les grandes lignes dans un passage françaises, n° 41, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », mai 1989, p. 297. 691 Le Fou et la Vénus, ŒC I, pp. 283-284. Ibidem, p. 284. 693 Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris), Introduction, notes, bibliographie et choix de variantes par Henri Lemaitre, op. cit., p. 35 : « Quant à l’incarnation du poète face à la Beauté dans ce personnage allégorique du Fou face à la Vénus, elle résulte évidemment – et par là l’allégorie devient autobiographique – de la fusion de deux complexes d’infériorité : celui de l’homme devant la femme et celui du poète devant l’idéal. » 692 246 déjà cité de Fusées. Le texte sur les amours ridicules d’un pitre pour une statue devient un texte bouffon, qui emprunte les stratégies de la bouffonnerie, qui imite pour dynamiter, qui met en scène pour ridiculiser (avec une certaine tendresse), qui dit des vérités amères et rudes sous le masque de l’impunité. Le Fou et la Vénus est le résultat d’une poétique concertée et longuement mûrie. Le 9 mars 1865, dix ans après avoir publié les premiers poèmes en prose dans l’Hommage à C. F. Denecourt, Baudelaire expose à sa mère le projet du Spleen de Paris en ces termes : « Cependant, j’espère que je réussirai à produire un ouvrage singulier, plus singulier, plus volontaire du moins, que Les Fleurs du mal, où j’associerai l’effrayant avec le bouffon, et même la tendresse avec la haine. »694 La plupart des poèmes en prose répondent à cette volonté d’associer les contraires, et surtout Mademoiselle Bistouri. Le texte réduit – barbarement ! – à son anecdote présente une rencontre insolite entre le « je » et une prostituée obsédée par les médecins. Cette « bouffonne créature »695 pousse sa passion jusqu’au fétichisme : elle collectionne des photographies de médecins, va se faire consulter pour des maladies imaginaires, donne de l’argent aux jeunes internes incapables de joindre les deux bouts, et développe même des fantasmes sexuels liés aux emblèmes de la profession médicale. Nous transcrivons un fragment de dialogue bizarre : « – Eh bien ! croirais-tu que j’ai une drôle d’envie que je n’ose pas lui dire ? – Je voudrais qu’il vînt me voir avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus ! » Elle dit cela d’un air fort candide, comme un homme sensible dirait à une comédienne qu’il aimerait : « Je veux vous voir vêtue du costume que vous portiez dans ce fameux rôle que vous avez crée. »696 Le fétichisme de la « bouffonne créature » de Mademoiselle Bistouri fonctionne exactement comme celui de Samuel Cramer dans La Fanfarlo, dont le souvenir refait surface ici. On conviendra aisément que tous ces éléments relèvent d’une dimension bouffonne du poème, et que le grotesque de la situation dans laquelle le « je » est entraîné provoque irrésistiblement le rire des lecteurs (spectateurs). Mais l’« effrayant » s’ajoute au « bouffon » ; la prostituée est décrite comme un « monstre innocent »697 et seul l’Être Suprême peut avoir une explication pour une passion qui dans un premier temps paraissait comique. Le poème en prose s’achève sur une vibrante prière à Dieu, dont la pitié devrait rayonner surtout sur les fous et les folles. Quant à l’attitude du narrateur, du « je », elle oscille entre la haine et l’affection. À plusieurs reprises, 694 COR II, p. 473. ŒC I, p. 353. 696 ŒC I, p. 355. 697 Idem. 695 247 confondu avec un médecin, il s’irrite et traite assez brutalement la pauvre prostituée, mais la « tendresse » finit par triompher dans la prière finale. Si dans Le Fou et la Vénus le sens de l’allégorie n’est pas transparent (le fou = l’artiste), tel n’est pas le cas dans Le Vieux saltimbanque. Dans un lieu de liesse populaire, sans aucun doute une foire, le poète (descendant du quatrième enfant du poème en prose Les Vocations) se mêle au peuple en vacances pour profiter de tous les spectacles qu’une multitude peut lui offrir. Au milieu de la foule, les jouissances de l’observateur sont celles d’un spectateur de théâtre : « Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, racornis par le vent, la pluie et le soleil ; ils lançaient, avec l’aplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d’un comique solide et lourd comme celui de Molière. […] Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d’étincelles. »698 Au milieu de ces spectacles amusants ou féeriques, faisant contraste avec la joie immodérée du flot humain, un spectacle de détresse et de misère attire les regards du « je ». Un vieux saltimbanque, ruiné, malade, repoussant, assis devant sa baraque, ne fait plus d’efforts pour attirer la foule. Encore affublé de « haillons comiques », il se rend compte que sa répulsive laideur est faite pour éloigner de lui tout curieux. Dans « ces ténèbres puantes » il n’a plus rien à montrer ; son « rideau déchiqueté » ne cache plus que le vide, exactement comme dans Le Rêve d’un curieux. Dans le monde de la foire, le brouillage des frontières est très attirant pour le poète : ici, plus de séparation comme au théâtre entre tragédie et comédie, entre opéra et drame, entre pièces sérieuses et pièces légères, rien que la vie dans toute sa théâtrale complexité. À la vue de la tragédie affreuse au milieu de la comédie, emporté par un mouvement de pitié, le « je » veut déposer quelques pièces de monnaie sur la planche du vieux saltimbanque, mais la foule l’en empêche, l’attirant ailleurs. En analysant ses sentiments, il se rend compte que la vie l’a mis face à face avec une allégorie vivante : le saltimbanque est comme le vieux poète qui a survécu à sa génération, et qui, malheureux, sans famille et amis, est de plus en plus oublié par le public699. Dans l’image du vieux saltimbanque baudelairien il est possible de voir une convergence de préoccupations avec quelques lithographies d’Honoré Daumier, représentant des saltimbanques, toutes exécutées dans les années 1860, donc contemporaines de cette touchante 698 Le Vieux saltimbanque, ŒC I, p. 295. Pour les dernières citations, ŒC I, p. 296. Le rapport entre « saltimbanque » et art poétique apparaît déjà dans La Muse vénale : « Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, / Comme un enfant de chœur, jouer de l’encensoir, / Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère, // Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas / Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas, / Pour faire épanouir la rate du vulgaire. », ŒC I, p. 15. Une variante féminine du saltimbanque, la « sauteuse » (à la fois acrobate et prostituée), apparaît dans un autre poème en prose, À une heure du matin : « être monté, pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m’a prié de lui dessiner un costume de Vénustre », ŒC I, p. 288. 699 248 allégorie de l’artiste que Baudelaire propose à ses lecteurs. Un autre poème en prose, Les Bons chiens, contient quelques passages remarquables sur les saltimbanques. Dédié à Joseph Stevens, le texte constitue une ekphrasis complexe, puisque ce peintre belge s’est illustré surtout en peignant des chiens, avec un réalisme qui n’exclut pas la poésie. L’art minutieux de Stevens, inspiré du quotidien, permet à Baudelaire de prendre une position esthétique tranchante, exprimée par une exclamation suivie d’une déclaration d’intention : « Arrière la muse académique ! Je n’ai que faire de cette vieille bégueule. »700 Le refus de l’art académique fait que Baudelaire – à travers les peintures de Stevens – ne s’intéresse pas au chien bien soigné, au chien bourgeois, au chien effronté, mais au « chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère »701. Ceci conduit Baudelaire naturellement, après de longs développements sur les pauvres chiens, sur leurs vertus et leurs amours, vers un tableau de Stevens, qu’il a vu dans la collection du négociant Crabbe, Intérieur de saltimbanque702. L’interprétation poétique que donne Baudelaire du tableau vu dans la collection Crabbe a fait beaucoup gloser les critiques : Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, l’œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée.703 Les apostrophes et les exclamations qui confèrent leur énergie au paragraphe des Bons chiens donnent à penser que Baudelaire présente le tableau de Joseph Stevens comme s’il était sur une scène, devant un public. Son attention, et avec elle l’attention des lecteurs, se focalise successivement sur le décor de la scène, sur les personnages (deux chiens acteurs, qui revêtent encore les costumes de leurs rôles : « habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires »), et finalement sur la marmite où bout lentement l’œuvre sans nom. Les chiens surveillent la marmite « avec une attention de sorciers ». Cette comparaison, ainsi que les italiques qui emphatisent l’œuvre sans nom ont mis les critiques 700 Les Bons chiens, ŒC I, p. 360. Ibidem, p. 361. 702 Voir Catalogue de la collection de M. Crabbe, ŒC II, p. 964 : « Joseph Stevens. Misérable logis de saltimbanques. Tableau suggestif. Chiens habillés. Le saltimbanque est sorti et a coiffé un de ses chiens d’un bonnet de houzard pour le contraindre à rester immobile devant le miroton qui chauffe sur le poêle. Trop d’esprit. » 703 Les Bons chiens, ŒC I, p. 362. 701 249 sur la bonne voie pour le déchiffrement de ces allusions obscures. Il s’agit, au cœur même de l’ekphrasis, d’un renvoi textuel de Baudelaire à Macbeth, commenté par Jérôme Thélot et Yann Mortelette704. Jérôme Thélot fait un excellent commentaire du renvoi de Baudelaire à Macbeth, en soulignant le rapport de l’œuvre sans nom avec l’indicible et l’innommable et, en fin de compte, avec l’aphasie de Baudelaire. Le jeu théâtral auquel se livre le poète est une des sources de l’émerveillement que provoque ce poème en prose : « On est saisi d’abord par l’esprit de ruse et de dissimulation de l’auteur des Bons chiens : il cache ses sources, et ses obsessions, sous une bonne humeur apparente. »705 Yann Mortelette, tout en critiquant Jérôme Thélot de manière assez peu convaincante, apporte quelques éléments nouveaux au dossier des liaisons intertextuelles Les Bons chiens – Macbeth. Il signale le possible rapport du poème en prose avec la liste des chiens présente dans l’Acte III, Scène I, où Macbeth insulte les futurs assassins de Banquo en leur disant qu’ils sont des hommes tous comme les chiens suivants sont des chiens : limiers, lévriers, métis, épagneuls, mâtins, barbets, caniches, chiens-loups… Pour compléter les analyses de Jérôme Thélot et Yann Mortelette, il serait à souligner la nature ironique du jeu intertextuel de Baudelaire. Si dans L’Idéal le renvoi à Macbeth répond au souci majeur de bâtir une esthétique du sublime par contraste à une esthétique du joli et du mignon, dans Les Bons chiens le renvoi à la Scène I de l’Acte IV se charge d’ironie. Comme toujours, la citation est – dans un premier temps – décontextualisée pour être, dans un deuxième temps, recontextualisée, intégrée dans un texte qui peut lui correspondre ou non, avec lequel elle peut être ou non en harmonie. Dans le tableau de Stevens et dans le poème de Baudelaire, il est évident que l’œuvre sans nom qui bout sur le feu n’est pas la mixture magique permettant de lire tous les secrets de l’avenir, mais une « soupe puissante et solide » destinée à remplir l’estomac de ces « si zélés comédiens », qui seront montrés dans les foires par leur propriétaire706. L’allusion de Baudelaire peut exprimer aussi le caractère infect de la « soupe » destinée à nourrir les chiens ; on se rappelle que dans Macbeth les sorcières font une mixture d’ingrédients hétéroclites et dégoûtants (crapaud, serpent, œil de salamandre, orteil de grenouille, langue de chien, poil de chauve-souris, patte de lézard, aile de hibou, écaille de dragon, dent de loup, momie de sorcière, bouts d’un requin, racine de ciguë, foie de Juif, bile de bouc, brins d’if, nez de Turc, lèvres de Tartare, doigt de fœtus, sang de babouin). Une expression de tragédie, 704 Jérôme Thélot, « Une citation de Shakespeare dans Les Bons Chiens », in Bulletin baudelairien, Vanderbilt University, Tome 24, n° 2, Décembre 1989, pp. 61-66 ; Yann Mortelette, « Les Bons chiens, Macbeth et “l’œuvre sans nom” », in Bulletin baudelairien, Vanderbilt University, Tome 31, n° 2, Décembre 1996, pp. 100-105. 705 Jérôme Thélot, « Une citation de Shakespeare dans Les Bons Chiens », p. 63. 706 Les Bons chiens, ŒC I, p. 362. 250 employée au moment même où la chute de Macbeth se dessine, est réemployée dans la chambre vide d’un saltimbanque, comme pour dire que la tragédie est impuissante, déplacée et ridicule dans le monde moderne, qui réclame d’autres formes d’art, d’autres formes de théâtre. L’ironie sape la base même de la tragédie, elle dissout les crimes, la folie et les horreurs dans un énorme éclat de rire, ce qui fait que « la bonne humeur » dont parlait Jérôme Thélot n’est pas seulement « apparente ». Dans les poèmes en prose, Baudelaire marque très nettement sa volonté structurante : la théâtralité du Spleen de Paris est mise en évidence tout comme dans les poèmes en vers, par les mêmes marques typographiques : parenthèses (Le Mauvais Vitrier, passage déjà cité, traitant de l’hystérie et du satanisme), …points de suspension (L’Étranger : « J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »707), « guillemets », italiques708, – tirets, Capitales allégorisantes et hyperboliques. La fin de La Chambre double illustre à merveille la « dramaturgie typographique » (capitales, italiques, tirets) que mettent en place les poèmes en prose de Baudelaire pour marquer leur rapport souterrain au théâtre : Oh ! oui ! le Temps a reparu ; le Temps règne en souverain maintenant ; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accusées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : – « Je suis la Vie, l’insupportable, l’implacable Vie ! » Il n’y a qu’une seconde dans la vie humaine qui ait mission d’annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur. Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son double aiguillon. – « Et hue donc ! bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! »709 Dans une chambre d’une beauté idéale, baignant dans une atmosphère spirituelle où le rose s’allie au bleu, remplie des parfums les plus délicats et les plus pénétrants, la réalité fait une entrée violente, incarnée par la figure allégorique du Temps (et c’est la majuscule qui marque l’allégorie) vu comme un « hideux vieillard »710. Le Temps est accompagné par un cortège de figures allégoriques : Souvenirs, Regrets, Spasmes, Peurs, Angoisses, Cauchemars, Colères et Névroses. Dans cette énumération, les majuscules ont un double rôle : elles allégorisent et hyperbolisent en même temps, généralisent et exagèrent, personnifient et poussent à outrance les 707 ŒC I, p. 277. Patrick Labarthe, « Petits Poèmes en prose » de Charles Baudelaire, op. cit., pp. 130-134, fait une étude développée du rôle des italiques dans Le Spleen de Paris. 709 La chambre double, ŒC I, pp. 281-282. Nous attirons l’attention des lecteurs que l’image du bœuf au joug, poussé par le double aiguillon du Temps, ainsi que l’image de l’âne du poème Un plaisant, sont équivalentes des images obsessionnelles primordiales chez Baudelaire : celle de la marionnette et celles du tissage et du liage. 710 Cette image et l’allégorisation par la majuscule répondent au quatrième sonnet du groupe intitulé Un Fantôme, Le portrait : « le Temps, injurieux vieillard », ŒC I, p. 40. 708 251 émotions. Les italiques qui mettent en évidence le syntagme désignant la mort par antiphrase, « la bonne nouvelle », projettent une lumière ironique sur la Vie et sur le Temps souverain. Dans la phrase médiane du paragraphe cité, l’apostrophe de l’écrivain à ses lecteurs (ou du comédien, qui récite ce monologue quasi-hamlétique, aux spectateurs massés dans la salle) – « je vous assure que » – est accompagné d’une hyperbole : les secondes sont « fortement » et « solennellement accentuées », emphatisées et allégorisées, puisque, douées de parole, elles lancent un avertissement sinistre à l’être humain. Pour conclure son monologue, le comédien qui le récite fait une volte-face et assume – théâtralement – la voix même du Temps allégorique qui l’apostrophe brutalement : – « Et hue donc ! bourrique ! Sue donc, esclave ! Vis donc, damné ! » À ce point, séduit par les virtualités infinies des textes qu’il analyse, le critique pourrait se montrer tenté de faire un exercice de fiction sur quelques idées de poèmes, dont les titres consignés par Baudelaire dans ses manuscrits pourraient tout aussi bien convenir à des pièces de théâtre qu’à des poèmes en prose contenant « des choses très dramatiques, mais d’un dramatique tout particulier » : Oreste et Pylade, Le Philosophe au Carnaval, L’enfer au Théâtre, Le choléra à l’Opéra, La Souricière, Le choléra au bal masqué, La Comédie en province, etc.711 Pour un écrivain, il serait tentant de construire, à partir de ces titres, des textes écrits à la manière de Baudelaire, mais qui soient, en fait, des essais d’herméneutique, d’intelligents jeux transtextuels. Le Philosophe au carnaval pourrait donner un texte dans le genre et le ton du Vieux saltimbanque. La Comédie en province serait un poème satirique à nombreuses réminiscences balzaciennes. Le choléra à l’Opéra et Le Choléra au bal masqué traduiraient dans une prose théâtrale les estampes allégoriques et ironiques d’Alfred Rethel. Baudelaire décrit une de ces estampes gravées sur bois, Première invasion du choléra à Paris, au bal de l’Opéra, en ces termes : « Les masques roides, étendus par terre, caractère hideux d’une pierrette dont les pointes sont en l’air et le masque dénoué ; les musiciens qui se sauvent avec leurs instruments ; allégorie du fléau impassible sur son banc ; caractère généralement macabre de la composition. »712 La Souricière reprendrait la Scène II de l’Acte III d’Hamlet où devant Claudius et Gertrude se joue une pièce intitulée – « tropically » – The Mousetrap, et le poème serait une mise en scène de Baudelaire afin de démasquer Aupick et Caroline. Quant à Oreste et Pylade, on pourrait imaginer un poème en prose qui ait au centre les châtiments entraînés par le meurtre de l’infidèle Clytemnestre. Oreste serait envoyé par les Érinyes au fond de l’Hadès, mais dans un Hadès irréel comme les décors de théâtre (L’enfer au théâtre), où, devenu vicieux, il se conduirait comme ce polisson si sympathique nommé Clergeon : 711 712 Voir les listes de titres pour des poèmes en prose à faire dans ŒC I, pp. 366-371. L’Art philosophique, ŒC II, p. 600. 252 (Il entre d’un air délibéré, comme les gens timides.) Il demande bientôt à voir le règlement de l’Enfer, et cherche à prendre les Diables en faute. Dès la première grande assemblée, il se plaint vivement, prétendant qu’on a changé le feu. Rumeur épouvantable de tous les Damnés qui trouvent qu’il fait bien assez chaud. MAIS NON ! dit Clergeon. Il se plaint aussi de ce que certaines gens qui ne sont point d’ici se soient glissées en Enfer, qui mériteraient tout au plus le Purgatoire. Nous ne voulons que des égaux, dit-il ; il faut que chacun prouve qu’il est un parfait scélérat ! Je crois avoir assez de titres pour que chacun montre les siens ! Comme il emmerde tout le monde, on le fout dans un abîme insondable, d’où il remonte bientôt avec une agilité sans égale. Car l’espoir d’avoir été remarqué par Proserpine lui donne des forces proportionnées à la difficulté de l’entreprise. Il se glisse par des Anfractuosités à lui seul connues, et va attendre la sortie de la Reine des Enfers à la petite porte. Il la suit par l’escalier dérobé, et à peine entré dans la chambre, il jette sur la commode quinze francs, que les Diables, en le fouillant à son entrée, ont oublié de lui retirer. Voilà pour vous, petite ! s’écrie-t-il d’une voix de stentor. Voilà comment un damné comme MOI sait humilier une reine qui trahit son époux ! Proserpine, qui depuis six mille ans n’a pas encore vu un pareil bougre, veut se pendre à la sonnette. Mais Clergeon ne perd pas de temps ; il profitera des dernières secondes ; il déshonorera Proserpine ; il l’enfilera, ou il y perdra son latin. Il se jette sur elle et lui plante sa pine dans l’œil. […] Quoique personne ne lui en veuille, et que Proserpine éborgnée se soit contentée de dire : Drôle de Bougre ! Clergeon croit qu’il est prudent de prendre la fuite. A chacun de ses pas, il ébranle les montagnes. Il fuit ! il fuit ! Dans une plaine de braise, il aperçoit Nadar qui collectionne des salamandres, et il lui crie en courant : Pends-toi, brave Nadar ! Nous avons vaincu sans toi ! Car il est convaincu qu’il a foutu Proserpine !713 Le poème en prose devient canevas de pièce de théâtre, les didascalies abondent dès la première ligne du texte (Il entre d’un air délibéré, comme les gens timides.), la « dramaturgie typographique » déchaîne toutes ses ressources (parenthèses, italiques, majuscules), le grotesque est à son apogée et cette lettre à Nadar amène presque naturellement la question de la théâtralité sauvage des derniers textes esquissés par Baudelaire. 5. La théâtralité dans les écrits belges Si nous voulions commencer ce sous-chapitre par une boutade, nous dirions que le séjour en Belgique a eu une grande influence sur la théâtralité baudelairienne, qu’elle relève de l’attitude existentielle (on se rappelle la lettre à Madame Paul Meurice) ou de la pratique textuelle. Les Épaves contiennent, en dehors des poèmes déjà composés et publiés en France, des poèmes écrits en Belgique et profondément imprégnés de l’atmosphère belge. Sur les débuts d’Amina 253 Boschetti au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, texte daté de 1864, fait partie de la section du recueil intitulée, bien à propos, Bouffonneries. Le sonnet, comme son titre l’indique, est inspiré par le monde du théâtre, et participe de l’accentuation de la veine satirique dans les trois-quatre dernières années de la vie de Baudelaire. La danseuse (et comédienne, sans doute), qui est décrite dans ce sonnet satirique renvoie à la Fanfarlo : aérienne, légère, fluide, elle est incapable de réveiller un plaisir esthétique dans le cœur sec des Belges et dans leurs cerveaux étroits, préoccupés seulement par le commerce, les calculs et les commodités bourgeoises : Amina bondit, – fuit, – puis voltige et sourit ; Le Welche dit : « Tout ça, pour moi, c’est du prâcrit ; Je ne connais, en fait de nymphes bocagères, Que celles de Montagne-aux-Herbes-Potagères : » Du bout de son pied fin et de son œil qui rit, Amina verse à flots le délire et l’esprit ; Le Welche dit : « Fuyez, délices mensongères ! Mon épouse n’a pas ces allures légères. » Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant, Qui voulez enseigner la valse à l’éléphant, Au hibou la gaîté, le rire à la cigogne, Que sur la grâce en feu le Welche dit : « Haro ! » Et que le doux Bacchus lui versant du bourgogne, Le monstre répondrait : « J’aime mieux le faro ! »714 À une première lecture, Sur les débuts d’Amina Boschetti ne dépasse pas le niveau de la pointe ironique. Le Belge est mis en scène par Baudelaire, montré sous un jour absolument ridicule, caricaturé, manié comme une marionnette. L’antithèse régit la satire : la danseuse est une sylphide que tout oppose à la femme belge, rabaissée au règne animal (« éléphant », « hibou », « cigogne »). Mais Pauvre Belgique ! contient le projet de ce sonnet, qui nous fait voir que l’émotion provoquée dans le cœur de Baudelaire par cette actrice était autrement plus forte et plus complexe : Un petit poème sur Amina Boschetti. Un pauvre qui voit des objets de luxe, un homme triste qui respire son enfance dans les odeurs de l’Église, ainsi je fus devant Amina. […] Le talent dans le Désert. On dit qu’Amina se désole. Elle sourit chez un peuple qui ne sait pas sourire. Elle voltige chez un peuple, où chaque femme pourrait avec une seule des pattes éléphantines écraser un millier d’œufs.715 713 Baudelaire, CLERGEON aux enfers, lettre de 1859 à Nadar, dans COR I, pp. 580-581. ŒC I, p. 175. 715 Pauvre Belgique !, ŒC II, p. 820. 714 254 Le passage ci-dessus peut être lu comme une confession de Baudelaire716. Les échos profonds que la prestation scénique d’Amina Boschetti réveille chez Baudelaire peuvent être mis en parallèle avec les regards qui fixent de l’extérieur le splendide décor du café haussmannien dans Les Yeux des pauvres. Mais il y a plus : devant une scène de théâtre, le poète se découvre soimême comme « un homme triste qui respire son enfance dans les odeurs de l’Église ». De manière indirecte, la liaison entre enfance, théâtre et Église est ici postulée encore une fois. À travers le passage de Pauvre Belgique !, une identification entre le « je » et Amina Boschetti transparaît. Ils représentent l’art pur au milieu d’un monde opaque, où ils se cognent contre l’incompréhension perpétuelle, contre la bêtise étroite et les préoccupations trop matérielles. Le plaisir que le « je » du sonnet ressent au spectacle relève de la fraîcheur perceptive qui caractérise l’enfance et la génialité, du regard neuf que l’enfant et le génie posent sur toutes choses qui brillent, bougent, jouent et se trémoussent. Dans la vision de Baudelaire, le Belge est la parfaite antithèse de l’enfant, du génie et d’Amina Boschetti. La naïveté est perdue, sans être remplacée par les splendeurs et les raffinements de la civilisation authentique, celle qui consiste à effacer le plus possible les traces du péché originel. Le monde belge est insensible au facteur le plus important de la civilisation, à savoir l’art. En voulant dépeindre la Belgique, Baudelaire dresse le tableau impitoyable d’une anti-civilisation, où la peinture est appréciée en fonction de sa valeur marchande, où le théâtre ne produit aucun plaisir esthétique et sensuel, et où il n’y a pas d’autre littérature que la contrefaçon de l’édition française. La Belgique est l’impasse de la civilisation, le point de non retour, la caricature de tous les efforts que l’homme fait pour dépasser son état bestial. Sur les débuts d’Amina Boschetti fait voir une transformation assez sensible au niveau de l’écriture baudelairienne en vers. Tout en respectant la forme fixe du sonnet, le poème devient épigramme, il ne repose plus que sur l’ironie pure, sur la pointe acide, sur le désir de faire rire et réfléchir le lecteur. La théâtralité du texte ne se dissimule plus (comme c’était encore le cas dans Les Fleurs du mal) ; elle explose, se donne à voir, s’assume comme telle et tend à être le seul moteur du nouveau type de poésie expérimenté par Baudelaire. Amœnitas Belgicæ, groupe d’épigrammes malheureusement très peu commenté, recourt souvent au dialogue rapide, effronté, pour mieux mettre en scène la critique contre les Belges (La Propreté des demoiselles belges, La Propreté belge, L’Amateur des beaux-arts en Belgique, Une eau salutaire, La 716 Selon André Guyaux, Fusées, Mon cœur mis à nu et Pauvre Belgique ! relèvent du même grand projet autobiographique, mais « tardif et à peine ébauché, immédiatement détourné de lui-même », cf. la Préface à Charles Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique deshabillée, Édition d’André Guyaux, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 7. Des « récurrences thématiques » prouvent « que chacun des trois textes recoupe les deux autres », ibidem, p. 12. 255 Nymphe de la Senne, Opinion de M. Hetzel sur le faro, L’Esprit conforme I, Au concert, à Bruxelles). La « dramaturgie typographique » qui sous-tend Amœnitas Belgicæ fonctionne presque de la même manière que dans Les Fleurs du mal ou dans Le Spleen de Paris (tirets, guillemets, italiques, etc.), sauf qu’ici elle est à la fois plus visible et plus explosive. Un seul exemple suffit à montrer à quel point la théâtralité s’est libérée par rapport aux Fleurs du mal : « Bains. » – J’entre et je demande un bain. Alors le maître Me regarde avec l’œil d’un bœuf qui vient de paître, Et me dit : « Ça n’est pas possible, ça, sais-tu, Monsieur ! » – Et puis, d’un air plus abattu : « Nous avons au grenier porté nos trois baignoires. » J’ai lu, je m’en souviens, dans les vieilles histoires Que le Romain mettait son vin au grenier ; mais, Si barbare qu’il fût, ses baignoires, jamais ! Aussi, je m’écriai : « Quelle idée, ô mon Dieu ! » Mais l’ingénu : « Monsieur, c’est qu’on venait si peu ! »717 L’ouverture de l’épigramme est une didascalie, qui dessine le cadre de cette pièce de théâtre en miniature, une didascalie marquée comme telle par les italiques qui l’emphatisent et séparée du reste du texte par les guillemets et par un tiret (« Bains. »). La fable est réduite à « J’entre et je demande un bain. » Après cela, une deuxième didascalie, un peu plus développée, introduit la réplique du gérant de l’établissement. Les trois vers qui suivent jouent le rôle d’un aparté, d’un clin d’œil ironique du protagoniste à son public. Ensuite, nouvelle didascalie et nouvelle réplique avant le dernier vers qui comprime dans l’espace étroit d’un alexandrin le paratexte théâtral et l’affirmation ingénue du Belge qui n’a aucun succès avec son établissement de bains publics. L’effet comique de cette épigramme au demeurant féroce vient de la transcription exacte, presque « naturaliste », de la façon de parler du Belge, qui tord et torture le français standard. Les épigrammes d’Amœnitas Belgicæ sont écrites parallèlement à Pauvre Belgique !, ébauches violentes et théâtrales, parcourues de questions graves sur le sort de l’homme et sur l’hypocrisie qu’est la culture. Ici, Baudelaire se déchaîne contre les institutions, contre les hommes, contre la politique, contre les arts et les lettres, contre la propreté et contre la saleté, contre l’intelligence et contre la bêtise, contre la bonté et contre la méchanceté. Le discours polémique – que certains critiques ne manquent pas de trouver absolument injuste et ignoble – atteint une force destructrice inégalée avant Louis-Ferdinand Céline. La Belgique, bafouée, est mise à mort sans pitié. Selon Baudelaire, ce pays a été fait de manière abusive, par la réunion 717 La Propreté belge, ŒC II, p. 967. 256 arbitraire de deux « races » différentes (les Wallons et les Flamands), ce qui fait qu’il n’y a pas vraiment de peuple belge. Ce que cette réunion arbitraire donne est un « Arlequin diplomatique », expression plastique employée au moins trois fois au cours du projet de livre718. Le terme « Arlequin » fait allusion à la bigarrure ethnique de la Belgique, et met le pays sous le signe de la plaisanterie, une plaisanterie qui pourra (et devra) être démantelée, démembrée. Baudelaire rêve d’un partage où la partie wallonne reviendrait à la France et la partie flamande à la Hollande ; l’annexion de la Belgique est recommandée à plusieurs reprises aux Français, parfois sous la forme extrême d’une razzia qui viserait à déporter la population et à emporter tous les chefs-d’œuvre de l’art flamand au Louvre. À la tête de ce pays bouffon se trouve un roi comique, Léopold Ier, qui est la cible des plus cinglantes ironies de Baudelaire. Venu d’Allemagne en sabots, il laisse à sa mort une fortune de plus de cent millions. « Roi constitutionnel » il n’est rien d’autre qu’un « automate en hôtel garni », une marionnette dans les mains du peu intelligent peuple belge719. Ce peuple a la tendance de prendre tous les événements comme des spectacles. Ainsi, à l’enterrement de Léopold Ier, la masse en liesse profite des vacances inattendues qui lui sont offertes. Le grotesque est à son comble dans la description que Baudelaire fait de l’événement : « Commence la grande comédie du Deuil. – Banderoles noires, panégyriques, apothéoses, – boissonneries, pisseries, vomissements de toute la population. – Tous les Belges sont [dans] la rue, le nez en l’air, serrés et silencieux comme au bal masqué. »720 Le peuple belge a un besoin continu qu’on lui donne « du pain et du cirque », et ceci ressort de son attitude lors de l’enterrement de Léopld, ou bien de l’enthousiasme qu’il a pour toutes les processions religieuses (même si, autrement, il fait preuve d’impiété et de « prêtrophobie ») : « – Description de quelques processions. Traces du passé, subsistant encore dans les mœurs religieuses. – Grand luxe. – Étonnante naïveté dans la dramatisation des idées religieuses. (Observer, en passant, l’innombrable quantité des fêtes belges. C’est toujours fête. – Grand signe de fainéantise populaire.) »721 Ici, la haine contre les Belges est un peu adoucie, parce que dans leurs pratiques religieuses subsistent quelques « traces du passé », quelques restes de grandeur et de majesté qui plaisent au dandy blasé. La « naïveté » que Baudelaire décèle dans la « dramatisation », dans la mise en scène du sentiment religieux chez les Belges, lui rappelle que parfois ce peuple déchu peut encore avoir cette qualité fondamentale de l’enfant et du génie. En Belgique, la seule épiphanie 718 ŒC II, pp. 914, 922, 953. L’association « roi constitutionnel » = « automate en hôtel garni » apparaît au moins deux fois dans les feuillets de Pauvre Belgique !, ŒC II, pp. 914, 916. 720 Pauvre Belgique !, ŒC II, p. 925. 721 Ibidem, p. 939. 719 257 que Baudelaire peut encore vivre est liée à la religion et au théâtre, et le passage cité le fait pressentir. Cette épiphanie est encore plus sensible dans le contact de Baudelaire avec le style jésuite, avec ce baroque si particulier qui a produit des merveilles en Belgique. André Guyaux voit dans l’intérêt pour les jésuites dont le poète fait de plus en plus preuve vers la fin de sa vie une rupture assumée avec l’idéologie progressiste du XIXème siècle, qui voulait supprimer le diable et le mal par le gaz, la vapeur et les voies ferrées, et que la Belgique avait faite sienne722. Si la Belgique contemporaine fait frémir d’horreur le poète, la Belgique baroque et jésuite le séduit et l’enchante. L’attitude de Baudelaire n’est pas innocente. Il découvre que l’engagement de la Belgique dans la voie d’un progrès mécanique et matériel va main dans la main avec une perte de la spiritualité et avec une négation de sa culture chrétienne. L’offensive des laïques est violente ; ils font campagne pour les enterrements civils, critiquent les prêtres, vilipendent l’Église et s’en prennent surtout aux Jésuites, emblèmes – à leurs yeux – de l’hypocrisie, de la tartufferie, de la régression sociale et de l’opposition au progrès. Baudelaire forge des néologismes pour définir deux caractéristiques fondamentales de la société belge : « prêtrophobie » et « jésuitophobie »723. La « jésuitophobie » explique le succès de toutes les pièces de théâtre où le Jésuite est exploité comme une marionnette, où il fait figure d’épouvantail pour réjouir et conforter dans ses valeurs cette société de libres penseurs (mais qui, comme le note Baudelaire avec humour, ont peur des revenants) : « Insultes contre le pape. – Propagande d’impiété. – Récit de la mort de l’archevêque de Paris (1848). – Représentation du Jésuite, de Pixérécourt, au Théâtre Lyrique. – Le jésuite-marionnette. »724 Dans ce contexte, l’identification de Baudelaire avec les jésuites fait figure de provocation : « J’ai passé pour mouchard. J’ai ajouté que j’étais Jésuite et pédéraste. Et on m’a cru, tant ce peuple est bête ! »725 Mais cette identification fait aussi figure de « dandysme d’héroïsme », qui amène parfois le poète se ranger du côté du « vaincu »726. Cependant, les jésuites ne sont vaincus qu’en apparence par l’idéologie du progrès linéaire et constant de l’humanité. Ils ont disséminé à travers toute la Belgique leurs étonnants chefsd’œuvre, des églises qui expriment symboliquement la domination du monde, dans le passé et 722 Voir la Préface à Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique deshabillée, op. cit., pp. 29-32. La rupture de Baudelaire avec le progressisme prend la forme d’une identification programmatique avec le jésuitisme : « Baudelaire, de plus en plus, choisira d’être jésuite. Son attention passionnelle, unique en son temps, pour le style jésuite, sera l’une des manifestations les plus radicales de son divorce avec le siècle. », p. 32. 723 Pauvre Belgique !, ŒC II, p. 888, pour les deux néologismes. 724 Ibidem, p. 886. Sur Pixérécourt, voir J. Paul Marcoux, Guilbert de Pixérécourt. French Melodrama in the Early Nineteenth Century, New York, Paris, etc., P. Lang, « Studies in French Theater », 1992. 725 Pauvre Belgique !, ŒC II, p. 855. 726 Voir ces formules dans une lettre à Sainte-Beuve du 21 février 1859, COR I, p. 554. 258 dans l’avenir. Dans l’Église Saint-Pierre de Malines, Baudelaire découvre avec étonnement comment les Jésuites filtrent leur désir de pouvoir et de domination à travers les formes artistiques : « Confessionnal continu. Merveilleux symbole de la Chaire, promettant aux Jésuites la domination du monde, – unique sculpture sculpturale que j’aie vue. »727 L’idée de domination du monde par les Jésuites s’exprime dans une sculpture qui pousse à outrance ses propres moyens, qui se charge de sculpturalité, de manière que Baudelaire annule la condamnation de la sculpture prononcée dans le Salon de 1846. Dans un autre feuillet, pour définir l’atmosphère générale de cette église baroque de Malines, Baudelaire note sa théâtralité, qui va de pair avec la sculpturalité : « Style théâtral à la Restout. Caractère des églises jésuites. Lumière et blancheur. Ces églises-là semblent toujours communier. »728 La fascination de Baudelaire pour le style jésuite s’avère donc double. D’un côté, il est séduit par les symboles de domination universelle, de l’autre côté il jouit de la mise en scène savante de la foi : les églises jésuites répondent au désir de l’enfant Charles d’être « pape (militaire) » et « comédien », et ferment son existence dans la boucle de cette double cohérence. Il n’est pas dépourvu de signification que pouvoir et théâtralité se conjuguent, pour Baudelaire, dans les chaires ou dans les confessionnaux, qui sont toujours « très décorés » : « Chaires extraordinaires, rococo, confessionnaux dramatiques. En général, un style de sculpture domestique, et dans les chaires un style joujou. »729 À d’autres endroits, Baudelaire emploie l’adjectif « théâtral » de préférence à « dramatique ». Lors de la description de l’église des Jésuites d’Anvers, il en donne une description qui met en évidence la richesse, l’abondance, la diversité déroutante et le rapport indestructible avec l’art du théâtre : L’Église des Jésuites, chef-d’œuvre. – Encore le style jésuitique (salmigondis, jeu d’échecs, chandeliers, boudoir mystique et terrible, deuil en marbre, confessionnaux théâtraux, théâtre et boudoir, gloire et transparents, anges et amours, apothéoses et béatifications). […] Style très composite. Salmigondis de styles. Les échecs. – Chandeliers en or. – Deuil en marbre – noir et blanc. Confessionnaux théâtraux. Il y a du théâtre et du boudoir dans la décoration jésuitique.730 À Anvers le style jésuite est une combinaison savante entre l’intimité d’un « boudoir » et la mise en scène voyante d’un grand théâtre. À l’église Sainte-Catherine de Bruxelles, la théâtralité des chaires n’est plus rattachée à l’atmosphère douillette d’un « boudoir », mais à la dimension : 727 Pauvre Belgique !, ŒC II, p. 947. Idem. La famille Restout a donné à la France quatre peintres importants, à travers quatre générations successives, aux XVIIème-XVIIIème siècles, Marc-Antoine / Eustache / Jean / Jean-Bernard. Baudelaire pensait-il aux quatre peintres à la fois, ou seulement à Jean, le plus connu ? 729 Pauvre Belgique !, ŒC II, pp. 939, 944. La deuxième citation relève d’une tentative complexe de définir « le style jésuite », pp. 943-944. 730 Ibidem, p. 949. 728 259 « Sainte-Catherine. Parfum exotique. Ex-voto. Vierges peintes, fardées et parées. Odeur déterminée de cire et d’encens. Toujours les chaires énormes et théâtrales. La mise en scène en bois. »731 Les décorations sculpturales en bois relèvent d’une vraie « mise en scène », ce qui fait que devant ces chaires « énormes » et « théâtrales » le regardant pourrait se croire au spectacle. La dimension appuie et entraîne l’analogie avec le théâtre : l’« énormité » des chaires, qu’on pourrait voir comme une hyperbolisation de chaires normales, a pour conséquence immédiate l’effet de théâtralité dans la perception. Dans ces églises jésuites tout est pensé en vue du maximum d’effet sur le croyant, qui y entre comme dans un théâtre où la mort et la résurrection se disputent son âme : ainsi pour Baudelaire, qui s’écroule dans l’église Saint-Loup de Namur, définie – prophétiquement – comme « un terrible et délicieux catafalque »732. L’expérience et les analyses que Baudelaire fait du baroque jésuite conjuguent pour la dernière fois dans sa vie et dans son œuvre les métaphores du pouvoir, la théâtralité et l’hyperbole733. Car le baroque de ces églises belges est inséparable de l’hyperbole, de l’énormité, de l’exagération, de la mise en évidence et en scène, pour mieux faire voir les vérités éternelles de la foi. Tout le projet de Pauvre Belgique ! et d’Amœnitas Belgicæ est d’ailleurs impossible à comprendre sans l’hyperbole. Baudelaire exagère et caricature pour mieux faire voir les défauts de la Belgique, mais aussi les défauts de la France. Il se laisse aller au flux de son verbe satirique, qui se gonfle d’alluvions diverses, qui se nourrit de lui-même et de sa propre exagération, qui s’acharne – théâtralement – contre les Belges pour mettre en question toute la civilisation humaine. Le texte éclate en tirets, italiques, points de suspension, points d’exclamation et d’interrogation et la théâtralité est extrême dans les diatribes contre la Belgique. Un phénomène intéressant qui se passe dans la période belge, c’est que la théâtralité sousséquente à chaque tentative littéraire baudelairienne mène à une décomposition, à un éclatement du langage, anticipateurs de l’aphasie où le poète sombre en 1866. Mais si paradoxal que cela puisse paraître, Baudelaire cherche à entamer un dialogue avec les Belges, tout en les insultant. On pourrait appliquer aux fragments du dernier Baudelaire une intuition de Jérôme Thélot à propos de Duellum : « Ces signes d’énonciation signifient que le récit est un drame (la subjectivité du narrateur y intervient comme acteur) et que ce drame cherche d’une version à l’autre, sans la trouver, une forme de dialogue […]. Autrui est 731 Ibidem, p. 942, souligné par nous. Ibidem, p. 952. 733 Sur la théâtralité du baroque en général, voir Le baroque au théâtre et la théâtralité du baroque, Actes de la deuxième session des Journées internationales d’études du baroque, 1966, Montauban, Centre national de recherches du baroque, 1967 ; Emilio Díaz Orozco, El teatro y la teatralidad del Barroco (ensayo de introducción al tema), Barcelona, Ed. Planeta, 1969 ; Opéra baroque et théâtralité : hommage à Jean-Jacques Roubine, Textes réunis par Annie Prassoloff, Paris, Université Paris VII, 1993. 732 260 simultanément destinataire du poème, personnage du récit, combattant du drame et sujet du dialogue impossible. »734 Si le « dialogue » s’avère en dernière analyse impossible (par la faute d’une insulte trop violente), la question de l’« échec » du livre sur la Belgique surgit. Samuel de Sacy parle, dans sa Préface à Pauvre Belgique ! de l’« échec d’un échec », c’est-à-dire d’un échec au deuxième degré, portant ainsi une condamnation très lourde sur le dernier grand projet de Baudelaire735. Nous préférons plutôt, sur ce point, suivre André Guyaux, qui remarque à quel point l’échec de Baudelaire peut devenir productif dès qu’il est mis en scène par le poète et assumé comme au théâtre : « Comment ne pas voir, pourtant, que l’échec est producteur et qu’à lui voué, Baudelaire s’en empare et met en pratique une stratégie de l’échec ? »736 Une stratégie extrêmement théâtrale, ajouterions-nous ! Effectivement, nous avons vu jusqu’à présent, en parcourant une partie de l’œuvre baudelairienne à la loupe théâtrale, que « le texte peu visible » fait sensiblement surface et d’une manière très semblable à la propension hyperbolique que Baudelaire attribue à l’homme supérieur, à l’artiste authentique, à celui qui sait exploiter, mettre en valeur et en scène sa grandeur, son pouvoir, son génie créateur. Serait-ce là une stratégie inconsciente de l’artiste qui se regarde lui-même à travers les grandes figures du monde artistique et de l’histoire, ou une véritable volonté de suivre un penchant complexe qui pousse à capter les regards d’une foule en délire pour la joie de les rejeter aussitôt ? Quoi qu’il en soit, le texte et – par son intermédiaire – la pensée baudelairienne dévoilent, comme nous l’avons vu précédemment, un lien intime entre l’être et le désir de théâtre. La plupart des textes de Baudelaire, qu’il s’agisse des poèmes en vers ou des poèmes en prose, des Paradis artificiels ou des écrits belges, naissent au cœur d’un dialogue fascinant avec des pièces de théâtre, des répliques célèbres, des dramaturges et des personnages qui font la gloire des scènes mondiales. C’est ce « texte peu visible » que nous nous sommes efforcé d’identifier sous le tissu minutieux du lyrisme baudelairien, dont la définition change radicalement par rapport aux premiers romantiques. L’unité de l’œuvre baudelairienne s’édifie ainsi autour des fascinantes manifestations de la théâtralité, qui innervent chaque écrit (pour ne pas dire chaque phrase), et dont les signes graphiques sont partout semblables, dans une « dramaturgie typographique » destinée à produire une véritable ouverture dialogique en direction du lecteur. Mais il faut aller plus loin, conduire notre regard sur les scènes et dans les coulisses d’un 734 Baudelaire. Violence et poésie, op. cit., p. 400. Cité par André Guyaux dans la Préface à Fusées, Mon cœur mis à nu, La Belgique deshabillée, op. cit., p. 45. 736 Ibidem, p. 17. 735 261 monde artistique que l’homme Baudelaire côtoyait chaque jour et auquel son esprit réagissait intensément. Car si la théâtralité est si vivante en dehors du théâtre proprement dit, combien ne serait-elle pas plus attirante dans la proximité magique du rideau rouge ? 262 – THÉÂTRE(S) 263 I. « Seulement pour les fous » 1. État de faits Après avoir analysé, dans la première partie de notre thèse, Théâtralité, la mise en scène dans la vie et dans l’œuvre de Baudelaire, en fonction surtout d’un concept assez large de didascalie, il faut passer maintenant aux images de(s) théâtre(s) dans son œuvre, qui, d’une part, servent à circonscrire la théâtralité du texte non-dramatique où elles apparaissent, comme nous avons vu dans le cas des références baudelairiennes à certaines pièces de théâtre, aussi bien que, d’autre part, elles pourraient être discutées telles quelles, sans référence au concept de théâtralité. Tout au long de cette deuxième partie, nous discuterons le(s) théâtre(s) du point de vue le plus général possible, celui qui « ouvre le plus d’horizons », selon les mots de Baudelaire lui-même dans la première section du Salon de 1846737. On peut considérer que les tentatives de renouveau du théâtre au XIXème siècle prennent forme à partir du Cours de littérature dramatique (1809) d’August Wilhelm Schlegel, où le théoricien allemand recommande le mélange des genres et des tons, la liberté vis-à-vis de la règle des trois unités (pour que la scène puisse avoir l’ouverture spatiale et temporelle propre à l’épopée), et la restauration du chœur à l’antique, donc du lyrisme. Si l’effervescence convulsive du renouveau romantique saisit la France dans les années 1830, en passant par Coppet, la situation du théâtre français dans la seconde moitié du XIXème siècle est plutôt terne. Après la querelle des (néo-)classiques et des premiers romantiques, qui provoque des débats passionnés et passionnants, les choses semblent stagner au niveau de l’invention et des découvertes de possibilités nouvelles pour l’art dramatique. Dans les années 1840-1860, Baudelaire est un spectateur de théâtre assidu, ouvert, intelligent, et un critique des plus avisés de toutes les tendances de l’art dramatique. Ses bribes de critique de théâtre sont comme des pièces de puzzle qui, soigneusement rassemblées, parviennent à former un tout d’une cohérence extraordinaire. Seulement, l’image recomposée a deux facettes complémentaires : au recto se dessine l’attitude de Baudelaire par rapport au théâtre de son époque (tragédie néo-classique, drame romantique, drame honnête), tandis qu’au verso prend forme une conception théorique révolutionnaire du théâtre, anticipatrice des expériences les plus radicales du XXème siècle, surtout celles d’Antonin Artaud. Ce sont ces deux aspects 737 Salon de 1846, I « À quoi bon la critique ? », ŒC II, p. 418. 264 complémentaires qui seront explorés dans ce qui suit. 1.1. Classicismes Les grands classiques du XVIIème siècle continuent d’être joués à la Comédie-Française, théâtre que le jeune Baudelaire trouve complètement ennuyeux. C’est le refuge d’un art figé, fermé aux appels pressants de la modernité, où l’on se contente de reproduire mécaniquement des pièces qui ne parlent plus vraiment au public du XIXème siècle. Le respect de la règle des trois unités, la noblesse des personnages même dans la comédie, l’inspiration antiquisante ou biblique sont désastreux pour le théâtre. La tragédie souffre de l’enfermement dans ses propres limites encore plus que la comédie. Pour donner une image plastique de la tragédie en cinq actes (comme celle avec laquelle il menaçait Banville aux bains publics), Baudelaire la décrit à partir de quelques caractéristiques fondamentales du jeu de marionnettes qui acquiert dans ce contexte des valences symboliques négatives. Une telle description est faite dans le Salon de 1846, à propos du paysage historique, qui est – aux yeux de Baudelaire – une monstruosité, puisqu’il prétend appliquer la morale à la nature. La tragédie se rend coupable du même procédé artistique faux qui consiste à présenter sur la scène des abstractions et des allégories de vices et de vertus. C’est un spectacle de marionnettes ridicule, construit selon des règles que l’on ne pourrait briser sous aucun prétexte, tant elles sont sacrées : Ainsi la tragédie, – ce genre oublié des hommes, et dont on ne retrouve quelques échantillons qu’à la Comédie-Française, le théâtre le plus désert de l’univers, – la tragédie consiste à découper certains patrons éternels, qui sont l’amour, la haine, l’amour filial, l’ambition, etc., et, suspendus à des fils, à les faire marcher, saluer, s’asseoir et parler d’après une étiquette mystérieuse et sacrée. Jamais, même à grand renfort de coins et de maillets, vous ne ferez entrer dans la cervelle d’un poète tragique l’idée de l’infinie variété, et même en le frappant ou en le tuant, vous ne lui persuaderez pas qu’il faut différentes morales. Avez-vous jamais vu boire et manger des personnes tragiques ?738 Selon Jean Pommier, il y a ici une critique de Saint-Marc Girardin et du partage didactique des passions qu’on voit dans le Cours de littérature dramatique (amour paternel, égoïsme paternel, ingratitude des enfants, clémence paternelle, amour maternel, pervertissement de l’amour maternel, piété filiale, amour fraternel, haine fraternelle, amour)739. La grande faute du poète tragique, ainsi que la faute des peintres qui peignent des paysages historiques ou des paysages moraux, est de ne pas accepter l’« infinie variété » du monde, d’essayer de la réduire à des images éternelles, sans tenir compte de l’influence de la circonstance sur l’idée que les 738 Salon de 1846, XV « Du paysage », ŒC II, p. 480, souligné par nous. Jean Pommier, « Le Théâtre classique », Dans les chemins de Baudelaire, op. cit., p. 127. L’hypothèse de Jean Pommier est confirmée par les ironies de Mon cœur mis à nu à l’égard de Girardin, ŒC I, pp. 696-697 : « une grande oie infatuée d’elle-même, mais effarée et courant sur la grande route, devant la diligence » (p. 697). 739 265 hommes se font de la beauté. Au contraire de ce que la tragédie laisse entendre, dans l’art il faut « différentes morales », selon les époques et selon les pays : la morale n’est jamais à sens unique et l’art véritable – comme Baudelaire ne cesse pas de le proclamer – est moral par lui-même. La critique de la tragédie finit sur une question rhétorique, souvent posée au XIXème siècle, et qui est destinée à railler le caractère factice des gestes accomplis sur scène par les « personnes tragiques ». La critique de Baudelaire contre la tragédie date de 1846. Or, 1838-1850 est justement la période où la célèbre Rachel triomphe à la Comédie-Française dans les reprises des grandes tragédies des XVIIème-XVIIIème siècles (elle joue entre autres Camille dans Horace de Corneille, Hermione dans l’Andromaque de Racine, Dorine dans Tartuffe, Esther dans l’Esther de Racine, Pauline dans Polyeucte de Corneille, Chimène dans Le Cid, les rôles titre dans Phèdre, Athalie, etc.). Dans sa prestation scénique, la digne élève de Samson met l’accent sur trois éléments bien faits pour déplaire à Baudelaire : la diction soignée, les gestes nobles, l’immobilité sculpturale740. Mais le recueil collectif Mystères galans des théâtres de Paris, auquel le jeune poète a intensément collaboré, ne critique pas Rachel pour son interprétation des rôles tragiques ; au contraire, c’est la vie privée de la comédienne, les cancans et les ragots d’alcôve qui fournissent la matière de deux historiettes sur l’actrice, « Histoire d’Hère-Mignonne » et « Histoire d’une guitare. Chronique de 1843 ». Le titre du premier récit se fonde sur un calembour qui contient en soi tout ce qui va suivre. En partant d’un des rôles de Rachel, Hermione, dans l’Andromaque de Racine, Baudelaire (ou un des auteurs des Mystères) retranscrit le nom de la tragédienne en Hère-Mignonne. Le substantif « hère », emprunté à l’allemand (Herr), employé d’habitude au masculin, désigne – par antiphrase – un être misérable, mais qui a ici une arme sûre pour sortir de la misère : le charme. « Histoire d’Hère-Mignonne » retrace, à larges traits, la vie de Rachel, son existence de chanteuse des rues obligée parfois de se prostituer ou de gruger des étudiants du Quartier-Latin, pour remplir d’argent la bourse de son père avare. De la rue, Hère-Mignonne fait son entrée dans l’art dramatique « sans succès sur une scène secondaire » où elle joue « tour à tour, Hermione et Dorine, Aménaïde ; toutes les ingénues et les jeunes premières des comédies bourgeoises de M. Scribe »741. Tout de suite après, elle passe à la Comédie-Française, où personne ne fait attention à elle avant que « le feuilletoniste d’un grand journal » (Jules Janin) ne remarque sa prestation dans le rôle d’Hermione : « elle fut prônée, flattée et casée par le spirituel 740 Sur Rachel, voir Nicole Toussaint du Wast, Rachel, amours et tragédie, Paris, Stock, « Femmes dans leur temps », 1980, ouvrage qui peut être lu en miroir avec Mystères galans des théâtres de Paris. 741 Mystères galans des théâtres de Paris, ŒC II, p. 993. 266 écrivain, qui vit en elle la descendante en ligne directe de toutes les grandes comédiennes »742. Le reste de l’« Histoire d’Hère-Mignonne » est consacrée aux relations houleuses de la comédienne (qui se refait une virginité pour la circonstance) avec le Dr Véron (dépeint sous le nom comique de Verrès, qui masque à peine une ridicule « verrue »), et avec le comte Walewski (dépeint sous le nom prophétique de Napoléon III). « Histoire d’une guitare. Chronique de 1843 », pastiche des romans à titre « réaliste », raconte un subterfuge que Rachel invente pour soutirer au comte Walewski une parure valant 50.000 francs. Elle lui donne en échange une vieille guitare, en lui faisant croire que c’est avec cet instrument-là qu’elle gagnait sa vie pendant qu’elle chantait dans les rues. Lorsque WalewskiNapoléon III se fut rendu compte de la tromperie, Rachel lui vend la vraie guitare « pour un billet de 500 francs seulement », ce qui provoque le commentaire sarcastique de l’auteur du morceau : « Pauvre sot ! âme de juive ! »743 Le fait que le morceau « respire l’antisémitisme et le chantage » est à l’origine d’une querelle entre les érudits sur la possibilité d’en attribuer la rédaction à Baudelaire. Claude Pichois est d’avis que « l’antisémitisme » et « le chantage » du morceau n’excluent pas la possibilité que Baudelaire soit vraiment l’auteur d’« Histoire d’une guitare. Chronique de 1843 », comme le voulait Jacques Crépet744. Au-delà de la motivation qui a déterminé le ton des Mystères galans des théâtres de Paris, il est certain que la tragédie et la plus grande tragédienne du XIXème siècle ne réussissaient pas à parler au jeune Baudelaire d’avant 1848. L’attitude critique et ironique à l’égard de la tragédie et des acteurs tragiques persiste au moins jusqu’en 1857, quand Baudelaire publie les articles sur les caricaturistes. En commentant l’œuvre de Daumier, le critique souligne sa valeur subversive en même temps que sa force morale. L’Histoire ancienne du caricaturiste s’en prend aux grandes figures de l’Antiquité, et surtout à l’impression fausse que l’on en a proposée au cours de l’histoire de la culture européenne. Dans les planches de Daumier, les grandes figures consacrées de l’Antiquité grécolatine « apparaissent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces vieilles carcasses d’acteurs tragiques prenant une prise de tabac dans les coulisses ». La démarche de Daumier participe du même esprit que celle des auteurs des Mystères galans des théâtres de Paris, qui montrent la noble Rachel sous une lumière crue : la femme qui débite des alexandrins grandiloquents sur la scène de la Comédie-Française se contente, dans la vie réelle, de se vendre au plus offrant ou de 742 Idem. Ibidem, p. 999. 744 Voir les commentaires à la « Pléiade », ŒC II, pp. 1541-1542. Brett Bowles a d’ailleurs montré, parfois de manière assez convaincante, la conjugaison chez Baudelaire d’un « antisémitisme théologique » hérité du Moyen Âge avec un « antisémitisme racial » de type moderne, cf. « Poetic Practice and Historical Paradigm: Charles Baudelaire’s Anti-Semitism », in PMLA, vol. 115, n° 2, March 2000, pp. 195-208. 743 267 plumer avec cupidité les amants crédules qui s’empressent auprès d’elle. L’Histoire ancienne scandalise ceux qui prônent encore, en plein milieu du XIXème siècle, dans une civilisation citadine et industrielle, l’inspiration de l’antique. Un ami de Baudelaire, poète « lyrique et païen » (allusion transparente à Théodore de Banville), est scandalisé par l’audace de Daumier. À l’opposé « ceux-là qui n’ont pas un grand respect pour l’Olympe et pour la tragédie furent naturellement portés à s’en réjouir »745. Baudelaire, évidemment, fait partie des poètes qui méprisent l’Olympe et la tragédie, tournés qu’ils sont de manière décidée vers la modernité, bien que parfois – comme on l’a vu – il ne dédaigne pas de s’abreuver aux grands textes du XVIIème siècle ou à la mythologie grecque. Pour revenir à Rachel, même si elle débute dans le vaudeville, même si elle soulève l’enthousiasme des romantiques (Alfred de Musset, Théophile Gautier), même si elle joue Tisbe dans Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo (en 1850), elle reste pendant toute sa carrière fidèle au répertoire classique. Si elle joue dans des pièces modernes, elle choisit de préférence les tragédies néo-classiques746 de Ponsard : en 1848, elle recrée le rôle principal dans Lucrèce (ce rôle avait été crée en 1843 par Marie Dorval), et en 1850 elle incarne Lydie dans Horace et Lydie. Or Ponsard est une des bêtes noires de Baudelaire, à l’instar de Rachel. Le morceau sur Ponsard dans Mystères galans des théâtres de Paris peut être attribué avec assez de certitude au futur auteur des Fleurs du mal. On y retrouve non seulement quelques thèmes esthétiques chers à Baudelaire (la fausseté de la tragédie, la réflexion sur le poncif, la haine du bon sens banal en art), mais aussi un ton profondément baudelairien et une mise en scène du discours caractéristique des textes critiques appartenant à la jeunesse de l’écrivain (voir « Prométhée délivré » par L. de Senneville). Le morceau sur Ponsard est construit sur une supposition : un Parisien qui a des goûts très fins en matière d’art va voir des amis loin de Paris, qui brûlent de savoir tout sur le récent succès de « l’échauffourée classique de Lucrèce »747. Les provinciaux assaillent le Parisien de questions, avant même de lui offrir un verre de vin : la demoiselle de la maison a envie de savoir si M. Ponsard est « joli garçon », sans cependant oser le demander directement, tandis que les adultes s’intéressent à la pièce « qu’on dit plus belle que pas une de Corneille »748. L’avalanche de questions est un parfait prétexte pour que l’hôte fasse un portrait 745 Toutes les citations de ce paragraphe se trouvent dans Quelques caricaturistes français, ŒC II, p. 556. Dans son deuxième article sur Pierre Dupont, Baudelaire emploie une métaphore biblique pour décrire la réaction néo-classique contre le romantisme : « En 1843, 44 et 45, une immense, interminable nuée, qui ne venait pas d’Égypte, s’abattit sur Paris. Cette nuée vomit les néo-classiques, qui certes valaient bien plusieurs légions de sauterelles. », ŒC II, p. 169. 747 Mystères galans des théâtres de Paris, ŒC II, p. 999. 748 Ibidem, p. 1000. 746 268 ironique du plus illustre représentant de la tragédie moderne. Les adjectifs qui lui sont appliqués, ainsi que les caractéristiques mises en avant par Baudelaire sont plutôt propres à un paysan du Dauphiné (région d’où Ponsard était originaire) qu’à un génie de la littérature : Il est grand, fort, bien portant ; les épaules carrées et voûtées à la charrue, propres à labourer le sol aride de la tragédie ; le front ni bas, ni haut, l’air ni spirituel, ni bête, l’œil petit et clignotant d’un usurier qui semble attendre et surveiller le succès, les mâchoires surtout très fortes et vigoureusement endentées.749 Après ce portrait grotesque, Baudelaire analyse toujours sur le mode ironique la part d’Achille Ricourt dans le succès de Lucrèce. Avec la collaboration de Jules Janin, Ricourt veut « inventer » Ponsard, tout comme ils ont « inventé cette petite Rachel », qui cette fois-ci n’est plus nommée Hère-Mignonne Mardochée750. Tout le monde se presse pour admirer la nouvelle tragédie, les belles dames, les diplomates et surtout les honnêtes hommes. Un de ceux qui font « profession d’aimer la vertu » affirme d’un ton péremptoire : « Voilà, certes, une soirée mémorable pour tous les honnêtes gens en Europe »751. Après ce dard empoisonné contre la soif de moralité conventionnelle du public, Baudelaire se plaît à relever que Ponsard doit en réalité beaucoup plus aux drames de Victor Hugo qu’il ne veut laisser paraître. En s’adressant toujours à ses interlocuteurs imaginaires, le féroce critique porte le coup de grâce à sa victime : Ce jeune contre-révolutionnaire est beaucoup plus romantique que vous ne le pensez. Il aime assez les curiosités étrusques, les gâteaux de farine, et les défroques de Caligula ; s’il cultive le songe classique, il ne dédaigne pas les sorciers qui viennent de loin et autres guanumasiers. […] De même qu’en pilant dans un mortier du Dorat avec du Victor Hugo, vous obtenez Arsène Houssaye ; de même, en saupoudrant Tite-Live d’André Chénier, et Racine de Catulle, vous faites un gâteau de farine fort indigeste, qu’on nomme Ponsard, fait grand homme par hasard, comme Sganarelle, médecin malgré lui.752 Dans l’optique de Baudelaire, Ponsard est un bâtard de classicisme et de romantisme, un écrivain qui mêle à plaisir une fausse Antiquité avec le décor spectaculaire propre aux drames romantiques (sorciers et guanumasiers, allusion aux Burgraves de Victor Hugo, dont la chute cette même année – 1843 – marque la fin du théâtre romantique). Stylistiquement, Lucrèce n’est pas unitaire : c’est une tragédie sans cachet faite d’un mélange hétéroclite entre Tite-Live et André Chénier, entre Catulle et Racine. Ce mélange, séduisant un public abruti, fait de Ponsard un grand homme « malgré lui » comme le très bouffon Sganarelle du Médecin malgré lui de 749 Idem. Ibidem, p. 1001. Dans les deux morceaux sur Rachel, Mardochée est le nom donné à son père par allusion – encore une fois – à Racine (Esther). 751 Ibidem, p. 1002. 752 Ibidem, pp. 1003 ; 1004. 750 269 Molière (1666). Une carrière si brillamment commencée avec Lucrèce finira par tous les honneurs publics qui seront rendus à l’auteur dramatique : La biographie de M. Ponsard s’arrête jusqu’ici à la fin du cinquième acte de Lucrèce ; nous ignorons quelles seront plus tard ses opinions politiques, quand il viendra, la croix à la boutonnière, représenter à la Chambre les intérêts de son endroit ; sans doute elles seront encore des poncifs et des postiches.753 Le réquisitoire anti-ponsardien finit sur une note acide. La phrase finale du Parisien, laconique, répond à la question première posée par les provinciaux. Loin d’atteindre la beauté des tragédies de Corneille, Lucrèce est une pièce qui vaut à peine que l’on en parle : « – Maintenant, donnez-moi à boire, laissez-moi m’aller coucher, et prêtez-moi un volume de Corneille. »754 Mystères galans des théâtres de Paris ne contient pas les seules critiques de Baudelaire contre Ponsard. La petite mystification publiée dans Le Corsaire-Satan en novembre 1845 sous le titre Fragments littéraires, est une parodie d’un « drame antique » intitulé Sapho, que préparait Arsène Houssaye755. Des vers écrits à sa manière montrent complaisamment les faiblesses de ce poète, auxquel Baudelaire dédiera une partie du Spleen de Paris, et qui est mis sur le même plan que Ponsard : « À part la réserve peut-être trop romantique de ce dernier alexandrin, on ne peut méconnaître une grande fermeté de touche et une sobriété de formes qui rappellent heureusement la facture de Lucrèce. »756 Baudelaire (et ses collaborateurs pour cette mystification, Banville, Pierre Dupont et Auguste Vitu) parle(nt) ici évidemment par antiphrase : les éloges creux qu’il(s) décerne(nt) à Lucrèce, dans le style de la grande presse, doivent être lus à rebours. Les Causeries du Tintamarre (1846-1847) contiennent quelques allusions acides à une autre tragédie de Ponsard, Agnès de Méranie757. La Préface d’Asselineau au recueil de nouvelles La Double vie, datée du 26 juillet 1858, a été soumise au jugement de Baudelaire qui l’a dûment annotée. Lorsque Charles Asselineau commet l’erreur de citer un vers de Ponsard qui est devenu une sorte de proverbe, « Quand la borne est franchie, il n’est plus de limite », Baudelaire fait remarquer à son ami que la transition pour introduire ce vers est mauvaise, que la pensée qu’il véhicule est « commune » et que le nouvelliste s’est laissé aller au plaisir facile de citer « un vers stupide »758. En faisant le point sur les jugements de Baudelaire à propos de Rachel et de Ponsard, on 753 Idem. Le jeu de mots poncifs-Ponsard reparaît dans le projet d’article Puisque réalisme il y a, ŒC II, p. 58. Mystères galans des théâtres de Paris, ŒC II, p. 1004. 755 Voir les notes de Claude Pichois, ŒC II, p. 1079. 756 [Parodie de « Sapho »]. Fragments littéraires, ŒC II, p. 4. 757 Causeries, Tintamarre, ŒC II, pp. 1018, 1023. 758 ŒC II, p. 102. 754 270 remarque que, à travers eux, se dessine une attitude négative par rapport à la tragédie, considérée complètement anachronique au XIXème siècle. En cela, Baudelaire partage l’avis de Gautier qui, même s’il admire le jeu statuaire de Rachel n’en pense pas moins que le renouveau du goût pour la tragédie sous l’impulsion de la grande tragédienne est un frein pour le développement d’un drame adapté aux temps modernes : Nous disions tout à l’heure que mademoiselle Rachel n’avait exercé aucune influence sur la littérature contemporaine ; nous avons parlé d’une manière trop absolue : elle ne s’y mêla pas, il est vrai, mais, en ressuscitant la vieille tragédie morte, elle enraya le grand mouvement romantique qui eût peut-être doté la France d’une forme nouvelle de drame. Elle rejeta aux scènes inférieures plus d’un talent découragé ; mais, d’un autre côté, par sa beauté, par son génie, elle fit revivre l’idéal antique, et donna le rêve d’un art plus grand que celui qu’elle interprétait.759 La situation des tragédies étrangères sur les scènes françaises est assez incommode. Tout ce qu’on importe est adapté, si possible en alexandrins, pour correspondre au goût classique français. Pour donner un exemple, les deux Hamlet qui circulent dans la France romantique, celui de Ducis et celui d’Alexandre Dumas-Paul Meurice, sont traduits en alexandrins et le texte est classicisé, les moments choquants de l’intrigue étant expurgés. Ducis adapte son premier Hamlet pour la scène française en 1769 et le publie en volume en 1770, en respectant le plus scrupuleusement possible la règle des trois unités. En 1803, Talma reprend la version de Ducis et en 1809, le traducteur refait sa traduction sur les conseils du comédien, en essayant de la faire correspondre un peu plus au texte original. Cet Hamlet, plus proche de Corneille, Racine et Voltaire que de Shakespeare, reste au répertoire de la Comédie-Française jusqu’en 1852760. Quant à l’Hamlet incarné par Talma, c’est une grande référence pour les amateurs de tragédies. Le régisseur Martin le donne en exemple au comédien Trianon (Philibert Rouvière), qui devrait composer son rôle d’après l’interprétation de l’acteur favori de Napoléon761. À l’époque romantique, toutes les pièces de Shakespeare qui passent dans le répertoire français sont transformées dans le même sens qu’Hamlet. Le Roi Lear, tragédie où Rouvière a joué un rôle mémorable, a été à son tour corrigée par les traducteurs, adaptée au classicisme fatal du goût parisien. Cette pratique est âprement critiquée par Gautier dans son Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans : – Cependant l’on est tout surpris, après avoir retranché le vers bizarre, l’expression 759 Théophile Gautier, Portraits contemporains. Littérateurs – peintres – sculpteurs – artistes dramatiques, op. cit., pp. 426-427. 760 Sur l’Hamlet de Ducis, voir Helen Phelps Bailey, Hamlet in France. From Voltaire to Laforgue (With an Epilogue), op. cit., pp. 14-18, 26-28. 761 Champfleury, Le Comédien Trianon, Contes d’automne, op. cit., pp. 213-218. 271 désordonnée, la comparaison hyperbolique, tout ce qui faisait tache, au sentiment des académiciens, de voir à quel point l’ensemble a perdu. Une touche effacée enlève la valeur de vingt autres. En ôtant une brutalité, vous faites disparaître une délicatesse qui n’était sensible que par ce contraste. D’ailleurs, c’est principalement dans les parties excentriques que le génie se manifeste.762 Les réflexions de Gautier sur l’irrégulier en littérature (« vers bizarre », « expression désordonnée », « comparaison hyperbolique ») et sur l’excentricité du génie constituent une parfaite transition vers l’univers du drame romantique, où Baudelaire aurait dû être plus à l’aise que dans celui des pièces (néo-)classiques… 1.2. Le drame romantique En face de la tragédie (néo-)classique, le drame romantique est-il plus heureux ? Satisfait-il plus les attentes esthétiques d’esprits comme Théophile Gautier et Baudelaire ? En s’ouvrant aux influences étrangères (allemande et anglaise, notamment), en poursuivant la réflexion entamée par les théoriciens des Lumières (Diderot), les romantiques veulent en tout premier lieu affranchir le théâtre du cloisonnement strict du classicisme (qui proscrivait le mélange du tragique avec le comique) et du spectre de la règle des trois unités, arbitrairement inventée au XVIIème siècle à partir d’une mauvaise interprétation des poétiques antiques. Avant la tourmente des années 1830, Stendhal lance déjà le débat dans les deux livraisons de son Racine et Shakespeare (1822, 1825). En prônant un théâtre qui corresponde aux changements dans les « mœurs », Stendhal s’applique à démontrer que Shakespeare et Racine ont été tous les deux romantiques, l’un dans l’Angleterre élisabéthaine, l’autre dans la France de Louis XIV, puisqu’ils ont fait tous les deux une littérature actuelle, qui a donné « le plus de plaisir possible » aux peuples anglais et français dans l’état « de leurs habitudes et des leurs croyances » au moment même où les tragédies shakespeariennes et raciniennes ont été écrites763. Stendhal oppose les écrivains romantiques aux écrivains classiques, qui ignorent le présent et sont tournés exclusivement vers les habitudes et les mœurs du passé764. À partir de sa profonde 762 Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, vol. III, Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. 287. L’expression « comparaison hyperbolique » renvoie à Pierre Fontanier. Dans Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 124, il considère que l’hyperbole « se trouve dans la plupart des comparaisons et des métaphores ». 763 Voir Stendhal, Racine et Shakespeare, Nouvelle édition établie sous la direction de Victor Del Litto et Ernest Abravanel, Genève, Édito-Service, « Cercle du Bibliophile », 1970, p. 39. Nous avons emprunté quelques bouts de phrase à la définition stendhalienne du « romanticisme » : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. » C’est à partir de ce passage de Stendhal que Baudelaire donne sa propre définition du romantisme dans le Salon de 1846 : « Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. », ŒC II, p. 420. 764 « Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrièregrands-pères. », Stendhal, op. cit., p. 39. 272 analyse comparatiste du goût français et du goût anglais, Stendhal élabore une poétique du drame moderne, basée sur l’esthétique du quatrième mur qui permet le maintien de l’illusion. Ce type de drame doit obligatoirement être écrit en prose, parce que celle-ci est mieux adaptée que le vers à la peinture des états d’âme et des incidents de la vie moderne. La bataille entre romantiques et (néo-)classiques éclate lors de la première d’Hernani, le 25 février 1830, et dure dans les grandes lignes jusqu’à la chutes des Burgraves en 1843765. Si la vie et l’œuvre de Baudelaire sont légèrement décalées par rapport aux grandes batailles pour le drame romantique, il en subit néanmoins l’influence et ses textes critiques gardent parfois l’écho des questions esthétiques soulevées dans la mêlée. Prenons comme exemple principal son rapport avec le théâtre de cet « âne de génie » comme il aime à nommer Victor Hugo, par moquerie admirative766. Selon les mots d’André Guyaux, Baudelaire a deux « vérités » à dire sur Hugo, « l’une pertinente, l’autre impertinente »767. En surface, Baudelaire se montre plein d’enthousiasme pour les productions hugoliennes, ce qui ne l’empêche pas d’en avoir, en profondeur, une opinion différente, où haine, mépris et admiration se mêlent étroitement. Rien de plus théâtral qu’une telle attitude : le critique loue Les Misérables, mais il écrit en même temps à Madame Aupick que le livre est « immonde et inepte ». De même pour le théâtre : les drames de Victor Hugo le passionnent dans son adolescence et dans sa jeunesse, ce qui ne l’empêche pas d’être souvent très critique à leur égard par la suite. Dans une lettre à Mme Aupick, écrite le 3 août 1838, Baudelaire décrit et commente ses lectures du moment. Il ne lit que des ouvrages modernes qui ne lui donnent pas de plaisir. Eugène Sue, surtout, dont Baudelaire n’a lu qu’un livre, l’ennuie à mourir. Dans le désert de la littérature moderne, il n’y a que les œuvres de Victor Hugo et de Sainte-Beuve qui présentent un certain intérêt : « Je suis dégoûté de tout cela : il n’y a que les drames et les poésies de Victor Hugo et un livre de S[ain]te-Beuve (Volupté) qui m’aient amusé. Je suis complètement dégoûté de la littérature ; et c’est qu’en vérité, depuis que je sais lire, je n’ai pas encore trouvé un ouvrage qui me plût entièrement, que je pusse aimer d’un bout à l’autre ; aussi je ne lis plus. Je suis bourré ; je ne parle plus ; je pense à toi ; au moins toi tu es un livre perpétuel ; on cause avec toi, on s’occupe à t’aimer ; on n’est pas rassasié comme on l’est des autres plaisirs. »768 Dans cette épître de jeunesse, le dégoût de la littérature est compensé par l’amour pour la mère, mais qui est 765 Sur les conditions générales d’apparition, l’histoire et l’esthétique du drame romantique, voir Florence Naugrette, Le Théâtre romantique : histoire, écriture, mise en scène, Paris, Seuil, « Points-Essais », 2001. 766 La formule est rapportée par Sainte-Beuve, Le Cahier vert (1834-1847), Édité par Raphaël Molho, Paris, Gallimard, 1973, p. 333. 767 André Guyaux, « Baudelaire et Victor Hugo », in George Sand et son temps I. Hommage à Annarosa Poli, Textes recueillis par Elio Mosele, Genève, Slatkine, 1994, p. 145. 768 COR I, p. 61. 273 aimée paradoxalement comme un livre donc de manière littéraire. En 1840, Baudelaire spécifie son amour pour les créations dramatiques de Victor Hugo. Dans une lettre envoyée le 25 février 1840 – dix ans exactement après la bataille d’Hernani – au maître de la jeune génération romantique, Baudelaire dit son admiration pour Marion de Lorme, drame écrit en 1829, interdit par la censure et joué seulement en 1831 : « Il y a quelque temps, je vis représenter Marion de Lorme ; la beauté de ce drame m’a tellement enchanté et m’a rendu si heureux que je désire vivement connaître l’auteur et le remercier de près. »769 En 1838, Marion de Lorme entre, aux côtés d’Hernani, dans le répertoire de la Comédie-Française, après un procès au cours duquel Victor Hugo a essayé de faire respecter à l’administration du premier théâtre français un contrat déjà ancien770. C’est sans aucun doute sur la scène de la ComédieFrançaise que Baudelaire aura vu une représentation de Marion de Lorme, entre 1838 et 1840. La lettre du 25 février 1840 poursuit un but plus subtil que celui de faire des compliments à Victor Hugo sur son propre drame. Léon Cellier montre que : Le jeu de l’adolescent est facile à percer : il escompte recevoir, en échange de sa déclaration, une invitation ou à défaut une réponse autographe (et, nous apprend José Cabanis, au haut de la première page figure le R prouvant que Hugo a répondu ; cette réponse, hélas ! n’a pas été retrouvée), mais sa lettre n’en est pas moins une lettre d’amour.771 En effet, l’amour du jeune Baudelaire pour Victor Hugo est confessé de manière directe, et – vu le ton général de la lettre – il participe peu du goût de mystification baudelairien. Tout au plus le jeune homme exagère-t-il ici un peu pour donner plus de poids à sa missive. L’amour pour l’homme naît à travers les livres, et dans la lettre du 25 février 1840 on a la première esquisse du biographisme que Baudelaire appliquera souvent par la suite dans ses études critiques : Je vous aime comme j’aime vos livres ; je vous crois bon et généreux, parce que vous avez entrepris plusieurs réhabilitations, parce que loin de céder à l’opinion, vous l’avez souvent réformée, fièrement et dignement. J’imagine qu’auprès de vous, Monsieur, j’apprendrais une foule de choses bonnes et grandes ; je vous aime comme on aime un héros, un livre, comme on aime purement et sans intérêt toute belle chose.772 Le jugement sur Marion de Lorme (et implicitement sur d’autres drames hugoliens) reste assez conventionnel dans cette lettre de 1840. Après avoir parlé de « beauté », caractère qui reste très général et ne dit rien de concret des vraies qualités du romantisme au théâtre, et de bonheur ressenti au spectacle, Baudelaire invoque les « réhabilitations » entreprises par Victor Hugo. La 769 COR I, p. 81. Voir là-dessus Florence Naugrette, op. cit., p. 164. 771 Léon Cellier, Baudelaire et Hugo, Paris, José Corti, 1970, p. 22. 772 COR I, pp. 81-82. 770 274 valeur du drame hugolien réside donc, pour le très jeune Baudelaire, dans la magnanimité et la noblesse des sentiments qui y sont dépeints. Loin de s’intéresser à la beauté des alexandrins, Baudelaire est sensible à la figure de la courtisane au grand cœur, qui dépasse sa condition pitoyable et gagne son salut par un amour pur. L’idée des réhabilitations entreprises par le tribun revient, en 1862, dans l’article sur Les Misérables, où Baudelaire décerne des éloges convenus à l’orientation idéologique des écrits de Hugo : Dès le principe, disons-le, dès le début de son éclatante vie littéraire, nous trouvons en lui cette préoccupation des faibles, des proscrits et des maudits. L’idée de justice s’est trahie, de bonne heure, dans ses œuvres, par le goût de la réhabilitation. Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe !, Un bal à l’hôtel de ville, Marion de Lorme, Ruy Blas, Le Roi s’amuse, sont des poèmes qui témoignent suffisamment de cette tendance déjà ancienne, nous dirons presque de cette obsession.773 Les années 1840 et 1862 constituent deux points extrêmes où Baudelaire est sensible au contenu des drames hugoliens et aux réhabilitations de gens déchus qu’ils proposent. Entre ces dates, la fureur de Baudelaire contre Victor Hugo alterne avec des moments d’admiration, comme le montre Léon Cellier, en suivant le modèle d’un drame en cinq actes774. Le Salon de 1846 correspond, dans l’évolution de Baudelaire, à un moment de hugophobie aiguë. En commentant un « tableau de sentiment », Baudelaire lance une flèche contre le drame qui le faisait se pâmer d’admiration six ans auparavant : « L’Aumône d’une vierge folle. – Elle donne un sou gagné à la sueur de son front à l’éternel Savoyard qui monte la garde à la porte de Félix. Au-dedans, les riches du jour se gorgent de friandises. – Celui-là nous vient évidemment de la littérature Marion de Lorme, qui consiste à prêcher la vertu des assassins et des filles publiques. »775 Qu’en est-il de ce tableau que les commentateurs du Salon de 1846 n’ont pas réussi à identifier avec certitude776 ? David Kelley, auteur d’une excellente édition critique du Salon souligne qu’« on cherche en vain ce titre dans le livret » et parle ensuite même de « titre fictif »777. Baudelaire aurait-il inventé ce titre et le tableau correspondant seulement pour se moquer des débordements sentimentaux d’une certaine littérature dix-neuviémiste, qui faisait de la réhabilitation des marginaux son mot d’ordre ? En tout cas, dans L’Aumône d’une vierge folle, il est aisé de reconnaître quelques traits du futur sujet du poème en prose Les Yeux des pauvres, 773 « Les Misérables » par Victor Hugo, ŒC II, p. 219. Léon Cellier, Baudelaire et Hugo, op. cit., p. 11 : « Cette histoire se présente donc sous l’aspect d’un drame en cinq actes : 1er acte : admiration de Baudelaire enfant ; 2ème acte : hostilité de Baudelaire à son entrée dans le monde des lettres et des arts ; 3ème acte : compréhension de Hugo par Baudelaire parvenu au mitan de sa vie ; 4ème acte : fureur de Baudelaire menacé dans son équilibre mental ; 5ème acte : apaisement de Baudelaire au soir de sa vie. » 775 Salon de 1846, XIII « De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment », ŒC II, pp. 476-477. 776 Voir les notes de Claude Pichois à la « Pléiade », ŒC II, p. 1315. 777 Charles Baudelaire, Salon de 1846, Texte établi et présenté par David Kelley, Oxford, At the Clarendon Press, 1975, p. 226. 774 275 qui renverse les données du tableau, puisque c’est la femme qui est insensible à la misère des autres. Y a-t-il autre chose dans Marion de Lorme qui aurait pu intéresser Baudelaire, au-delà de la question des « réhabilitations » ? Un autre personnage qui aurait pu lui parler plus directement que la courtisane rédimée par amour ? Sans être forcément sensible au message politique transmis par le drame de Victor Hugo, Baudelaire a prêté attention au moins à deux figures, le fou du roi (L’Angely) et le cardinal Richelieu, l’homme fort de la pièce, qui fait se mouvoir les marionnettes humaines par sa seule volonté. Dans l’Acte IV, Scène VIII, une discussion quasi hamlétique entre le roi Louis XIII et le fou montre le pouvoir discrétionnaire de « l’homme rouge » et concentre quelques thèmes que l’on retrouve dans la poésie baudelairienne : LE ROI Et comment veux-tu donc que je rie ? Se rapprochant du fou Car avec moi, vois-tu, – tu perds ta peine. À quoi Te sert de vivre donc ? Beau métier ! fou de roi ! Grelot faussé, – pantin qu’on jette et qu’on ramasse, Dont le rire vieilli n’est plus qu’une grimace ! Que fais-tu sur la terre à jouer arrêté ? Pourquoi vis-tu ? L’ANGELY Je vis par curiosité. Mais vous, – à quoi bon vivre ? – Ah ! je vous plains dans l’âme ! Comme vous être roi, mieux vaudrait être femme ! Je ne suis qu’un pantin dont vous tenez le fil ; Mais votre habit royal cache un fil plus subtil Que tient un bras plus fort ; et moi j’aime mieux être Pantin aux mains d’un roi, sire, qu’aux mains d’un prêtre. Un silence. LE ROI, rêvant et de plus en plus triste Tu ris, mais tu dis vrai ; c’est un homme infernal. – Satan pourrait-il pas s’être fait cardinal ? Si c’était lui dont j’ai l’âme ainsi possédée ? Qu’en dis-tu ? L’ANGELY J’ai souvent, sire, eu la même idée.778 Si l’on creuse, on découvre donc qu’en écrivant à Victor Hugo, Baudelaire obéit à des motifs complexes pour faire l’éloge de Marion de Lorme, drame hugolien qu’il mentionne d’ailleurs le 778 Victor Hugo, Marion de Lorme, in Œuvres complètes. Théâtre I, Présentation d’Anne Ubersfeld, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, pp. 785-786. Léon Cellier, Baudelaire et Hugo, op. cit., p. 33, remarque la similitude entre les vers hugoliens de cette scène de l’Acte IV de Marion de Lorme, et le vers baudelairien d’Au Lecteur : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! » 276 plus souvent dans ses écrits. En revenant au Salon de 1846, on y découvre une autre critique de Victor Hugo, mais plus générale et sans allusions à des drames particuliers. Le point de départ de la critique de Hugo consiste dans une idée fondamentale de la vulgate critique des années 18301840, à savoir le parallélisme avec Eugène Delacroix. Dans un monde de symétries parfaites, au grand peintre romantique il fallait adjoindre le grand poète romantique. Mais, selon Baudelaire le romantisme a une définition bien précise, il est l’« art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts »779. Or, si cette définition du romantisme place Delacroix à la tête du mouvement, elle en exclut Victor Hugo, dans les œuvres duquel la suggestion ne joue aucun rôle. Hugo ne permet pas à l’imagination du spectateur de travailler, il veut tout dire, tout montrer et fait preuve de « froideur » et de « modération », qualités qui siéraient bien à un néo-classique. Avec une hypocrisie parfaitement innocente, Baudelaire met en scène sa lucidité critique et son ironie mordante à l’égard de son illustre contemporain, en le traitant comme il traiterait un vulgaire Ponsard : M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu’inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M. Victor Hugo laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un système d’alignement et de contrastes uniformes. L’excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l’antithèse, toutes les tricheries de l’apposition. C’est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse. M. Hugo était naturellement académicien avant que de naître, et si nous étions encore au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers que les lions verts de l’Institut, quand il passait devant le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d’une voix prophétique : « Tu seras de l’Académie ! »780 – Oui, Victor Hugo, et Baudelaire a le courage de l’insinuer, n’est rien d’autre qu’un travailleur de la grande école néo-classique ayant pris un masque romantique, un ouvrier qui, en matière de théâtre, n’invente rien de concret, tout comme il n’invente presque rien en matière de poésie : les lecteurs doivent lire tous les jugements de Baudelaire sur Hugo très attentivement, sans négliger aucune des didascalies que celui-là leur donne pour percer l’énigme des louanges. Malgré la volonté hugolienne de libération de l’art, le colosse veut trop plaire à ses contemporains, pour choquer leurs goûts plus qu’il n’est nécessaire. Victor Hugo assure son prestige et sa vogue d’auteur dramatique par un triple stratagème, dont Baudelaire, comédien plus rusé, a l’intuition. 779 Salon de 1846, II « Qu’est-ce que le romantisme ? », ŒC II, p. 421. La critique de V. Hugo se trouve dans Salon de 1846, IV « Eugène Delacroix », ŒC II, pp. 430-432. Notre citation, à la p. 431. 780 277 Dans une première étape du stratagème, par la Préface de Cromwell (1827), qui semble inaugurer un nouveau genre, le drame romantique, caractéristique d’une époque essentiellement moderne, Victor Hugo attire l’attention de la critique sur lui. L’argumentation hugolienne commence par une idée inspirée du romantisme allemand, à savoir que l’humanité passe à travers trois âges successifs, qui déterminent trois différents types de littérature. À l’âge primitif, lorsque les hommes contemplaient religieusement les merveilles du cosmos, correspond l’ode, c’est-à-dire le lyrisme. À l’âge antique, lorsque les hommes commençaient à s’organiser en cités, correspond l’épopée, c’est-à-dire l’épique. À l’âge moderne, situé par Victor Hugo après l’avènement du christianisme qui fait prendre conscience à l’être humain de sa double nature (corps et âme), correspond une forme de littérature capable de rendre compte de cette nouvelle complexité : le drame. Mais pour traduire la double nature de l’homme, le drame doit mêler (sans cependant les mélanger) le sublime – emprunté à la tragédie –, et le grotesque – emprunté à la comédie. Pour aboutir à une révolution du théâtre, le drame ne doit plus s’embarrasser de la règle classique des trois unités (d’action, de temps et de lieu), développant les incidents de sa fable en toute liberté. Cependant, à la différence des opinions de Stendhal, Victor Hugo ne veut pas affranchir le drame de la tutelle de l’alexandrin, qu’il désire voir se métamorphoser pour être « franc », « loyal », « passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque », « tour à tour positif et poétique », acceptant avec aisance l’enjambement, tout en restant fidèle à la marque la plus visible de la poéticité : la rime, « sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin », pouvant parcourir tout le clavier des émotions « sans jamais sortir des limites d’une scène parlée », et devenir enfin « aussi beau que de la prose »781. Mais qu’est-ce Victor Hugo fait en réalité, dans un deuxième temps, après ce magnifique programme ? À commencer par Hernani, il sert aux critiques, aux lecteurs et aux spectateurs, des drame en cinq actes, pas trop différents des tragédies jouées à la Comédie-Française (ne serait-ce la présence du grotesque !), ce qui lui assure la bienveillance condescendante de tout le monde : vous voyez, le grand écrivain qui veut innover, mais se rend compte qu’il ne peut qu’imiter nos grands classiques ! La règle des trois unités est encore assez fidèlement respectée, et le vers hugolien est encore très classiquement découpé. Florence Naugrette a bien montré que les innovations en matière de versification au théâtre sont peu nombreuses chez Victor Hugo : « De fait, Hugo n’invente pas l’enjambement, le rejet et le contre-rejet dans la tirade : on en trouve de magnifiques chez Corneille et chez Racine. Il n’invente pas davantage le vers désarticulé par le 781 Préface de Cromwell, in Œuvres complètes. Critique, op. cit., p. 29. 278 dialogue : on en trouve de nombreux chez Molière, dès L’École des femmes. Quant au fameux trimètre dit “romantique” (4 + 4 + 4), on n’en dénombre que trois dans Hernani, le modèle du genre se rencontrant chez Corneille. Par ailleurs, Hugo se garde bien de fuir la césure à l’hémistiche : au contraire, elle est le plus souvent marquée, de manière plus ou moins forte. »782 Ce respect, en fin de compte, des règles de la prosodie du XVIIème siècle, donne à Baudelaire l’impression d’un « système de contrastes uniformes » qui descend en ligne directe du classicisme. Baudelaire remarque, dans l’article consacré aux Misérables, cette survivance du classicisme, bien que transformé, mais il la remarque sur un ton grandiloquent qui échoue brusquement dans une impossibilité de parole, dans un balbutiement et dans le cliché, presque dans une préfiguration de l’aphasie, l’éloge se convertissant ainsi, théâtralement, en point d’interrogation : la manière dont Hugo a bâti sa somme romanesque « confirme une fois de plus la fatalité qui l’entraîna, plus jeune, à transformer l’ancienne ode et l’ancienne tragédie jusqu’au point, c’est-à-dire jusqu’aux poèmes et aux drames que nous connaissons »783. L’« ancienne ode » et l’« ancienne tragédie » ont été transformées par Victor Hugo jusqu’à un certain point – pas très avancé, comme le suggère ironiquement Baudelaire – pour donner des « poèmes » et des « drames » qui ne sont pas forcément romantiques : voici la clef qui nous permet de comprendre le Ponsard des Mystères galans des théâtres de Paris et le succès de sa Lucrèce face à la chute des Burgraves. Si Hugo flatte par la forme et par l’esprit de ses « drames » les critiques partisans de l’« ancienne tragédie », il ne recule pas, dans un troisième temps de son stratagème, devant la nécessité de flatter un public bourgeois ou populaire qui aime qu’on lui reconnaisse de l’honnêteté et de la vertu, l’affreux Victor étant ainsi l’inspirateur, insinue Baudelaire, de l’école du bon sens, tant critiquée dans Les Drames et les romans honnêtes, comme on le verra par la suite. Baudelaire a tout à fait raison ; il suffit de relire les Préfaces des « drames » hugoliens, pour voir à quel point le grand écrivain est esclave de l’horizon d’attente d’un public pas très intelligent, mais qui voudrait croire le contraire et que le dramaturge persuade du contraire, tout en se persuadant soi-même d’écrire pour des gens parvenus à un grand raffinement du goût. La Préface de Marion de Lorme donne en 1831 le ton de ces flatteries du public qui se répercutent sur le dramaturge : « Ajoutons-le en terminant. Le public, cela devait être et cela est, n’a jamais été plus éclairé et plus grave qu’en ce moment. Les révolutions ont cela de bon qu’elles mûrissent vite, et à la fois, et de tous les côtés, tous les esprits. […] Certes, selon nous, jamais moment n’a été plus propice au drame. Ce serait l’heure, pour celui à qui Dieu en aurait 782 783 Florence Naugrette, Le Théâtre romantique : histoire, écriture, mise en scène, op. cit., p. 289. ŒC II, pp. 220-221. 279 donné le génie, de créer tout un théâtre, un théâtre vaste et simple, un et varié, national par l’histoire, populaire par la vérité, humain, naturel, universel par la passion. »784 La Préface de Lucrèce Borgia assigne en 1833 à l’art dramatique un but étranger à sa nature, social et humanitaire : « L’auteur de ce drame sait combien c’est une grande et sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. »785 La Préface d’Angelo, tyran de Padoue assigne en 1835 la même mission didactique au drame : « On ne saurait trop le redire, pour quiconque a médité sur les besoins de la société, auxquels doivent toujours correspondre les tentatives de l’art, aujourd’hui, plus que jamais, le théâtre est un lieu d’enseignement. »786 La Préface des Burgraves ferme en 1843 le cercle, puisque Victor Hugo y développe à la fois la thèse du public populaire éclairé et la thèse du rôle social et politique de l’art : « Faire constamment effort vers le grand, donner aux esprits le vrai, aux âmes le beau, aux cœurs l’amour, ne jamais offrir aux multitudes un spectacle qui ne soit une idée, voilà ce que le poète doit au peuple. La comédie même, quand elle se mêle au drame, doit contenir une leçon, et avoir sa philosophie. De nos jours, le peuple est grand ; pour être compris de lui, le poète doit être sincère. Rien n’est plus voisin du grand que l’honnête. »787 Que reste-t-il si Victor Hugo n’est pas le grand rénovateur du théâtre ? N’y a-t-il donc plus de drame romantique, plus d’innovation par rapport au statisme du théâtre classique ? En parlant, dans le Salon de 1859, du critique d’art Alexandre Dumas auteur de comptes-rendus pour L’Indépendance belge, Baudelaire le loue du fait que, se laissant gouverner par « la reine des facultés », il donne d’excellentes analyses de peintures, même s’il ne connaît pas les aspects techniques de l’art de peindre, et même s’il ne consume pas ses jours « en d’austères études » d’œuvres d’art. Cet homme, « qui a l’air de représenter la vitalité universelle », la vitalité hyperbolique, cet imaginatif qui ne tient plus compte des uniformités classique et hugolienne, voilà qui est, pour Baudelaire, et le jugement ne nous surprend pas trop, « le créateur du drame romantique »788. Baudelaire assigne à Dumas une position capitale dans l’histoire du théâtre au XIXème siècle, puisque, au contraire de Victor Hugo, il se laisse guider exclusivement par l’imagination, faculté merveilleuse qui contient en elle l’esprit critique (dont on croirait volontiers complètement 784 Victor Hugo, Préface à Marion de Lorme, in Œuvres complètes. Théâtre I, op. cit., p. 685. Victor Hugo, Préface à Lucrèce Borgia, in Œuvres complètes. Théâtre I, op. cit., p. 973. 786 Victor Hugo, Préface à Angelo, tyran de Padoue, in Œuvres complètes. Théâtre I, op. cit., p. 1190. 787 Victor Hugo, Préface des Burgraves, in Œuvres complètes. Théâtre II, Présentation d’Arnaud Laster, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 156. C’est nous qui soulignons. 788 Salon de 1859, III « La Reine des facultés », ŒC II, p. 622 pour les deux brèves citations de la dernière phrase. 785 280 dépourvu l’auteur des Mousquetaires). Dans son premier article sur Théophile Gautier, publié trois mois avant le Salon de 1859, Baudelaire avait déjà esquissé dans une phrase d’une grande pénétration les qualités d’homme de théâtre d’Alexandre Dumas père, qui a eu la chance de vivre une période de grande effervescence esthétique : « Alexandre Dumas produisait coup sur coup ses drames fougueux, où l’éruption volcanique était ménagée avec la dextérité d’un habile irrigateur. »789 À l’instar de ses réflexions sur Hugo, Baudelaire ne fait pas d’analyse développée de telle ou telle pièce de Dumas : à peine s’il le désigne une fois, en reprenant un appellatif courant, comme « le jeune auteur d’Henry III »790. Baudelaire raccourcit le titre du premier drame romantique original joué sur la scène de la Comédie-Française en 1829, Henri III et sa cour, date qui pourrait justifier l’étiquette posé sur Dumas père : « créateur du drame romantique ». Mais ce serait là oublier Cromwell et surtout sa Préface ! Une deuxième pièce de Dumas père à laquelle Baudelaire fait allusion est Kean ou Désordre et génie. La pièce, créée aux Variétés en 1836, est inspirée de la vie du célèbre comédien anglais, joué par Frédérick Lemaître. Selon Florence Naugrette, la pièce de Dumas met en scène un double mythe du comédien romantique : tout d’abord Kean, incarné ensuite par le plus grand spécialiste du drame, qui jouait deux rôles à la fois, celui d’un grand acteur anglais mort trois ans auparavant et le sien propre791. En ce qui concerne Baudelaire, son allusion à Kean ou Désordre et génie tient de la boutade et fonctionne comme un avertissement dans Conseils aux jeunes littérateurs (1846) : Il vous souvient sans doute d’une comédie intitulée : Désordre et Génie. Que le désordre ait parfois accompagné le génie, cela prouve simplement que le génie est terriblement fort ; malheureusement, ce titre exprimait pour beaucoup de jeunes gens, non pas un accident, mais une nécessité. Je doute fort que Goethe ait eu des créanciers ; Hoffmann lui-même, le désordonné Hoffmann, pris par des nécessités plus fréquentes, aspirait sans cesse à en sortir, et du reste il est mort au moment où une vie plus large permettait à son génie un essor plus radieux.792 Enfin, la dernière pièce dumasienne à laquelle Baudelaire fait allusion est Antony, drame en prose créé à la Porte-Saint-Martin en 1831. Le sujet en est contemporain et psychologique : c’est l’histoire du bâtard Antony, entretenu par sa famille riche mais non reconnu, qui vit un amour passionné pour Adèle, femme mariée qu’il entraîne dans la mort. Les deux acteurs principaux, Bocage et Marie Dorval, évoluent sur scène habillés de costumes contemporains, marquant ainsi la volonté du théâtre de s’ancrer dans la modernité. Dans le Salon de 1846, Baudelaire se 789 Théophile Gautier [I], ŒC II, p. 110. Morale du joujou, ŒC I, p. 581. 791 Voir Florence Naugrette, op. cit., pp. 89, 107-108. 792 Conseils aux jeunes littérateurs, « Des créanciers », ŒC II, p. 19. 790 281 souvient de l’exemple d’Antony et réclame, dans le dernier chapitre (« De l’héroïsme de la vie moderne »), que les héros contemporains soient représentés avec leurs costumes noirs, avec leurs robes à la mode, ainsi qu’avec des bottes et non avec des cothurnes : « Quant à l’habit, la pelure du héros moderne, – bien que le temps soit passé où les rapins s’habillaient en mamamouchis et fumaient dans des canardières, – les ateliers et le monde sont encore pleins de gens qui voudraient poétiser Antony avec un manteau grec ou un vêtement mi-parti. »793 Si l’apparition publique d’Antony dans le costume moderne est salutaire, le mal du siècle qui le ronge, son malheur typiquement romantique, ses mélancolies entraînent dans le rang des jeunes artistes des imitations qui ne sont pas forcément salutaires. Hégésippe Moreau, par exemple, « singea plus d’une fois les attitudes fatales des Antony et des Didier, mais il y joignit ce qu’il croyait une grâce de plus, le regard courroucé et grognon du démocrate »794. Les personnages des drames romantiques (n’oublions pas que Didier est le principal caractère masculin de Marion de Lorme) font tourner la tête aux jeunes poètes et les obligent – au lieu de les laisser libres de se chercher et de cultiver leur tempérament propre – à s’engager dans des chemins périlleux et à s’éloigner de l’art authentique. Ces quelques allusions dumasiennes disséminées dans divers textes de Baudelaire réussissentelles à convaincre les lecteurs que Dumas est le véritable « créateur du drame romantique » ? Baudelaire croyait-il vraiment à ses assertions ? N’« inventait »-il pas Dumas – pour parler comme les journalistes de l’époque – pour le plaisir de porter un coup bas à Victor Hugo ? Même si la motivation anti-hugolienne n’est pas à exclure, il est hors de doute que le dramaturge Dumas occupait aux yeux de Baudelaire une place centrale dans le mouvement du théâtre à l’époque romantique, surtout du fait de son association avec Philibert Rouvière, qui a joué des rôles dans plusieurs des pièces historiques dumasiennes. Même si Dumas et Hostein (directeur du Théâtre-Historique en 1848-1849) « n’ont JAMAIS BIEN COMPRIS la manière de jouer de Rouvière », le jeu du comédien a souvent triomphé de leurs réticences795. Pour le rôle du Médecin dans Le Comte Hermann (1849) « Dumas a été obligé de confesser que Rouvière avait 793 Salon de 1846, XVIII « De l’héroïsme de la vie moderne », ŒC II, p. 494. Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, Hégésippe Moreau, ŒC II, p. 158. 795 Pour l’incompréhension de Dumas & Hostein, voir Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 241. L’hostilité d’Alexandre Dumas à l’égard de Rouvière (Trianon) est dépeinte par Champfleury, Le Comédien Trianon, op. cit., pp. 211, 212-213. Quant aux réticences du directeur du Théâtre-Historique, qui travaille avec Rouvière en tant que directeur du Théâtre de la Gaîté aussi (en 1854), voir Hippolyte Hostein, Historiettes et souvenirs d’un homme de théâtre, Paris, E. Dentu, 1878, pp. 207-210. Hostein se montre réticent quant au talent d’acteur de Rouvière, « créateur fantaisiste de l’Hamlet de MM. Dumas et Paul Meurice » (p. 207), et la biographie de l’acteur est retracée en trois phrases sur une certaine gloire obtenue par le comédien, sur ses insuccès financiers et sur l’épuisement qui finit par le terrasser (p. 208). Les frères Lyonnet imaginent d’organiser dans leur salon une représentation au profit de l’artiste vieux et malade, à laquelle ils invitent toutes les célébrités du moment, entre autres la chanteuse Frezzolini, que Rouvière avait admirée dans sa jeunesse, pendant un voyage aux Amériques. Après la représentation, la chanteuse se rend à côté du lit de mort du comédien, anecdote romanesque digne d’une vie romantique comme celle de Rouvière. 794 282 des instants sublimes »796. L’incompréhension à l’égard de Rouvière n’est pas le seul tort de Dumas. Baudelaire n’est pas dupe de cet écrivain à superproductions, qui écrit une littérature presque industrielle. Sa perspicacité critique lui montre les faiblesses stylistiques dumasiennes : les comptes-rendus du Salon de 1859 pèchent ainsi par « ce lâché dramatique dont il a pris l’habitude en causant avec son innombrable auditoire »797. C’est surtout la prose d’Alexandre Dumas qui est la cible des ironies baudelairiennes. Dans une présentation des contes de Champfleury, parue en 1848, Baudelaire loue celui dont il partage encore les aspirations littéraires pour être resté, comme Jean de Falaise (Philippe de Chennevières), « loin des effroyables dysenteries de MM. Dumas, Féval et consorts »798. Dans ce qui devait être Le Hibou philosophe, journal dont le projet est conçu vers 1852, Baudelaire voulait faire écrire un article sur les romans d’Alexandre Dumas père : « Alexandre Dumas à confier à Monselet. Nature de farceur. Relever tous les démentis donnés par lui à l’histoire et à la nature. Style de boniment. »799 Pour faire le point sur l’attitude de Baudelaire par rapport à Alexandre Dumas, il est facile de mettre en évidence qu’elle est très critique entre 1846-1852 et qu’elle devient laudative vers 1859, quand l’écrivain à succès est institué « créateur du drame romantique ». Ce changement d’opinion, courant chez Baudelaire, relève d’un besoin de combler le vide laissé dans l’histoire du théâtre romantique par la défection de Victor Hugo. Fernande Bassan, dans un article consacré au théâtre d’Alexandre Dumas, souligne qu’il n’a pas les qualités stylistiques de celui de Hugo. Néanmoins, Dumas savait mieux conduire une intrigue dramatique, son talent varié lui a fait porter à la scène avec un grand succès des drames historiques, des comédies et des tragédies, et sa production énorme suffit à en faire un auteur de théâtre de premier ordre800. En dehors des créations hugoliennes et dumasiennes, Baudelaire s’intéresse aussi à la postérité du drame romantique, représentée surtout par des amis et des imitateurs de Victor Hugo. La correspondance baudelairienne garde des traces du contact suivi du poète avec les pièces de théâtre de ces petits romantiques. Une lettre du 23 août 1854 à M. Baron père, qui devait avoir un poste « de régisseur ou de contrôleur » à la Porte-Saint-Martin801, demande « deux bonnes places pour l’éternel Schamyl ». Baudelaire exige que ces places de théâtre soient 796 797 Le Comédien Rouvière, ŒC II, p. 242. Salon de 1859, III « La Reine des facultés », ŒC II, p. 623. Les Contes de Champfleury : « Chien-caillou », « Pauvre Trompette », « Feu Miette », ŒC II, p. 21. 799 Notes pour la rédaction et la composition du journal « Le Hibou philosophe », ŒC II, p. 50. 800 Fernande Bassan, « Alexandre Dumas père et le théâtre romantique », in The French Review, vol. 47, n° 4, March 1974, pp. 767-772. 801 Selon Claude Pichois, COR I, p. 858. 798 283 « bonnes » parce qu’« il y a une dame », sans doute Marie Daubrun, qu’il veut emmener voir la pièce802. Il s’agit d’un drame de Paul Meurice, en cinq actes et neuf tableaux, avec musique de Gondois, créé le 26 juin 1854, qui met en scène la lutte d’indépendance des Circassiens contre la conquête russe, sous la conduite de leur chef, l’imam Schamyl, s’inspirant donc de l’histoire contemporaine803. Pour L’Avocat des pauvres, drame en cinq actes et en prose, créé à la Gaîté le 15 octobre 1856, Baudelaire demande directement deux places à l’auteur, le même Paul Meurice804. L’action de cette pièce historique d’inspiration clairement hugolienne se déroule sous Cromwell en Angleterre. Une lettre du 4 avril 1861, envoyée à Auguste Vacquerie, ami intime de Victor Hugo, loue le grand drame de celui-ci, Les Funérailles de l’honneur, créé à la Porte-Saint-Martin le 30 mars 1861. La lettre commence par une confession de Baudelaire qui a « la détestable habitude de souffrir au spectacle, et même de ne pas comprendre les pièces » (surtout s’il y va sous l’influence des drogues comme le littérateur des Paradis artificiels !). Le drame de Vacquerie, au contraire d’autres créations scéniques, n’inflige pas une grande souffrance à Baudelaire et garde son attention éveillée tout au long des sept actes, une attention qui craint « de n’être pas à la hauteur de toutes les beautés de l’ouvrage ». Les Funérailles de l’honneur provoquent la « vive jouissance » du critique après « bien des années » où il n’a pas vu de drame, peut-être depuis 1854-1856 et les drames historiques de Paul Meurice, ou les pièces dans lesquelles jouait Marie Daubrun. Le grand mérite de la pièce de Vacquerie est « d’avoir basé une action toujours vive, passionnée, sur une pure abstraction, sur une idée aussi vague et impalpable que l’idée d’honneur ». Malgré ses mérites, ce drame a aussi des défauts, notamment dans le rôle du « brigand mercenaire » qui, au lieu de créer un rôle, le « distille et débite beaucoup trop minutieusement », ce qui empêche les spectateurs d’avoir une vue synthétique du caractère. Si l’acteur qui joue le « brigand » (Vannoy) fait un mauvais rôle, Philibert Rouvière, qui incarne ici le héros, don Jorge de Lara, réussit encore une fois à être à la hauteur et à rendre « heureux » le spectateur Baudelaire. En interpellant Vacquerie, notre poète essaie de lui faire partager son enthousiasme pour le jeu du grand comédien romantique : « Vous avez dû être content de lui, de sa hauteur, et de son élégance dans l’héroïsme. »805 En conclusion, selon Baudelaire, pour que le drame romantique puisse véritablement exister et constituer un contrepoids viable au statisme du théâtre classique, il faut qu’il soit basé sur 802 COR I, pp. 290 ; 858 (notes de Pichois). Voir les renseignements donnés par Claude Pichois, COR I, p. 858. 804 Lettre du 14 novembre 1856, COR I, p. 362. 805 La lettre du 4 avril 1861 à Auguste Vacquerie se trouve dans COR II, pp. 144-145, d’où sont extraites toutes nos citations. 803 284 l’imagination, qu’il abandonne le « système d’alignement et de contrastes uniformes » hérité de la tragédie, qu’il opère une authentique révolution stylistique (en vers ou en prose), et surtout qu’il soit joué par des acteurs de la force et de l’éclat de Philibert Rouvière ou Frédérick Lemaître. 1.3. L’ « école du bon sens » et le théâtre à thèse Un article de Baudelaire, déjà mentionné, Les Drames et les romans honnêtes, publié dans La Semaine théâtrale du 27 novembre 1851, analyse une tendance d’opposition au théâtre et plus généralement à la littérature romantique806. En réaction « aux débordement puérils de l’école dite romantique », une « grande fureur d’honnêteté » s’empare de l’art, surtout du théâtre et du roman807. Une « école du bon sens » prend naissance, qui veut absolument – par les procédés les plus usés – faire respecter la morale la plus conventionnelle, en la rendant toujours explicite dans les productions artistiques. Est-ce que cette école procède bien pour faire respecter la vertu ? Ne pourrait-on pas l’accuser « d’une coupable maladresse, malgré les pures intentions dont elle paraît animée »808 et malgré la nécessité historique d’une opposition au romantisme ? Pour mettre en évidence les erreurs grossières de l’école du bon sens, Baudelaire choisit comme exemples deux pièces vertueuses d’Émile Augier (1820-1889). Tout d’abord, La Ciguë, pièce « pseudo-grecque » en deux actes et en vers, représentée au Théâtre de l’Odéon en 1844809. La Ciguë met en scène un jeune débauché qui finit pas s’éprendre d’une jeune fille pure et par l’épouser. Baudelaire ne rejette pas, en principe, la possibilité qu’il y ait dans la vie des libertins des changements soudains, des transfigurations qui les obligent à embrasser passionnément la vertu et l’austérité. Mais dans la petite comédie modérée d’Augier, rien de tout cela : On a vu de grands débauchés jeter tout d’un coup tout leur luxe par la fenêtre et chercher dans l’ascétisme et le dénuement d’amères voluptés inconnues. Cela serait beau, quoique assez commun. Mais cela dépasserait les forces vertueuses du public de M. Augier. Je crois qu’il a voulu prouver qu’à la fin il faut toujours se ranger, et que la vertu est bien heureuse d’accepter les restes de la débauche.810 L’ironie de Baudelaire contre cette pièce vertueuse, et contre le public qui l’a applaudie à l’unanimité est impitoyable. Derrière la moralité de surface se cache l’hypocrisie, et la solution dramatique donnée à la vie du débauché n’est pas du tout satisfaisante ; on pourrait penser que, 806 De larges passages de cet article sont repris et refondus par Baudelaire dans Théophile Gautier [I], ŒC II, pp. 114-115. 807 Baudelaire, Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 38. 808 Idem. 809 Le qualificatif « pseudo-grecque » est donné par Maurice Spronck, « Émile Augier », in La Revue des Deux mondes, LXVe année, Quatrième période, 1895, p. 382. 810 Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 38. 285 une fois rangé, celui-ci recommencera, sous le couvert de sa nouvelle honorabilité, à mener une existence dissolue. La Ciguë fait l’unanimité parmi les littérateurs français. Elle plaît à l’école néo-classique de Ponsard, dont la manière est largement imitée par Augier, et qui corrige le manuscrit de la pièce avant qu’elle ne soit portée à la scène, et recueille même des suffrages à l’intérieur du parti romantique. Théophile Gautier se montre grand admirateur de La Ciguë, ce qui contribue à asseoir la réputation d’Émile Augier et à en faire une gloire du théâtre français du milieu du XIXème siècle811. Ses ouvrages sont reçus à la Comédie-Française (L’Aventurière, 1848) et l’Académie lui ouvre ses portes en 1856. Le deuxième exemple que Baudelaire donne pour illustrer la fausse morale de l’« école du bon sens » est Gabrielle, pièce du même auteur, jouée à la Comédie-Française à la fin de 1849 et récompensée par le prix Montyon. L’initiateur du prix avait légué en 1782 une somme énorme à l’Académie Française pour la récompense de l’ouvrage le plus vertueux. Dans la pièce d’Augier, le romantisme est en butte à la satire : Gabrielle, épouse d’un notaire honnête qui l’aime tendrement (Julien Chabrière), veut s’enfuir avec un amant qui lui parle de passion et la fait rêver (Stéphane Dariau). Elle finit par découvrir qu’en réalité c’est de son mari qu’elle est amoureuse, et reste au foyer en prononçant un vers devenu célèbre : « Ò père de famille ! ô poète ! je t’aime ! »812 Dans ce vers, dont il cite d’ailleurs le second hémistiche, Baudelaire décèle une vengeance directe des bourgeois sensés contre les romantiques : « Hélas, oui ! il y a là une vengeance. Kean ou Désordre et Génie semblait vouloir persuader qu’il y a toujours un rapport nécessaire entre ces deux termes, et Gabrielle, pour se venger, traite son époux de poète ! »813 Ce vers flatte un public bourgeois plein de préjugés, en lui persuadant que, s’il détient le monopole de l’argent et des bons sentiments, il détient aussi le monopole de la poésie. Après Gabrielle, les poètes ne seront plus ces drôles « qui ont des dettes et qui croient que le métier de poète consiste à exprimer les mouvements lyriques de l’âme dans un rythme réglé par la tradition »814, mais bien les notaires, les avocats, les officiers, les hommes d’affaires, les commerçants, les médecins, les professeurs, tous les bourgeois qui exercent des professions honorables et limitent leur vie au foyer conjugal. Une autre scène de Gabrielle fait se dresser d’horreur les cheveux de Baudelaire. Dans la Scène I de l’Acte I, les deux époux discutent leur situation financière et calculent, avec une 811 Voir Maurice Spronck, art. cit., p. 382 : « Sans être grand clerc, et sans savoir que Ponsard eût revu et corrigé le manuscrit, on pouvait deviner de quelle doctrine poétique et théâtrale se recommandait le débutant ; la presse littéraire antiromantique exulta ; les querelles d’écoles, d’autre part, n’empêchèrent pas les amis de Victor Hugo de célébrer le talent moyen, mais réel de l’auteur. Parmi eux, Théophile Gautier, qui pourtant, l’année précédente, n’avait accueilli Lucrèce qu’avec des éloges presque hostiles, se montra un des plus sympathiques admirateurs. » 812 Émile Augier, Gabrielle, in Théâtre complet, I, Paris, Calmann Lévy, Éditeur, 1890, p. 396. 813 Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 39. 814 Idem. 286 patience admirable, quel temps il leur faut pour jouir d’une rente confortable. Leur programme d’économies strictes est mis en pratique dans un but qu’Augier énonce dans un vers cité par Baudelaire dans son article : « Nous pourrons nous donner le luxe d’un garçon ! »815 Le commentaire du critique nous le montre désemparé, sidéré, devant l’innocente monstruosité du calcul des deux époux. Il se demande ce qu’ils feront pendant le temps nécessaire à la constitution de la rente, s’ils vivront dans une parfaite chasteté, s’ils ne s’adonneront pas à des perversités pour maintenir un semblant de vertu, puis il enchaîne sur une lourde condamnation de la littérature faussement vertueuse : Non, il est impossible d’écrire consciencieusement un vers gros de pareilles turpitudes. Seulement, M. Augier s’est trompé, et son erreur contient sa punition. Il a parlé le langage du comptoir, le langage des gens du monde, croyant parler celui de la vertu.816 Entre parenthèses soit dit, Baudelaire épingle une troisième pièce d’Émile Augier, Le Fils de Giboyer, comédie sociale en cinq actes et en prose, créée à la Comédie-Française le 1er décembre 1862. Dans une lettre à Poulet-Malassis incarcéré, datée du 13 décembre 1862, et où il est question aussi de Salammbô, Baudelaire refuse de faire état du débat que la pièce a soulevé : « Comme tous les prisonniers, vous croyez qu’il se passe quelque chose dehors. Il n’y a pas de nouvelles, à moins que vous ne fassiez allusion au Fils de Giboyer. Mais vous savez bien que je ne m’occupe pas de ces turpitudes-là. »817 Le mot « turpitude » revient sous la plume de Baudelaire, onze ans après Les Drames et les romans honnêtes, pour caractériser la bassesse et l’infamie du théâtre d’Émile Augier. Le Fils de Giboyer appartient à une autre étape de l’œuvre d’Augier ; le dramaturge s’est détaché de l’influence de Ponsard et subit celle d’Alexandre Dumas fils et de ses comédies de mœurs818. Les catégories sociales visées par la satire sont – dans Le Fils de Giboyer – la bourgeoisie légitimiste et cléricale, mais aussi les Jésuites, qui ont par ailleurs pris position à l’encontre de la pièce. Pour revenir à l’article sur Les Drames et les romans honnêtes, après ses deux exemples, La Ciguë et Gabrielle, Baudelaire s’applique à démontrer, malgré l’espace restreint dont il dispose, l’erreur philosophique qui est à la base de l’art moralisateur. Selon lui, deux courants sociaux et 815 Le vers est cité par Baudelaire dans Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 39. Claude Pichois ŒC II, p. 1097 donne l’information que le vers se trouve dans l’Acte I, Scène I de Gabrielle. Malheureusement nous n’avons pas pu l’identifier dans l’édition consultée du Théâtre complet d’Émile Augier… 816 Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 39. 817 COR II, p. 271. 818 La série des succès de Dumas fils commence par La Dame aux camélias, représentée en 1852, pièce qui inaugure les études de mœurs contemporaines au théâtre. Baudelaire accouple son nom à celui de Ponsard dans Richard Wagner et « Tannhäuser » à Paris, ŒC II, p. 814, en faisant allusion à un article de l’Illustrated London News, « Shakespeare and Literature in France » (13 décembre 1856), où il est dit que les Français ne comprennent rien au génie de Shakespeare et que « la France abêtie ne connaissait que deux auteurs, Ponsard et Alexandre Dumas fils, les poètes favoris du nouvel Empire ». 287 idéologiques montrent une nette prédilection pour ce genre d’art, réduisant les productions artistiques au rang de vulgaires moyens de propagande : Il est douloureux de noter que nous trouvons des erreurs semblables dans deux écoles opposées : l’école bourgeoise et l’école socialiste. Moralisons ! moralisons ! s’écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaires. Naturellement l’une prêche la morale bourgeoise et l’autre la morale socialiste. Dès lors l’art n’est plus qu’une question de propagande.819 Selon Baudelaire, l’utilité de l’art authentique réside en lui-même. Il est utile par le fait même de son existence et de sa beauté, le seul art pernicieux étant celui qui « dérange les conditions de la vie »820, qui la morcelle pour transmettre des significations morales ou idéologiques, qui évite la représentation de certains aspects douloureux ou violents de la réalité (intérieure ou extérieure) sous prétexte de ne pas choquer un public trop sensible, ou trop repu de ses valeurs commodes. Ceux (bourgeois rangés ou socialistes) qui s’écrient contre le jeu trop hyperbolique de Philibert Rouvière incarnant Hamlet, Mordaunt, don Jose de Lara, sont les mêmes que ceux qui traduisent Flaubert ou Baudelaire en justice, ou qui considèrent que l’Olympia de Manet porte atteinte à la morale publique. Nous avons déjà vu, dans l’article sur Madame Bovary, que Baudelaire explique cette attitude de pudibonderie par l’incapacité du public de l’époque de découvrir une moralité valable pour lui seul, en l’absence du « réquisitoire » qui condamnerait les méchants et récompenserait les bons, et en l’absence d’un personnage « qui parle la conscience de l’auteur », donc qui rende très claires les significations morales que celui-ci ne prendrait plus la peine de disséminer subtilement dans son œuvre. Il en va ainsi du public des théâtres du XIXème siècle, et pas qu’en France : Tel peuple veut des dénouements moraux, et tel autre des dénouements consolants. Ainsi les femmes, par exemple, ne veulent pas que les méchants soient récompensés. Que dirait le public de nos théâtres, s’il ne trouvait pas, à la fin du cinquième acte, la catastrophe voulue par la justice, qui rétablit l’équilibre normal, ou plutôt utopique, entre toutes les parties, – cette catastrophe équitable attendue impatiemment pendant quatre longs actes ? Bref, je crois que le public n’aime pas les impénitents, et qu’il les considère volontiers comme des insolents.821 Que faire contre les bourgeois et les socialistes, obsédés par la « moralisation » et par la « propagande » ? Que faire contre ceux qui réclament que l’art soit une « consolation » ? Comment ne pas tomber dans la fausseté idéologique, de quelque couleur qu’elle soit, ou dans la littérature sirupeuse et sentimentale à la Marion de Lorme ? Au moment où il écrit Les Drames et les romans honnêtes, Baudelaire semble voir une possibilité de salut dans une sorte de réalisme 819 Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 41. Idem. 821 Baudelaire, Les Paradis artificiels, Un mangeur d’opium, ŒC I, p. 491. 820 288 animé par « la croyance à l’unité intégrale » et porté par les lois infaillibles de l’imagination822. Le salut de l’art peut venir aussi de son indépendance, du refus de se soumettre aux institutions de l’État et d’accepter les distinctions qui lui seraient décernées pour sa political corectness. C’est dans ce contexte que l’article sur Les Drames et les romans honnêtes prend tout son sens. Baudelaire l’écrit en tout premier lieu pour protester contre un décret du ministre Faucher, daté du 12 octobre 1851 et inséré dans Le Moniteur du 27, destiné à encourager les auteurs de pièces à visées morales et pédagogiques823. Les prix, des sommes considérables d’argent récompensant les créations vertueuses, ne disent rien de la valeur des pièces ou romans qu’ils distinguent, et peuvent même servir à faire éclore une littérature commerciale, écrite par les auteurs dans le seul but de remplir leurs portefeuilles : Quant aux écrivains, leur prix est dans l’estime de leurs égaux et dans la caisse des libraires. De quoi diable se mêle M. le ministre ? Veut-il créer l’hypocrisie pour avoir le plaisir de la récompenser ? Maintenant le boulevard va devenir un prêche perpétuel. Quand un auteur aura quelques termes de loyer à payer, il fera une pièce honnête ; s’il a beaucoup de dettes, une pièce angélique. Belle institution ! Je reviendrai plus tard sur cette question, et je parlerai des tentatives qu’ont faites pour rajeunir le théâtre deux grands esprits français, Balzac et Diderot.824 Le ton dans Les Drames et les romans honnêtes ne surprend pas, dans la mesure où il est le même que celui de tous les articles critiques de Baudelaire : subtil mais agressif, pervers, envoûtant, obligeant l’« hypocrite lecteur » à assumer l’opinion du critique, par les mêmes stratégies que l’article sur Madame Bovary : apostrophes, pronoms inclusifs, questions qui attendent une réponse précise, jeux de langage, signes graphiques théâtralisants, en un mot, par une véritable mise en scène du discours. 2. Hyperboliques Imaginons Baudelaire, jeune auteur de trente ans qui a soif de beauté et de force au théâtre, qui a connu dans son adolescence l’écho des batailles romantiques, et qui ne voit sur scène que des représentations fausses et des pièces faibles presque toujours insatisfaisantes. Toujours la même obsession de l’honnêteté, dans la tragédie et la comédie (néo-)classiques, dans les épaves du « drame romantique », dans le théâtre à thèse, dans le mélodrame et le théâtre du Boulevard. Baudelaire rêve, pour l’art du théâtre, des perspectives tout à fait différentes de celles 822 Patrizia Lombardo appelle cette manière littéraire « deep realism, or allegorical realism », cf. « Baudelaire, Haussmann, Fustel de Coulanges: The Modern Metropolis and the Ancient City », art. cit., p. 66. L’expression « croyance à l’unité intégrale » se trouve dans Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 41. 823 Voir les notes de Claude Pichois, ŒC II, p. 1098. 824 Les Drames et les romans honnêtes, ŒC II, p. 43. 289 qu’« ouvrent » Ponsard, Victor Hugo, Émile Augier ou Dumas fils ; le conflit qui l’opposerait à eux serait semblable à celui qui oppose, au XXème siècle, le théâtre marxiste ou à thèse (Piscator, Brecht, Adamov, certains Russes) d’un côté, au théâtre symboliste (Maeterlinck), poétique (Giraudoux), « théâtral » – expressif ou expressionniste (Ghelderode, Artaud), absurde (Beckett) d’un autre côté. Baudelaire ne reconnaît-il donc pas des possibilités d’art dans le théâtre contemporain à lui ? Est-il obligé de revenir toujours en arrière, vers des dramaturges un peu plus âgés, vers Victor Hugo et surtout vers « le créateur du drame romantique », Dumas père ? Comment fait-il des choix esthétiques viables, entre le (néo-)classicisme, le romantisme, et le théâtre à thèse ? N’éprouve-t-il pas de mal à se situer dans le point de carrefour des années ’50 ? Identifie-t-il des pièces vraiment dignes de passer à la postérité ? 2.1. Signes de modernité La comédie, par exemple, peu cultivée dans le groupe Hugo, Dumas, Vigny, Musset, bénéficie de grandes possibilités de rajeunissement. Les mutations politiques et sociales, les révolutions, les bouleversements scientifiques et techniques changent la face du monde, et une comédie nouvelle n’aurait qu’à mettre en scène les types que la vie moderne lui offre sur le plateau. Dans le Salon de 1846, en tâtonnant, Baudelaire se sert d’un prétexte théâtral pour exprimer des idées politiques encore imprécises à ce moment-là, encore hésitantes entre l’ivresse révolutionnaire « socialistique » poussant le jeune homme de ’48, qui veut « tuer le général Aupick », et l’attitude conservatrice convaincue de l’adulte, après l’arrivée au pouvoir de Napoléon III : J’entends souvent des gens se plaindre du théâtre moderne ; il manque d’originalité, dit-on, parce qu’il n’y a plus de types. Et le républicain! qu’en faites-vous donc ? N’est-ce pas une chose nécessaire à toute comédie qui veut être gaie, et n’est-ce pas là un personnage passé à l’état de marquis ?825 Quant au vrai drame, il devrait suivre l’exemple de Diderot et de Balzac, « grands esprits » qui ont entrepris de « rajeunir » le théâtre français. À la fin de l’article sur Les Drames et les romans honnêtes, on l’a vu, Baudelaire projetait de consacrer un article à ces tentatives de 825 Salon de 1846, XVII « Des écoles et des ouvriers », ŒC II, p. 490. Il s’agit là d’une note de bas de page à laquelle correspond le passage suivant du texte même du Salon : « Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même joie que moi à voir un gardien du sommeil public, – sergent de ville ou municipal, la véritable armée, – crosser un républicain ? Et comme moi, vous avez dit dans votre cœur : “Crosse, crosse un peu plus fort, crosse encore, municipal de mon cœur ; car en ce crossement suprême, je t’adore, et je te juge semblable à Jupiter, le grand justicier. L’homme que tu crosses est un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des ustensiles ; c’est un ennemi de Watteau, un ennemi de Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts et des belles-lettres, iconoclaste juré, bourreau de Vénus et d’Apollon ! Il ne veut plus travailler, humble et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics ; il veut être libre, l’ignorant, et il est incapable de fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. Crosse religieusement les omoplates de l’anarchiste !” » 290 renouvellement. Les noms de Balzac et Diderot sont associés encore une fois dans une lettre à Hippolyte Hostein du 8 novembre 1854. Cet ancien directeur du Théâtre-Historique, qui n’avait jamais bien compris Rouvière, dirigeait à l’époque le Théâtre de la Gaîté et Baudelaire voulait lui proposer L’Ivrogne. Mais, avant d’en arriver à proposer son propre drame (à l’état de projet), Baudelaire fait un détour plein de flatteries, destiné à lui attirer les bonnes grâces de Hostein. Il lui envoie un très rare ouvrage de Diderot, le drame Est-il bon ? Est-il méchant ?, écrit en 1781 et publié seulement en 1834 dans la Revue rétrospective. Comme la revue en question a disparu, peu de gens connaissent la pièce de Diderot, et il n’y a que « les fureteurs qui l’aient lu ». Baudelaire, qui fait partie des fureteurs, des excellents connaisseurs de la littérature du passé, exprime des jugements sur Est-il bon ? Est-il méchant ?, espérant que Hostein sera tenté de le mettre en scène. Il ne se tourne pas vers la Comédie-Française, comme un autre que lui aurait fait, mais vers la Gaîté « tout d’abord à cause des qualités du directeur ». Baudelaire connaît-il les deux refus de la pièce par la Comédie-Française, le premier en 1830, quand elle avait été soumise par Paulin (éditeur des Œuvres inédites de Diderot), et le deuxième en 1851, quand la proposition était venue de la part de Champfleury, qui consacre d’ailleurs une série de trois articles à Est-il bon ? Est-il méchant ? dans Le Messager de l’Assemblée de février826 ? Mais le raisonnement de Baudelaire dans sa lettre ne s’arrête pas à cette flatterie presque basse. Il la fait suivre par une flatterie plus subtile, qui introduit des considérations esthétiques extrêmement importantes : Je me suis dit : M. Hostein a été l’ami de Balzac. N’est-ce pas vous, monsieur, qui avez si bien fait la mise en scène de La Marâtre ? – M. Hostein doit parfaitement bien comprendre la valeur d’un ouvrage qui a l’air d’un de ces rares précurseurs du théâtre que rêvait Balzac. Le drame de Diderot est vu comme avant-coureur du « théâtre que rêvait Balzac » et qui semble être, aux yeux du critique Baudelaire, la grande révolution esthétique du XIXème siècle. Quelles sont les qualités spécifiques de ce théâtre à part ? Tout d’abord, d’avoir « une merveilleuse portée » et d’être foncièrement « littéraire ». La littérarité d’Est-il bon ? Est-il méchant ? s’impose de soi, bien que Baudelaire soit prudent pour lui accorder le qualificatif « littéraire » qui relève trop – selon lui – de l’argot de l’époque romantique. Ensuite, le fait d’être un parfait révélateur du goût des spectateurs : une pièce qui ne répondrait pas aux conventions strictes de la tragédie et de la comédie, et qui n’aurait pas la morale claire du théâtre à thèse est-elle capable de réveiller et de faire penser le public du XIXème siècle ? Troisièmement, 826 Sur les tentatives de faire jouer Est-il bon ? Est-il méchant ? au XIXème siècle, voir Diderot, Œuvres, Texte établi et annoté par André Billy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1465 (Notes). 291 la pièce de Diderot pourrait faire gagner beaucoup d’argent à celui qui la mettrait en scène. En quatrième lieu, le caractère d’un des personnages, Monsieur Hardouin, appelle l’interprétation de l’acteur-fétiche de Baudelaire : Enfin, – irai-je jusqu’au bout ? – car ici, moi inconnu de vous, j’ai l’air d’empiéter indiscrètement sur vos droits et vos fonctions, – il m’a semblé qu’un acteur merveilleux par sa véhémence, par sa finesse, par son caractère poétique, un acteur qui m’a ébloui dans Les Mousquetaires, – j’ignore totalement si vous pensez comme moi – j’ai présumé, dis-je, que M. Rouvière pourrait trouver dans ce personnage de Diderot écrit par Diderot (Hardouin), personnage où la sensibilité est unie à l’ironie et au cynisme le plus bizarre, un développement tout nouveau pour son talent. L’éloge du talent de Rouvière fait glisser dans le commentaire de Baudelaire un thème assez important. En Monsieur Hardouin, Diderot a réalisé un autoportrait ironique et lucide ; Est-il bon ? Est-il méchant ? est une pièce à clef, où tous les personnages « sont vrais ». Baudelaire donne encore l’exemple de M. Poultier, premier commis de la marine, qu’une personne de sa connaissance a rencontré pendant qu’il était encore vivant. Cette « vérité » de la pièce ne l’empêche pas d’avoir un caractère très théâtral, ce qui constitue la qualité suprême dans la vision de Baudelaire et la situe sur la première place parmi les écrits de théâtre de Diderot : « Cet ouvrage est, à proprement parler, le seul ouvrage très dramatique de Diderot. Le Fils naturel et Le Père de famille ne peuvent pas lui être comparés. » À la lecture de la pièce de Diderot, les jugements de Baudelaire nous apparaissent en bonne partie justes. Monsieur Hardouin, écrivain – surtout de théâtre – et homme d’esprit, est le noyau autour duquel se développe une action compliquée, sur au moins quatre plans différents (une intrigue amoureuse contrariée par une mère cruelle, une histoire de veuve qui réclame une pension transmissible à son fils, les mésaventures d’un avocat trompé, une pièce de circonstance que l’on prépare et que l’on joue en réalité sans le savoir) qui s’entrecroisent et se rejoignent à de multiples reprises. Dandy consommé, Hardouin est le grand manipulateur, celui qui tire, par des stratagèmes savants, les fils des marionnettes surtout féminines, « nombreuses, toutes amusantes et toutes charmantes », pour reprendre l’expression même de Baudelaire827. Cet hypocrite n’est pas dépourvu d’une certaine droiture et de bons sentiments qui le font débrouiller pour le mieux tous les imbroglios, ce qui différencie radicalement Est-il bon ? Est-il méchant ? des pièces à thèse dans lesquelles les personnages sont partagés en purs et impurs, victimes et bourreaux, anges ou démons. La morale n’est pas imposée aux spectateurs, malgré une fin peut-être un peu trop parfaite, où tous les personnages se reconnaissent en Hardouin, étant comme lui 827 La lettre envoyée par Baudelaire à Hippolyte Hostein se trouve dans COR I, pp. 298-300, d’où proviennent toutes les citations que nous avons laissées sans référence pour ne pas alourdir le texte. 292 alternativement bons et méchants. Monsieur de Crancey, à qui Hardouin fait obtenir la main de la jeune fille qu’il aime en laissant croire la mère de celle-ci à une grossesse qui n’existe pas en réalité, lui demande plein d’étonnement et d’admiration : « Mais dites-moi donc, tenez-vous les âmes des mortels dans votre main ? Êtes-vous un dieu, êtes-vous un démon ? » À quoi Hardouin lui répond sans lever du tout l’ambiguïté : « L’un plutôt que l’autre. »828 Oui, l’un plutôt que l’autre, mais lequel ? Baudelaire ne s’abuse pas en croyant que le rôle aurait convenu à merveille à Rouvière, seul acteur capable de passer facilement de l’attendrissement au cynisme, du sentimentalisme à l’ironie froide, du jugement moral sans faille à un comportement pervers destiné en fait à maintenir les choses dans l’ordre. La pièce de Diderot justifie aussi le qualificatif d’« ouvrage très dramatique » que Baudelaire lui donne. Elle l’est par plusieurs aspects. En premier lieu, elle raconte l’histoire d’une entreprise dramatique avortée. Mme de Chepy commande à son ami Hardouin une petite pièce pour fêter Mme de Malves et, après avoir refusé dans un premier temps, l’écrivain finit par céder aux instances de Mlle Beaulieu, sa maîtresse occasionnelle et femme de chambre de Mme de Chepy. Cependant, il s’acquitte de la charge à sa manière, en faisant écrire la pièce à Monsieur de Surmont, un de ses amis ; quand l’auteur la décrit devant tous les personnages rassemblés en indiquant à chacun son rôle, on remarque la superposition des emplois et la parenté de l’intrigue avec Est-il bon ? Est-il méchant ? La méprise est telle que Monsieur des Renardeaux, avocat bas-normand, demande à M. de Surmont : « Ne pourriez-vous pas, monsieur, me dispenser de faire un jour deux fois le même personnage ? car je trouve que c’est trop d’une. »829 La pièce de Diderot est profondément méta-théâtrale, sans contenir une représentation de « théâtre dans le théâtre », puisque ce que Surmont a écrit sera remplacé à la fin par quelques couplets en l’honneur de Mme de Malves. Au contraire, les allusions à la pièce en train de se faire, à la meilleure manière d’agencer une intrigue de théâtre, aux acteurs qui joueront les rôles jalonnent Est-il bon ? Est-il méchant ? et donnent un plus de théâtralité à des événements déjà théâtraux par eux-mêmes830. La complexité des didascalies contribue à l’effet de théâtralité. Elles sont nombreuses et servent surtout à prescrire aux acteurs les gestes à faire, donc à marquer la « pantomime » à accomplir. Entre les deux premiers actes, il y a une didascalie qui fait penser que Hardouin va se mettre à composer la pièce demandée, et qui marque une pause dans l’action : « (Hardouin reste 828 Est-il bon ? Est-il méchant ?, Acte III, Scène XV, in Diderot, Œuvres, op. cit., p. 1377. Ibidem, p. 1395, Acte IV, Scène XII. 830 Il y dans ce sens du théâtre dans le théâtre à la Scène V de l’Acte I, lorsque Mlle Beaulieu récite une tirade de Finette, du Philosophe marié ou Le Mari honteux de l’être (1727), comédie de Néricault Destouches, ibidem, pp. 1332-1333. 829 293 sur scène dans l’entracte ; il se promène ; il s’assied ; il exécute, et l’orchestre joue la pantomime d’un poëte qui compose, tantôt satisfait, tantôt mécontent, etc.) »831 Dans une pièce qui met à nu ses propres stratégies d’illusion, les didascalies diderotiennes donnent à voir les personnages et les actions, racontent et ironisent. Le théâtre de Diderot, « auteur sanguin », contient donc au moins deux éléments (la recherche méta-théâtrale, le travail sur les didascalies) qui font de ses pièces un modèle de rajeunissement du théâtre des années 1840-1850832. Baudelaire montre un enthousiasme inconditionnel pour Est-il bon ? Est-il méchant ?, qu’Hippolyte Hostein ne partage pas, comme on le verra par la suite. Le refus du directeur de théâtre de monter la pièce diderotienne est-il pour quelque chose dans l’échec du critique d’écrire sur Diderot et Balzac ? Bien que Baudelaire ne parvienne jamais à écrire l’étude sur les tentatives conjuguées d’innovation au théâtre de Diderot et de Balzac, l’idée revient sous des formes différentes, entre 1851-1854. En 1852, l’esquisse du Hibou philosophe en témoigne, le projet d’article regarde seulement un des deux écrivains : « Balzac auteur dramatique »833. Baudelaire aurait-il écrit lui-même cet article ou l’aurait-il laissé à un de ses collaborateurs (Monselet, Champfleury) ? Vu que le projet contient souvent, entre parenthèses, l’indication du possible auteur de tel ou tel texte critique, et la passion que Baudelaire a eue pour Balzac tout au long de sa vie, il est légitime de penser qu’il se serait chargé en personne d’analyser le théâtre de l’auteur de La Comédie humaine. Alors comment aurait-il conçu son article ? Aurait-il parlé de La Marâtre, comme le donne à entendre un passage de la lettre à Hostein ? Ce « drame intime », joué pour la première fois sur la scène du Théâtre-Historique le 25 mai 1848, remporte un succès d’estime mais n’a pas plus de six représentations. La pièce sera reprise entre le 20 juillet et le 26 août, ainsi qu’en janvier 1849, sans grandes recettes pour l’auteur834. Balzac y réalise une sorte de transposition moderne de la Phèdre de Racine, dont l’action est située en 1829 « dans une fabrique de draps, près de 831 Ibidem, p. 1341. Même type de jeu dans la Scène XII de l’Acte II, p. 1359 : « (Le laquais reste sur la scène, et continue à copier la lettre en se souriant à lui-même de sa belle écriture, puis se dépitant, effaçant, grattant, déchirant et recommençant ; et, cependant, l’orchestre joue cette pantomime.) » 832 Diderot est qualifié d’« auteur sanguin » dans la présentation de Révélation magnétique, ŒC II, p. 247, et dans Edgar Poe, sa vie et ses œuvres, ŒC II, p. 316. Un autre écrivain du XVIIIème siècle, qui occupe une position similaire à celle de Diderot dans le système de la pensée baudelairienne, est Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), voir Notes pour la rédaction et la composition du journal « Le Hibou philosophe », ŒC II, p. 51 : « Faire les articles sur q[uel]ques auteurs anciens, ceux qui, ayant devancé leur siècle, peuvent donner des leçons pour la régénération de la littérature actuelle, ex. : Mercier, Bernardin de Saint-Pierre, etc…. » Dans sa correspondance, Baudelaire mentionne à deux reprises Mercier, en 1862 : une lettre à Arsène Houssaye suggère un projet d’article (COR II, p. 245), et une lettre à Madame Aupick dit son admiration pour l’historien de la Révolution Française (COR II, p. 254). Malheureusement, dans les trois cas, on peut presque affirmer avec précision que ce n’est pas au théoricien du théâtre que Baudelaire s’intéresse. 833 ŒC II, p. 50. 834 Voir Douchan Z. Milatchich, Le Théâtre de Honoré de Balzac d’après des documents nouveaux et inédits, Genève, Slatkine Reprints, 1973 (réimpression de l’édition Paris, Hachette, 1930), pp. 198-201. 294 Louviers »835. Le général de Grandchamp, ancien combattant des armées napoléoniennes considère comme des traîtres tous ceux qui ont abandonné Napoléon pour servir les Bourbons de la Restauration. Malheureusement, Ferdinand, l’amoureux de sa fille Pauline est fils de l’un de ces traîtres-là, le général Marcandal. Leur situation est compliquée par l’amour que Gertrude, deuxième femme du général de Grandchamp, porte à Ferdinand, amour partagé avant que le jeune homme n’eût connu Pauline. Le drame est solidement construit, la tension dramatique habilement ménagée par Balzac et l’intérêt du lecteur-spectateur s’attache passionnément à l’affrontement sauvage des deux rivales en amour. Dans l’intimité, elles se déchirent à belles dents, tandis que devant les autres elles rivalisent de mots à double sens, d’attaques dissimulées et de feintes pour masquer leur haine. À la fin, tels Roméo et Juliette, Ferdinand et Pauline se suicident et Gertrude continue de partager le sort d’un mari plus vieux qu’elle de trente-huit ans, et sur le point de perdre la raison à cause du suicide de sa fille. Sans vouloir aller trop loin dans les spéculations, on peut supposer la situation familiale compliquée dépeinte dans ce « drame intime » aura parlé douloureusement à Baudelaire, dont la mère a épousé sans amour un homme plus vieux qu’elle de trente-quatre ans, remplacé tout de suite après sa mort par un officier beaucoup plus jeune. Dans la pièce de Balzac, le stratagème de Gertrude visait à contracter un mariage où il y avait de fortes chances que le mari mourût vite, à hériter de sa fortune puis à épouser l’amant qu’elle fait venir auprès d’elle comme premier commis de la fabrique de draps du général de Grandchamp. Seulement, la beauté et le charme de Pauline font basculer ce plan bien ourdi… En plus de cela, la « marâtre » de Balzac s’appelle Gertrude et ce nom aura rappelé à Baudelaire la mère d’Hamlet à laquelle il superpose fréquemment la sienne propre. S’il avait écrit un article sur La Marâtre de Balzac, Baudelaire n’aurait pas manqué de mettre en évidence le ton shakespearien, ainsi que le sujet et le cadre tout à fait modernes, appropriés à une époque en pleine transformation (non seulement sociale et politique, mais aussi culturelle). La modernité du sujet et du cadre semblent essentiels dans un certain théâtre que rêve Baudelaire. Le théâtre, comme la peinture, doit se nourrir « de l’héroïsme de la vie moderne » et abandonner les facilités et les clichés de l’inspiration antique. Dans le Salon de 1846, Baudelaire critique une pièce de Balzac, Les Ressources de Quinola, pour avoir recouru – dans le cas d’un sujet parfaitement moderne – à une transposition d’époque inutile. Mais cette critique est faite au milieu d’un éloge tellement vibrant de Balzac qu’elle passe presque inaperçue : 835 Honoré de Balzac, Œuvres, Tome XXVIII, Théâtre II. Paméla Giraud. Le Faiseur. La Marâtre, Préface et notes de Roland Chollet, Lausanne, Éditions Rencontre, 1962, p. 347. 295 Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, – et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous ; – et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein.836 Ce bref passage fait l’éloge de quelques personnages de La Comédie humaine, qui sont plus grands que ceux de l’Iliade, parce qu’ils correspondent mieux aux goûts, aux aspirations et aux passions de l’homme moderne. Ces personnages romanesques comptent parmi eux un qui est « le plus poétique » et « le plus romantique », à savoir le romancier lui-même qui a tiré la substance de La Comédie humaine de sa propre existence, tout en construisant sa vie sur un modèle romanesque. Au rang des figures célèbres de La Comédie humaine, Baudelaire cite Vautrin, ce personnage à masques multiples, forçat évadé qui se cache dans la bourgeoise pension Vauquer ou corrupteur – en tant qu’abbé Carlos Herrera – de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Vautrin est le grand manipulateur, le personnage peut-être le plus impitoyable, le plus clairvoyant et le plus dévoré par une sauvage volonté de puissance, parmi tous ceux qui s’agitent dans la somme romanesque balzacienne. Baudelaire pense-t-il au personnage de roman ou au personnage de théâtre ? La pièce intitulée Vautrin a été jouée le 14 mars 1840 et suspendue le 16 mars à cause d’outrages contre la morale et d’allusions politiques incommodes. En vérité, Frédérick Lemaître, qui jouait le rôle de Vautrin, apparaissait à la Scène II de l’Acte IV grimé en Louis-Philippe, avec la tête en forme de poire popularisée par les caricatures de l’époque, ce qui était de nature à déranger le « roi bourgeois »837. Néanmoins, dans le texte du Salon de 1846, vu son accouplement avec Rastignac, il est fort possible que Baudelaire songe en premier lieu à Vautrin en tant que personnage du Père Goriot. Dans l’énumération de Baudelaire, Fontanarès fait une double tache. Tout d’abord en tant que personnage de théâtre entre des personnages de roman, ensuite en tant qu’homme du XVIème siècle parmi des hommes du XIXème. Les Ressources de Quinola, comédie à fin presque tragique, a été représentée dix-neuf fois à partir du 19 mars 1842 sur la scène du Théâtre de l’Odéon, et le Théâtre du Vaudeville l’a reprise avec un grand succès en 1863838. Écrite avec une grande liberté (elle commence par un Prologue de la longueur d’un acte à part entière), la comédie de Balzac 836 Salon de 1846, XVIII « De l’héroïsme de la vie moderne », ŒC II, p. 496. Roland Chollet, Préface à Honoré de Balzac, Œuvres, Tome XXVII, Théâtre I. L’École des ménages, Vautrin, Les Ressources de Quinola, Lausanne, Éditions Rencontre, 1962, p. 27. La Préface que Balzac écrit cinquante jours après l’interdiction de la pièce refuse de discuter la question de la moralité du théâtre, soulevée par les débats critiques : « Mais traiter la question de la moralité ou de l’immoralité du théâtre, ne serait-ce pas se mettre audessous des Prudhomme qui en font une question ? », éd. cit., p. 209. Sur la « bataille » et l’« interdiction » de Vautrin, voir aussi Milatchitch, op. cit., pp. 83-92. 838 Voir les précisions de Roland Chollet, dans la notice qui introduit Les Ressources de Quinola, op. cit., p. 358. Milatchitch, op. cit., pp. 125-137. 837 296 s’inspire largement du théâtre baroque espagnol du Síglo de oro. L’action se passe du temps de Philippe II en Espagne, et met en scène la destinée de l’inventeur Alfonso Fontanarès, élève de Galilée, que l’Inquisition prend pour un sorcier, qui invente la propulsion à vapeur et même fait par ce moyen marcher un bateau dans le port de Barcelone devant une foule éblouie839. L’intrigue « scientifique » est doublée par une histoire d’amour entre Fontanarès et la fille d’un riche bourgeois barcelonais, Marie Lothundiaz, refusée à l’inventeur, mariée à Sarpi vice-roi de Catalogne, et dont la mort signifie pour l’inventeur la perte d’une des deux raisons qui justifient son existence. Quant à l’invention, elle est usurpée par don Ramon et Fontanarès commet un geste final de dépit et de haine, qui est en même temps une vengeance, en laissant des bandits couler le vaisseau : son invention est sans espoir de récupération. Toutes ses illusions sont perdues, ses raisons de vivre anéanties, c’est pourquoi il déclare une guerre sans merci au monde, presque dans les mêmes termes que Rastignac sur les hauteurs du Père-Lachaise, après l’enterrement du Père Goriot : « Ô monde des intérêts, de la ruse, de la politique et des perfidies, à nous deux maintenant ! »840 Fontanarès incarne le génie en avance sur son siècle, obsédé par le savoir et travaillé de grands rêves, mais incompris et rejeté, vivant dans la pauvreté et dans la misère la plus noire. Il est une figure emblématique du héros romantique, et c’est sans doute la raison principale pour laquelle Baudelaire réclamait « le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous » pour l’expression scénique de ses tribulations ; Balzac aurait dû oser dans sa comédie ce qu’Alexandre Dumas père avait déjà osé dans Antony841. Un deuxième personnage fascinant des Ressources de Quinola est Lavradi, condamné à dix ans de prison, mais qui prend le nom de Quinola et sert Fontanarès, comme valet, à toute épreuve et par tous les moyens (dissimulation, chantage, mensonges, encouragements honnêtes, amitié sincère, etc.), ce qui explique le titre de la pièce. La courtisane ne pouvait pas manquer de l’univers balzacien : Faustina Brancadori, vénitienne amoureuse de Fontanarès, est rejetée et se transforme volontairement en instrument 839 Salomon de Caus, qui a préconisé en 1615 l’emploi de la vapeur comme force motrice, est-il le modèle du Fontanarès de Balzac ? Pour la petite histoire, Baudelaire commente, dans le Salon de 1845, ŒC II, p. 382, un tableau de Lécurieux, Salomon de Caus à Bicêtre, qui représente l’inventeur dans un asile d’aliénés. Les allusions au théâtre surprennent dans le commentaire : « Nous sommes à un théâtre du boulevard qui s’est mis en frais de littérature ; on vient de lever le rideau, tous les acteurs regardent le public. Un seigneur, avec Marion Delorme onduleusement appuyée à son bras, n’écoute pas la complainte du Salomon qui gesticule comme un forcené dans le fond. La mise en scène est bonne ; tous les fous sont pittoresques, aimables, et savent parfaitement leur rôle. Nous ne comprenons pas l’effroi de Marion Delorme à l’aspect de ces aimables fous. » 840 Les Ressources de Quinola, in Œuvres, Tome XXVII, op. cit., p. 521, Acte V, Scène VI. 841 Selon Guy Batault, « Fontanarès ? À propos de Baudelaire et de Balzac, avec une digression sur Eugène Delacroix, Victor Hugo, Stendhal et la définition du romantisme », in Mercure de France, Tome deux cent vingtseptième, 1er avril-1er mai 1931, p. 220, une puissante identification opère de Baudelaire à Fontanarès et ensuite à Balzac, sous le signe de la génialité romantique : « En Fontanarès, Baudelaire a reconnu Balzac et s’est retrouvé luimême. » 297 des malheurs de l’inventeur (c’est elle qui arrange le mariage de Marie et de Sarpi), avant d’être prise pour femme – avec horreur et mépris – par celui-là même dont elle avait ruiné les espoirs. Une deuxième allusion de Baudelaire aux Ressources de Quinola se trouve dans son étude de 1852, Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages. En écho à la fin du Salon de 1846, Baudelaire parle de la grande implication de Balzac dans le monde fictionnel qu’il a créé et qui est revêtu pour le romancier d’une réalité plus intense que celle du monde réel. Le critique souligne encore une fois la puissance créatrice de Balzac, génie infatigable et pluriel, qui se nourrit des grands exemples de La Comédie humaine et des pièces de théâtre, tout en leur servant de modèle : Balzac, en assistant aux répétitions des Ressources de Quinola, les dirigeant et jouant lui-même tous les rôles, corrigeait des épreuves de ses livres ; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigué allait au sommeil, il retournait légèrement au travail. Chacun sait qu’il a fait de grands excès d’insomnie et de sobriété.842 Il est certain que si Baudelaire avait écrit l’article projeté sur le théâtre de Balzac, il aurait consacré des développements importants à ce qui est le chef-d’œuvre du théâtre balzacien : Le Faiseur. Cette comédie a été jouée dans une version abrégée et édulcorée par Dennery au Théâtre du Gymnase en août 1851 et a remporté un succès dont malheureusement Balzac ne pouvait plus profiter. La première publication d’une version conforme au manuscrit de l’auteur se fait en 1853, d’abord en feuilleton dans Le Pays entre le 28 août et le 15 septembre, puis en volume chez Cadot843. La correspondance garde des traces du projet baudelairien d’écrire une étude sur cette comédie, dans une lettre à Armand Dutacq, écrite le 30 janvier 1852, où Baudelaire – en rendant les numéros du Pays où la pièce de Balzac avait paru – affirme qu’ils (lui et Armand Baschet, auteur d’un livre sur Balzac) seront peut-être obligés de les lui emprunter à nouveau « car l’article que nous voulons faire veut être fait avec soin »844. Une lettre antérieure de quelques mois, envoyée à Madame Aupick, montre l’engouement de Baudelaire pour Le Faiseur et constitue une preuve irréfutable que c’est lui qui aurait écrit l’article sur cette pièce (la part de Baschet étant incertaine) : « À propos de Balzac, j’étais à la première représentation de Mercadet le Faiseur. Les hommes qui ont tant tourmenté ce pauvre homme l’insultent après sa mort. Si tu lis les journaux français, tu auras cru que c’est une chose abominable. C’est simplement une œuvre admirable. Je te l’enverrai. »845 Baudelaire s’indigne contre le faux jugement porté par les journalistes contre la pièce de Balzac (adaptée par 842 Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages, ŒC II, p. 268. Voir les précisions de Roland Chollet, dans la notice qui introduit Le Faiseur, Balzac, Œuvres, Tome XXVIII, op. cit., p. 152. Milatchitch, op. cit., pp. 227-303. 844 COR I, p. 185. 845 COR I, p. 178, lettre du 30 août 1851. 843 298 Dennery), et lui donne la louange d’« œuvre admirable ». L’intérêt pour Mercadet (premier titre de la pièce) ne faiblit pas jusqu’en 1857, dans l’article sur Madame Bovary, où il loue M. de Custine d’être « le créateur de la jeune fille laide, ce type tant jalousé par Balzac (voir le vrai Mercadet) »846. En 1857, la distinction est devenue très nette dans l’esprit de Baudelaire entre le vrai Mercadet et celui fabriqué par Dennery pour respecter les conventions de la scène française. Baudelaire se serait intéressé de près, dans son article, à « la jeune fille laide ». Il s’agit de Julie, fille du spéculateur Mercadet, qui aime Adolphe Minard et finit par se faire aimer de lui après quelques embrouilles comiques (il la croit riche héritière tandis qu’elle n’a pas le sou, s’engage à l’épouser, puis se dédit pour s’engager à nouveau). Leur amour tout « idéal » résiste en fin de compte très bien à la pression du réel et de la société. Baudelaire aurait ensuite fixé son attention sur Mercadet (de l’espagnol mercado = marché), alter ego de Balzac, spéculateur de génie, plein d’idées farfelues, et qui réussit à dompter ses féroces créanciers mieux que le Don Juan de Molière. Ruiné par la disparition de son ami, Monsieur Godeau (personnage tout à fait pré-beckettien, mais qui finit par apparaître), Mercadet s’applique à sauver les apparences et à rester dans les jeux de la Bourse. Godeau est décrit par une référence au théâtre, ce qui le rapproche, à nos yeux, encore plus de Godot : « Godeau ?... J’ai cru, lorsqu’on avança le type si célèbre de Robert Macaire, que les auteurs l’avaient connu !... »847 Le principal moyen de salut de Mercadet consiste à changer souvent de masque et de répliques, avec un talent hors du commun, parce qu’il adapte toujours le rôle au personnage qu’il veut dompter, réussissant par ce moyen théâtral à dominer tout le monde. Il ne quitte pas l’appartement parisien de onze pièces dont le loyer n’est plus payé depuis de longs mois, sa femme paraît aux spectacles et à l’opéra vêtue des toilettes les plus somptueuses et toutes les stratégies lui sont bonnes pour que l’impact sur les « spectateurs » soit assuré. Le modèle du théâtre aide Mercadet à poser un regard désabusé sur un monde déserté par les sentiments et régi par la seule loi de l’argent et de l’intérêt, où le progrès authentique n’est pas possible. Un discours qu’il fait à sa femme pour laquelle il a de l’affection et dont il est respecté sent le roué parfait : Aujourd’hui, madame, tous les sentiments s’en vont et l’argent les pousse. Il n’y a plus que des intérêts parce qu’il n’y a plus de famille, mais des individus ! […] Savez-vous pourquoi les drames dont les héros sont des scélérats ont tant de spectateurs ? C’est que tous les spectateurs s’en vont flattés en se disant : – Je vaux encore mieux que ces coquins-là… […] Tout crédit implique un mensonge ! Vous devez m’aider à cacher notre misère sous les brillants dehors du luxe. […] Le spéculateur et l’actionnaire se valent tous les deux, ils veulent être riches en un instant. J’ai rendu service à tous mes créanciers ; tous croient encore tirer quelque chose de moi ! Je serais perdu sans la connaissance intime de leurs intérêts et de leurs passions : aussi 846 847 ŒC II, p. 78. Le Faiseur, Balzac, Œuvres, Tome XXVIII, op. cit., p. 157. 299 jouai-je à chacun sa comédie.848 Les rôles que Mercadet prend plaisir à composer en fonction de la personne qui se trouve en face de lui confèrent au Faiseur une forte dose de théâtralité. La théâtralité, ainsi que les ressemblances entre les deux figures principales, rapproche la comédie de Balzac d’Est-il bon ? Est-il méchant ? de Diderot849. Seulement, le personnage de Balzac est-il filtré à travers une figure obsédante du monde imaginaire du créateur, à laquelle ce spéculateur s’identifie volontairement : « Je serai le Napoléon des affaires. »850 Champfleury mentionne les deux pièces dans un texte écrit sous forme de lettre en 1856, « Est-il bon ? Est-il méchant ? » Lettre à Monsieur le Ministre d’État, en ne les rapprochant pas de manière explicite, mais en suggérant néanmoins une parenté851. La lettre parle d’une grave crise de la comédie, forme de théâtre inconnue en France depuis Le Mariage de Figaro (1778). Le Mercadet de Balzac est « le seul essai de grande comédie » depuis la pièce de Beaumarchais. Malgré ou à cause de ses vraies qualités (modernité du sujet, moralité laissée aux lecteurs-spectateurs, traits saillants des personnages), le texte de Balzac a été refusé à la Comédie-Française852, tout comme Est-il bon ? Est-il méchant ?, et rejeté à la première représentation par des gens qui reconnaissait leur portrait trop fidèle et « voulaient faire croire que l’auteur était le coquin », pris par des « enthousiasmes de vertu subite »853. Malheureusement, Champfleury ne développe pas le parallèle suggéré entre Est-il bon ? Est-il méchant ? et Mercadet, et fait une analyse de la pièce moins profonde et juste que celle de Baudelaire dans la lettre à Hippolyte Hostein, se bornant à un résumé de l’intrigue. Une idée est cependant à retenir, à savoir la caractérisation de Hardouin (Diderot) comme mélange de Scapin et de Figaro854. Les considérations de Champfleury sur Diderot et Balzac peuvent susciter deux hypothèses à première vue contradictoires mais peut-être seulement complémentaires : Baudelaire ébauche le projet sur les tentatives que Diderot et Balzac ont entreprises en vue du 848 Ibidem, pp. 177, 178, 179, 180, Acte I, Scène VI. Sur la théâtralité du Faiseur, voir l’article de Pierre Laforgue, « Théâtre et théâtralité dans Le Faiseur de Balzac », in Le Théâtre des romanciers, Études réunies par Marie Miguet-Ollagnier, Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, Paris, Les Belles Lettres, 1996, pp. 15-29. 850 Balzac, Le Faiseur, Œuvres, Tome XXVIII, op. cit., p. 290. 851 Voir le texte de la lettre dans Le Réalisme, Paris, Michel Lévy, 1857, pp. 198-224. 852 Sur l’incompatibilité entre Balzac et la Comédie-Française, voir Baudelaire, Salon de 1846, XV « Du paysage », ŒC II, p. 481 : « J’ai entendu dire à un poète ordinaire de la Comédie-Française que les romans de Balzac lui serraient le coeur et lui inspiraient du dégoût ; que, pour son compte, il ne concevait pas que des amoureux vécussent d’autre chose que du parfum des fleurs et des pleurs de l’aurore. » 853 Les références des citations de Champfleury, in Le Réalisme, op. cit., p. 201. 854 La superposition Diderot-Hardouin, ibidem, p. 205 : « Hardouin, c’est Diderot lui-même, Diderot l’enthousiaste, Diderot le moraliste, Diderot l’ami de la vertu, Diderot le déclamateur, Diderot le conteur, enfin Diderot faisant le mal pour arriver au bien. Certes, il y a là de quoi effrayer un acteur consciencieux. J’appris qu’un des plus spirituels comédiens du Théâtre-Français avait lu la pièce et ne l’avait pas comprise. » 849 300 renouvellement du théâtre français sous l’influence de Champfleury, ou Champfleury est amené à s’intéresser à Diderot et Balzac auteurs de théâtre sous l’influence de Baudelaire. Si Baudelaire avait réalisé le projet annoncé à la fin de l’article Les Drames et les romans honnêtes, la portée, la finesse du jugement critique, la subtilité du parallèle entre Diderot et Balzac, la concentration et la force nerveuse du style auraient surpassé tout ce qu’on peut trouver dans les écrits de Champfleury. Dans cette perspective, la question de l’influence devient insignifiante : tout ce qui reste, c’est une convergence d’esthétique de plus entre Baudelaire et le leader de l’école « réaliste ». En comparant le théâtre de Balzac à celui de « l’école du bon sens », à celui des auteurs romantiques ou au théâtre (néo-)classique, on remarque aisément toute la force de sa modernité. Parmi les trois pièces citées par Baudelaire, une seule (Les Ressources de Quinola) n’est pas localisée à l’époque moderne, mais elle reste très actuelle par le sujet. L’écriture des pièces balzaciennes est vive, perçante, arborescente, et leur force visuelle est très grande. Elles réclament de grands efforts de mise en scène pour être bien jouées, étant touffues, riches en didascalies, en incidents complexes et en apartés, mais faisant éclater la théâtralité, le double jeu, la force volcanique de Balzac par chaque fibre. Si le théâtre balzacien, inspiré de Diderot, est le modèle du théâtre que Baudelaire rêvait, il n’est pas étonnant que le « système d’alignement et de contrastes uniformes » des drames de Victor Hugo lui ait profondément déplu. D’ailleurs Balzac, malgré l’appui de Victor Hugo lors des moments difficiles de lutte avec le public, le lendemain de la représentation de telle ou telle de se pièces, se forge une conception du théâtre où son illustre contemporain n’a pas sa place : « Une pièce est l’œuvre la plus facile et la plus difficile de l’esprit humain ; ou c’est un jouet d’Allemagne ou c’est une statue ; un polichinelle ou Vénus ; la Tour de Nesle ou Alceste… Les misérables mélodrames de Hugo m’effraient. »855 En dehors de son intérêt pour le théâtre de Balzac, Baudelaire a montré de la passion pour le romancier tout au long de sa vie. S’il n’a pas écrit l’article sur les drames et les comédies, il a consacré un article mi-moqueur, mi-admiratif au génie spéculateur de Balzac, Comment on paie ses dettes quand on a du génie (1845), où il montre que le grand romancier faisait écrire des articles par des collaborateurs en les payant assez bien, puis les publiait sous son nom en encaissant des sommes beaucoup plus grosses856. Les Drames et les romans honnêtes 855 Cité dans Odette Aslan (dir.), L’Art du théâtre, Paris, Marabout, 1963, pp. 346-347. Si Victor Hugo est exclu de l’idée que Balzac se fait du théâtre, Alexandre Dumas père y est présent (La Tour de Nesle, 1832). 856 Une autre critique du jeune Baudelaire à l’égard de Balzac regarde le style, voir Conseils aux jeunes littérateurs, ŒC II, p. 17. Une mauvaise méthode de composition, qui consiste à trop charger les épreuves de corrections, donne au style de Balzac « ce je ne sais quoi de diffus, de bousculé et de brouillon, – le seul défaut de ce grand historien. » 301 contiennent des allusions à la polémique entre Balzac et Hippolyte Castille, au cours de laquelle l’auteur de La Comédie humaine se défend magistralement des reproches d’immoralité qui lui ont été faits857. Avec ces deux exemples, nous avons cité, pour ainsi dire, deux moments substantiels de critique balzacienne dans le parcours de Baudelaire. Mais le jugement le plus pénétrant et clairvoyant, qui prouve que l’idée d’un grand article sur Balzac obsède Baudelaire pendant longtemps, est fait dans Théophile Gautier [I] (1859)858. Baudelaire présente le romancier sous un jour qui a fait une brillante carrière dans la critique moderne, en se montrant tout d’abord étonné de la grande gloire d’« observateur » de Balzac, qui est par contre « visionnaire, et visionnaire passionné », auteur de « fictions […] aussi profondément colorées que des rêves ». Aux yeux de Baudelaire, Balzac est un pur romantique (le Salon de 1846 le soulignait déjà) qui a su infuser aux personnages de La Comédie humaine « l’ardeur vitale dont il était animé lui-même » aussi bien que sa « volonté » créatrice, qui fait que depuis les sommets de l’aristocratie jusqu’aux profondeurs du bagne chaque figure majeure de la somme romanesque balzacienne a du « génie ». L’image du monde balzacien très plastiquement décrite par Baudelaire nous change des idées de ceux qui croyaient à l’apparent réalisme de Balzac (Champfleury, entre autres). Dans le fragment qui suit, cette image est reconfigurée par les idiosyncrasies perceptives de Baudelaire (theatrum mundi), qui transfère des éléments spécifiques au vocabulaire du théâtre – « acteurs », « comédie » – vers l’univers romanesque balzacien. S’il est incapable d’écrire sur le théâtre de Balzac, voilà au moins Baudelaire écrivant sur la théâtralité de La Comédie humaine : Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. La profonde théâtralité du monde décrit dans La Comédie humaine (et, implicitement, de l’architecture même des romans de Balzac) a sa source dans une accentuation des données du monde réel, qui est déjà en soi une « comédie ». L’effet de théâtralité est obtenu par Balzac à travers une pratique habile de l’hyperbole : les êtres humains et les objets s’offrent au regard du romancier avec un contour appuyé, ce qui ne lui suffit pas, puisqu’il exagère encore plus les données du monde extérieur. Il noircit les ombres et éclaircit les lumières, pour obtenir des contrastes violents, et son écriture est apparentée à l’art de l’acquafortiste : 857 Graham Robb donne une brillante interprétation des enjeux de la mention de Balzac dans Les Drames et les romans honnêtes, que nous ne reprenons plus ici, Baudelaire lecteur de Balzac, Paris, José Corti, 1988, pp. 271-298. 858 Graham Robb considère le fragment de l’article sur Gautier comme le texte le plus important consacré par Baudelaire à Balzac, ibidem, p. 299. 302 Toutes les âmes sont des armes chargées de volonté jusqu’à la gueule. C’est bien Balzac luimême. Et comme tous les êtres du monde extérieur s’offraient à l’œil de son esprit avec un relief puissant et une grimace saisissante, il a fait se convulser ses figures ; il a noirci leurs ombres et illuminé leurs lumières. Son goût prodigieux du détail, qui tient à une ambition immodérée de tout voir, de tout faire voir, de tout deviner, de tout faire deviner, l’obligeait d’ailleurs à marquer avec plus de force les lignes principales, pour sauver la perspective de l’ensemble. Il me fait quelquefois penser à ces aquafortistes qui ne sont jamais contents de la morsure, et qui transforment en ravines les écorchures principales de la planche.859 Beryl Schlossman part de l’essai baudelairien sur Théophile Gautier pour écrire une passionnante étude sur « Balzac’s Art of Excess »860. Selon Schlossman, les fragments sur Balzac articulent les termes d’une esthétique de l’excès à travers la présentation du romancier comme « visionnaire passionné ». Les extrêmes de l’esthétique de l’excès sont représentés par les ténèbres et la lumière, exagérées à outrance et qui relient l’écriture balzacienne à l’eau-forte et à la peinture (l’étude de Schlossman contient de bons développements sur les rapports de Balzac au diorama ou à la peinture de Raphaël Sanzio). À travers des correspondances entre les arts, Baudelaire édifie au nom de Balzac une poétique de la modernité inséparable de l’hyperbole : « The art of modernity articulates an aesthetics of excess; it connects language and vision, fiction and painting, in Baudelaire’s reading of Balzac’s Comédie. Baudelaire’s brief and hyperbolic commentary combines blackened shadows and illuminated lights in a literary translation of the visual image. »861 Balzac, l’auteur de théâtre ou de La Comédie humaine, fait – sur les traces de Diderot – rêver Baudelaire d’un théâtre moderne, nourri du monde contemporain, mais qui mette en scène des personnages énergiques pleins de volonté, des personnages dont les contours et les caractères soient dessinés de manière hyperbolique. Au théâtre de François Ponsard, Émile Augier ou Dumas fils s’oppose le théâtre de Diderot et de Balzac. Quant au drame romantique, si les pièces de Dumas père satisfont certains goûts de Baudelaire, une tentative de Nerval semble apporter la solution complète aux problèmes du drame romantique. Il s’agit du Chariot d’enfant, pièce écrite en collaboration avec Méry, jouée au Théâtre de l’Odéon entre le 13 mai et le 2 juin 1850. Une première lettre, assez familière, de Baudelaire à Nerval, réclame deux places pour Le Chariot. Baudelaire dit aussi qu’il a cédé à Poulet-Malassis un billet déjà reçu pour la dernière répétition 859 Toutes les citations sur Balzac se trouvent dans Baudelaire, Théophile Gautier [I], ŒC II, p. 120. La vision que Baudelaire donne de Balzac anticipe à bien des égards celle d’Ernst Robert Curtius, Balzac, Traduit de l’allemand par Henri Jourdan, Paris, Bernard Grasset, 1933. 860 « Balzac’s Art of Excess », in Modern Language Notes. Comparative Literature, vol. 109, n° 5, December 1994, pp. 872-896. 861 Ibidem, p. 895. 303 de la pièce ; le futur éditeur des Fleurs du mal en profitera pour emmener Champfleury la voir. Dans la même lettre, à propos des places qu’il réclame, Baudelaire fait une affirmation étrange : une de ces deux places serait pour sa « femme »862. S’agit-il de Jeanne Duval ou de la lorette Caroline Dardart ? Une deuxième lettre de Baudelaire, expédiée le 18 mai 1850, réitère les sollicitations à propos de deux places pour Malassis, ainsi qu’à propos des Nuits du Ramazan (fragment du Voyage en Orient publié par Le National) dont Baudelaire voudrait bien un exemplaire863. Même si Baudelaire n’exprime pas dans ses deux lettres des jugements esthétiques sur Le Chariot d’enfant, l’insistance avec laquelle il demande des places trahit un grand intérêt de sa part. En réalité, cette pièce est une adaptation d’une pièce sanskrite attribuée au roi Sudraka. Tout le travail de Nerval et de Méry s’est borné à comprimer en cinq actes et sept tableaux une action dramatique déroulée sur plusieurs jours, entrecoupée « de prières, de sacrifices et d’épisodes tout particuliers à l’Inde et qu’il était inutile de reproduire devant un public indifférent à ces vieilles croyances »864. En dehors des coupures inévitables pour faire jouer la pièce sur la scène de l’Odéon, la traduction est assez fidèle à l’« esprit » sinon à la « lettre » du texte original. Dans la préface du Chariot d’enfant, plusieurs informations utiles sont données pour les lecteurs sur l’époque probable à laquelle le drame indien a été composé et joué, et sur son influence en Europe, où il avait déjà été traduit en allemand et en anglais. Selon l’auteur de la préface (Nerval ?), l’esprit du Chariot d’enfant n’est pas très éloigné de l’esprit européen, ce qui fait que la pièce peut être facilement comprise par le public du XIXème siècle (cette parenté serait due à la vieille unité culturelle indo-européenne). L’intrigue du Chariot est résumée comme suit dans un argument postérieur à la pièce et cité dans la préface de la traduction française : Dans Avanti, vivait un jeune brahmane d’un rang distingué, mais d’une pauvreté extrême ; son nom était Tcharoudata. Une courtisane, nommée Vasantazena, devînt éprise des hautes et nombreuses qualités de Tcharoudata, et l’histoire de leurs amours forme l’intrigue de ce drame du roi Soudraka, qui montre l’infamie d’un méchant, la lâcheté d’un magistrat, la puissance de la vertu et le triomphe de l’amour fidèle.865 Le méchant dont l’infamie est punie est Samsthanaka, prince royal, amoureux de Vasantazena, qui le rejette et qu’il tue lâchement pour se venger. Le prince veut faire accabler du 862 Tout le texte de la première lettre à Gérard de Nerval se trouve dans COR I, p. 164. Voir COR I, p. 165. 864 Le Chariot d’enfant, Traduction du drame indien du roi Soudraka par MM. Méry et Gérard de Nerval, Paris, D. Giraud et J. Dagneau, Libraires-Éditeurs, 1850, p. VII (préface). 865 Ibidem, p. X. 863 304 crime Tcharoudata, ancien ministre de son père le roi, mais le témoignage conjugué de la femme (Madhavia) et de l’ami (Metreya) de Tcharoudata, ainsi que l’intervention in extremis de Sarvilaka, joueur, voleur et témoin du crime, sauvent les deux amants. Madhavia tend la main à Vasantazena, sauvée de la mort par Sarvilaka (amoureux de la servante de la courtisane), et la femme perdue devient la seconde épouse de Tcharoudata, rédimée par son amour pour les vertus et le caractère juste de ce brahmane. L’indianité est un bon prétexte pour présenter au public français un spectacle complexe, où la règle des trois unités a volé en éclats, même si la pièce est encore écrite en vers. C’est aussi un prétexte parfait pour faire représenter impunément les amours d’une courtisane et d’un homme marié, qui auraient énormément choqué les spectateurs dans une version moderne à la Balzac (Splendeurs et misères des courtisanes, La Cousine Bette). L’intrigue contient de nombreux épisodes auxiliaires, représentés pour le pur plaisir du spectacle et les décors changés assez souvent répondent à la soif d’exotisme du public. Bocage, le grand acteur romantique qui avait incarné Didier dans Marion de Lorme et Antony dans la pièce homonyme, directeur de l’Odéon à l’époque de la représentation du Chariot d’enfant, n’avait pas lésiné devant les dépenses considérables d’« une mise en scène splendide »866. Il a même engagé Ancessy pour composer les airs du Chariot et le compositeur a réalisé « un beau travail d’archéologie musicale, en s’inspirant des mélodies de l’Indoustan »867. Le Chariot d’enfant est l’occasion d’un grand dépaysement pour Baudelaire. La pièce le transporte dans un univers exotique de couleurs chatoyantes, de musiques étranges, de parfums forts et d’amours interdites, ce qui le change de la vulgarité moralisante de la scène française dans les années 1850. L’intérêt de Baudelaire pour les formes du théâtre asiatique ne faiblit pas au cours des ans. Au mois de mai 1854, il envoie par exemple un mot du directeur de la PorteSaint-Martin à son plus féroce créancier, Antoine Arondel, pour que celui-ci puisse aller voir la prestation de jongleurs chinois868, louée avec enthousiasme par Théophile Gautier dans La Presse du 25 avril 1854. Un an plus tard, le 20 juin 1855, Baudelaire adresse à Philoxène Boyer, bohème ayant des connaissances étendues dans tous les domaines littéraires, une lettre qui contient une demande d’aide : « Je prévois, depuis quelques jours, que je vais peut-être avoir besoin de vous pour un grand article, à propos des tendances des théâtres. Vous savez que je ne suis pas ferré sur les répertoires. »869 La demande de Baudelaire se précise à la fin du mois, quelques jours plus tard. Il voudrait que son ami lui envoie des « catalogues de librairie » et des 866 Ibidem, p. XIII. Ibidem, p. XVII. 868 COR I, p. 277. 869 COR I, p. 315. 867 305 listes où seraient contenues les pièces de théâtre étrangères publiées en France (Schiller et Calderón par exemple870). Mais Baudelaire, pour l’article prévu sur « les tendances des théâtres », ne veut pas se limiter à l’Europe : « Puis éditions générales, c’est-à-dire collections. Je tiendrais vivement à ce que vous m’en indiquiez une où seraient contenus les théâtres asiatiques. »871 Entre 1850 et 1855, on trouve donc des traces chez Baudelaire de son intérêt pour le théâtre asiatique, qui lui semblait sans doute une grande source de renouvellement pour le théâtre français du XIXème siècle. Quelques touches d’exotisme asiatique présentes dans les écrits baudelairiens peuvent faire voir – par analogie – ce que le théâtre asiatique était censé apporter au théâtre français. Tout d’abord, comme le laisse entendre un vers de La Chevelure qui chante « la langoureuse Asie et la brûlante Afrique »872, l’Asie est pour Baudelaire un rêve infini de volupté, de sensualité, de plaisirs épicés. Ensuite, comme on le voit dans Le Voyage, l’Asie est aussi un réservoir de divinités étranges, qui réveillent la curiosité et les instincts les plus profondément enfouis de l’Européen : « Nous avons salué des idoles à trompe »873. Dans ce vers, l’allusion de Baudelaire à Ganesha, dieu hindou à tête d’éléphant, patron des arts, de l’intelligence et de la chance, est transparente874. Pour Baudelaire, l’Asie est aussi un espace culturel qui engendre des arts très différents des arts européens, que nous devons comprendre en nous replaçant dans le contexte de leur production. Ainsi, dans Exposition universelle – 1855 – Beaux-Arts, il imagine un Winckelmann moderne placé devant un objet d’art chinois, « produit étrange, bizarre, contourné dans sa forme, intense par sa couleur, et quelquefois délicat jusqu’à l’évanouissement »875. Mais l’Asie ne se réduit pas, pour Baudelaire, à l’Inde et à la Chine. Un article de Champfleury, publié en 1868, montre que la mode des japonaiseries est née à Paris sous l’impulsion de Baudelaire qui, vers 1858, fait venir plusieurs artistes et lettrés dans la boutique de curiosités de Madame D…, dite la Japonaise, et leur fait des dissertations sur l’art nippon876. Connaissant cela, on imagine sans peine Baudelaire s’intéressant, à l’instar des hommes de 870 Baudelaire fait une allusion à une pièce faustienne de Calderón, El mágico prodigioso (1637), Acte III, Scène VI, dans son article Pierre Dupont [I], ŒC II, p. 32 : « Il existe une comédie espagnole où une jeune fille demande en écoutant le tapage ardent des oiseaux dans les arbres : Quelle est cette voix, et que chante-t-elle? Et les oiseaux répètent en chœur : l’amour, l’amour ! Feuilles des arbres, vent du ciel, que dites-vous, que commandez-vous ? Et le chœur de répondre : l’amour, l’amour ! le chœur des ruisseaux dit la même chose. La série est longue, et le refrain est toujours le même. » Chez Calderón, Baudelaire s’intéresse au moment où la jeune fille est tentée par le démon afin de devenir amoureuse du magicien Cipriano qui avait signé un pacte avec le Malin afin de posséder l’objet de son amour, la vertueuse et chrétienne Justina ! 871 Seconde lettre à Philoxène Boyer, COR I, p. 317. 872 ŒC I, p. 26. 873 ŒC I, p. 132. 874 Baudelaire a sans doute apprécié le défilé des divinités hindoues dans Le Chariot d’enfant, traduit par Méry et Nerval. 875 ŒC II, p. 576. 876 Voir l’article « La mode des japoniaiseries », signé C.-Y. et paru dans La Vie parisienne, 21 novembre 1868, pp. 862-863. 306 théâtre du XXème siècle, au nô et au kabuki, fasciné par le grimage savant, par les gestes hiératiques et par l’alliage de plusieurs arts en vue de la création d’une œuvre absolue877. 2.2. Pantomimes Entre toutes les allusions ou pointes à Ponsard, Hugo, Dumas, Augier, Diderot, Balzac, Nerval, on trouve les jugements les plus développés et les plus captivants de Baudelaire sur le théâtre dans l’essai De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, publié en 1855 et remanié sensiblement en 1857. Baudelaire procède ici systématiquement, en établissant des catégories très précises à propos du comique878. Après avoir consacré de longs développements à la nature satanique du rire (qui naît chez les rieurs de l’idée orgueilleuse de leur supériorité sur les autres), il distingue entre ce qu’il appelle le comique habituel ou significatif, où l’art se combine volontiers avec l’idée moralisatrice, et le grotesque ou le comique absolu, où l’art est un – tout comme la perception du spectateur est une (= intuition) – parce que se rapprochant beaucoup plus de la nature. Selon Baudelaire, la meilleure vérification du grotesque doit être le rire spontané, qui fuse en dehors de toute réflexion, tandis qu’en face du comique significatif il n’est pas rare qu’on rie après coup, tout dépendant de la rapidité qu’on met à décoder telle ou telle situation en tant que comique. La nature spéciale du grotesque fait qu’il n’est pas à la portée de tout le monde et qu’il reste « l’apanage des artistes supérieurs qui ont en eux la réceptibilité suffisante de toute idée absolue »879. On retrouve dans ce bref passage une pensée esthétique centrale chez Baudelaire, à savoir que pour la captation de l’absolu il faut des artistes « supérieurs », qui transcendent les limites habituelles de l’humain. Même si Victor Hugo n’est pas mentionné dans De l’essence du rire, on peut y déceler quelques traces de la Préface de Cromwell, qui ne diminuent en rien l’originalité baudelairienne. Selon Hugo, l’acceptation du grotesque différencie radicalement la littérature moderne de la littérature antique centrée sur la recherche du « beau idéal ». Pour les modernes, le grotesque a un rôle énorme, créant le difforme et l’horrible, le comique et le bouffon, bref il est « la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art »880. Si le comique peut se diviser en significatif et absolu, il y a d’autres typologies qui peuvent 877 Le théâtre traditionnel japonais a commencé à être connu en Occident seulement à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, sous l’impulsion de Gordon Craig, Maeterlinck et Yeats. La première étude importante sur le nô date de 1909 et sur le kabuki de 1925. Voir, pour d’autres renseignements d’histoire culturelle, Ernst Earle, « The Influence of Japanese Theatrical Style on Western Theatre », in Educational Theatre Journal, vol. 21, n° 2, May 1969, pp. 127-138. 878 Selon Patrizia Lombardo, « Baudelaire et le vertige du rire », in Baudelaire, recueil édité par Yoshikazu Nakaji, La Licorne. Revue de l’Université de Poitiers, 2007, De l’essence du rire repose à la fois sur une démarche philosophique (qui établit des typologies objectives) et sur une démarche artistique (essentiellement subjective). 879 De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, ŒC II, p. 536. 880 Préface de Cromwell, in Œuvres complètes. Critique, op. cit., p. 11. 307 être envisagées : une qui prendrait comme base les « facultés » spécifiques de chaque artiste et une autre qui ferait une classification du comique suivant « les climats et les diverses aptitudes nationales »881. Si Baudelaire laisse la typologie basée sur les « facultés » de chaque artiste et celle qui prend appui sur les « aptitudes nationales » pour les deux essais sur les caricaturistes (Quelques caricaturistes français, Quelques caricaturistes étrangers), dans De l’essence du rire il fait ce qu’on pourrait appeler une typologie culturelle du comique. Son premier exemple regarde la France, « pays de pensée et de démonstrations claires, où l’art vise naturellement et directement à l’utilité », où « le comique est généralement significatif », qu’il s’agisse du comique des Contes de Voltaire ou même du comique de Rabelais « qui garde au milieu de ses plus énormes fantaisies quelque chose d’utile et de raisonnable »882. Dans le système du comique français, Molière occupe une position double, et nous retrouvons toute l’ambiguïté de l’attitude de Baudelaire à son égard. D’un côté, l’auteur du XVIIème siècle est la « la meilleure expression française » du comique significatif, mais d’un autre côté certains intermèdes (ceux du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire, « malheureusement trop peu lus et trop peu joués ») font resurgir le filon du comique absolu883. Selon Baudelaire, l’essence du caractère français est « un éloignement de toute chose extrême », ce qui détermine et explique le désir de la science et de l’art français « de fuir l’excessif, l’absolu et le profond » : le Français refuse le « comique féroce » et rejette avec horreur les outrances du grotesque884. L’Italie regorge de comique innocent, l’Espagne est merveilleusement douée pour le comique fantastique, mais le grotesque abonde seulement dans les pays germaniques, et c’est là que Baudelaire est obligé de chercher sa pâture (esthétique), un rire volcanique totalement débarrassé de la réflexion moliéresque. Ce qu’il appelle la Germanie se distingue par les écrits à la fois théoriques et littéraires d’E. T. A. Hoffmann (surtout La Princesse Brambilla, « catéchisme de 881 De l’essence du rire, ŒC II, p. 536. Ibidem, p. 537. À propos de Rabelais, on est loin des « goinfreries de l’hyperbole » dans lesquelles « se vautrait » Samuel Cramer. 883 De l’essence du rire, ŒC II, p. 537. Pour un Molière expert en comique significatif et précurseur de « l’école du bon sens », les frères Edmond et Jules de Goncourt écrivent dans leur Journal le 25 février 1860 : « C’est un grand avènement de la bourgeoisie que Molière, une grande déclaration de l’âme du Tiers-État. C’est l’inauguration du bon sens et de la raison pratique, la fin de toute chevalerie et de toute poésie en toutes choses. […] Corneille est le dernier héraut de la noblesse ; Molière est le premier poète de la bourgeoisie. », voir Journal. Mémoires de la vie littéraire, I, 1851-1865, Texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, Préface et chronologie de Robert Kopp, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 537. 884 De l’essence du rire, ŒC II, p. 537. Le Salon de 1846, XI « De M. Horace Vernet », ŒC II, p. 469, propose une définition ironique du Français qui corrobore celle de l’essai De l’essence du rire. Nous la citons surtout à cause de la double allusion au théâtre qu’elle contient : « Dans le sens le plus généralement adopté, Français veut dire vaudevilliste, et vaudevilliste un homme à qui Michel-Ange donne le vertige et que Delacroix remplit d’une stupeur bestiale, comme le tonnerre certains animaux. Tout ce qui est abîme, soit en haut, soit en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait toujours l’effet d’une émeute, et il n’aborde même son Molière qu’en tremblant et par ce qu’on lui a persuadé que c’était un auteur gai. » 882 308 haute esthétique », histoire du « comédien atteint de dualisme chronique » Giglio Fava885), tandis que l’Angleterre s’illustre dans une pratique particulière de la pantomime. Et voici que Baudelaire saisit au vol l’occasion de nous raconter un souvenir personnel, lié à la première représentation d’une pantomime anglaise qu’il ait vue. Selon J. Mayne, repris par Claude Pichois, il s’agit d’une pantomime en trois actes et onze tableaux représentée au Théâtre des Variétés entre le 4 août et le 13 septembre 1842, et intitulée banalement Arlequin886. Avant de commencer la description détaillée de la pièce, Baudelaire essaie de fixer un caractère général du comique manifesté dans le spectacle anglais de pantomime : « Il m’a semblé que le signe distinctif de ce genre de comique était la violence. »887 Cette violence est visible dans le fait que le Pierrot anglais n’est pas le personnage pâle, mystérieux, souple, long et droit comme un bâton, « cet homme artificiel » et mélancolique auquel le public français était habitué par les spectacles du célèbre mime Deburau888. Jean-Gaspard Deburau dit Baptiste ou JeanBaptiste (1796-1846), engagé comme Paillasse au Théâtre des Funambules, joue à partir de 1825 jusqu’à sa mort de rôle de Pierrot, qui le (et qu’il) rendra célèbre. Deburau apporte plusieurs innovations radicales dans le système de la pantomime classique : tout d’abord, il fait de Pierrot un personnage plus important, sinon le personnage principal, au détriment d’Arlequin. Ensuite, Deburau change le costume de Pierrot, ce qui rend le personnage aisément reconnaissable. Par rapport au costume de Pierrot porté par Félix Chiarigny, son précurseur, il y a des changements notables : Deburau remplace le chapeau blanc pointu avec une calotte noire moulée qui contraste avec le visage enfariné, il élimine la collerette, et porte – au lieu du costume serré – un costume blanc, évasé, à manches larges, qui créé une impression de flottement, de vol, de légèreté. Le style de jeu est lui aussi radicalement changé, parce que Deburau le rend plus hiératique, plus poétique, plus empreint de rêverie. Son but avoué est non seulement de faire rire les spectateurs, mais aussi les émouvoir, les faire pleurer, les obliger à connaître des émotions plus raffinées889. La finesse et la délicatesse de son jeu ont une influence énorme sur les écrivains et les journalistes (Jules Janin, Gautier, Nerval, Banville), et même sur Baudelaire890. Le film de Marcel Carné, Les Enfants du paradis (réalisé en 1943, sorti en 1945) suggère merveilleusement 885 Sur Hoffmann, voir De l’essence du rire, ŒC II, pp. 541-542 (les citations à la p. 542). Voir les notes de Claude Pichois à De l’essence du rire, ŒC II, p. 1349. 887 De l’essence du rire, ŒC II, p. 538. 888 Idem. La pâleur, le mystère, la tristesse du personnage s’inscrivent dans les codes esthétiques du romantisme, cf. Louisa Jones, Sad Clowns and Pale Pierrots: Literature and the Popular Comic Arts in 19th-Century France, Lexington, French Forum Publishers, 1984. 889 Voir, sur Deburau, la monographie de Tristan Rémy, Jean-Gaspard Deburau, Préface de Jean-Louis Barrault, Paris, L’Arche Éditeur, « Le Théâtre et les jours », 1954, et l’article d’Adriane Despot, « Jean-Gaspard Deburau and the Pantomime at the Théâtre des Funambules », in Educational Theatre Journal, vol. 27, n° 3, October 1975, pp. 364-376. 890 Quelques critiques considèrent que Deburau a inspiré Baudelaire pour le portrait qu’il fait du mime Fancioulle, cf. entre autres Steve Murphy, « La scène parisienne : lecture d’Une mort héroïque de Baudelaire », art. cit., p. 54 : « son visage hyperboliquement blanc rappelle à s’y tromper le visage de Deburau ». 886 309 ce que pouvait être le jeu de Deburau, incarné par Jean-Louis Barrault. Figure 7 Jean-Baptiste Deburau, Portrait par Bouquet, Coll. de M. le Général Ris, Reproduit d’après Tristan Rémy, page séparée après la p. 160. Le Pierrot anglais, que Baudelaire a l’occasion d’admirer au Théâtre des Variétés, est très différent de celui que Deburau incarne. Il n’y a pas de poésie dans son jeu, l’hiératisme est absent, la retenue et le sérieux manquent absolument. Il ne flotte pas, il ne vole pas, mais impose violemment sa présence hyper-physique aux spectateurs. Le Pierrot anglais construit son personnage dans l’exagération : il arrive sur scène en coup de vent, il tombe à terre comme une pierre et son rire tonnant fait trembler la salle de spectacle. Rien en lui ne rappelle le Pierrot français, tributaire d’un banal comique significatif : C’était un homme court et gros, ayant augmenté sa prestance par un costume chargé de rubans, qui faisaient autour de sa jubilante personne l’office des plumes et du duvet autour des oiseaux, ou de la fourrure autour des angoras. Par-dessus la farine de son visage, il avait collé, sans gradation, sans transition, deux énormes plaques de rouge pur. La bouche était agrandie par une prolongation simulée des lèvres au moyen de deux bandes de carmin, de sorte que, quand il riait, la gueule avait l’air de courir jusqu’aux oreilles.891 Dans l’accoutrement du mime anglais, tout est arrangé pour provoquer le rire irrésistible, son 891 De l’essence du rire, ŒC II, pp. 538-539. 310 costume étant chargé de rubans qui le transforment en oiseau ou en chat angora, doubles symboliques qui révèlent sa nature quasi-bestiale et ses lointaines origines animales décrites par Jean Starobinski. Le grimage colle du rouge sur du blanc, sans aucune gradation, sans aucun passage par le rose de transition, les lèvres sont prolongées au moyen de deux bandes de carmin, ce qui compose à l’acteur une tête assez sanguinaire, qui change Baudelaire de la tête mélancolique et lunairement blanche de Jean-Baptiste Deburau. Mais le Pierrot anglais ne diffère pas de son confrère français que par l’apparence physique. Une fois que ce personnage typique de la pantomime et du théâtre forain accentue les côtés grotesques de son rôle, ses gestes se transforment, même si son « moral » – de Pierrot – ne change pas : Quant au moral, le fond était le même que celui du Pierrot que tout le monde connaît : insouciance et neutralité, et partant accomplissement de toutes les fantaisies gourmandes et rapaces, au détriment, tantôt de Harlequin, tantôt de Cassandre ou de Léandre. Seulement, là où Deburau aurait trempé le bout du doigt pour lécher, il y plongeait les deux poings et les deux pieds. Et toutes choses s’exprimaient ainsi dans cette singulière pièce, avec emportement ; c’était le vertige de l’hyperbole. Quelles sont les manifestations scéniques concrètes de ce « vertige de l’hyperbole » ? Baudelaire donne deux exemples qui sont – il faut le reconnaître – bien choisis et surtout extrêmement comiques. Dans le premier cas, Pierrot passe devant une femme qui lave le carreau de sa porte. Il se jette sur cette femme sans défense, lui vide les poches et veut même faire entrer dans les siennes l’éponge, le balai, le baquet et l’eau savonneuse. Après lui avoir volé tout ce qu’elle avait sur elle, Pierrot essaie de « lui exprimer son amour », selon les « mœurs phanérogamiques des singes, dans la célèbre cage du Jardin des Plantes ». Par ce langage détourné, destiné à ne pas trop éveiller l’attention pointilleuse de la censure, Baudelaire veut tout simplement dire qu’il y a une tentative de viol de la part du Pierrot, qui provoque « une ivresse de rire, quelque chose de terrible et d’irrésistible » dans le public. La deuxième scène choisie par Baudelaire pour faire voir « le vertige de l’hyperbole » concerne la condamnation à mort par guillotine du Pierrot. Cet instrument français transporté dans une pièce anglaise constitue une « romantique nouveauté » qui dépayse les spectateurs. Le mime se débat, lutte pour rester en vie, mais ne peut pas s’opposer trop longtemps au destin implacable. La guillotine tombe, la tête se détache du corps et roule devant le public, en montrant le disque rouge du cou et une vertèbre tranchée. La situation d’horreur ne dure qu’un instant, puisque le comique – un comique macabre, absolu – reprend le dessus. Pierrot, « mû par la monomanie irrésistible du vol », se jette sur sa propre tête et la fourre dans sa poche892 ! 892 Toutes les citations de Baudelaire laissées sans référence se trouvent dans De l’essence du rire, ŒC II, p. 539. 311 En comparaison avec Deburau, le jeu du Pierrot anglais – plus moderne aux yeux de Baudelaire – change dans et à travers le « vertige de l’hyperbole » que constitue la pièce qu’il joue devant des spectateurs ébahis par tant de force, de violence, d’éclat893. D’ailleurs, ce qui doit être souligné à propos De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, c’est la relation étroite que Baudelaire tisse entre plusieurs éléments déjà mis en évidence dans le cadre de cette thèse : supériorité, art, hyperbole, violence. Le grotesque – dont la caractéristique principale est justement la violence – est « l’apanage des artistes supérieurs » qui défient la nature humaine et assument toutes les implications esthétiques de ce genre de comique, qui, chaque fois qu’il parvient à une expression achevée, le fait par le truchement du « vertige de l’hyperbole »894. C’est dans cette optique que Baudelaire condimente le récit de la forte impression ressentie au spectacle anglais par un éloge de la pantomime. Avant de se lancer dans l’éloge, il confesse l’impuissance de la plume du littérateur devant la force de l’hyperbole toute visuelle proposée par la pantomime : Avec une plume, tout cela est pâle et glacé. Comment la plume pourrait-elle rivaliser avec la pantomime ? La pantomime est l’épuration de la comédie ; c’en est la quintessence ; c’est l’élément comique pur, dégagé et concentré. Aussi, avec le talent spécial des acteurs anglais pour l’hyperbole, toutes ces monstrueuses farces prenaient-elles une réalité singulièrement saisissante.895 Le « talent spécial des acteurs anglais pour l’hyperbole » fait découvrir aux Français un style tout à fait différent de faire du théâtre. Un théâtre où tout soit exagéré, souligné, mis en évidence, un théâtre de l’expressivité et de la rupture des règles, un théâtre sauvage et violent, un théâtre qui transforme le tragique en comique absolu, un théâtre vertigineux. Peu de spectateurs apprécient, dans le public des Variétés en 1842, cette nouvelle manière de jouer la pantomime : « Peu de gens s’en souviendront sans doute, car bien peu ont paru goûter ce genre de 893 C’est Bernard Sarrazin qui fait du Pierrot de Baudelaire un emblème de modernité : « En tout cas dans le double jeu du bouffon qui pouffe de rire et du dandy qui retient son rire au même spectacle de l’effondrement des valeurs, se dessinent les deux grandes formes de la dérision moderne : le rire grotesque, viscéral et violent, hyperbolique, croit encore que le Mal existe et renverse les hiérarchies ; le rire du dandy, plus cérébral, rire du neutre, de l’ambivalence et de l’indécidable, ne croit plus à rien et, sur le mode d’un humour souvent noir, joue en esthète avec un monde désormais dérisoire. Entre le XIXe et le XXe siècles, le Pierrot anglais et le Belge de Baudelaire sont donc les lointains parents aussi bien du Polichinelle de Jean Paul que d’Ubu et des clochards métaphysiques de Beckett. », voir « Prémices de la dérision moderne. Le polichinelle de Jean Paul et le clown anglais de Baudelaire », in Romantisme. Revue du dix-neuvième siècle, XXIe année, n° 74, 1991, p. 46. 894 Le « vertige » semble la condition fondamentale de compréhension intuitive et de jouissance au spectacle du grotesque, ibidem, p. 540 : « Aussitôt le vertige est entré, le vertige circule dans l’air ; on respire le vertige ; c’est le vertige qui remplit les poumons et renouvelle le sang dans le ventricule. Qu’est-ce que ce vertige ? C’est le comique absolu ; il s’est emparé de chaque être. » 895 Idem. 312 divertissement, et ces pauvres mimes anglais reçurent chez nous un triste accueil. »896 Si le public français reçoit mal les comédiens anglais, on peut en dire autant du public anglais recevant les comédiens français. La scène, telle qu’elle est décrite par Champfleury, semble un renversement de la scène décrite par Baudelaire, puisque le public anglais du Théâtre-Royal Adelphi montre la même incompréhension devant un style de jeu auquel il n’est pas habitué : « Les Anglais furent aussi étonnés de l’entrée en scène de Paul, que le public des Variétés le fut un jour du début des Anglais. »897 Le mime Paul Legrand, successeur de Jean-Baptiste Deburau, ne correspond pas du tout à l’image que les Anglais se font de Pierrot, vu dans ce pays comme « un gros charcutier joyeux qui a la bouche fendue jusqu’aux oreilles, qui mange comme un bœuf et qui a un ventre rival de la tonne de Heidelberg »898. Le personnage long, maigre, fin, hiératique, subtil, semble un vrai fantôme aux spectateurs, qui attendent impatiemment des sauts périlleux, des acrobaties et des combats de boxe à casser la figure des acteurs899. Or, dans la pantomime française transformée par Deburau, rien de tout cela… Paul Legrand ne remporte pas de succès ne connaissant pas les conventions de la scène anglaise : outre-Manche, toutes les allusions au cocuage sont bannies des pantomimes, mais les acteurs s’embrassent gaillardement sur les lèvres, ce qui serait inconcevable aux Funambules. Champfleury consacre, toujours dans ses Contes d’automne, un deuxième texte à la pantomime anglaise, Madame Céleste. Dans ce conte-souvenir, où il cite l’ample passage sur le Pierrot anglais de l’essai de Baudelaire (mais dans une forme antérieure à la version définitive de quelques bonnes années !)900, l’auteur met encore une fois face à face les deux écoles de pantomime : l’école anglaise et l’école française. Dans un voyage en Angleterre, il a eu de longues discussions avec Madame Céleste, ancienne danseuse et directrice du Théâtre Adelphi, ce qui lui a permis de mieux comprendre les différences culturelles au niveau d’un type de spectacle qui – pour ce qui est des personnages – plonge ses racines, en France comme en Angleterre, dans la commedia dell’arte. La pantomime anglaise, « luxuriante d’extravagance », s’oppose à la pantomime française, où Champfleury a tout fait pour introduire la « logique »901. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que 896 Ibidem, p. 538. Champfleury, La Pantomime à Londres. Lettre à Théophile Gautier, in Contes d’automne, 1854, op. cit., p. 165. 898 Idem. 899 Baudelaire, De l’essence du rire, ŒC II, pp. 540-541, signale joyeusement dans la pantomime anglaise « un éblouissant bouquet de coups de pied, de coups de poing et de soufflets qui font le tapage et la lumière d’une artillerie ». 900 Malcolm McIntosh fait une étude contrastive entre le texte de Baudelaire sur le Pierrot anglais, tel qu’il est cité par Champfleury dans L’Événement (20 avril 1851), puis repris dans Contes d’automne (1854) et dans Souvenirs des Funambules (1859), et le texte inclus dans De l’essence du rire, cf. « Baudelaire’s Caricature Essays », in Modern Language Notes, vol. 71, n° 7, November 1956, pp. 503-507. 901 Champfleury, Madame Céleste, in Contes d’automne, op. cit., p. 289. 897 313 Champfleury expose devant Madame Céleste le point de vue de la « pantomime bourgeoise », réaliste et positiviste, dont il était l’inventeur – en réaction à la tragédie et au théâtre (néo)classique de Ponsard – avec Pierrot, valet de la mort (1846), Pierrot pendu et Pierrot marquis (1847), Madame Polichinelle et La Reine des carottes (1848), Les Trois filles à Cassandre (1849)902. Même si les systèmes de jeu anglais et français ont des aspects positifs chacun de son côté, et même s’il se pose en représentant du système en vogue dans son pays, Champfleury met en évidence deux traits qui signent « la supériorité en science mimique de l’Angleterre sur la France »903. Tout d’abord, la mise en scène est très importante, les décors, les accessoires, les costumes sont préparés de manière à ne pas contredire l’esprit de la pièce, tandis qu’en France on transfère souvent les accessoires et les décors d’une pièce à l’autre, sans se fatiguer pour en chercher des nouveaux et sans se préoccuper de l’effet ridicule de l’inadéquation. Ensuite, les acteurs anglais, comme les Américains, « ont une qualité précieuse qui manque complètement aux meilleurs comédiens de Paris : la continuité du geste. Ils veulent être compris quand même, exagèrent le mouvement et le gardent »904. Un des rares acteurs français qui a une grande intelligence du geste et de la force du jeu mimique ne se produit pas aux Funambules. Il s’agit de Philibert Rouvière (Trianon), qui, toujours selon Champfleury, a trouvé un merveilleux moyen de prouver si un novice a du talent et de la vocation pour l’art du théâtre ou non. L’épreuve est simple. L’aspirant au métier de comédien est enfermé pendant deux jours sans aucune nourriture dans la cage aux singes du Jardin des Plantes. Pour ne pas mourir de faim, il devra faire comprendre aux singes – comme une sorte de Tarzan avant la lettre – qu’il a faim et les amener à partager leurs repas avec lui. Le seul moyen d’y parvenir est une bonne pantomime : pour l’être capable de surmonter cette épreuve il n’y aura pas d’émotion trop difficile à exprimer sur une scène de théâtre. L’épreuve de la cage aux singes rend parfaitement compte de l’importance de la pantomime dans le système de Rouvière, qui critique l’apprentissage en vogue au XIXème siècle : Tout l’art dramatique consiste dans la pantomime, me dit-il un jour ; certes, la voix est quelque chose, mais je mets le geste en premier. Le jeu de la physionomie est également une affaire de pantomime, et c’est justement ce à quoi on pense le moins. La grande affaire des jeunes comédiens est d’étudier la diction : ils apprennent comme une sorte de mélopée, soit tragique ou comique, avec laquelle ils viennent jouer Racine ou Molière ; mais leurs bras sont de bois, leurs 902 Les arguments de ces pantomimes sont inclus dans Contes d’automne, accompagnés des jugements de plusieurs critiques (Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Édouard Thierry). 903 Ibidem, p. 298. D’ailleurs, selon Robert F. Storey, Pierrot: A Critical History of a Mask, Princeton, Princeton University Press, 1978, si au XVIIIème siècle l’influence vient du continent vers la Grande-Bretagne en matière de théâtre forain, au XIXème elle va de la Grande-Bretagne vers le continent, donc vers la France et vers Baudelaire. 904 Champfleury, Madame Céleste, in Contes d’automne, op. cit., p. 292. 314 jambes sont en fer et leur figure ressemble à une belle tête de coiffeur.905 2.3. Pour un théâtre moderne : entre Artaud et Hesse Baudelaire se laisse prendre par le « vertige de l’hyperbole » que lui cause la pantomime, et – à partir de ce vertige – il construit une conception esthétique particulière qu’il entend appliquer à toutes les formes imaginables de théâtre. Une note de Mon cœur mis à nu montre le même esprit de provocation et le même désir de choquer le bourgeois qu’on avait vus dans la lettre à Mme Paul Meurice et dans d’autres textes baudelairiens. Cette note, au-delà de l’humour, nous renseigne sur ce que Baudelaire se proposait de faire dans le théâtre, et sur la révolution qu’il comptait y apporter. Le passage tout entier se situe sous le signe de l’hyperbole : le théâtre n’a de valeur que dans la mesure où il devient un art de l’exagération, à l’instar de la pantomime anglaise et de La Comédie humaine, et le discours esthétique ne peut se mettre en place qu’à travers cette incontournable figure de style qui attire l’attention des lecteurs et attise leur curiosité : Mes opinions sur le théâtre. Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance et encore maintenant, c’est le lustre – un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. Cependant, je ne nie pas absolument la valeur de la littérature dramatique. Seulement, je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix ; enfin que les rôles de femmes fussent joués par des hommes. Après tout, le lustre m’a toujours paru l’acteur principal, vu à travers le gros bout ou le petit bout de la lorgnette.906 Les acteurs sont montés sur des patins très hauts, portent des masques plus expressifs que le visage humain et parlent à travers des porte-voix dans le théâtre rêvé par Baudelaire, qui n’est pas sans rappeler les spectacles de rue du Tiers Théâtre d’Eugenio Barba. Tout y est amplifié : la stature des personnages, l’expression de leurs émotions (à travers les masques qui les figent) et le son de leurs voix, mais même ce théâtre hyperbolique ne suffit pas au « goût de l’infini » de Baudelaire, et il finit la note de Mon cœur mis à nu sur un paradoxe qui ramène au premier plan le lustre. Ce que nous aimerions souligner en ce qui concerne cet « acteur principal », c’est qu’il peut être regardé de deux manières : à travers le petit ou le gros bout de la lorgnette. La première façon de le regarder le grossit à l’excès, tandis que l’autre façon le rapetisse extraordinairement. 905 Champfleury, Le Comédien Trianon, in Contes d’automne, op. cit., pp. 228-229. ŒC I, p. 682. Claude Delarue, L’Enfant idiot. Honte et révolte chez Charles Baudelaire, Paris, Belfond, 1997, p. 183, considère que ce passage ironique « laisse croire qu’il [Baudelaire] connaissait non seulement la tragédie antique et le théâtre baroque mais aussi le théâtre Nô » ; malheureusement, cette supposition n’est pas argumentée. Si pour la tragédie antique ou le théâtre baroque l’argumentation n’est pas nécessaire, pour le théâtre Nô elle s’impose, vu qu’au milieu du XIXème siècle il n’était pas encore très connu en Europe, cf. Earle Ernst, art. cit. 906 315 Par analogie, nous dirions que le premier regard est hyperbolique, tandis que le deuxième relèverait d’une sorte de litote, figure de style contraire de l’hyperbole. Cependant, le réseau textuel dans lequel Baudelaire situe ce deuxième type de regard sur le lustre laisse entendre que pour lui la litote n’est pas un trope indépendant (comme pour les rhétoriciens classiques), mais une hyperbole à rebours. Cette perception de la litote en tant qu’hyperbole à rebours peut être rapprochée du passage déjà cité du « Théâtre de Séraphin » où un drogué doué d’un tempérament littéraire entre dans un théâtre et regarde distraitement une pièce qui se déroule sur une scène située « comme au bout d’un immense stéréoscope » et réduite aux dimensions d’un castelet pour marionnettes, ce qui n’empêche cependant pas l’acuité et la précision du regard907. Les patins et les masques transforment les acteurs en grands mannequins, et cette hypothèse n’est pas gratuite lorsqu’on connaît la place importante du mannequin dans la poésie baudelairienne, où il représente un double symbolique de la marionnette908. Le mannequin sur une scène de théâtre fait penser à Antonin Artaud, dont il est une des principales obsessions. Le théoricien recommande l’emploi de mannequins géants dès l’époque du Théâtre Jarry (19261930), en passant par Les Cenci (1935), jusqu’au Théâtre et son double (1938). Dans Le Théâtre de la cruauté (Premier manifeste), Artaud imagine un spectacle où plusieurs éléments conjugués changeraient le langage traditionnel de la scène : « apparitions concrètes d’objets neufs et surprenants, masques, mannequins de plusieurs mètres, changements brusques de la lumière »909. La préoccupation pour les mannequins revient dans Le Théâtre de la cruauté (Second manifeste), où Artaud est étonnamment proche de Baudelaire. Le théoricien imagine des 907 Le jeu subtil de passage entre litote et hyperbole apparaît dans un autre fragment du « Théâtre de Séraphin », ŒC I, pp. 409-410, souligné par nous : « Voici la drogue sous vos yeux : un peu de confiture verte, gros comme une noix, singulièrement odorante, à ce point qu’elle soulève une certaine répulsion et des velléités de nausée, comme le ferait, du reste, toute odeur fine et même agréable, portée à son maximum de force et pour ainsi dire de densité. Qu’il me soit permis de remarquer, en passant, que cette proposition peut être inversée, et que le parfum le plus répugnant, le plus révoltant, deviendrait peut-être un plaisir, s’il était réduit à son minimum de quantité et d’expansion. » 908 « À mes côtés, au lieu du mannequin puissant / Qui semblait avoir fait provision de sang, / Tremblaient confusément des débris de squelette », Les Métamorphoses du vampire, ŒC I, p. 159 ; « Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux ! / Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ; / Terribles, singuliers, comme les somnambules ; », Les Aveugles, ŒC I, p. 92. Dans La Fanfarlo, Samuel Cramer critique les romans de Walter Scott en des termes inspirés du théâtre : « des auberges gothiques et des châteaux de mélodrame, où se promènent quelques mannequins à ressort, vêtus de justaucorps et de pourpoints bariolés », ŒC I, p. 557. Sur la femmemannequin chez plusieurs écrivains du XIXème siècle, voir Ross Chambers, L’Ange et l’automate. Variations sur le mythe de l’actrice de Nerval à Proust, « Archives des lettres modernes », n° 128 / 1971. 909 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Le Théâtre de la cruauté (Premier manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, Paris, Gallimard, 1964, p. 111. Un autre passage du même manifeste, p. 116, reprend ces idées et en précise la portée. Pour Antonin Artaud, les images purement visuelles du théâtre, comme les masques et les mannequins, ont pour fonction principale de doubler le langage verbal et de faire sentir – violemment – aux spectateurs que le théâtre est en tout premier lieu un art de la concrétude : « Des mannequins, des masques énormes, des objets aux proportions singulières apparaîtront au même titre que des images verbales, insisteront sur le côté concret de toute image et de toute expression, – avec pour contre-partie que des choses qui exigent d’habitude leur figuration objective seront escamotées ou dissimulées. » 316 personnages agrandis jusqu’à devenir des mannequins, et qui jouent un rôle capital dans la construction du décor de la pièce : Le décor sera constitué par les personnages eux-mêmes, grandis à la taille de mannequins gigantesques, par des paysages de lumières mouvantes jouant sur des objets et des masques en perpétuel déplacement.910 Le goût d’Artaud pour les « mannequins de plusieurs mètres », pour les « mannequins gigantesques » et pour les « masques énormes » rend compte d’une même propension à l’hyperbole visuelle que chez Baudelaire et d’un désir semblable d’affranchir le théâtre des conventions bourgeoises de la représentation. Si pour Baudelaire le point de départ d’une réflexion révolutionnaire sur le théâtre se trouve dans l’opposition au moralisme étroit du théâtre de son temps, pour Artaud le point de départ de la réflexion sur le théâtre et son double se trouve dans l’opposition à un théâtre psychologisant, privilégiant l’intrigue et une mise en scène vériste, qui a perdu le contact avec les grandes forces des origines. Le théâtre ne peut être affranchi que par une recherche constante de la démesure dans la mise en scène et dans les décors, que par un effort soutenu de dépassement de l’humain à travers des figures symboliques (mannequins, marionnettes), et par un équilibre savant entre parole, pantomime, musique, danse, plastique, éclairage et décor. Artaud semble « suivre » Baudelaire aussi en ce qui concerne la pantomime. Pour le théoricien du XXème siècle, le théâtre occidental – et surtout latin – est déchu puisqu’il tend à tout réduire à la parole et à la diction. Or, Antonin Artaud, sans bannir la parole, cherche ce qui est « spécifiquement théâtral dans le théâtre » et le trouve dans la mise en scène et dans le travail complexe qui se réalise sur les planches911. Il va jusqu’à analyser un aspect « du langage théâtral pur », constitué en dehors de la parole « par signes, par gestes et attitudes ayant une valeur idéographique tels qu’ils existent dans certaines pantomimes non perverties ». Par « pantomime non pervertie », Artaud entend la « Pantomime directe », telle qu’on la trouve dans le théâtre balinais par exemple, où chaque geste évoque de manière concrète et précise des idées abstraites. La pantomime européenne, « vieille de cinquante ans seulement, et qui n’est qu’une déformation des parties muettes de la comédie italienne », ne s’inscrit pas dans l’exigence artaudienne d’absolu dans les gestes et les expressions des acteurs sur scène912. 910 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Le Théâtre de la cruauté (Second manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 150. 911 Voir Le Théâtre et son double, La Mise en scène et la métaphysique, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 49. 912 Pour les dernières citations, ibidem, p. 48. Voir, pour une meilleure compréhension de la pantomime chez Artaud, La Pierre philosophale, in Œuvres complètes, Tome II, Paris, Gallimard, 1961, pp. 83-90. 317 Mais les similitudes entre les deux penseurs ne s’arrêtent pas là. Le manifeste artaudien intitulé Le Théâtre de Séraphin, écrit en 1936 et destiné à compléter Le Théâtre et son double, constitue un renvoi direct aux Paradis artificiels. Selon certains critiques, les points de contact entre les deux textes ne sont pas nombreux, si l’on excepte le titre et une référence commune au hiéroglyphe913. Michel Jeanneret, au contraire, affirme que « d’un texte à l’autre, l’affinité des thèmes est étroite »914. Annie Gilles, tout en pointant les similitudes des deux Théâtre(s) de Séraphin, en souligne surtout les différences915. Pour bien comprendre la conception baudelairienne du théâtre, ainsi que l’enjeu de la réflexion artaudienne dans Le Théâtre de Séraphin, la meilleure position à prendre est sans aucun doute celle de Michel Jeanneret. Le pont que trace le critique entre les deux textes est traversé par une voie royale, celle du rêve. Le « théâtre des rêves » sous-tend à la fois l’architecture théâtrale des Paradis artificiels et la structure argumentative du Séraphin d’Artaud. En comparant le théâtre et la vie, Artaud découvre – par le biais du rêve – que la sensation de réalité est beaucoup plus forte sur une scène que dans la vie quotidienne. Dans la vie de tous les jours, l’homme n’a pas le contrôle total de ses actes et de ses pensées, étant souvent un jouet de la fatalité. Le rêve éclaircit le sens de cette condition pitoyable et transforme le théâtre en réalité suprême, où la fatalité disparaît au profit d’un ordre supérieur : Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister. Qu’estce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité ? Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose. Les événements du rêve conduits par ma conscience profonde m’apprennent le sens des événements de la veille où la fatalité toute nue me conduit. Or le théâtre est comme une grande veille, où c’est moi qui conduis la fatalité.916 Selon Michel Jeanneret, Artaud – sur les traces de Baudelaire – fait du rêve le paradigme du théâtre, et du théâtre d’ombres l’expression la plus achevée de cet art dont l’essence est si difficile à saisir. Plus que cela, Artaud suggère dans la Préface du Théâtre et son double que sur la scène on doit ressusciter et faire vivre « toutes les ombres que désavoue la culture »917. Ce pouvoir de ressusciter et de faire vivre les ombres (des défunts, du passé, de l’outre-monde, de la caverne platonicienne) marque la liaison profonde du théâtre et de la magie, comme on l’a vu dans la section consacrée à la théâtralité dans Les Paradis artificiels, et Artaud en fait un des thèmes récurrents de son livre. Le Théâtre de Séraphin proclame, par exemple, à deux reprises la 913 Jean-Luc Steinmetz, « Artaud lecteur de Baudelaire », op. cit., p. 253. Michel Jeanneret, « Baudelaire et le théâtre d’ombres », op. cit., p. 134. 915 Annie Gilles, Images de la marionnette dans la littérature, op. cit., p. 35. 916 Le Théâtre de Séraphin, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 181. 917 Michel Jeanneret, art. cit., p. 135. 914 318 « magie de vivre » et la « magie d’exister », toujours intimement liées au théâtre918. Des termes plus ou moins synonymes de la « magie », « sorcellerie » et « alchimie », traversent Le Théâtre et son double pour devenir des « doubles » analogiques des phénomènes qui se passent au théâtre919. Tout comme dans une opération de sorcellerie, dans une incantation magique ou dans le processus de transmutation alchimique du plomb en or, le théâtre parvient à changer la nature de la matière, les choses opaques deviennent transparentes, les objets lourds s’allègent, ce qui est lumineux s’obscurcit et ce qui est léger s’alourdit, dans une tentative tendue de conciliation des contraires. Et, répétons-le encore une fois, tout se passe sur la scène, beaucoup plus qu’au niveau d’un texte que l’on chercherait à adapter ; la coincidentia oppositorum a lieu dans le travail de rendre vivant un spectacle : C’est sous cet angle d’utilisation magique et de sorcellerie qu’il faut considérer la mise en scène, non comme le reflet d’un texte écrit et de toute cette projection de doubles physiques qui se dégage de l’écrit mais comme la projection brûlante de tout ce qui peut être tiré de conséquences objectives d’un geste, d’un mot, d’un son, d’une musique et de leurs combinaisons entre eux. Cette projection active ne peut se faire que sur la scène et ses conséquences trouvées devant la scène et sur la scène ; et l’auteur qui use exclusivement de mots écrits n’a que faire et doit céder la place à des spécialistes de cette sorcellerie objective et animée.920 En ce qui concerne Baudelaire, on a vu que dans Les Paradis artificiels il condamne la sorcellerie et la magie au nom du catholicisme921. La magie et la sorcellerie sont diaboliques puisqu’elles s’opposent aux intentions de Dieu, qu’elles annihilent le temps et veulent supprimer les conditions de pureté et de moralité ; l’être humain s’en sert surtout pour connaître des jouissances infinies d’un seul coup, sans effort, sans concentration et sans travail. Cependant, l’acception négative des pratiques magiques est doublée chez Baudelaire d’une acception positive : le poète leur attribue une valeur d’emblème pour le travail poétique. Cette acception positive est concentrée dans la magnifique expression plusieurs fois employée par Baudelaire, « sorcellerie évocatoire »922. La « sorcellerie évocatoire » suppose un travail ardu sur la langue, 918 Le Théâtre de Séraphin, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 180. Voir surtout Le Théâtre et son double, Le Théâtre alchimique, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., pp. 58-63. 920 Le Théâtre et son double, Théâtre oriental et théâtre occidental, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 88. À la p. 87, Artaud parle « d’une certaine poésie dans l’espace qui se confond elle-même avec la sorcellerie ». 921 Pour la superposition sémantique de « sorcellerie » et « magie », voir Pierre Brunel, « Troisième essai. La Magicienne », in Baudelaire et le « puits des magies ». Six essais sur Baudelaire et la poésie moderne, Paris, José Corti, 2003, p. 128 : « Magie, sorcellerie : Baudelaire peut donner l’impression qu’il use indifféremment des deux termes. En tout cas il les enchaîne. » 922 Les Paradis artificiels, IV « L’Homme-Dieu », ŒC I, p. 431 (« La grammaire, l’aride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ; les mots ressuscitent revêtus de chair et d’os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l’adjectif vêtement transparent qui l’habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du mouvement, qui donne le branle à la phrase. »), Théophile Gautier [I], ŒC II, p. 118 (« Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. »), Fusées, XI, ŒC I, p. 658 (deux mentions du syntagme, dont « De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire. »). 919 319 elle est mue par le désir de retrouver la chair des mots, en accouplant tel substantif avec l’adjectif qui lui corresponde le mieux, qui le colore, et avec le verbe qui puisse mettre la phrase en mouvement et la sortir de l’ornière de l’expression commune923. Dans une note de Fusées, Baudelaire place la réflexion sur la sorcellerie au niveau du théâtre, et ne la traite pas comme un phénomène de langage, bien qu’il l’accouple au « romanesque », mais bien plutôt comme élément thématique, puisqu’il l’associe aussi au « merveilleux ». Le « drame » dont rêve le poète est inséparable d’un côté d’une dimension magique, d’un autre côté d’une dimension narrative (« récit »). Ces deux dimensions sont subtilement réunies dans La Chute de la maison Usher, conte de Poe (autre auteur favori d’Artaud, avec Baudelaire), qui est cité dans le fragment de Fusées : Ne pas oublier dans le drame le côté merveilleux, la sorcellerie et le romanesque. Les milieux, les atmosphères dont tout un récit doit être trempé. (Voir Usher et en référer aux sensations profondes du haschisch et de l’opium).924 Si un drame tel que celui imaginé par Baudelaire ou Artaud parvenait à être créé sur une scène, il tendrait à être une œuvre d’art totale, qui envoûte complètement les spectateurs925. La « poésie dans l’espace » qu’est le théâtre allierait les sons, les paroles, les cris, les lumières pour parler directement à tous les sens, dans des synesthésies infinies926. En examinant les écrits de Baudelaire, l’importance du mot « hiéroglyphe » dans le cadre de sa réflexion esthétique sur les synesthésies et les correspondances ne peut pas ne pas frapper le lecteur. Nous avons déjà vu 923 Pour la comparaison avec la « sorcellerie évocatoire » baudelairienne, voir un passage du Théâtre et la cruauté (Premier manifeste) : « Abandonnant les utilisations occidentales de la parole, il [le théâtre, n. n.] fait des mots des incantations. », Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 108, et un autre du Théâtre et la cruauté (Second manifeste), Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 149 : « Mais à côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens. » 924 Baudelaire, Fusées, VIII, ŒC I, p. 655. Sur Baudelaire, la sorcellerie et la magie, voir le texte classique de Georges Blin, « Recours de Baudelaire à la sorcellerie », in Le Sadisme de Baudelaire, Paris, Éditions José Corti, 1948, pp. 73-100, et le livre de Pierre Brunel, op. cit. 925 Voir Artaud, Le Théâtre et son double, Le Théâtre de la cruauté (Premier manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., pp. 110-111 où le but du théâtre est décrit comme suit : « réaliser activement, c’est-à-dire magiquement, en termes vrais, une sorte de création totale, où il ne reste plus à l’homme que de reprendre sa place entre le rêve et les événements ». 926 Quelques lignes parmi les plus belles sur les synesthésies se trouvent dans Les Paradis artificiels, « Le Théâtre de Séraphin », juste après le récit de la soirée qu’un littérateur passe au théâtre, ŒC I, p. 419 : « C’est en effet à cette période de l’ivresse que se manifeste une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens. L’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher participent également à ce progrès. Les yeux visent l’infini. L’oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C’est alors que commencent les hallucinations. Les objets extérieurs prennent lentement, successivement, des apparences singulières ; ils se déforment et se transforment. Puis, arrivent les équivoques, les méprises et les transpositions d’idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. […] Les notes musicales deviennent des nombres, et si votre esprit est doué de quelque aptitude mathématique, la mélodie, l’harmonie écoutée, tout en gardant son caractère voluptueux et sensuel, se transforme en une vaste opération arithmétique, où les nombres engendrent les nombres, et dont vous suivez les phases et la génération avec une facilité inexplicable et une agilité égale à celle de l’exécutant. » 320 que, dans l’article Théodore de Banville, Baudelaire parle de la mythologie comme d’un « dictionnaire d’hiéroglyphes vivants », qui – étant connus de tout le monde – doivent être employés par le poète pour mieux rendre sensible sa pensée. Mais pour Baudelaire il n’y a pas que la mythologie qui soit un dictionnaire de hiéroglyphes. Le monde matériel, dont la copie fidèle est considérée le but même de l’art par la clique des réalistes, n’est autre chose qu’un « dictionnaire hiéroglyphique »927. On trouve l’expression la plus forte de la pensée sur le hiéroglyphe dans l’article consacré à Hugo dans Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Baudelaire commence par un bref aperçu de la doctrine de Fourier qui a parlé trop pompeusement de l’« analogie », comme si c’était lui qui l’eût découverte. Mais avant Fourier, tous les poètes ont eu une connaissance plus ou moins claire de l’analogie, et des doctrinaires l’ont mise en évidence. Le théologien protestant suisse Johann Kaspar Lavater s’est préoccupé du « sens spirituel » de la forme, de la dimension et du contour du visage humain928. Le visionnaire Swedenborg a enseigné que le ciel est semblable à un homme immense et que « tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant ». Si, à partir de l’expérience des poètes et des penseurs tels que Fourier, Lavater, Swedenborg, on ouvre le champ de la « démonstration », on découvre facilement que « tout est hiéroglyphique » et que les symboles ne sont opaques qu’en fonction soit de la « pureté », soit de la « bonne volonté », soit de la « clairvoyance native des âmes ». Dans un monde où « tout est hiéroglyphique », le poète ne peut être envisagé que comme un « traducteur », un « déchiffreur » du mystère universel, et les métaphores, comparaisons, épithètes ou hyperboles qu’il emploie sont « d’une application mathématiquement exacte » à la circonstance si seulement il les puise dans l’« universelle analogie »929. Dans « Le Théâtre de Séraphin », Baudelaire commence par circonscrire les effets du hachisch. Pour le faire, il a besoin d’une analogie et la trouve dans le rêve, qui est un voyage merveilleux accompli chaque nuit par l’être humain, mais dont la fréquence a émoussé le mystère et la force dépaysante. Le poète partage les rêves en deux grandes catégories, le rêve naturel et le rêve hiéroglyphique. Le rêve naturel est plein de la vie quotidienne du rêveur et représente un espace de résurgence des pensées, des préoccupations, des désirs cachés, des vices inavouables, qui se combinent avec les objets entrevus dans la réalité, « fixés sur la vaste toile de 927 Baudelaire, Puisque réalisme il y a, ŒC II, p. 59. Sur Baudelaire, Lavater et la physiognomonie, voir Jean Pommier, La Mystique de Baudelaire, Paris, Les Belles Lettres, 1932, pp. 42-54. 929 Voir cette démonstration baudelairienne dans Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, Victor Hugo, ŒC II, pp. 132-133. Toutes les citations à la p. 133. Une des meilleures études sur la pensée analogique de Baudelaire est encore aujourd’hui celle de Jean Pommier, La Mystique de Baudelaire, op. cit. 928 321 la mémoire »930. Le rêve hiéroglyphique a quelque chose d’« absurde » parce qu’il ne présente aucun rapport avec le caractère, les passions et la vie du dormeur. Selon Baudelaire, ce genre de rêve est lié au « côté surnaturel de la vie » et c’est la raison pour laquelle les anciens l’ont considéré d’inspiration divine. Sans parler des oneiromanciens, beaucoup de penseurs voient dans le rêve hiéroglyphique « un tableau symbolique et moral », un « dictionnaire » que les sages doivent longuement étudier avant d’en obtenir la clef931. Quant à Artaud, inspiré par Baudelaire, il veut créer des hiéroglyphes dans un théâtre essentiellement symbolique, qui fasse du spectateur un traducteur et un déchiffreur du vaste « alphabet » (= « dictionnaire ») qui s’étire sur la scène : C’est ici qu’intervient, en dehors du langage auditif des sons, le langage visuel des objets, des mouvements, des attitudes, des gestes, mais à condition qu’on prolonge leur sens, leur physionomie, leurs assemblages jusqu’aux signes, en faisant de ces signes une manière d’alphabet. Ayant pris conscience de ce langage dans l’espace, langage de sons, de cris, de lumières, d’onomatopées, le théâtre se doit de l’organiser en faisant avec les personnages et les objets de véritables hiéroglyphes, et en se servant de leur symbolisme et de leurs correspondances par rapport à tous les organes et sur tous les plans.932 Cependant, si le théâtre était réduit à constituer un simple langage analogique, où les spectateurs se limiteraient à déchiffrer les hiéroglyphes scéniques, il serait encore une entreprise sans risques et sans intérêt véritable ! Le théâtre, pour changer en profondeur, doit assumer une dimension qui surgit dans la réflexion artaudienne toujours par le biais du rêve : la cruauté. À l’instar du rêve, le théâtre envisagé par Antonin Artaud est « sanguinaire » et « inhumain »933. Il réveille les instincts les plus sauvages et les plus soigneusement enfouis de l’homme, projette sur scène de noirs cauchemars et d’atroces visions, dans une tentative perpétuelle d’« exorcismes renouvelés »934. Avec Le Théâtre et son double, la conception de la catharsis change radicalement. Le spectateur ne ressent plus « terreur » et « pitié » devant la destinée tragique des personnages, mais il se débat en proie au mal, dans un affrontement violent avec soi-même. Au lieu d’apaiser les passions, « le théâtre de la cruauté » les déchaîne de plus belle : Le théâtre ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-dire constituer un moyen d’illusion vraie, 930 Les Paradis artificiels, « Le Théâtre de Séraphin », ŒC I, p. 408. Ibidem, pp. 408-409. La théorie baudelairienne du rêve a quelques ressemblances avec la théorie freudienne, surtout à cause de l’intuition de Baudelaire d’un « contenu latent » et d’un « contenu manifeste » du rêve. 932 Antonin Artaud, Le Théâtre de la cruauté (Premier manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 107. Pour mieux comprendre le sens du « hiéroglyphe » chez Artaud, voir Œuvres complètes, Tome IV, op. cit. : Le Théâtre de la cruauté (Second manifeste), p. 149 : « Et l’on peut dire que l’esprit des plus antiques hiéroglyphes présidera à la création de ce langage théâtral pur. », Le Théâtre de Séraphin, p. 182 : « Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré. » 933 Le Théâtre de la cruauté (Premier manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 110. 934 Ibidem, p. 106. 931 322 qu’en fournissant au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur.935 Même si elle s’en nourrit dans une bonne mesure, la cruauté du théâtre rêvé par Artaud ne saurait être réduite au sadisme et aux horreurs sanguinaires. Les trois Lettres sur la cruauté apportent des précisions importantes là-dessus. En premier lieu, la cruauté est liée à l’idée d’une grande rigueur, d’une décision imbattable, d’une détermination infinie. En deuxième lieu, la cruauté est rattachée à la « conscience », ce qui rappelle L’Héautontimorouménos, où le « je » est à la fois victime et bourreau, sujet et objet de sa propre action maléfique et ironique. Le rythme de la phrase artaudienne qui établit l’équation presque mathématique entre « cruauté » et « conscience » est proche du rythme de certaines phrases baudelairiennes des écrits intimes : « Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de conscience appliquée. C’est la conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un. »936 Dans le Second manifeste, Artaud essaie de conférer une aura mythique au « théâtre de la cruauté ». Son désir est que ce théâtre mette en scène – entre autres – les grands mythes cosmogoniques mexicains, hindous, judaïques, iraniens, dans une vision très imprégnée de gnose dualiste qui souligne le conflit irréductible entre les principes universels du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres. Le premier spectacle du Théâtre de la Cruauté devrait être La Conquête du Mexique, spectacle qui ferait voir surtout le choc de deux cultures, en interrogeant la légitimité de la colonisation et de la domination d’un continent sur un autre. Artaud a l’intention d’opposer la débâcle de la monarchie chrétienne, basée sur des principes matériels, à la parfaite organisation de la société aztèque, qui tire sa légitimité de principes spirituels. Le metteur en scène veut accentuer dans son spectacle la brutalité des dialogues et la force des images, ainsi que les tensions de la lutte entre Européens et Aztèques. Dans La Conquête du Mexique tout tournerait autour de Montézuma, dont le pouvoir est doublement menacé, d’un côté par les étrangers envahisseurs, d’un autre côté par la révolte des siens937. Baudelaire aurait sans doute souscrit à un tel spectacle, à la brutalité, à la force, et au choc des civilisations, mais il aurait centré sa création scénique autour de la figure d’un conquistador, lui qui voulait devenir « pape militaire », sans rester non plus insensible à la grandeur sanguinaire du roi aztèque « dont la main habile aux sacrifices pouvait immoler en un 935 Ibidem, p. 109. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Lettres sur la cruauté. Première lettre, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 121. 937 Sur La Conquête du Mexique, voir Le Théâtre de la cruauté (Second manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., pp. 151-153, et une variante plus développée du plan dans Œuvres complètes, Tome V, Paris, Gallimard, 1964, pp. 21-29. 936 323 seul jour trois mille créatures humaines sur l’autel pyramidal du Soleil »938. Le meilleur analogon pour la cruauté du théâtre artaudien est la peste, emprunté à La Cité de Dieu de Saint Augustin. Mais si Saint Augustin l’emploie pour condamner le théâtre, Artaud s’en sert pour le glorifier. Selon lui, il y a une mystérieuse identité entre le théâtre et la peste visible tout d’abord dans le fait que le spectacle peut frapper le spectateur avec la force contagieuse de l’épidémie. Lorsqu’une épidémie de peste touche une société quelconque, le délire se répand, il gagne tous les êtres sans distinction. De même dans une représentation du théâtre de la cruauté, le délire peut empoigner violemment à la fois les acteurs et les spectateurs. Alain Virmaux met en évidence la prédilection d’Artaud pour les lexèmes liés à l’épidémie (contagion, lèpre, peste, virus), auxquels s’ajoute la famille sémantique du feu (brûler, calciner, flamme, incendie)939. Dans l’entrecroisement perpétuel des deux séries lexicales, on a un autre point de contact manifeste entre Artaud et Baudelaire. Artaud est persuadé qu’il faut beaucoup plus de force à l’acteur mis dans une situation scénique déterminée pour s’empêcher de commettre un crime, qu’il n’en faut à un homme dans une situation semblable de la vie réelle. Le théâtre et la peste agissent sur de grandes collectivités et les transforment dans un sens identique. Comme la peste, le théâtre hyperbolise tout : « la peste prend les images qui dorment, un désordre latent et les pousse tout à coup jusqu’aux gestes les plus extrêmes ; et le théâtre lui aussi prend les gestes et les pousse à bout »940. Comme la peste, le théâtre doit ramener l’esprit « à la source de ses conflits »941. Comme la peste, le théâtre consacre le triomphe du mal et des forces noires par « la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit »942. La peste et le théâtre permettent de découvrir la noirceur foncière de tous les mythes, inséparables de la torture, du sang versé, du massacre, de l’inceste. Cependant, la responsabilité de toute cette violence n’est pas attribuée au théâtre, mais à la vie : Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits, il dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces possibilités et ces forces sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie.943 938 On se rappelle que Baudelaire compare Delacroix à Montezuma Ier, roi des Aztèques, et qu’il met les deux figures sous le signe du Soleil et du feu, ce qui – entre autres – nous fait dire qu’il aurait apprécié La Conquête du Mexique mise en scène par Antonin Arrrtaud. 939 Alain Virmaux, Antonin Artaud et le théâtre, Paris, Seghers, 1970, p. 83. 940 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Le Théâtre et la peste, in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 34. 941 Ibidem, p. 37. 942 Idem. 943 Ibidem, p. 38. 324 Ce bref passage pose la relation étroite entre théâtre et vie. Sans la copier, sans transporter des tranches de vie sur scène, le théâtre l’absorbe tout entière d’autant plus facilement qu’il y va d’une identité d’essence944. Une vie coupable et violente ne peut mener qu’à un théâtre qui le soit aussi. L’aboutissement du théâtre de la cruauté est le suprême brouillage des frontières entre l’existentiel et l’esthétique : « C’est-à-dire qu’entre la vie et le théâtre, on ne trouvera plus de coupure nette, plus de solution de continuité. »945 Ainsi, dans la perspective du brouillage entre vie et théâtre, le spectacle tel que Baudelaire et Artaud le conçoivent, devient-il un parcours initiatique, une aventure de l’être en quête de sa profondeur intérieure et de la profondeur du theatrum mundi. Comme la peste, le théâtre est une crise – qui provoque une descente aux enfers (ceux du moi ou ceux du monde) – après laquelle l’être humain ne peut envisager que la mort ou la purification. Mais qu’advient-il alors que quelqu’un est à la fois acteur, spectateur et metteur en scène, comme le sont Baudelaire et Artaud, à la fois dans leurs écrits et dans leur vie ? André Masson laisse un témoignage tout à fait convaincant sur Artaud : « Il y avait en même temps en lui l’acteur et le spectateur, il se regardait. […] Sa propre souffrance existait mais il se la jouait, il cherchait la plénitude de sa souffrance. Artaud s’est dit : c’est moi qui jouerai Artaud. »946 Or, le brouillage entre théâtre et vie, la pratique de la théâtralité dans l’existence quotidienne et le dédoublement continuel ne débouchent ni sur la mort, ni sur la purification, mais sur un état intermédiaire entre les deux : la folie. Ce qu’Artaud préconise dans Le Théâtre et son double pour le renouvellement profond de l’art scénique, il le pratique constamment dans sa vie. Sa soif d’absolu le pousse à brouiller ses perceptions et les frontières entre ses cinq sens par les drogues (opium, peyotl), à rêver d’incestes illimités sur la scène, à vivre en se regardant vivre, à faire l’apologie de la cruauté et du sang, à chercher un langage total à même d’exprimer l’être humain tout entier. Comme le montre Gérard Durozoi, chez Artaud, la folie répond à « l’enracinement du texte dans la biographie, ou plutôt au cheminement double d’une vie et d’une pensée sans cesse étroitement dépendantes l’une de l’autre »947. Et Artaud, s’enfonçant de plus en plus loin 944 Tout comme le théâtre absorbe la vie, celle-ci peut se construire sur le modèle du théâtre, cf. un Projet de lettre au Secrétaire général de l’Alliance française, Œuvres complètes, Tome VIII, Paris, Gallimard, 1971, p. 350 : « La vie d’Héliogabale est théâtrale. Mais sa façon théâtrale de concevoir l’existence vise à créer une vraie magie du réel. Je ne conçois d’ailleurs pas le théâtre comme séparé de l’existence. Non que la vie m’apparaisse sous un aspect illusoire et surfait. Mais au contraire je cherche à supprimer l’illusion du théâtre lui-même et, par les moyens poétiques et techniques qui sont à la base de l’art théâtral tel qu’il se pratiquait aux origines, à introduire au théâtre la notion de réalité. Si les rêves sont l’envers de la vie, si le réel apparaît sous un aspect envoûtant et magique auquel l’esprit adhère entièrement, c’est à cette adhésion non illusoire que je cherche à contraindre le spectateur. » 945 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Le Théâtre de la cruauté (Second manifeste), in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 151. Y aurait-il dans ce passage une légère contradiction dans les termes (« coupure nette » / « solution de continuité ») ? 946 Cf. « Conversation avec André Masson. Propos recueillis par S. B. et J. C. », in Cahiers Renaud-Barrault, Réimprimés à Amsterdam, 1969 [première parution mai 1958], p. 13. 947 Gérard Durozoi, Artaud, l’aliénation et la folie, Paris, Larousse, « Thèmes et textes », 1973, p. 9. 325 dans la démence, retrouve une dernière fois Baudelaire, ce que Jean-Luc Steinmetz a déjà souligné : Au fur et à mesure que la folie s’est plus profondément emparée de lui, il a élaboré un univers explicatif qui concorde intimement avec celui de l’auteur des Fleurs du Mal : présences sataniques, activités constantes de démons, succubes ou incubes. Là où notre lecture de Baudelaire, pusillanime et, en apparence, sensée, nous conseille de voir des images, il semble bien qu’Artaud ait vécu littéralement les violences d’un tel monde.948 Le roman de Hermann Hesse Le Loup des steppes (1927), offre un précieux complément aux relations entre théâtre et magie, théâtre et folie, qu’on a entrevues à travers la comparaison Baudelaire-Artaud. Der Steppenwolf raconte l’histoire d’un intellectuel allemand – Harry Haller – qui vit en marge de la société bourgeoise, sans en adopter pleinement les valeurs, mais sans les rejeter décidément non plus. Certains événements qui lui arrivent, des rencontres qu’il fait l’amènent à penser autrement sa vie, à mettre en question ses repères et certitudes, à faire entrer dans son système intellectualiste de rapport au monde des formes de vie pour lesquelles il n’avait eu que du mépris et qu’il avait considérées comme vulgaires949. L’apothéose de cette transfiguration a lieu dans un « théâtre magique » dont l’entrée est réservée aux fous950. La promesse d’un tel théâtre magique apparaît dès le début du roman sous la forme d’une enseigne que Haller – semblable au « flâneur » des Sept vieillards – découvre au-dessus d’une porte, dans le brouillard épais d’une nuit d’automne, mais ce n’est qu’à la fin du roman qu’il parviendra à y pénétrer. Ses initiateurs, Pablo (joueur de saxophone) et Hermine (femme mystérieuse dont la vitalité sensuelle l’attire irrésistiblement), le convient à un bal masqué, où il est bientôt las de la moiteur de la salle, des odeurs pesantes, du tourbillon des danseurs. Voulant s’en aller, il demande son paletot au vestiaire, et l’employé exige le numéro. Haller se rend compte qu’il l’a perdu, et un petit diablotin rouge et jaune – un masque, sans doute ! – lui donne le sien avant de se perdre dans la foule. Mais le petit disque en métal porte, au lieu de chiffres, une inscription qui fait Haller complètement changer d’avis : Cette nuit à partir de quatre heures Théâtre Magique 948 Jean-Luc Steinmetz, « Artaud lecteur de Baudelaire », op. cit., p. 262. À la p. 255, le critique souligne que les livres de Baudelaire, pour Artaud, répondent à une « urgence » et découvrent une « vérité ». 949 On sent ici une profonde influence de Nietzsche, cf. Herbert W. Reichert, The Impact of Nietzsche on Hermann Hesse, Michigan, The Enigma Press, 1972. 950 L’expression « théâtre magique » apparaît aussi chez Nicolas Evreïnoff, Le Théâtre dans la vie, op. cit., p. 45, et chez Patrick Labarthe à propos des Fantômes parisiens, « Une poétique ambiguë. Les correspondances », in « Les Fleurs du mal ». Actes du colloque de la Sorbonne des 10 et 11 janvier 2003, Édités par André Guyaux et Bertrand Marchal, op. cit., p. 137. Le Frioulan Giulio Camillo Delminio imagine, dans L’Idea del Teatro, traité publié à Florence en 1550, un théâtre magique qui soit une parfaite imago mundi, où tous les êtres et les objets s’inscrivent en raison de leurs caractéristiques astrales, cf. Ioan Peter Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484, Avec une préface de Mircea Eliade, Flammarion « Idées et recherches », 1984, pp. 351-354. 326 – seulement pour les fous – L’entrée coûte la raison. Pas pour tout le monde. Hermine est en enfer. Comme une marionnette dont le metteur en scène, un instant, a perdu les fils, se ranime après un bref effondrement et une dégringolade, reprend sa place parmi les acteurs, danse et joue, je me lançai, attaché au fil magique, dans le brouhaha que je venais de fuir. Je l’avais abandonné, vieux, las et dégrisé, j’y retournai jeune, ardent et souple. Jamais un pêcheur n’eut tant de hâte de retourner en enfer.951 Chez Baudelaire, dans « Le Théâtre de Séraphin », dont on a vu les rapports analogiques avec la magie et le rêve, l’expérience des drogues est décrite comme une véritable « folie » à plusieurs reprises. Par exemple, la femme sensible, dont le récit suit celui de l’expérience que le littérateur fait au théâtre, se sert du terme pour circonscrire la nature particulière du « plaisir de contempler ces formes et ces couleurs brillantes, et de [s]e croire le centre d’un drame fantastique »952. Bien que les drogués considèrent souvent eux-mêmes leur état comme une folie, l’altération de leur personnalité est surtout visible de l’extérieur, pour ceux qui n’ont pas pris de la drogue et dont les perceptions ne sont pas perturbées. Celui qui a eu assez de force pour s’abstenir ne montre que de la condescendance pour celui qui n’a pas été capable de faire un bouclier de sa volonté. Mais cette condescendance, teintée de pitié, est encore plus grande en sens inverse : « Le fou prend le sage en pitié, et dès lors l’idée de sa supériorité commence à poindre à l’horizon de son intellect. Bientôt elle grandira, grossira et éclatera comme un météore. »953 Le terme « folie » a au moins deux acceptions chez Baudelaire, selon les contextes, exactement comme « sorcellerie » ou « magie ». L’acception négative de la folie, liée à l’impuissance, au délire stérile, à la démission de la volonté, est doublée par une acception positive. Dans cette deuxième acception, la « folie » est dominée par la volonté et se transforme en formidable moteur de créativité artistique. Une folie lucide, théâtralisée avec intelligence et avec perversité, est une des caractéristiques importantes de l’artiste, assimilée qu’elle est, parfois, à la faculté de rêver intensément. Même si elle altère la perception de la réalité, en provoquant des distorsions inouïes, la folie offre une forte compensation dans le flamboiement de ses visions fantastiques. Dans La Voix, très beau poème inclus dans Les Épaves, deux voix parlent à un enfant dont le berceau s’appuie à la bibliothèque. Une des ces voix lui promet la conquête du monde, tandis que l’autre l’envoûte pour le faire voyager « dans les rêves, au-delà du possible, au-delà du connu ». Ayant écouté cette deuxième voix, le petit être signe comme 951 Hermann Hesse, Le Loup des steppes, Traduit de l’allemand par Juliette Pary, Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 141. 952 Les Paradis artificiels, « Le Théâtre de Séraphin », ŒC I, p. 424. 953 Ibidem, p. 412. 327 une sorte de pacte diabolique avec la folie : Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J’aime si tendrement le désert et la mer ; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer ; Que je prends très souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et me dit : « Garde tes songes ; Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »954 Dans l’œuvre de Baudelaire, il y a un phénomène très intéressant qui affecte la « folie » : comme pour Dieu et Satan, la différence entre les deux hypostases de la folie (positive / négative) s’avère le plus souvent impossible, ou inutile, l’important étant que le spectacle puisse continuer, que la source des visions éclatantes ne tarisse jamais. Et il ne faut pas oublier que Baudelaire, comme le souligne Jérôme Thélot, réunit sous l’appellation générique d’« hystérie » tout l’ensemble des troubles psychiques liés à l’image de soi et à l’intégration dans le monde : « Rappelons que s’il est vrai, à cette époque d’avant les résultats de Charcot, que le mot hystérie est employé sans véritable contenu scientifique pour toute maladie nerveuse, et surtout pour recouvrir l’incompréhension de la médecine devant les névroses, tout de même Baudelaire, lecteur de Briquet, souvent y a eu recours, jusque dans ses poèmes. »955 Qu’on se rappelle tout simplement les considérations de Baudelaire à propos de la valeur littéraire de l’« hystérie » dans Madame Bovary de Flaubert. – Pour tirer une sorte de rapide conclusion sur la question, hystérie et folie sont, chez le poète des Fleurs du mal, en variation libre. L’entrée du théâtre magique de Hesse est « seulement pour les fous », pour ceux qui auraient le courage d’abandonner la raison au vestiaire, comme un banal paletot. Mais quel genre de folie s’exprime donc dans ce théâtre magique ? Est-ce une folie stérile ou bien une folie créatrice ? Avant d’avoir la permission d’entrer dans le théâtre, Hermine et Harry sont conduits dans une pièce ronde où Pablo leur donne des cigarettes singulièrement odorantes et une boisson qui agit instantanément en annulant toute idée de poids et toute sensation de lourdeur. Pendant que les drogues font leur effet, le saxophoniste, dont les yeux ensorcellent, tient tout un discours qui rappelle certaines idées des Paradis artificiels. Il ne promet à Haller que ce qui existe déjà en luimême, tout comme le haschisch et l’opium ne font que pousser le caractère du drogué à outrance, sans y rien changer de fondamental : « Je ne puis rien vous donner qui n’existe déjà en 954 Baudelaire, La Voix, ŒC I, p. 170. Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence et poésie, op. cit., p. 227. La maladie dont souffre Baudelaire pendant sa dernière année de vie, et pour l’identification de laquelle il ne dispose pas de tous les moyens « scientifiques », porte le même nom imprécis mais inquiétant : « Le médecin a lâché le mot : hystérie. », lettre à Caroline Aupick, 6 février 1866, COR II, p. 589. 955 328 vous-même, ni vous ouvrir une autre galerie d’images que celle de votre âme. »956 Hermine et Harry entrent enfin dans un théâtre en hémicycle, autour duquel de nombreuses portes conduisent aux loges ; ces portes ont chacune un écriteau qui promet la réalisation d’un désir particulier, impossible à envisager dans la vie quotidienne. Pablo attribue le côté gauche du théâtre à Harry Haller et le côté droit à Hermine, en leur attirant l’attention qu’ils peuvent se rencontrer autant de fois qu’ils veulent à l’intérieur, et en soulignant la nature illusoire des expériences qu’ils vont vivre : « nous sommes ici dans un théâtre magique, tout y est images, il n’y a pas de réalités »957. Dans son aventure à l’intérieur du théâtre, Harry réalise en fait une descente à l’intérieur de sa propre âme, en affrontant ses désirs et ses instincts les plus sauvages. La première porte qu’il choisit lui promet une partie de chasse à l’automobile, où toute sa cruauté réprimée et ses instincts sanguinaires peuvent s’exprimer. Il connaît la volupté de la guerre gratuite, faite pour le seul plaisir de tuer, « la guerre, une guerre violente, racée et infiniment sympathique, où il ne s’agissait plus de kaiser, de république, de frontières, de drapeaux, de couleurs et autres fichaises théâtrales et décoratives, mais où tous ceux qui n’avaient plus d’air pour respirer, qui n’avaient plus goût à la vie, extériorisaient violemment leur irritation et s’associaient à la destruction générale de ce monde verni et civilisé »958. Une autre porte le mène au cœur de sa sexualité, en lui faisant revivre sa vie amoureuse sous un jour meilleur. Tout ce qui n’avait été que possibilité devient fait accompli, toutes les chances ratées parviennent à un accomplissement, et l’instinct amoureux de Harry Haller s’aiguise en vue de la rencontre finale avec Hermine, qu’il découvre – derrière la dernière porte par où il entre – couchée nue dans les bras de Pablo. Saisi par une jalousie féroce, il la tue, brisant les règles de jeu du théâtre magique et permettant l’immixtion de la réalité dans le monde des images. Au-delà de la guerre et de l’érotisme, le sens de l’expérience vécue dans le théâtre magique est une recomposition entière de la personnalité : une fois là-dedans, Harry Haller comprend intuitivement toute sa vie passée et découvre les infinies possibilités spirituelles de l’être humain, qui peut combiner à sa guise les images fascinantes qu’il porte en soi. D’ailleurs, dans une des chambres du théâtre, une sorte de yogi lui apprend comment jouer quelque chose comme un jeu d’échecs avec les diverses figures de sa personnalité (le jeune homme, le vieillard, le violent, le tendre, le fou, le sage, le bourgeois, l’artiste). Harry Haller apprend ainsi que sa personnalité n’est pas seulement duelle (intellectuel bourgeois / loup des steppes sauvage), mais multiple, 956 Le Loup des steppes, op. cit., p. 152. Ibidem, p. 155. 958 Ibidem, pp. 157-158. 957 329 éclatée, incontrôlable. Le yogi lui enseigne aussi la valeur créatrice et gnoséologique de la folie : De même que la folie, dans un sens élevé, est le commencement de toute sagesse, la schizophrénie est, elle, le commencement de tout art, de toute imagination. Les savants même l’ont déjà presque admis, comme vous pouvez vous en rendre compte en lisant La Corne d’abondance du Prince, ce livre enchanteur où la besogne pénible d’un savant est ennoblie par la collaboration géniale d’un certain nombre d’artistes déments, enfermés dans des asiles d’aliénés. Tenez, reprenez vos figurines, ce jeu-là vous amusera souvent.959 L’aventure de Harry Haller – à la fois dans le théâtre magique et dans le roman – finit dans un éclat de rire inhumain, supérieur, absolu, qui marque sa libération totale de tout le passé et des idées fausses qui ont façonné sa pensée et sa vie. Par son rire froid et prolongé qui ébranle la voûte du ciel, Haller enterre définitivement la dualité bourgeois / loup des steppes, la séparation intellect / instinct, et se montre prêt « à retraverser encore et toujours l’enfer » qu’il porte en lui960, pareil à l’auteur des Fleurs du mal. Le « théâtre magique » de Hesse et d’Artaud, éminemment intérieur, conduit immanquablement à la folie, l’être humain étant contraint à une traversée de l’enfer qui l’habite. Cependant, le jeu en vaut la chandelle, puisque les spectacles sont véritablement magiques : lumières savamment braquées sur des objets dont elles accentuent les contours, harmonies de couleurs sulfureuses qui composent une musique bouillante, mannequins symboliques, pantomimes d’un comique irrésistible, poésie ardente de l’espace, synesthésies et correspondances. Baudelaire, Les Paradis artificiels et les notes disparates nous l’ont bien montré, rêve d’un théâtre intérieur à risque d’hystérie, en réaction au théâtre vulgaire et banal de son époque (tragédie néo-classique, drame romantique, drame honnête). Mais, pour jouir d’un tel théâtre magique, l’être humain est-il condamné irrévocablement à la folie ? N’y a-t-il pas pour l’homme une manière d’éprouver des jouissances théâtrales extrêmes, hyperboliques, sans perdre la raison ? Baudelaire semble envisager deux solutions dans ce sens, l’une qui passe à travers la contemplation de la peinture comme théâtre, l’autre qui passe à travers les bercements infinis de la musique d’opéra… 959 960 Ibidem, p. 170. Ibidem, p. 195. 330 II. La peinture comme théâtre 1. Quelques repères dans l’histoire Les rapports entre théâtre et peinture, très complexes, sont un des lieux communs du débat esthétique depuis le classicisme. Dans les tableaux qui représentent (copient, dépeignent) des scènes de théâtre, l’iconographie théâtrale voit des documents précieux, essentiels pour l’accès visuel à des spectacles d’époques qui ne connaissaient ni la photographie, ni les témoignages filmés. Dans les décors conservés de telle ou telle pièce de théâtre, les historiens de l’art cherchent les rapports avec les grands courants de la peinture, tout en essayant d’y déceler une valeur picturale propre. En dehors de ces analyses factuelles, il y en a qui se préoccupent de chercher la liaison profonde entre théâtre et peinture, tous les deux arts de l’image visuelle et de l’impact immédiat sur le spectateur. La question majeure soulevée par ces approches moins factuelles et plus philosophiques est de savoir lequel des deux arts inspire l’autre. Y a-t-il un des deux qui soit à l’origine de l’autre ? La peinture a-t-elle précédé le théâtre ou bien le théâtre a-t-il précédé la peinture ? La peinture procède-t-elle du théâtre ou le théâtre procède-t-il de la peinture ? La peinture est-elle un théâtre muet, ou au contraire le théâtre est-il une peinture en mouvement ? L’Abbé Hédelin d’Aubignac est un des premiers qui aborde la question des rapports entre les deux arts dans sa célèbre Pratique du Théâtre (1657), traité qui est à l’origine de toute une esthétique du tableau. Émettant des critiques sur la formation des acteurs, déplorant le grand nombre de mauvaises pièces et les défauts d’architecture des salles à la française, il milite pour la délivrance d’un certificat de capacité et de probité aux jeunes comédiens ayant étudié la diction et la mise en scène, pour l’examen et la réforme éventuelle des pièces des jeunes auteurs, et pour la construction de salles à l’antique où les aristocrates ne pourront pas être mêlées au bas peuple. Il fait également l’apologie de la règle des trois unités (temps, lieu, action). Mais le point le plus fort de son traité consiste dans un double regard sur le tableau, ainsi que dans un double regard sur le spectacle de théâtre : Je prens icy la comparaison d’un Tableau, dont j’ai résolu de me servir souvent en ce Traitté, et je dis qu’on le peut considérer en deux façons. La première comme une peinture, c’est à dire, entant que c’est l’ouvrage de la main du Peintre, où il n’y a que des couleurs et non pas des choses ; des ombres, et non pas des corps, des jours artificiels, de fausses élévations, des éloignements en Perspective, des raccourcissements illusoires, et de simples apparences de tout ce qui n’est point. La seconde entant qu’il contient une chose qui est peinte, soit véritable ou 331 supposée telle, dont les lieux sont certains, les qualitez naturelles, les actions indubitables, et toutes les circonstances selon l’ordre et la raison. Il en est de mesme du Poëme Dramatique. On peut du premier regard y considérer le Spectacle, et la simple Representation, où l’art ne donne que des images de choses qui ne sont point. Ce sont des princes en figure, des palais en toiles colorées, des morts en apparence et tout enfin comme en peinture. […] Ou bien on regarde dans ces poëmes l’histoire veritable, ou que l’on suppose veritable, et dont toutes les avantures sont veritablement arrivées dans l’ordre, le temps et les lieux, et selon les intrigues qui nous apparoissent.961 Selon Hédelin d’Aubignac, le tableau peut être considéré de deux manières. D’un côté, on peut le concevoir comme un « ouvrage de la main du peintre », fruit d’un travail artistique de combinaison de couleurs et d’agencement de lignes. Dans cette première acception, le tableau mise sur l’illusion en perspective, sur l’apparence, sur l’artificialité, et ce qu’il montre n’existe point en réalité. D’un autre côté, le tableau contient une chose qui est peinte, qui donne l’impression d’être « véritable » même si elle ne l’est pas toujours. Dans c