REVUE VIE ÉCONOMIQUE – VOL I, NO 1 – REPENSER L’ÉCONOMIE DU XXIe SIÈCLE
Des réformes structurelles et radicales
L’évolution future d’une situation dans laquelle le plein emploi ne sera atteint qu’avec la guerre va
amener Keynes à radicaliser son message. Il propose ainsi, pour atténuer la prédominance de la
spéculation sur l’entreprise, « la création d’une lourde taxe d’État frappant toutes les transactions »
(Théorie générale, p. 172). Il imagine même que les opérations d’investissement pourraient être,
comme le mariage – mais est-ce un bon exemple ? –, rendues définitives et irrévocables, sauf pour
des cas de force majeure. À la fin de son livre, il évoque, comme solutions à long terme aux
problèmes récurrents du capitalisme, « l’euthanasie du rentier » et « la socialisation de
l’investissement », soulignant que l’État n’est pas contraint, comme les entrepreneurs privés, par la
rentabilité du capital dans ses choix d’investissement. L’objectif visé par Keynes ne se limite donc
pas à des recettes de sortie de crise. Il s’agit plutôt de mettre en place des mécanismes permettant
la régulation du capitalisme, incluant en particulier un contrôle étroit de la finance. Ce contrôle
doit se prolonger au niveau international. C’était l’objectif que Keynes poursuivait, à la fin de sa
vie, lorsqu’il préparait la négociation des accords de Bretton Woods, accords qui furent finalement
beaucoup plus près des objectifs des États-Unis. Ici encore, lorsqu’on souhaite un « retour à
Bretton Woods », il faut savoir qu’il ne s’agit pas du projet initial de Keynes.
Keynes voulait réformer un système qu’il n’aimait pas, parce qu’il s’appuyait sur un amour
névrotique de l’argent
iv
: « Le capitalisme international, et cependant individualiste, aujourd’hui
en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite.
Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref,
il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le
remplacer, nous sommes extrêmement perplexes. »
v
Il esquisse pourtant, en d’autres endroits, une
nouvelle voie qu’il qualifie tour à tour de « nouveau libéralisme » – qu’il ne faut évidemment pas
confondre avec le néolibéralisme –, de socialisme et de socialisme libéral : « La question est de
savoir si nous sommes prêts à quitter l’état de laisser-faire du dix-neuvième siècle pour entrer dans
une époque de socialisme libéral, c’est-à-dire un système nous permettant d’agir en tant que
communauté organisée avec des buts communs, et disposés à promouvoir la justice sociale et
économique tout en respectant et protégeant l’individu » (JMK, vol. 21, p. 500).
Il envisage même, dans un texte lyrique intitulé « Perspectives économiques pour nos petits-
enfants », publié en plein cœur de la crise, un avenir éloigné d’une centaine d’années dans lequel
l’humanité sera venue à bout du problème économique, de la rareté, de sorte que « l’homme sera
confronté à son problème véritable et permanent : quel usage faire de sa liberté, une fois dégagé de
l’emprise des préoccupations économiques? »
vi
Il faudra avoir appris, ce qui pour le moment fait
cruellement défaut, l’art de vivre. Mais Keynes estime que le monde possède les ressources et les
techniques nécessaires pour atteindre ce nirvana. Ce sont toutefois des problèmes d’organisation
qui bloquent la route vers cet au-delà du capitalisme.