L’É TAT ET L’ENTREPRISE
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contrôle des sociétés en réglementant leurs pratiques comptables 13. Ils sont très
minoritaires. La majorité des acteurs économiques et politiques s’accommode du
flou des réglementations et du désordre des pratiques. Ces questions intéressent
peu les milieux politiques et le statu quo l’emporte jusqu’à la Grande Guerre 14. Les
définitions des principaux postes du bilan se précisent ensuite lentement, celles de
l’amortissement au sortir de la guerre, celles des bénéfices sont codifiées par une
loi en 1934, puis le premier plan comptable général publié sous Vichy édicte un
certain nombre de règles. Répondant surtout aux besoins de la comptabilité des
prix de revient, il ne résout pas tous les problèmes : les modes de constitution des
réserves et d’évaluation des stocks sont toujours discutés à la Libération. Adopté
pendant l’Occupation pour servir un régime liberticide et xénophobe, ce plan à
très mauvaise presse. Laissé facultatif, il ne garantit pas davantage l’harmonisation
des comptes que ses successeurs avant que la loi ne prescrive la définition de plans
professionnels en 1959. Même après cette date les professions mettront plus de
dix ans pour définir leurs plans comptables.
Cette histoire singulière présente de nombreux points communs avec celle de
la statistique publique, leurs étapes sont les mêmes et elles partagent souvent les
mêmes acteurs et rencontrent les mêmes freins. Cette convergence incite à faire
l’hypothèse d’une chronologie propre à ce que Francis Louis Closon, premier
directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques
(Insee), décrit comme un combat entre une « France du chiffre », celle qui porte
le développement de l’information quantifiée, et une « France des mots », qui s’y
oppose 15. Ce schéma d’analyse ne vise qu’à mettre en relief certains des clivages
provoqués par l’intrusion de la quantification parmi les outils de la décision, et à
poser des questions jusque là négligées. En marge des césures politiques et écono-
miques et connaissant ses propres rythmes, cette chronologie est autant celle de la
lente reconnaissance de la nécessité d’un langage collectif basé sur des chiffres et
codifié hors de l’entreprise, par le secteur privé et par l’État, que celle des étapes de
la normalisation des comptabilités privées. Difficile à cerner tant elle est disparate
avant l’Occupation, la « France des chiffres » devient ensuite celle des praticiens
du chiffre, les statisticiens de l’Insee, les démographes et les sociologues du nouvel
Institut national des études démographiques (INED), les premiers comptables
nationaux du Service des études économiques et financières (SEEF), les experts
du Plan et ceux qui sont chargés de la progression de la comptabilité privée. Elle
diffuse une culture du chiffre dans les directions économiques et fiscales et dans
13. Nicolas P, « Comptabilité et protection des créanciers (1807-1942) : une étude de la fonction
technico-sociale de la comptabilité », doctorat en sciences de gestion sous la direction de J R,
université Paris Dauphine, 2005 ; « Gouvernance des sociétés anonymes et transfert de risques : le cas des
obligataires et les réponses de la législation commerciale française (1856-1935) », Comptabilité, contrôle,
audit (CCA), 2007, tome 13, vol. 2, p. 5-30.
14. Y. L « 1880-1914, l’échec de « l’unification des bilans » ou le rendez-vous manqué de la normali-
sation », CCA, 1995, vol. 1, n° 1, mars, p. 7-24.
15. Francis Louis C, « La porte étroite », 1956. Texte communiqué par son auteur ; B. T, « La
diffusion des normes comptables homogènes et le développement de la statistique publique française : une
lenteur partagée », Courrier des Statistiques, n° 123, janvier-avril 2008, p. 19-23.
[« L’État et l’entreprise », Béatrice Touchelay]
[ISBN 978-2-7535-1357-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]