17
Introduction générale
La contribution extraordinaire sur les bénéfices de guerre introduite par la loi
du 1er juillet 1916 puis l’impôt sur les bénéfices quelques mois plus tard boulever-
sent les relations entre les entreprises et le fisc 1. Basé sur la déclaration des contri-
buables, l’impôt devient alors un puissant moteur de la clarification des comptabi-
lités des entreprises privées. Or, la normalisation comptable met plus de quarante
ans à s’imposer. Comment expliquer ce paradoxe dans un État où ni le législateur,
ni les pouvoirs publics ne reculent en principe devant la réglementation ?
Les travaux des spécialistes des sciences de gestion qui adoptent une démarche
historique 2 pour expliquer l’évolution des outils et des concepts comptables, la
formation de leur profession 3 ou les conditions de l’apparition du plan comptable
ouvrent des pistes 4. L’existence d’un lien entre la progression de la comptabi-
lité normalisée et le patronat français est déjà soulignée par Peter Standish qui
remarque qu’en 1880 le premier congrès de comptabilité organisé en France est
patronné par le Comité central des chambres syndicales patronales et par l’Union
nationale du commerce et de l’industrie et qu’il a pour thème l’unification
1. Le manuscrit original de ce texte a été rédigé dans le cadre de mon habilitation à diriger des recherches (HDR)
d’histoire contemporaine soutenue à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne le 5 décembre 2009.
2. Cette orientation est initiée par Marc N, « La naissance de la comptabilité industrielle en France »,
doctorat de sciences de gestion sous la direction de Bernard Colasse, université Paris Dauphine, 1992 ; et
Yannick L dans son doctorat de sciences de gestion sous la direction de Claude Cossu, université
Paris-Val-de-Marne publié sous le titre Du dépérissement à l’amortissement. Enquête sur l’histoire d’un concept
et de sa traduction comptable, Nantes, Ouest Éditions, 1993. Y. Lemarchand dresse un bilan de l’approche
historique des sciences de gestion aux journées d’histoire de la comptabilité et du management (JHCM)
dans « Les JHCM 1995-2008. Rétrospective et perspectives », Revue française de gestion, numéro spécial
Histoire et gestion : vingt ans après, vol. 34, n° 188-189, novembre décembre 2008, p. 30-52. Voir également
le programme établi par Y. Lemarchand : « Vers un programme de recherche en histoire de la comptabilité »,
HDR, université Paris XII, 1994.
3. Jacques R, « De l’histoire du plan comptable français et de sa réforme éventuelle », dans
Robert L D et José A (éd.), Annales du management, Economica, Paris, 1992, vol. 2,
p. 69-82 ; Peter S, e french plan comptable : explanation and translation, Paris, Experts compt-
ables média, 1997 ; Bernard C et Peter S dans « De la réforme 1996-1998 du dispositif
français de normalisation comptable », CCA, tome 4/volume 2, septembre 1998, p. 5-27 ; Y. L,
Frédéric L R, « L’introduction de la comptabilité analytique en France : de l’institutionnalisation d’une
pratique de gestion », Finance-Contrôle-Stratégie, 2000, vol. 3, n° 4, p. 83-111.
4. Anne F, « e 1947 Accounting Plan : origins and influences on subsequent practice », e Accounting
Historians Journal, 1991, vol. 18, n° 2, 1991, p. 1-23, p. 19.
[« L’État et l’entreprise », Béatrice Touchelay]
[ISBN 978-2-7535-1357-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
L’É TAT ET L’ENTREPRISE
18
des comptabilités 5. La recherche des moteurs et des freins de l’harmonisation
comptable pendant les soixante premières années du e siècle doit permettre de
préciser davantage encore les relations entre l’outil comptable et son environne-
ment économique et politique 6.
La comptabilité envisagée, comptabilité générale ou comptabilité finan-
cière, pour reprendre la terminologie actuelle, est constituée de l’ensemble des
techniques d’enregistrement des opérations économiques entre l’entreprise et son
environnement et leur synthèse dans un ensemble de documents annuels : bilan
et, selon les époques envisagées, compte de pertes et profits, compte d’exploitation
ou compte de résultats. L’histoire de la comptabilité analytique, dénommée autre-
fois comptabilité industrielle et aujourd’hui comptabilité de gestion, concernant
les calculs de coûts, est mieux balisée et ne constitue pas le centre de l’analyse 7.
L’intérêt est centré sur la réglementation des pratiques comptables permettant de
définir un vocabulaire commun afin que l’ensemble des agents publics et privés
suive les activités des entreprises, facilitant ainsi la prise de décision. L’analyse ne
concerne pas la comptabilité que les entreprises établissent pour leurs propres fins
et elle ne prétend pas non plus que la normalisation contribue systématiquement
à améliorer les pratiques. Elle s’intéresse à la construction d’un langage commun
qui accompagne l’édification de l’État moderne, la progression de la normalisation
comptable étant considérée à la fois comme un révélateur et comme un moteur
de l’affirmation d’un nouveau mode de régulation économique et sociale encadrée
par l’État. Ce langage est aussi perçu comme une construction, une convention
résultant de compromis obtenus dans des circonstances historiques particulières.
S’engageant à refléter les opérations économiques de l’entreprise, la comptabilité
générale n’en donne que l’image que ses concepteurs et ses utilisateurs veulent
bien qu’elle fournisse. Personne n’est dupe, ce langage conventionnel peut être
trompeur, mais l’intérêt bien compris de chacun est de le définir et de l’utiliser
pour faciliter les échanges.
Censée refléter une réalité, la comptabilité influence aussi cette réalité, et
l’absence de normalisation a longtemps permis que se développent des pratiques
que la rationalité économique ou les intérêts des actionnaires ne justifiaient pas
toujours 8. Il en va ainsi de l’assimilation de dépenses d’investissement à des charges
et de la comptabilisation d’amortissements exagérés, aboutissant à la constitution
de réserves occultes, ou à l’inverse du défaut d’amortissement des matériels et de
5. P. S, « Origins of the Plan Comptable General : a Study in Cultural Intrusion and Reaction »,
Accounting and Business Research, 1990, vol. 20, n° 80, p. 337-351.
6. Patrick F, « Quelles méthodes pour l’histoire de la gestion ? », Actes des IVe journées d’histoire de
la comptabilité et du management, IAE de Poitiers, mars 1998, p. 15-17, et « Quand la gestion entre dans
l’histoire », Revue française de gestion, 1993, n° 96, 1993, p. 69-77.
7. Voir par exemple Henri Z, « Les calculs du prix de revient dans la seconde industrialisation en
France », doctorat en sciences de gestion sous la direction de Jean-Louis M, université de Poitiers-IAE,
1997.
8. Y. L, Nicolas P « Falsifications et manipulations comptables. La mesure du profit comme
enjeu social, 1856-1918 », Comptabilité, contrôle, audit (CCA), 2005, juillet, p. 15-33.
[« L’État et l’entreprise », Béatrice Touchelay]
[ISBN 978-2-7535-1357-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION GÉNÉRALE
19
prise en compte de la dépréciation de certains actifs, de façon à dissimuler des
pertes.
Appréhendée comme une construction intellectuelle, la comptabilité remplit
aussi une fonction de légitimation. Elle vise à légitimer l’action des dirigeants de
l’entreprise et le bien fondé du système du marché, en fournissant des critères
d’évaluation de leur réussite et en les protégeant de la contestation 9. La possibilité
de modifier les indicateurs qui ne rempliraient plus leur fonction est toujours
offerte. Les débats actuels sur les normes comptables internationales donnent une
idée de l’importance des enjeux de la question. La comptabilité dont il est question
est aussi celle qui reflète un système économique et politique plus général, même
si les normes sont toujours en retard sur la pratique 10.
Sans mésestimer le rôle de l’idéologie, il convient avant tout de décrire la façon
dont ces normes se sont imposées, quitte à amplifier le rôle de la normalisation
et à sacrifier l’analyse plus délicate des rapports de forces qui la sous-tendent. Il
s’agit de savoir pourquoi et comment les pratiques comptables des commerçants
et des producteurs, artisans et industriels, plus qu’agriculteurs qui bénéficient d’un
régime à part, ont été normalisées. Comment et pourquoi ces acteurs ont intégré
des règles façonnées à l’extérieur ? S’agit-il d’une abdication des entreprises ? D’un
renoncement ? Sous quelles contraintes et pour quelles contreparties se plient-
elles à ces règles ? Cette série de questions en appelle deux autres, l’une pratique :
quels sont les acteurs qui ont laissé des traces de leurs interventions et de leurs
motivations dans les archives disponibles ? L’autre question est plus générale : que
nous apprend cette longue marche de la normalisation des comptabilités privées
pendant les deux premiers tiers du e siècle ?
La « science » des comptes est ancienne, ses mécanismes fondamentaux, comme
la partie double, sont mis en œuvre dès le e siècle mais, si la plupart des grandes
entreprises disposent de services comptables à la fin du e siècle, l’hétérogénéité
des écritures prive leurs partenaires de moyen de contrôle sur l’origine et sur
l’usage des bénéfices, comme sur la gestion des affaires 11. La comptabilité des
entreprises reste longtemps une affaire exclusivement privée. Les professionnels,
comptables 12, juristes, ou parlementaires, défendant les droits des épargnants, et
ceux qui contribuent au financement de l’entreprise ou qui sont intéressés par son
développement (banques, assurances, fournisseurs, etc.) suggèrent de renforcer le
9. eodore M. P, e rise of statistical thinking, 1820-1900, Princeton (New Jersey), Princeton University
Press, 1986 et Trust in numbers. e pursuit of objectivity in science and public life, Princeton (New Jersey),
Princeton University Press, 1995.
10. Alain D, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte,
seconde édition 2000.
11. Y. L, M. N, « Histoire des systèmes comptables », dans B. C (dir.), Encyclopédie
de la comptabilité, du contrôle, et de l’audit, Paris, Economica, 2009, p. 891-899.
12. La définition et les fonctions des comptables sont imprécises jusqu’à l’organisation du brevet d’expert-
comptable en 1927 et surtout jusqu’à la création de l’ordre en 1942.
[« L’État et l’entreprise », Béatrice Touchelay]
[ISBN 978-2-7535-1357-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
L’É TAT ET L’ENTREPRISE
20
contrôle des sociétés en réglementant leurs pratiques comptables 13. Ils sont très
minoritaires. La majorité des acteurs économiques et politiques s’accommode du
flou des réglementations et du désordre des pratiques. Ces questions intéressent
peu les milieux politiques et le statu quo l’emporte jusqu’à la Grande Guerre 14. Les
définitions des principaux postes du bilan se précisent ensuite lentement, celles de
l’amortissement au sortir de la guerre, celles des bénéfices sont codifiées par une
loi en 1934, puis le premier plan comptable général publié sous Vichy édicte un
certain nombre de règles. Répondant surtout aux besoins de la comptabilité des
prix de revient, il ne résout pas tous les problèmes : les modes de constitution des
réserves et d’évaluation des stocks sont toujours discutés à la Libération. Adopté
pendant l’Occupation pour servir un régime liberticide et xénophobe, ce plan à
très mauvaise presse. Laissé facultatif, il ne garantit pas davantage l’harmonisation
des comptes que ses successeurs avant que la loi ne prescrive la définition de plans
professionnels en 1959. Même après cette date les professions mettront plus de
dix ans pour définir leurs plans comptables.
Cette histoire singulière présente de nombreux points communs avec celle de
la statistique publique, leurs étapes sont les mêmes et elles partagent souvent les
mêmes acteurs et rencontrent les mêmes freins. Cette convergence incite à faire
l’hypothèse d’une chronologie propre à ce que Francis Louis Closon, premier
directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques
(Insee), décrit comme un combat entre une « France du chiffre », celle qui porte
le développement de l’information quantifiée, et une « France des mots », qui s’y
oppose 15. Ce schéma d’analyse ne vise qu’à mettre en relief certains des clivages
provoqués par l’intrusion de la quantification parmi les outils de la décision, et à
poser des questions jusque là négligées. En marge des césures politiques et écono-
miques et connaissant ses propres rythmes, cette chronologie est autant celle de la
lente reconnaissance de la nécessité d’un langage collectif basé sur des chiffres et
codifié hors de l’entreprise, par le secteur privé et par l’État, que celle des étapes de
la normalisation des comptabilités privées. Difficile à cerner tant elle est disparate
avant l’Occupation, la « France des chiffres » devient ensuite celle des praticiens
du chiffre, les statisticiens de l’Insee, les démographes et les sociologues du nouvel
Institut national des études démographiques (INED), les premiers comptables
nationaux du Service des études économiques et financières (SEEF), les experts
du Plan et ceux qui sont chargés de la progression de la comptabilité privée. Elle
diffuse une culture du chiffre dans les directions économiques et fiscales et dans
13. Nicolas P, « Comptabilité et protection des créanciers (1807-1942) : une étude de la fonction
technico-sociale de la comptabilité », doctorat en sciences de gestion sous la direction de J R,
université Paris Dauphine, 2005 ; « Gouvernance des sociétés anonymes et transfert de risques : le cas des
obligataires et les réponses de la législation commerciale française (1856-1935) », Comptabilité, contrôle,
audit (CCA), 2007, tome 13, vol. 2, p. 5-30.
14. Y. L « 1880-1914, l’échec de « l’unification des bilans » ou le rendez-vous manqué de la normali-
sation », CCA, 1995, vol. 1, n° 1, mars, p. 7-24.
15. Francis Louis C, « La porte étroite », 1956. Texte communiqué par son auteur ; B. T, « La
diffusion des normes comptables homogènes et le développement de la statistique publique française : une
lenteur partagée », Courrier des Statistiques, n° 123, janvier-avril 2008, p. 19-23.
[« L’État et l’entreprise », Béatrice Touchelay]
[ISBN 978-2-7535-1357-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
INTRODUCTION GÉNÉRALE
21
les entreprises privées. En matière comptable, le cadre institutionnel établi depuis
l’Occupation s’appuie sur un plan comptable général et sur des commissions et
comités chargés de l’adapter aux besoins des secteurs d’activité. La définition
d’un nouveau plan en 1947, qui sépare la comptabilité générale de la comptabi-
lité analytique, et en 1957, qui approfondit cette dernière, renforce ce cadre. La
« France des mots » résiste à la fois aux enquêtes statistiques et à la normalisation
comptable jusqu’à la décision gouvernementale d’envisager, puis d’imposer l’obli-
gation comptable. Il s’agit ici de retracer les étapes qui conduisent à ce retourne-
ment, d’en cerner les protagonistes et d’en définir les contours et les enjeux.
Cette histoire est celle d’un groupe d’acteurs d’abord éparpillés, puis qui se
rejoignent, autour de la nécessité de définir des règles collectives obligeant les
titulaires de bénéfices à améliorer la lisibilité des comptes. Ce groupe constitue une
nébuleuse calculatrice dont les contours d’abord très flous se précisent progressive-
ment 16. La nébuleuse regroupe des personnalités convaincues de la nécessité d’har-
moniser les pratiques comptables des entreprises. En marge de l’élite économique
ou politique, ses membres entretiennent des relations informelles et se heurtent
aux défenseurs du secret des affaires et de l’autonomie comptable de l’entreprise.
Ils reçoivent un cadre institutionnel du régime de Vichy, profitent de l’esprit de
la planification après l’Occupation pour se transformer en réseau et conduire
au décret de 1958 déclenchant le processus de la régulation comptable 17. Il
convient d’expliquer la lenteur de ce processus qui distingue la France de plusieurs
pays industrialisés où la réglementation comptable répond soit à l’initiative de
puissants secteurs et des entreprises (États-Unis), soit à celle d’un État autoritaire
(Allemagne) et où, à l’image des Chartered accountants britanniques, la comptabi-
lité est défendue par de puissantes corporations.
Sans étudier en détail tous les facteurs susceptibles de rejeter ou d’inciter à la
normalisation, négligeant en particulier le rôle des banquiers, celui des juristes et
celui des syndicats de salariés, trois pistes sont privilégiées. La première est celle
des principales organisations patronales qui contribuent à délimiter le domaine
de l’autonomie comptable des firmes. La seconde est celle de l’État, perçu à la fois
à travers les prises de positions des gouvernements, des directions financières et
fiscales et des parlementaires définissant la politique fiscale, et en particulier l’impo-
sition des bénéfices et des sociétés. La troisième piste a été moins développée. Elle
concerne les comptables de profession qui défendent une certaine conception de
l’information économique.
16. L’expression renvoie au titre de l’ouvrage dirigé par Christian T, Laboratoires du nouveau siècle.
La nébuleuse réformatrice et ses réseaux. 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
17. Bernard C, « La régulation comptable, entre public et privé », dans Michel C (dir.), Les normes
comptables internationales, instruments du capitalisme financier, Paris, La Découverte, 2005, p. 27-48, p. 39.
L’auteur parle de la « normalisation partenariale sous la tutelle de l’État » pour qualifier le modèle français.
La régulation comptable est définie comme « le processus de production, de mise en œuvre et de contrôle de
l’application des normes comptables […], la notion de normalisation fait référence à l’un des aspects seule-
ment de la régulation, à savoir la production de normes. […] La réglementation est une forme particulière
de régulation appuyée sur les prérogatives et l’action de l’État », p. 28.
[« L’État et l’entreprise », Béatrice Touchelay]
[ISBN 978-2-7535-1357-0 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !