« L’ENNEMI A L’ERE NUMERIQUE :
CHAOS, INFORMATION, DOMINATION »
(Introduction au livre publié au Presses Universitaires de France en 2001)
Par François-Bernard Huyghe
(Docteur d’Etat en Sciences politiques, Professeur à l’EGE)
MOTS CLES :
Infodominance, Guerre de l’information, Société de l’information
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Introduction
Un virus informatique fait des millions de victimes en proclamant : « I love you », et les généraux se
vantent d’exécuter des guerres à zéro mort. L’économie se militarise, la guerre se veut
humanitaire. Les citoyens réclament des codes secrets, les espions de la publicité. Nous voulions
des technologies douces, voici des conflits durs. Nous n’avons plus d’ennemi, on se bat partout.
Tous ces paradoxes n’en font qu’un : la société de l’information produit son contraire : conflit et
secret. Au-delà des sempiternels « dangers des nouvelles technologies » (mon enfant peut-il se
faire voler sa carte bleue par un pédophile révisionniste islamiste sur la Toile?), voici les nouvelles
formes du chaos et de la domination, voilà des fragilités et des agressivités inédites.
Piraterie, attaques contre les géants de la nouvelle économie, surveillance planétaire par le système
Echelon, concurrence « hypercompétitive » - traduisez élimination cynique des rivaux-, mais aussi
cybermilitants, cyberterrorisme… Tels sont les premiers symptômes, en attendant les
cyberguerres zéro défauts que concoctent les futurologues.
La question est géopolitique : c’est-à-dire politique et militaire d’abord. Le nouvel ordre mondial
n’a pas aboli la violence archaïque qui martyrise les corps : il la met en scène dans ses cérémonies
cathodiques. Au même moment, une autre violence se gère depuis une chambre de guerre, elle se
joue sur des écrans numériques. Elle accompagne, facilite, occulte, justifie ou remplace la brutalité
physique. Les stratèges l’ont rêvée, la technique l’a réalisée, avec des satellites, des drones, des
avions furtifs, des télétransmissions depuis le champ de bataille, des frappes virtuelles et des
armes intelligentes. La définition canonique de la guerre, conflit collectif, organisé, durable, se
déroulant sur un territoire et entraînant mort d’homme est obsolète. Quand celui qui possède la
carte domine le territoire, et quand être perçu, c’est être vaincu, quand la guerre propre,
immatérielle et en réseaux devient le prolongement de la technique par d’autres moyens, nos
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conceptions du politique sont ébranlées. Les technologies de communication redéfinissent
frontières, institutions, normes, et critères de puissance.
La question est géoéconomique. Avec la guerre économique, la concurrence se fait conflit.
Sabotage ou espionnage, intoxication, déstabilisation ou manipulation se banalisent. La
mondialisation implique des zones d’influence et des stratégies planétaires ; on se bat pour
imposer les règles du jeu ; l’intelligence économique « offensive » mobilise de redoutables
panoplies. La nouvelle économie doit mondialiser et normaliser, donc conquérir des territoires.
Or, qu’il s’agisse d’espaces ou de têtes, les conquêtes se font rarement sans combats.
Le simple citoyen aurait tort de se croire à l’abri. Il est devenu « traçable » ; nul n’échappe à la
surveillance. Sur le Web, chacun peut tout dire, mais chacun est exposé. Après la peur de Big
Brother, voici la crainte des Little Brothers, les entreprises qui épient leurs clients. Invisibilité et
anonymat seraient-ils les premiers droits de l’homme numérique ? Nous hésitons entre diverses
craintes : les firmes qui nous « profilent », les épidémies numériques, le flicage génétique, le
fichage étatique, le vandalisme cybernétique, la caméra au coin de la rue, le satellite au-dessus de
nous. En retour, la technique offre aux groupes en guerre, les armes du faible pour mener actions
militantes et prédations. De nouvelles communautés se forment, de nouvelles tribus aux noms
bizarres, hackers, cyberpunks, lancent des attaques.
Plus déconcertant : les affrontements ne se déroulent pas seulement sur un plan horizontal (État
contre État, particuliers contre particuliers) mais « diagonalement » : moyens étatiques, voire
militaires contre entreprises, citoyens contre État ou entités économiques, etc., sans oublier le
rôle perturbateur d’organisations criminelles parfois aussi puissantes que des États.
Le conflit devient multiforme. Il y a un noyau dur, des agressions bien repérables. Tels des actes,
de destruction ou de prédation effectués sur des systèmes d’information. Souvent, il s’agit de
simples délits. Et puis, autour de ce noyau, s’organisent des cercles concentriques : tout ce qui
touche à l’action indirecte, toutes les formes de contrôle ou d’influence sur les esprits, tout ce qui
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ressort à la manipulation de l’opinion. L’hégémonie invisible rend inutiles les attaques
spectaculaires…
Dernière source d’incertitude : où passe la frontière entre réalité et fantasme ? Telle attaque
cybernétique qui a coûté des millions de dollars est-elle menée par un informaticien qui s’ennuie
ou par une officine au service d’un gouvernement ? Canular ou géostratégie ? Telle « cyberarme »
que prépare le Pentagone : rêverie de crâne d’œuf ou panoplie des futurs maîtres du monde ? À
monde global, guerre totale ?
Un monde sans ennemi
Et pourtant ! À cette vision terrifiante s’opposent des indices d’apaisement. Contrairement aux
générations précédentes, nous pouvons dire « Je ne mourrai pas à la guerre ». Un baby boomer
français, comme l’auteur, trop jeune pour combattre en Algérie, grandi à l’abri de la dissuasion
nucléaire, ayant vu s’effondrer le mur de Berlin, n’a plus guère de chance de connaître le sort le
« plus beau, le plus digne d’envie » des hymnes républicains : mourir pour la Patrie. Pendant des
millénaires, le petit mâle survivait à crédit : un jour peut-être le souverain ou l’Etat l’imposerait
d’une vie ; un citoyen était un condamné en sursis et un bourreau en puissance.
L’ordre militaire suicidaire au temps de la guerre froide est devenu judiciaire, humanitaire. En ces
temps où il n’est question que de la montée de la violence et où nous nous repentons d’avoir
traversé le siècle de la barbarie, la nouvelle, pourtant attendue depuis Neandertal, mériterait
commentaire. Certes, nous savons ce qu’il en fut des paix perpétuelles ou des fins de l’Histoire
sporadiquement claironnées –désormais l’idée de fin de l’hostilité prend un poids particulier. Elle
implique non seulement : « Nous sommes à l’abri. Des machines, des spécialistes, des
organisations, bientôt des tribunaux internationaux se chargent de gérer – voire d’éliminer – la
part de violence qu’implique la vie des nations. » Mais aussi « Nous n’avons plus d’ennemis. »
Même si nous trouvons des coupables.
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Suivant les statistiques pénales, les probabilités qu’un citoyen Lambda périsse sous le couteau ou
la balle d’un assassin n’ont jamais été si faibles. En ce début de siècle pour qui a la chance de
naître ni rwandais, ni dans un ghetto suburbain, un homme qui tue un homme, c’est une image
sur un écran, pas une réalité. Que la mort violente quitte le domaine du probable ou du fatal pour
rentrer dans celui de l’imaginaire ou du spectaculaire est une innovation inouïe. Le processus de
civilisation des mœurs, pour ne pas dire de domestication, parviendra-t-il bientôt à son terme? À
défaut d’atteindre le bonheur du genre humain, nous épargnerons toute souffrance au corps
humain.
Dans le même temps, nous disons notre horreur de la brutalité : toute idéologie qui flatte le
militant ou le militaire est suspecte ; il n’est plus question que de globalisation, de négociation, de
solidarité. Notre intolérance à l’intolérable s’accroît, soutenue par le spectacle médiatique et par la
morale dominante. Le concert des Nations n’acceptera plus, c’est juré, que les frontières abritent
des bourreaux et des massacres. Dénonçons, dénonçons...
L’émergence d’une société planétaire de l’information nourrit la nouvelle utopie technologique
d’une expulsion de la violence. Les mêmes flux de marchandises, images, données, messages
couvrent la Terre, reçus, traités, conservés partout suivant les mêmes procédés. Pour les chantres
du monde en réseaux, c’est une promesse d’unité. Pour eux, le marché est pacifique par essence,
la communication s’oppose à la violence et le partage des mêmes biens, des mêmes savoirs ou des
mêmes affects constitue le meilleur antidote au conflit. Ne subsisteraient donc que des
affrontements marginaux : ceux qui dressent entre elles quelques tribus archaïques, ou encore
l’opposition politique au processus de la mondialisation. Histoires de talibans, de paysans, de
barbarie et de retards.
Qui croire ? Jean qui rit ou Jean qui pleure ? L’ambition de ce livre n’est pas d’arbitrer une
controverse sur le caractère inéluctable de la violence pas d’avantage sur sa relativité historique.
Ni de discuter des périls de la mondialisation ou les dangers de la technologie, pas même de
relancer un débat entre Hobbes et Rousseau remis à la mode cyber.
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