hétérogènes qu’elles soient, ne sont pas simples descriptions empiriques (« mon » vécu de la
nuit18), ni psychologiques (la spatialité enfantine)19, ni ethnologiques (l’espace du primitif). Ces
descriptions tentent, en fait, de retrouver ce que Merleau-Ponty nomme, dès la Phénoménologie,
« l’ espace originaire », qu’il associera à « l’espace naturel et primordial »20, à là « spatialité
primordiale »21, qui s’oppose à l’espace euclidien , « espace sans transcendance, réseau de droites »,
espace isotrope, « forme suprême de l’objectivité en général »22, aussi éloigné de notre expérience
que l’est la carte de géographie du paysage. Cette spatialité primordiale est « toujours déjà là »,
inéliminable condition de possibilité, et en ce sens « a priori23 », spatialité qui s’associe à la vivante
présence de notre corps propre. La spatialité primordiale est la forme que prend notre présence au
monde, forme que fonde le corps de chair, qui seul nous permet de répondre à la question « où suis-
je » ? Les spatialités qualitatives permettent donc à Merleau-Ponty de dépasser l’ego empirique
comme l’Ego transcendantal, pour se mettre en quête de ce « troisième genre d’être », finalité de
toutes les analyses de la Phénoménologie de la perception.
C’est dire l’importance de l’espace puisque, en dernière instance, c’est par lui que nous accédons
au corps de chair, corps phénoménal, corps situé, et réalité originaire irréductible, novation propre
à l’analyse de Merleau-Ponty, qui lui permet de dépasser les classiques oppositions : empirique et
transcendantal, a priori, a postériori, corps, esprit, etc.
Cette centralité théorique de l’espace commandera, dés la Phénoménologie, un grand nombre de
réélaborations conceptuelles des dimensions spatiales : réélaboration de la notion de profondeur qui,
contre la pensée classique24, devient peu à peu, comme l’a noté R. Barbaras25, la véritable
dimension originaire, fondatrice de la largeur et de la longueur ; réélaboration de la notion de
juxtaposition, ensuite, qui progressivement se voit remplacer par le concept topologique
« d’enveloppement ». En effet, à la pure extériorité des parties entre elles (que dit la juxtaposition),
Merleau-Ponty substituera la relation d’une partie du corps à une autre, parties qui « s’enveloppent
les unes les autres »26 et ne se juxtapose ni ne se côtoient. Cette omniprésence de l’espace ne fera
que se confirmer au fil des œuvres de la Prose du monde27, qui reprend en les synthétisant les
analyses de la Phénoménologie, en passant par L’œil et l’esprit qui fait de l’espace : « le chiffre par
18 Ce serait là un écueil possible de l’analyse phénoménologique qui décrirait la série infinie des espaces singuliers sans jamais atteindre à
l’essence, écueil qui viendrait de ce que, comme le dit Merleau-Ponty : à la limite : « il y a autant d’espaces que d’expériences spatiales
distinctes » (PP : 337), ce qui en dernière instance rendrait vaine tout saisie générale ou conceptuelle. Comme l’analyse du langage en contexte
anglo-saxon doit veiller à ne pas devenir simple description de situations de parole contingentes et infinies, l’analyse phénoménologique doit
veiller à ne pas devenir déclinaison à l’infini de vécus multiples. Sans quoi, l’analyse du langage deviendrait linguistique et qui plus est
linguistique empirique (étude des contextes réels dans une langue donnée) et la phénoménologie, psychologie et, qui plus est, psychologie
empirique. C’est pourquoi Merleau-Ponty tentera au-delà des multiples « spatialités qualitatives » de trouver les « eide » propres à l’espace.
19 Même si c’est à Piaget et à Wallon que Merleau emprunte l’idée d’une spatialité spécifiquement enfantine très éloignée de l’expérience
adulte, voir par exemple : Psychologie et pédagogie de l’enfant, Cours en Sorbonne, 1949-1952, par exemple « chez l’adulte la spatialité serait
une série de relations, chez l’enfant l’espace est une qualité collant à l’image » p. 526, Paris, Lagrasse, 2001.
20 PP P.340.
21 PP.475.
22 PP 251.
23 C. Taylor a montré qu’on pouvait lire la Phénoménologie de la perception à partir de « l’argument transcendantal ». Dans la mesure où
Merleau-Ponty doit construire une eidétique de l’espace et non multiplier les descriptions empiriques, on peut considérer qu’il part d’un certain
nombre de vécus pour « remonter » à un « toujours déjà là », inéliminable, et en ce sens a priori, qui est condition de possibilité sans laquelle nous
ne pourrions ni penser ni même éprouver ces expériences multiples. Sur la structure de l’argument transcendantal en général et sa possible
fécondité aujourd’hui, nous nous permettons de renvoyer à notre livre Référence et autoréférence, Paris, Vrin 2006.
24 Voir notamment la polémique sur la largeur contre Berkeley, dans PP303 et sq
25 Il écrit : « la réflexion de Merleau-Ponty sur l’espace est toute entière concentrée sur une méditation de la profondeur » De l’être au
phénomène, 1992, p.238.
26 Sur l’enveloppement voir PP p. 117 et sq, 306, ou encore l’opposition p. 84 entre « l’objet qui n’a rien d’enveloppé mais est tout entier
étale » et le vécu spatial de mon corps, etc. On pourrait multiplier les citations où figure le terme « d’enveloppement », figure topologique qui
entend se substituer à l’appréhension euclidienne des objets, puisqu’elle permet de penser la distinction entre « situation » et position » : Sur la
distinction entre « la position » de la chose dans l’espace euclidien et la « situation topologique « de mon corps, voir le livre central d’ A de
Waehlens : Une philosophie de l’ambiguïté, L’existentialisme de MP, Louvain 1978 p. 119 et sq.
27 Gallimard, 1969 (PM), notamment p. 73 et suivantes.
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