SIC et TIC : dépasser l`impensé - Distances et Savoirs

LECTURE CRITIQUE
SIC et TIC : dépasser l’impensé
Pascal Robert
Une théorie sociétale des TIC. Penser les TIC entre approche critique
et modélisation conceptuelle
Hermès Lavoisier, coll. Communication, Médiation et Construits sociaux, 2009
Malgleur diffusion toujours plus importante au sein des sociétés occidentales, les
technologies de linformation et de la communication (TIC) resteraient dans lombre
d’un « impensé », c’est-à-dire mises à labri de questionnements scientifiques et de
remises en cause légitimes. Il en va du rôle même du chercheur en sciences de
linformation et de la communication (SIC) de conjurer cet impensé, en développant
une « théorie sociétale des TIC », dont les principes méthodologiques associeraient à
la fois une approche critique et un effort de modélisation : c’est la démarche
formalisée par Pascal Robert dans cet ouvrage, paru en 2009 chez Hermès Lavoisier.
L’auteur, aujourd’hui Professeur en sciences de linformation et de la
communication à lUniversité de Montpellier, et membre du conseil scientifique du
programme ANR Vox Internet II, s’intéresse depuis ses travaux de thèse aux
représentations sociales des TIC. Dans cet ouvrage, ilalise une synthèse de ses
réflexions antérieures sur les différentes catégories d’analyse habituellement
mobilisées pour penser ces représentations, tout en proposant de nouveaux concepts
ayant pour ambition de renouveler les outils méthodologiques en SIC pour penser le
rôle social des TIC.
Pour ce faire, lauteur adopte une posture critique : penser la technique, c’est
refuser les catégories d’analyse définies par la technique elle-même et ainsi enriner
une « déclaration d’indépendance » des SIC vis-à-vis de leurs objets d’étude (p. 16). Il
propose d’associer à cette posture la construction d’un modèle analytique, le modèle
CRITIC, pour « Convergence pour la recherche contre limpensé des TIC » (p. 19).
L’ouvrage s’articule autour de trois parties : la première revient sur deux concepts
qui se trouvent au cœur de sa réflexion, ceux d’impensé et de macro-techno-discours,
puis présente le modèle analytique développé par lauteur. La seconde constitue une
critique du concept d’imaginaire et de notions qui lui sont plus ou moins liées. La
dernière lance des pistes pour un renouvellement de lanthropologie des techniques,
par le biais du modèle CRITIC, à travers quelques exemples.
Plutôt que de suivre le plan de l’ouvrage nous débuterons cette recension en
partant de l’étude des catégories danalyse habituellement mobilisées pour penser les
représentations des TIC. Nous étudierons ensuite les concepts veloppés par
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l’auteur pour dépasser ces catégories, avant de décrire et d’analyser les applications
du modèle CRITIC et ses limites.
Définir des catégories d’analyse pour penser les représentations sociales des TIC
Impensé, incommunication et macro-techno-discours
Dans son travail de thèse, P. Robert s’est intéressé aux modes de représentation
de linformatique dans les médias, à partir d’une analyse de plusieurs centaines de
coupures de presse du Journal Le Monde datant des années 1970. Son constat est le
suivant : dans ce corpus, l’informatique est présentée comme une évidence, comme
quelque chose de « déjà là ». Décrite à l’aune de laide qu’elle peut apporter à
différentes catégories de population, elle est une technique « au service de ». Selon
l’auteur, aucun regard critique ne vient alors se poser sur l’informatique à cette
époque, où du moins le journal en question ne s’en fait pas lécho. A partir de ce
constat, P. Robert construit le concept d’impensé, qui désigne labsence de
questionnement de l’informatique et de ses enjeux sociaux, et devient dès lors un
« outil de retrait de la technique des épreuves de justification » (p. 167).
Cet impensé constituerait un obstacle à l’émergence dune théorie sociétale des
TIC, dans la mesure où il entérine une « panne symbolique » qui empêche les
chercheurs de saisir ce « mouvement de fond qui structure notre représentation de
l’informatisation de la société » (p. 29).
Car pour P. Robert, les catégories d’analyse habituellement mobilisées pour penser
ces représentations ne permettent pas de conjurer limpensé. La notion d’imaginaire
présente un aspect artificiel, quasi-folklorique, qui promeut la représentation d’une
société fonctionnant sur le mode de lirrationnel. Celles d’utopie et de mythe sont une
« modalité de développement de la rationalisation » (p. 121) pour la première, et un
« outil au service de la production du social » (p. 127) pour la seconde, et ne peuvent
que difficilement servir à létude des représentations collectives. La notion d’idéologie
trouve davantage grâce à ses yeux, dans la mesure où elle peut constituer un « outil de
mise en évidence des choses » (p. 133). Mais elle reste imprécise, et nécessite d’être
complétée, ce qui est précisément lobjet de louvrage.
L’auteur présente alors deux concepts qui doivent permettre de dépasser laporie
de ces notions : l’incommunication, et le macro-techno-discours.
L’incommunication, cest un trop-plein de communication, une « communication si
foisonnante quelle met constamment les sociétés au défi de son arraisonnement et
de sa maîtrise » (p. 226). On pense ici aux nombreux travaux en SIC ayant travaillé
la question du « trop-plein » de communication : ces travaux, dans leur ensemble,
ont établi un lien entre cette situation et la large diffusion des médias de masse et des
TIC dans les pays du Nord dans la seconde moitié du XXe siècle. Pour P. Robert,
cette incommunication est au contraire intemporelle. Chaque société, à travers
lhistoire, y a été confrontée, et a veloppé en conséquence des moyens pour la
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contourner : le moyen utilisé par notre société serait justement celui de l’impensé,
puisqu’il permet aux TIC de se poser en solution quasi-naturelle aux problèmes
contemporains de communication sans avoir à se confronter à une quelconque
remise en question. Dans cette perspective, la technologie n’est plus la cause du
trop-plein de communication, mais sa solution apparente.
Dès lors, comment fonctionne en pratique cet impensé ? Cest ici que le concept
de macro-techno-discours fait son entrée. Reprenant le concept de techno-discours
de D. Janicaud, l’auteur y ajoute le préfixe « macro » afin de désigner ces discours
de promotion de la technologie qui traversent la société, et dont la particularité
résiderait dans leur capacité à protéger leurs objets de tout regard critique. Le macro-
techno-discours fonctionnerait en effet comme un « discours de fond », à la manière
dun bruit de fond, et constituerait ainsi une idéologie non pas positive, comme le
serait un discours pro-technique, mais négative, en tant que « procédure dexpulsion
de la critique » (p. 50).
Ces discours conforteraient limpensé en propageant une confiance aveugle dans
linformatique dans la mesure où « nous avons moins confiance en quelque chose,
que non-conscience de lafiance que nous pourrions avoir en quelque chose. Il
s’agit moins d’une foi en la fiabilité (…) d’un système technique, que de nous
mettre en position de ne pas percevoir la légitimité qu’il pourrait y avoir à
l’interroger (…). La confiance est moins active que passive, produit dun interdit
dinterrogation » (p. 49).
Questions méthodologiques
Les propositions développées par P. Robert autour des concepts dimpensé et de
macro-techno-discours invitent le lecteur à développer un regard critique permanent
sur les technologies qui structurent en partie son quotidien. Pour autant,
lélargissement du constat dun impensé médiatique à lensemble de la société peut
poser question : dans la mesure ce constat se base sur l’analyse d’un corpus
forcément circonscrit, labsence de critique de la technique n’est-elle pas
uniquement une caractéristique de ce champ spécifique ?
Premier exemple : le champ académique. Les SIC, depuis leur création en France
dans les années 1970, et les études de communication en gle gérale, ont produit
de nombreux travaux sur les TIC et sur les effets de leur diffusion sur la société.
Dans ce cadre, lapproche critique a dominé. Par exemple, à une échelle macro, les
SIC se sont attachées à mettre en évidence comment l’idée de « société de
l’information » avait avant tout servi des logiques marchandes en bénéficiant de
l’appui des milieux politiques.
Deuxième exemple : la culture populaire. Quand P. Robert construit sa thèse de
l’impensé informatique, il travaille à partir de coupures de presse du journal Le
Monde des années 1970. On pourrait se demander, en toute naïveté, en quoi par
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exemple le succès d’un film comme 2001, Lodyssée de lespace, de S. Kubrick, ou
celui des romans d’I. Asimov, qui à leur façon mettent en scène laliénation des
hommes à la machine, et les risques que ceux-ci courent à laisser des outils
informatisés gérer leur quotidien, n’ont pas participé au moins autant que le journal
Le Monde à diffuser des représentations au sein de la société de cette époque.
Dans cette perspective, le constat de linexistence d’une critique sociale vis-à-vis
de l’informatique nécessiterait d’être confronté à une pluralité de supports, tant les
critiques à légard des techniques semblent nombreuses et diverses en dehors du
champ médiatique1.
Ensuite, lidée d’un discours de fond fonctionnant à la négative et soustrayant les
TIC au regard de la critique est certes stimulante, mais le lecteur peut se demander en
quoi ces discours sont une particularité des TIC. Les sociétés contemporaines semblent
constituées d’une multitude d’éléments qui restent impensés. L’impensé technologique
est-il spécifique, et surtout, quelles particularités, quels points communs et quelles
différences présentent ces objets quinéficient/sont victimes d’un impensé ?
Dans louvrage de P. Robert, on trouve également une multitude de sous-
entendus qui laissent penser que ces macro-techno-discours sont construits
volontairement afin de dissimuler des opérations proprement idéologiques visant à
promouvoir les techniques en trompant les populations. Dans ce cadre, la technique
est quasiment humanisée : elle « adopte des postures », « possède une logique »,
« rejette des points de vue ». Cette anthropomorphisation de la technique contribue à
faire planer lidée d’une collusion de faits entre diverses catégories d’acteurs afin de
masquer les véritables enjeux de la diffusion des technologies. Parmi ces acteurs, on
trouve les représentants du secteur marchand, mais aussi les pouvoirs publics, les
médias et, plus surprenant, les sociologues de la technique et des usages.
Ceux-ci joueraient en effet le jeu de lingénieur et du commercial, en se portant
garant de limpensé et en « oubliant » de questionner les enjeux sociaux de leurs
objets détude. Les critiques sont virulentes : « le technicien a enfin trouvé ce
sociologue docile qui travaille pleinement à son service en offrant à la technique et à
ses supports marketing une légitimation inespérée » (p. 167). Pour autant le
sociologue en question disposerait dune plique imparable contre toute attaque, en
taxant de technophobe tout penseur qui remettrait son travail en question. Ici, le
lecteur pourrait avoir du mal à saisir qui est précisément visé : est-ce le chercheur se
réclamant de la sociologie de l’innovation ? Ou celui qui travaille sur les usages des
TIC ? Dans le premier cas, il nous semble que les travaux relevant de la sociologie
dite de la traduction ont justement cherché à ouvrir cette « boîte noire » qui
1. Sur la question des problèmes méthodologiques que peuvent poser l’étude des
représentations sociales des TIC, notamment sur les rapports entre les propositions contenues
dans un discours et l’impact social de ces propositions, voir Monnoyer-Smith L., « La notion
d’imaginaire : mauvaise réponse à une bonne question ? », Lakel A., Massit-Folléa F. et
Robert P., Imaginaire(s) des Technologies de l’Information et de la Communication, coll.
praTICs, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
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contribue à limpensé en montrant notamment comment des normes sociales
pouvaient être incorporées au sein de dispositifs techniques lors de leur conception.
Dans le second cas, nous pourrions répondre que nombreux sont les travaux en
sociologie des usages des TIC ayant adopté une posture critique2. Bref, le lecteur
aurait souhaité ici quelques éléments tangibles qui lui permettent de comprendre le
fonctionnement de ce mécanisme de « voilement », et la présentation de données
observables naurait fait que renforcer largumentation de lauteur.
Le modèle CRITIC
Une mise en perspective historique du rôle social des techniques
Le cœur de louvrage de P. Robert réside dans la construction dun modèle
analytique : le modèle CRITIC. Celui-ci repose sur trois principes : un principe
d’hétérogénéité, qui consiste à apporter une profondeur historique à laflexion, en
abordant la question du rôle social de linformatique non pas uniquement à laune de
lordinateur, mais plus globalement dans le cadre d’un mouvement long de
rationalisation et dautomatisation des activités humaines ; le principe
d’équivalence, qui postule qu’à travers lhistoire différentes technologies ont pu
concourir à lactualisation du mouvement de rationalisation et d’automatisation ; le
principe de compensation, qui prend en considération la fabrication des milieux
nécessaires au développement de ces techniques.
A partir de ces trois principes, le modèle doit permettre une comparaison des
techniques, non pas directement entre elles, mais par le biais d’un tiers, c’est-à-dire
dans larticulation de ces techniques à ce tiers.
Penser la technique nécessite donc de la saisir en relation à son rôle, à sa
fonction sociale. Diverses techniques ont pu occuper une même fonction à travers
l’histoire. Il s’agit de se focaliser sur cette fonction et de comparer par son
truchement les techniques (au sens large) qui ont eu pour mission de la remplir. On
crée ainsi un rapport indirect entre des techniques hétérogènes, d’ naît une relation
d’équivalence entre les objets considérés. Celle-ci permet détudier leur convergence
dans lexercice d’une même fonction. La comparaison ne se base pas sur une
filiation entre différentes techniques, elle les appréhende en tant que réponses qui
ont présenté une certaine pertinence à un moment donné, dans une société donnée.
Ainsi, « la fonction ne préjuge pas du mode d’existence sociotechnique de la
réponse, ni ne la détermine ; inversement, si la spécificité des propriétés de la réponse
informe lactualisation de la fonction, elle reste ordonnée à son expression » (p. 86).
2. Sur cette question, voir notamment J. Jouët, « Retour critique sur la sociologie des
usages », Réseaux, n° 100, 2000, p. 478-521.
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