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l’homme », mais de « former l’homme lui-même »
(ibid., 67-68) ; elle devra être « une véritable édu-
cation nationale allemande » (ibid., 69), générali-
sée sur tout le territoire où s’étend la langue alle-
mande à la totalité des Allemands, sans distinction
de sexe ni de classe. Fichte, comme le montre A.
Renaut dans sa présentation des Discours à la na-
tion allemande, élabore un concept de nation qui se
distingue aussi bien de la conception substantia-
liste et ethniciste de certains romantiques que de
la conception volontariste et contractualiste de
l’Aufklärung : le concept de la nation fondée sur
l’éducabilité (cf. Fichte, 1992, 42). « Donnez une
telle éducation [une éducation nationale] aux ci-
toyens, et vous obtiendrez aussitôt une nation »,
écrit Fichte dans les Dialogues patriotiques (Fichte,
1981, 137). Toutefois cette conception de l’éduca-
tion ne se substitue pas, dans la pensée de Fichte,
à la conception transcendantale de l’éducation
comme intersubjectivité12. L’éducation nouvelle
nationale est plutôt de l’ordre d’une solution pro-
visoire pour sortir de l’éducation traditionnelle et
de l’époque individualiste de l’histoire. Mais elle
est démiurgique et messianique ; le pangerma-
nisme et le nazisme ont pu s’engouffrer dans cette
faille.
La production de l’homme nouveau
L’éducation nationale, telle que Fichte la
conçoit, est démiurgique, tant dans les moyens
employés (le contrôle éducatif total) que dans le
résultat attendu (extirper l’égoïsme et produire un
homme nouveau). « Toute éducation vise à pro-
duire un être stable, sûr et persistant dans ses
choix, qui n’est plus en devenir, mais est et ne peut
être autre que ce qu’il est. » (Fichte, 1992, 75).
Cette volonté de neutralisation du devenir et de
l’altérité pervertit la praxis éducative en une fabri-
cation. L’éducation nouvelle, en effet, ne peut at-
teindre son but qu’en organisant un contrôle total
de l’élève au moyen de la maîtrise de l’espace et du
temps de sorte que « l’élève, dès le début, soit sans
interruption et entièrement soumis à l’influence
de cette éducation, et qu’il soit totalement séparé
du vulgaire et préservé de tout contact avec lui »
(ibid., 88). Fichte préconise la constitution de
12 On peut distinguer deux moments dans la philosophie
fichtéenne de l’éducation. Fichte conçoit d’abord de l’éducation
dans le cadre d’une déduction transcendantale de
l’intersubjectivité comme condition de possibilité de la conscience
de soi, puis il traite de l’éducation en tant qu’éducation nationale
sur un mode philosophico-historique. Cf., sur l’éducation selon
Fichte, Vincenti, voir aussi Lamarre 2002 et 2012a.
communautés éducatives vivant en autarcie et
dans lesquelles l’individu serait subordonné au
tout13. Soustraits par l’État à leurs familles dès leur
plus jeune âge, les enfants seraient ainsi séparés de
la société corrompue et de la génération adulte
difficilement rééducable. « Les élèves qui rece-
vront cette éducation nouvelle, bien qu’à l’écart de
la communauté des adultes, vivront pourtant,
entre eux, en communauté, et ainsi formeront-ils
comme une république isolée, existant pour elle-
même, possédant sa constitution rigoureusement
déterminée, fondée dans la nature des choses, et
intégralement exigée par la raison. » (ibid., 91).
L’obéissance aux lois et la subordination de l’indi-
vidu à la collectivité, permettraient, selon le philo-
sophe, l’éradication de l’individualisme égoïste. Ce
modèle d’éducation relève, selon nous, de ce
qu’Hannah Arendt appelle, dans La crise de l’édu-
cation (1958), « l’illusion provenant du pathos de
la nouveauté » (Arendt, 229) : « vouloir fonder un
nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par
naissance et par nature » (ibid., 227), vouloir « for-
mer une génération nouvelle pour un monde nou-
veau » (ibid., 228). Les Discours à la nation alle-
mande nous révèlent en fin de compte un lien
trouble entre cette éducation et la guerre, entre la
violence destructrice de la guerre moderne et la
violence constructrice de l’éducation nationale dé-
miurgique : comme si la guerre, en détruisant le
vieux monde et le vieil homme, donnait l’occasion
de la création, par l’éducation, de l’homme nou-
veau et du monde nouveau. L’éducation nouvelle
comme production d’un homme nouveau aurait-
elle pour condition la destruction du monde an-
cien ?
L’éducation nationale entre
cosmopolitisme et messianisme
Les Discours à la nation allemande ne marquent
pas une rupture avec les idéaux universalistes de la
Révolution française, ils « sont dirigés tout autant
contre la réaction allemande que contre le despo-
tisme français » (Gueroult, 235) ; ils ne dérivent
pas vers le particularisme et le nationalisme belli-
queux, mais ils sont anti-impérialistes. La concep-
13 Cette subordination de l’individu à la collectivité manifeste,
selon Louis Dumont, « la présence chez l’égalitaire Fichte d’une
forme de pensée proprement hiérarchique dont il serait difficile
de trouver l’équivalent chez les révolutionnaires français. »
(Dumont, 122) Fichte est resté fidèle aux idéaux de la Révolution
française, mais « ce que […] Fichte ajoute à l’universalisme
individualiste de la Révolution, c’est précisément ce sens de la
hiérarchie » (ibid., 127) et de la nation comme « individu
collectif ».