Des guerres napoléoniennes à l`éducation. Fichte et

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L’ÉDUCATION DE LA NATION ALLEMANDE (FICHTE)
DES GUERRES NAPOLÉONIENNES À L’ÉDUCATION : ÉDUCATION NATIONALE (FICHTE) OU ÉDUCATION HUMAINE (PESTALOZZI) ?
JEAN­MARC LAMARRE1
Les guerres de la Révolution française et de l’Empire (1792­1815) sont des guerres d’un genre nouveau qui inaugurent une ère de déchaînement de la violence. Mais ces guerres ont également suscité en Europe un appel à l’éducation, comme en témoignent tout particulièrement les Discours à la nation allemande (1808) de Fichte après la dé­
faite de la Prusse en 1806 puis, au moment de la chute de Napoléon et de la réunion du Congrès de Vienne, À l’innocence, à la gravité et à la noblesse d’âme de mon époque et de ma patrie (1815) de Pes­
talozzi. Nous voudrions montrer que, dans ce contexte de guerres et de construction des États ­ nations européens, le débat entre Fichte et Pesta­
lozzi permet de nous interroger sur les rapports entre la guerre, l’éducation et l’État­nation et de poser le problème de la nature de l’éducation dans la modernité : éducation nationale ou éducation humaine ?
Pour Fichte et Pestalozzi, l’individualisme égoïste est la cause principale du désastre sur le continent européen et il n’y a de salut possible, après les ravages des guerres napoléoniennes, que par l’éducation, une éducation capable de surmon­
ter l’égoïsme. Mais alors que pour le philosophe le remède est dans l’éducation de la nation alle­
mande (la formation d’un Moi national allemand et la subordination du Moi individuel au Moi na­
tional), pour le pédagogue il est dans l’éducation de l’individu à l’humanité à travers le face à face de la relation entre les personnes. Nous commen­
cerons par nous interroger sur la conception fich­
téenne de l’éducation nationale allemande puis nous examinerons la conception pestalozzienne de l’éducation humaine de l’individu. La thèse que nous voudrions défendre est qu’il n’y a pas à opter entre éducation nationale et éducation humaine, mais qu’il faut plutôt sortir de ce dilemme.
1
Maître de conférences honoraire en sciences de l’éducation, Université de Nantes, CREN
Les Discours à la nation allemande (Reden an die deutsche Nation) sont, selon nous, le texte phi­
losophique paradigmatique de la conception mo­
derne de la formation de la nation par l’éducation plutôt que par le jeu des intérêts économiques ou par la construction de l’État. Mais ce texte a été instrumentalisé par le nationalisme allemand2. Fichte a­t­il une part de responsabilité dans la ca­
tastrophe européenne de la première guerre mon­
diale ? Ses Discours sont­ils une source du panger­
manisme ? Nous montrerons que les Discours à la nation allemande développent une conception uni­
versaliste, et non pas nationaliste, de la nation al­
lemande, mais qu’ils posent cependant, pour nous aujourd’hui, deux problèmes, d’une part celui d’une conception de l’éducation comme produc­
tion de l’homme nouveau, d’autre part celui d’une conception messianique de la nation allemande et de sa mission éducative. Les Discours ne sont pas purement spéculatifs mais philosophico­histo­
riques, et nous commencerons par resituer cette œuvre dans son contexte.
Le moment 1806
En 18063, la guerre reprend sur le continent européen avec une violence jamais vue. Le 14 oc­
tobre, Napoléon écrase et met en déroute la presti­
gieuse armée prussienne aux deux batailles d’Iéna et d’Auerstaedt. Le 27 octobre, il entre dans Ber­
lin. Le pays est alors presqu’entièrement occupé par les troupes françaises, mais ces années d’humi­
liation sont aussi celles où se prépare le renouveau, grâce à l’action des réformateurs (Stein, Harden­
berg, W. von Humboldt, Scharnhorst, Gneisenau) qui modernisent la Prusse dans les limites d’une modernisation conservatrice dans le cadre de la monarchie. Le moment 1806 est celui où la conscience nationale allemande prend forme contre l’impérialisme français. Ainsi pendant l’hiver 1807­1808, Fichte prononce chaque di­
manche dans le grand amphithéâtre de l’académie de Berlin ses Discours à la nation allemande. 2
En 1915, l’État­Major allemand fit imprimer, pour les soldats, des centaines de milliers d’exemplaires des Discours à la nation allemande. Cf. Balibar, 132.
3
Après la défaite de l’Autriche et de la Russie à la bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805), le Saint Empire romain germanique est dissout par Napoléon le 6 août 1806. Rappelons qu’à cette époque l’Allemagne n’est pas un État, mais une mosaïque d’États.
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2
Schleiermacher n’est pas en reste, qui s’en prend à la domination française dans ses sermons de l’église de la Trinité à Berlin. Au moment de la re­
traite de Russie, la Prusse se soulève contre les Français : ce sont les Befreiungskriege (les guerres de libération de 1813­1815).
Revenons à l’année 1806 et à la bataille d’Iéna qui tourne au désastre pour les Prussiens. Le jour où Napoléon entre triomphalement dans Iéna, Hegel – admirateur de l’Empereur, comme Goethe – écrit à son ami Niethammer cette phrase devenue célèbre : « J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensa­
tion merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine. » (Hegel, 114­
115). Pour d’autres (dont Fichte), Iéna est un traumatisme et une humiliation4. L’officier prus­
sien Carl von Clausewitz (il combattit à Iéna) est, lui aussi, profondément humilié. De l’expérience des guerres contre Napoléon5, il tirera les idées maîtresses de sa théorie de la guerre 6. Clausewitz comprend que les guerres de la Révolution et de l’Empire sont des guerres d’un genre nouveau. Il en dégage trois caractéristiques : la mobilisation du peuple, la montée aux extrêmes, la supériorité de la guerre défensive. Les guerres princières du XVIIIe siècle sont des guerres limitées faites par des armées de mercenaires ou de soldats de mé­
tiers commandées par une caste aristocratique d’officiers. Les nouvelles guerres – les guerres mo­
dernes – sont des guerres qui, par la levée en masse ou la conscription, mobilisent le peuple 7. La Révolution française révèle la puissance de “la na­
tion en armes” : « une force dont personne n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain devenue l’affaire du peuple et d’un peuple de trente millions d’habitants qui se consi­
déraient tous comme citoyens de l’État. » (Clause­
witz, 687). Napoléon inaugure la forme absolue de 4
Kleist, dix jours après la défaite prussienne, exprime son désarroi dans une lettre à sa demi­sœur Ulrike : « Quelle terrible époque ! […] Ce serait affreux si ce tyran sanguinaire arrivait à fonder son empire. […] Nous sommes les peuples jugulés par les Romains. » (Kleist, 314­315). 5
Clausewitz contribue sous les ordres de Scharnhorst à la réforme qui transforme l’armée prussienne en armée nationale ; il est chargé en 1810­1811 de l’instruction militaire du Kronprinz ; en mai 1812, rejetant l’alliance imposée à la Prusse par la France, il se met au service de la Russie avant de réintégrer l’armée prussienne pendant les Cent Jours.
6
Commencé en 1818, De la guerre (Vom Kriege) sera publié à titre posthume en 1832.
7
Les guerres napoléoniennes annoncent l’ère de la mobilisation totale au XXe siècle.
la guerre (la montée aux extrêmes) : « l’on pour­
rait douter de la réalité de notre notion de son es­
sence absolue si nous n’avions pas vu de nos jours la guerre réelle dans sa perfection absolue. Après la courte introduction de la Révolution française, l’impitoyable Bonaparte l’a vite poussée jusqu’à ce point. » (Clausewitz, 672). Mais Napoléon échoue en Espagne et en Russie et Clausewitz y voit la supériorité de la guerre populaire défensive sur la guerre éclair.
La guerre – la guerre défensive de libération nationale – est pour Clausewitz une régénération de la nation, en l’occurrence de la nation alle­
mande. « La plus belle de toutes les guerres » est « celle qu’un peuple mène sur son propre territoire pour sa liberté et son indépendance », écrit­il à Fichte dans une lettre du 11 janvier 1809 (Fichte, 1981, 201). Selon Carl Schmitt, dans son article Clausewitz, penseur politique (1967), il se noue dans le moment 1806 une alliance entre l’ethos mi­
litaire (représenté par Clausewitz) et l’idéalisme philosophique (représenté par Fichte) : « avec la petite élite influente des réformateurs prussiens apparut pour la première fois dans le Berlin des années 1807­1812 cet exemple hors du commun d’une alliance nouvelle entre l’armée et la philoso­
phie. » (Schmitt, 97) Fichte fut le philosophe de l’hostilité envers Napoléon (hostilité au sens de la désignation de l’hostis, de l’ennemi) et Clausewitz le théoricien de la guerre contre Napoléon. Fichte a donné une nouvelle légitimité, une légitimité moderne, nationale et révolutionnaire, en opposi­
tion avec la vieille légitimité monarchique, à l’hos­
tilité allemande envers Napoléon.
Nous ferons trois remarques au sujet de ce rap­
port possible entre Fichte, penseur de l’éducation nationale moderne et Clausewitz, penseur de la guerre moderne. Premièrement, Fichte s’adresse aux Allemands en patriote plutôt qu’en nationa­
liste et, s’il appelle au sursaut, il n’appelle pas à la guerre – « la lutte armée est terminée » (Fichte, 1992, 337) ­ mais à l’éducation. Fichte n’appelle pas directement à la guerre, toutefois il est le phi­
losophe qui légitime la guerre de libération natio­
nale allemande contre l’impérialisme français. Deuxièmement, nous pouvons nous interroger sur les rapports entre la guerre, l’éducation et les États­nations européens. À travers leur conflit avec l’impérialisme napoléonien, les peuples euro­
péens se constituent en États­nations et, au même moment, les projets de systèmes éducatifs se mul­
tiplient et commencent à être mis en œuvre. Ne 3
peut­on pas considérer que la guerre qui mobilise le peuple contre l’ennemi et l’éducation nationale qui l’éduque dans un esprit patriotique (une autre forme de mobilisation par l’État) sont les deux voies (peut­être indissociables) par lesquelles les nations modernes se construisent 8 ? Troisième­
ment, on peut dire que la tragédie européenne se noue à ce moment­là, même s’il n’y a pas de conti­
nuité entre les Befreiungskriege et les guerres me­
nées par l’impérialisme allemand. En effet, la guerre allemande de 1813­1815 est une guerre de libération nationale contre l’impérialisme napoléo­
nien, mais aussi en un sens une guerre contre le pays de la Révolution de 1789 et, si la France, avec Napoléon, est devenue impérialiste, elle reste en­
core la nation porteuse de la modernité antiféo­
dale. « D’où les faiblesses idéologiques particuliè­
rement graves des protagonistes de la résistance antinapoléonienne, y compris du dernier Fichte ; des faiblesses qui ont su profiter au chauvinisme et à l’impérialisme allemands jusqu’à Hitler » (Lo­
surdo, 172).
Le salut par l’éducation de la nation
Venons­en aux Discours à la nation allemande. Fichte voit dans l’éducation de la nation l’unique moyen de salut, à condition que cette éducation soit radicalement transformée9. Or une éducation nouvelle est désormais possible grâce aux décou­
vertes pédagogiques de Pestalozzi (que Fichte compte au nombre des Allemands). Fichte ébauche ce projet d’une éducation nouvelle et na­
tionale – fondée sur la Méthode pestalozzienne – dans le deuxième Dialogue patriotique (1807) puis il le développe dans les Discours à la nation alle­
mande, après avoir exposé sa philosophie de l’his­
toire dans des conférences prononcées à Berlin en 1804­1805 et publiées en 1806 sous le titre Le Caractère de l’époque actuelle. Dans cette œuvre, il expose de façon déductive le système des cinq grandes époques de l’histoire humaine, puis, en s’appuyant sur l’expérience empirique, il situe son propre temps dans la troisième époque, « l’époque de l’indifférence absolue à l’égard de toute vérité et de l’absence de toute attache et de tout fil 8
Fichte dit dans le second Dialogue patriotique qu’« une éducation telle que Pestalozzi et moi la concevons » permettrait à l’État en cas de guerre d’avoir « une nation à placer sous les armes » qu’aucune puissance humaine ne pourrait vaincre. (Fichte, 1981, 138).
9
« En un mot: c’est une complète transformation de ce qu’a été jusqu’à maintenant l’éducation que je propose comme l’unique moyen de préserver l’existence de la nation allemande », écrit Fichte (Fichte, 1992, 65).
conducteur », « l’époque de la liberté vide » (Fichte, 1990, 28 et 37). C’est cette situation spi­
rituelle d’individualisme égoïste généralisé qui a rendu possible, selon les Discours à la nation alle­
mande, le despotisme de Napoléon, la faillite des élites allemandes et l’effondrement de la nation. Mais la guerre et la défaite ont créé les conditions d’un changement radical : la détresse du temps présent, où les Allemands ne sont plus rien, est le moment historique de la possibilité de passer à une époque nouvelle. En effet, le Premier discours fait le constat que l’époque actuelle est désormais révolue en Allemagne puisque l’égoïsme (ne se donner pas d’autre but que soi­même), parvenu à son stade ultime de développement, s’est autodé­
truit en privant d’indépendance l’individu asservi à une puissance étrangère. Une époque se termine, une autre peut commencer et, dans ce temps de transition hésitant entre la fin et le commence­
ment, il appartient aux Allemands, de réfléchir, de se décider et d’agir, le passage d’une époque à la suivante ne s’effectuant que par l’action libre des hommes. C’est dans ce contexte d’un possible tournant de l’histoire en Allemagne que Fichte lance son appel au salut par l’éducation.
Sous cette expression d’éducation nouvelle, Fichte entend « une transformation complète de l’espèce humaine » (Fichte, 1992, 242), une trans­
formation de l’homme dans ce qu’il a de plus pro­
fond (tarir l’égoïsme pour lui substituer l’amour désintéressé du bien), c’est­à­dire de rien de moins que de ce qu’on pourrait appeler une « ré­
volution culturelle » qui passe par la séparation de la nouvelle génération d’avec la société corrom­
pue10. De cette « révolution » par l’éducation, Fichte attend la solution du problème politique, l’édification de l’État rationnel 11. L’éducation an­
térieure (autrement dit celle de la génération de Fichte) a échoué car elle n’était qu’une éducation partielle et superficielle, destinée seulement à une petite minorité. La nouvelle éducation aura pour tâche, non pas de « former quelque chose en 10
« Cette séparation des enfants constitue même, pour la réalisation de notre plan, une des conditions absolument indispensables et dont on ne saurait faire abstraction. […] s’il faut entreprendre une transformation complète de l’humanité, il est nécessaire qu’elle soit entièrement arrachée à elle­même et qu’une rupture tranchante intervienne dans ce qu’était le cours habituel de sa vie. » (ibid., 251­252).
11
« L’État rationnel ne se laisse pas édifier par des dispositions artificielles et à partir de n’importe quel matériau disponible, mais il faut commencer par former et par éduquer la nation en vue de cet État. Seule la nation qui aura d’abord, par une mise en œuvre effective, résolu le problème de l’éducation de l’homme parfait pourra ensuite résoudre celui de l’Etat parfait » (Fichte, 1992,178).
4
l’homme », mais de « former l’homme lui­même » (ibid., 67­68) ; elle devra être « une véritable édu­
cation nationale allemande » (ibid., 69), générali­
sée sur tout le territoire où s’étend la langue alle­
mande à la totalité des Allemands, sans distinction de sexe ni de classe. Fichte, comme le montre A. Renaut dans sa présentation des Discours à la na­
tion allemande, élabore un concept de nation qui se distingue aussi bien de la conception substantia­
liste et ethniciste de certains romantiques que de la conception volontariste et contractualiste de l’Aufklärung : le concept de la nation fondée sur l’éducabilité (cf. Fichte, 1992, 42). « Donnez une telle éducation [une éducation nationale] aux ci­
toyens, et vous obtiendrez aussitôt une nation », écrit Fichte dans les Dialogues patriotiques (Fichte, 1981, 137). Toutefois cette conception de l’éduca­
tion ne se substitue pas, dans la pensée de Fichte, à la conception transcendantale de l’éducation comme intersubjectivité12. L’éducation nouvelle nationale est plutôt de l’ordre d’une solution pro­
visoire pour sortir de l’éducation traditionnelle et de l’époque individualiste de l’histoire. Mais elle est démiurgique et messianique ; le pangerma­
nisme et le nazisme ont pu s’engouffrer dans cette faille.
La production de l’homme nouveau
L’éducation nationale, telle que Fichte la conçoit, est démiurgique, tant dans les moyens employés (le contrôle éducatif total) que dans le résultat attendu (extirper l’égoïsme et produire un homme nouveau). « Toute éducation vise à pro­
duire un être stable, sûr et persistant dans ses choix, qui n’est plus en devenir, mais est et ne peut être autre que ce qu’il est. » (Fichte, 1992, 75). Cette volonté de neutralisation du devenir et de l’altérité pervertit la praxis éducative en une fabri­
cation. L’éducation nouvelle, en effet, ne peut at­
teindre son but qu’en organisant un contrôle total de l’élève au moyen de la maîtrise de l’espace et du temps de sorte que « l’élève, dès le début, soit sans interruption et entièrement soumis à l’influence de cette éducation, et qu’il soit totalement séparé du vulgaire et préservé de tout contact avec lui » (ibid., 88). Fichte préconise la constitution de 12
On peut distinguer deux moments dans la philosophie fichtéenne de l’éducation. Fichte conçoit d’abord de l’éducation dans le cadre d’une déduction transcendantale de l’intersubjectivité comme condition de possibilité de la conscience de soi, puis il traite de l’éducation en tant qu’éducation nationale sur un mode philosophico­historique. Cf., sur l’éducation selon Fichte, Vincenti, voir aussi Lamarre 2002 et 2012a.
communautés éducatives vivant en autarcie et dans lesquelles l’individu serait subordonné au tout13. Soustraits par l’État à leurs familles dès leur plus jeune âge, les enfants seraient ainsi séparés de la société corrompue et de la génération adulte difficilement rééducable. « Les élèves qui rece­
vront cette éducation nouvelle, bien qu’à l’écart de la communauté des adultes, vivront pourtant, entre eux, en communauté, et ainsi formeront­ils comme une république isolée, existant pour elle­
même, possédant sa constitution rigoureusement déterminée, fondée dans la nature des choses, et intégralement exigée par la raison. » (ibid., 91). L’obéissance aux lois et la subordination de l’indi­
vidu à la collectivité, permettraient, selon le philo­
sophe, l’éradication de l’individualisme égoïste. Ce modèle d’éducation relève, selon nous, de ce qu’Hannah Arendt appelle, dans La crise de l’édu­
cation (1958), « l’illusion provenant du pathos de la nouveauté » (Arendt, 229) : « vouloir fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature » (ibid., 227), vouloir « for­
mer une génération nouvelle pour un monde nou­
veau » (ibid., 228). Les Discours à la nation alle­
mande nous révèlent en fin de compte un lien trouble entre cette éducation et la guerre, entre la violence destructrice de la guerre moderne et la violence constructrice de l’éducation nationale dé­
miurgique : comme si la guerre, en détruisant le vieux monde et le vieil homme, donnait l’occasion de la création, par l’éducation, de l’homme nou­
veau et du monde nouveau. L’éducation nouvelle comme production d’un homme nouveau aurait­
elle pour condition la destruction du monde an­
cien ?
L’éducation nationale entre cosmopolitisme et messianisme
Les Discours à la nation allemande ne marquent pas une rupture avec les idéaux universalistes de la Révolution française, ils « sont dirigés tout autant contre la réaction allemande que contre le despo­
tisme français » (Gueroult, 235) ; ils ne dérivent pas vers le particularisme et le nationalisme belli­
queux, mais ils sont anti­impérialistes. La concep­
13
Cette subordination de l’individu à la collectivité manifeste, selon Louis Dumont, « la présence chez l’égalitaire Fichte d’une forme de pensée proprement hiérarchique dont il serait difficile de trouver l’équivalent chez les révolutionnaires français. » (Dumont, 122) Fichte est resté fidèle aux idéaux de la Révolution française, mais « ce que […] Fichte ajoute à l’universalisme individualiste de la Révolution, c’est précisément ce sens de la hiérarchie » (ibid., 127) et de la nation comme « individu collectif ». 5
tion fichtéenne de la nation et de l’éducation na­
tionale est universaliste : « le progrès qui, désor­
mais, se trouve pour l’éternité à l’ordre du jour est d’éduquer la nation à l’humanité. » (Fichte, 1992,179). La formation du Moi national n’est qu’un objectif intermédiaire ; c’est l’autonomie du sujet moral qui est la finalité de la nouvelle éduca­
tion. Le patriotisme fichtéen a une dimension cosmopolitique. Dans les Dialogues patriotiques, Fichte distingue d’une part le vrai patriotisme, le patriotisme à visée universaliste et d’autre part le patriotisme égoïste, le patriotisme particulariste et « ennemi du reste de l’humanité » (Fichte, 1981, 99). S’il rejette « un patriotisme particulariste et purement prussien » (ibid., 115), il défend en re­
vanche un patriotisme allemand cosmopolitique parce qu’il n’y a pas, selon lui, de contradiction entre le vrai patriotisme et le cosmopolitisme et parce que le patriotisme allemand est le seul à pouvoir réaliser le cosmopolitisme14. Pour Fichte, l’éducation de l’homme nouveau ne peut pas être immédiatement une éducation cosmopolitique, une éducation humaine ; elle doit d’abord être na­
tionale et se réaliser dans le peuple qui est en avance sur les autres pour se transmettre ensuite à l’humanité tout entière. « Le cosmopolitisme est la volonté dominante que le but de l’existence du genre humain soit effectivement atteint dans le genre humain. Le patriotisme est la volonté que ce but soit atteint avant tout dans la Nation dont nous sommes nous­mêmes les membres et que ce résultat s’étende à partir d’elle au genre humain tout entier.» (Ibid., 94)15. La nation allemande est en droit ouverte à tous ceux qui croient en la liber­
té. Fichte vide la germanité (Deutschheit) de tout traditionnalisme et particularisme. Mais que si­
gnifie « allemand » ? La germanité n’est ni biolo­
gique ni territoriale, elle est linguistique ; c’est à propos de la langue, que Fichte, dans le Quatrième Discours, éclaire la signification d’ « allemand ». Pour être efficace, l’éducation doit être un proces­
sus continu et de longue durée ; or, au­delà de la durée moyenne du processus éducatif dans l’insti­
tution éducative, il y a la longue durée du rapport à la langue. La langue allemande a ceci de caracté­
ristique qu’elle est la langue de ceux qui ont conservé sans interruption leur propre langue, alors que les autres peuples issus de la même ori­
gine (par exemple les Francs) se sont déplacés et ont adopté une langue étrangère (néolatine). Deutsch : « il s’agit simplement du fait que l’on continue de parler cette langue sans interruption, étant entendu que les hommes sont bien plutôt formés par la langue que la langue ne l’est par les hommes » (Fichte, 1992, 121). L’Allemand est ce­
lui qui est chez­soi, qui est le même ; l’Étranger (Ausländer) est celui qui, en adoptant une langue étrangère, est devenu étranger à soi, est tombé dans l’aliénation. L’exceptionnalité du rapport des Allemands à leur langue fait du peuple allemand un peuple exceptionnel voué à une mission éduca­
tive universelle16. La continuité fait de la langue allemande une langue vivante, philosophique, qui assure une appréhension profonde des réalités su­
prasensibles et qui, par conséquent, est capable d’éduquer. « L’enjeu de la réflexion sur les langues apparaît sous un nouvel éclairage, écrit M. Cré­
pon : c’est de la possibilité même d’une éducation au sens d’une formation qu’il s’agit. » (Crépon, 262) Plutôt que de nationalisme, on peut parler, à propos des Discours à la nation allemande, de « messianisme germanique ». Mais cette idée de la langue allemande comme langue pure d’influences étrangères est un mythe. L’identité nationale alle­
mande selon Fichte est une identité­mêmeté, une identité qui ne se laisse pas altérer par l’étranger.
Depuis la Révolution française, la conscience nationale ne se limite plus à l’amour de la patrie ; s’ajoute désormais le sentiment de jouer un rôle ir­
remplaçable sur la scène de l’histoire. Ce fut le cas avec la Révolution française ; Fichte revendique pour les Allemands le rôle d’un nouveau peuple élu. En ce sens, il a contribué à nourrir la rivalité messianique qui amènera les États européens à s’entredétruire en 1914.
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Napoléon ayant trahi les idéaux de la Révolution française, la France a failli à sa mission et c’est désormais à l’Allemagne de reprendre le flambeau.
15
Fichte ajoute toutefois que ses « idées sur le patriotisme supposaient bien entendu que l’État soit profondément en paix » (Fichte, 1981, 114) ; et il fait une « distinction entre époque calme et époque de guerre » (ibid., 115). Dans une situation où la Prusse est le seul État allemand à défendre son indépendance, il est juste, selon Fichte, de différer pour l’heure la réalisation des buts lointains cosmopolitiques et de se contenter de souhaiter la victoire de la Prusse.
16
Ces Allemands sont « les Allemands tels qu’ils devraient être plutôt que les Allemands tels qu’ils sont. Mieux encore : les Allemands de l’avenir, empiriquement mêlés dans le présent, dans le transitoire de la crise, avec les Allemands du passé. » (Balibar, 155) 6
L’ÉDUCATION DE L’INDIVIDU À L’HUMANITÉ (PESTALOZZI)
À l’innocence est en un sens la réplique de Pesta­
lozzi aux Discours de Fichte : même diagnostic sur l’époque, même jugement sur le despotisme napo­
léonien, même conception salvatrice de l’éduca­
tion, même rhétorique de l’appel, même républi­
canisme17. Mais le pédagogue résiste à l’annexion allemande de Fichte. Il parle en patriote suisse et en européen ; il défend une idée de la formation humaine qui est d’abord au service de la personne individuelle (et non pas de la nation) et qui s’appuie sur une anthropologie qui oppose l’indivi­
du au collectif. L’éducation et la guerre : l’expérience de Stans
À l’innocence n’est pas le seul texte de Pestalozzi suscité par la guerre et nous évoquerons d’abord la Lettre de Stans (1799). Stans est une expérience de courte durée (janvier 1799­juin 1799), mais elle est fondatrice pour la pédagogie de Pestalozzi. Rappelons brièvement les faits. En 1798, les troupes françaises du Directoire pénètrent en Suisse ; la République helvétique, une et indivi­
sible, est proclamée le 12 avril 1798. Pestalozzi, qui a été fait citoyen d’honneur de la République française en 1792, participe activement aux événe­
ments, tout en faisant preuve d’indépendance d’esprit. Le canton d’Unterwald ayant rejeté la constitution unitaire, les troupes françaises inves­
tissent Stans et y massacrent les insurgés. Pour faire face à la masse des enfants orphelins ou abandonnés, le gouvernement décide de créer une maison d’accueil. Pestalozzi arrive à Stans le 14 janvier 1799 pour en prendre la direction. Alors qu’il avait été pressenti par la jeune République helvétique pour diriger un institut de formation des maîtres, c’est sur le lieu de la plus grande déshumanisation qu’il choisit de se rendre pour y fonder une école des pauvres. À Stans, l’action de Pestalozzi est déjà guidée par l’idée qu’il formulera dans À l’innocence : dans une situation d’ « effon­
drement moral, spirituel et social », le « salut n’est possible que par l’éducation, que par la formation à l’humanité, que par la formation humaine » (Pestalozzi, 2012, 169), c’est­à­dire par l’éducation humaine de l’individu. Comme l’écrit Michel Soëtard dans son introduction à la Lettre de Stans, 17
Pestalozzi est républicain, mais pas pour les grandes nations.
« Stans représente une “situation pédagogique li­
mite’’, qui va permettre à Pestalozzi, tandis qu’il travaille à la frontière de l’humain, de nous rendre immédiatement sensible le fond de la démarche pédagogique, son pouvoir d’humanisation à partir d’une situation où l’homme est proche de la bête. » (Pestalozzi, 1996, 11) Pestalozzi met en œuvre une pédagogie du soin éducatif sur le mo­
dèle de la sollicitude maternelle. Les enfants de Stans incarnent triplement le dénuement et la fai­
blesse : en tant qu’enfants, en tant que pauvres, en tant que victimes de la guerre. Pour les instruire et les éduquer, Pestalozzi doit d’abord gagner leur confiance et leur attachement. Au caractère excep­
tionnel de la situation il répond par un engage­
ment exceptionnel : « être, pour mes enfants, tout à tous ». (ibid., 25) Mais sa pédagogie a pour fina­
lité l’autonomie de l’individu. Il reconnaît dans l’être misérable de l’enfant un être capable d’auto­
nomie et il cherche à éveiller et à développer en lui la force intérieure, cette force d’humanisation par laquelle chacun peut se construire lui­même. À Stans, dans le désastre de la guerre, Pestalozzi n’a pas en vue la formation d’un homme nouveau, mais il met en œuvre une éducation humanisante à travers une action pédagogique basée sur la solli­
citude et la relation interpersonnelle.
Pestalozzi dans l’Europe napoléonienne
Pestalozzi écrit À l’innocence dans un contexte différent de celui des Discours. Fichte prononce ses conférences au moment où Napoléon triomphe. Pestalozzi commence à rédiger son texte en 1813, alors que l’aventure napoléonienne touche à sa fin ; il le termine en 1815, après en avoir inter­
rompu la rédaction pendant les Cent­Jours ; le livre est publié en août 1815, c’est­à­dire juste après la fin du congrès de Vienne (18 septembre 1814 ­ 9 juin 1815) et la défaite de l’empereur à Waterloo (18 juin 1815). Pestalozzi lance donc son appel – « Époque ! Patrie ! Continent ! » (Pesta­
lozzi, 2012, 207) – au salut par l’éducation de l’individu à l’humanité au terme de vingt­trois an­
nées de guerres qui ont ravagé mais aussi transfor­
mé et modernisé l’Europe. Sur tout le continent, sa renommée est alors très grande (Fichte y a contribué) et elle croise la demande d’éducation qui vient des États en cours de modernisation. En effet, dans différents États européens (notamment l’Espagne, les Pays Bas et des États allemands ­ 7
Wurtemberg, Westphalie, Duché de Nassau, Prusse), parmi les élites intellectuelles et les res­
ponsables de la politique scolaire, se manifeste un grand intérêt pour la Méthode. Pendant les guerres napoléoniennes, dans l’espace européen dominé par la France, « les divers États qui le composaient avaient introduit le code civil napo­
léonien et avaient entrepris des réformes fiscales et administratives. Dans le cadre de ces réformes, ils souhaitaient en général remodeler l’instruction publique. Mais la question de savoir comment procéder restait ouverte. Plusieurs États misèrent alors sur la Méthode de Pestalozzi », écrit D. Tröhler (Tröhler, 81). Des demandes précises sont adressées au pédagogue suisse ; des jeunes élèves­
instituteurs sont envoyés, pour leur formation pro­
fessionnelle, à Yverdon. Ainsi, en 1808, Nicolovius (un ami prussien de Pestalozzi) envoie une de­
mande, au nom du roi de Prusse, pour que des élèves­instituteurs puissent venir à Yverdon étu­
dier la Méthode dans le but de l’introduire dans leur pays. Wilhelm von Humboldt, appelé en 1809 par Stein au Département du culte et de l’éducation pour réorganiser le système éducatif prussien, va tenter de réformer les écoles primaires en s’appuyant sur la pédagogie pestalozzienne. Il avait écrit à Nicolovius : « l’introduction de la mé­
thode de Pestalozzi, à condition d’être bien menée […] rencontre ma totale adhésion ». (Hohendorf, 690)18 Au terme de l’aventure napoléonienne, le congrès de Vienne redessine la carte de l’Europe. À côté de l’armée pour défendre le territoire, l’école devient alors l’élément central de la construction des États­nations. Comme le montre Tröhler dans son introduction de À l’innocence, l’intervention de Pestalozzi a fortement contribué à la mise en place des systèmes scolaires modernes en justifiant les attentes mises dans l’éducation : « Pestalozzi n’a certes pas inventé l’école primaire moderne, mais il a aidé à penser pédagogiquement à des questions politiques, et à leur chercher des solutions que l’on trouvera bientôt dans l’école. » (Pestalozzi, 2012, 16). Mais cette inspiration pes­
talozzienne des politiques scolaires reposent en réalité sur un malentendu. Pestalozzi – au moins 18
« Wilhelm von Humboldt, écrit le pédagogue allemand Diesterweg (1790­ 1866), […] trouve le temps au congrès de Vienne de se plonger dans les idées de Pestalozzi sur l’éducation et il attache autant d’importance à la mise en place d’écoles élémentaires populaires qu’à la création de l’université de Berlin. » (cité dans Hohendorf, 692).
après l’échec de sa demande d’évaluation de sa pé­
dagogie et de son aspiration à la reconnaissance par les autorités helvétiques – rejette l’idée d’une généralisation de la Méthode sous la forme d’une éducation nationale.
L’éducation humaine de l’individu et la critique de l’État éducateur
Quelle idée de l’éducation Pestalozzi défend­il dans À l’innocence ? Alors que Fichte s’adresse aux Allemands et instrumentalise la Méthode au ser­
vice de son projet d’éducation nationale formatrice d’un Moi allemand19, Pestalozzi s’adresse aux Eu­
ropéens et défend, dans la lignée de l’Émile de Rousseau, l’idée d’une éducation humaine de l’individu. Il écrit (la phrase est mise en valeur dans le texte) : « l’effondrement moral, spirituel et social du continent est tel que son salut n’est pos­
sible que par l’éducation, que par la formation à l’humanité, que par la formation humaine ! » (Pes­
talozzi, 2012, 169). Pestalozzi rejette la subordina­
tion de l’individu au collectif, il voit dans la rela­
tion de face à face – et prioritairement dans la re­
lation entre la mère et l’enfant – le lieu même de la formation à l’humanité, alors que Fichte préco­
nise la séparation de l’enfant d’avec sa famille et « la subordination du Moi personnel à la collecti­
vité » (Fichte, 1992, 265) dans des communautés éducatives.
L’idée pestalozzienne de la formation humaine se déploie dans une anthropologie qui oppose l’homme animal à l’homme selon l’essence supé­
rieure de l’humanité, l’individu au collectif et la culture à la civilisation. La formation de l’homme est double : formation animale de la sensualité (l’égoïsme sensuel) et formation humaine des dis­
positions supérieures de l’intelligence et du cœur. La formation humaine élève l’individu au­dessus de la sensualité animale, elle est le lieu de « l’enno­
blissement (Veredelung) individuel de l’humanité » (Pestalozzi, 2012, 98). Une autre distinction es­
sentielle est celle entre civilisation (Zivilisation) et culture (Kultur). La civilisation est l’existence col­
lective égoïste des individus, elle relève de la for­
mation animale ; la culture (culture intellectuelle, morale et religieuse) est l’ennoblissement de 19
« Le moyen de nous sauver, écrit Fichte, […] réside dans la formation d’un Moi absolument nouveau et qui n’a existé jusqu’ici qu’à titre d’exception chez les individus, mais n’a jamais pris la forme d’un Moi général et national. » (Fichte, 1992, 65)
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l’homme dans son existence individuelle, elle re­
lève de la formation humaine. « L’existence collec­
tive de notre espèce peut seulement nous civiliser, elle ne peut pas nous cultiver. En elle­même, la ci­
vilisation ne tend nullement à l’ennoblissement de notre espèce. Certes elle met fin avec violence à la vie débridée de notre état sauvage, mais elle n’en tue pas l’esprit, elle lui donne seulement une autre forme, une forme civique. » (ibid., 129) Le collec­
tif doit être subordonné à l’individu et la civilisa­
tion à la culture car, sans la culture qui ennoblit l’individu, la civilisation et l’existence collective ne sont que corruption et égoïsme. Pestalozzi dis­
tingue deux formes de socialisation et deux types d’institution : d’une part le collectif et les institu­
tions étatiques, d’autre part les relations de per­
sonne à personne, la famille et, dans une certaine mesure, les églises, l’école, l’assistance philanthro­
pique, c’est­à­dire les institutions qui prennent soin de l’individu. « Notre espèce ne se forme pro­
fondément que dans le face à face, que par l’échange humain cœur à cœur. Elle ne se forme profondément que dans de petits cercles qui s’étendent peu à peu dans la grâce et l’amour, dans la sécurité et la fidélité. » (ibid., 39). L’État est, comme le collectif, intrinsèquement égoïste. Il tend spontanément à l’arbitraire et au despotisme : « Tout pour moi », telle est sa devise. Comme ins­
titution de civilisation, l’État régule le collectif par la contrainte, voire même par la violence ; mais il ne procède pas des besoins supérieurs de l’indivi­
du. Son « but n’est pas du tout l’ennoblissement, le perfectionnement de l’espèce humaine ; il est d’optimiser les avantages que procure la vie com­
mune à un groupe d’hommes plus ou moins nom­
breux et d’assurer la possibilité d’en profiter tran­
quillement. » (ibid., 107) Sans la culture qui enno­
blit l’individu, sans l’idée de la supériorité de l’existence individuelle sur l’existence collective, aucune organisation sociale et politique ne saurait élever notre espèce à l’essence supérieure de l’humanité. D’où le primat de l’éducation sur la politique et la nature essentiellement interperson­
nelle (et non pas collective) de l’éducation. « De­
venons des hommes pour que nous puissions rede­
venir des citoyens et former de nouveau des États ! » (ibid., 57)
Pestalozzi mobilise les antithèses individu/col­
lectif et civilisation/culture pour penser la situa­
tion de l’Europe de 1815. L’époque est une époque de civilisation sans culture, elle se caracté­
rise par un égoïsme endurci et une corruption ex­
trême et généralisée. Napoléon est le nom de cet effondrement, mais le mal vient de plus loin. L’affaiblissement de la société et de l’État a suscité la barbarie de la sans­culotterie et, à la barbarie de la masse, a répondu la barbarie de l’État. Le des­
potisme napoléonien a poussé à son paroxysme l’égoïsme de l’État en écrasant l’individu sous le collectif et en assujettissant les églises et les écoles à son pouvoir ; Napoléon, qui « a traité l’enfant dans le corps de la mère comme bien appartenant à l’État » (ibid.128), incarne les excès de l’État éducateur. Mais, en poussant à son extrémité la violence étatique et la corruption civilisée, la catas­
trophe napoléonienne a rendu possible un sursaut. L’heure a sonné de se réveiller et d’attaquer, par l’éducation, le mal à sa racine.
Être radical en éducation, prendre les choses par la racine, c’est les prendre au berceau, car « la source de cette corruption [la corruption civilisée] déploie ses effets dès le berceau. » (ibid., 60) La famille est le lieu originaire de la formation hu­
maine ; dans la relation avec la mère se déve­
loppent l’amour, la moralité et la foi, base de cette formation. « L’influence maternelle » est « la source de tous les vrais moyens de couper à la ra­
cine les maux essentiels dus à la corruption de l’État et de la civilisation » (ibid., 172). Il faut d’abord éduquer les mères. Le face à face dans la relation interpersonnelle est l’âme de la formation humaine20. « Un sauvetage radical de notre conti­
nent face aux maux dont il souffre est possible uniquement par une prise en charge individuelle de notre espèce, sur le plan moral, intellectuel et physique, conforme à la nature. […] cette prise en charge elle­même est possible uniquement par le rétablissement de la pureté, de la dignité et de la force de la vie domestique. » (ibid., 182­183) Une prise en charge individuelle, et non pas nationale, et qui a pour condition la famille (la mère), et non pas l’État.
Pestalozzi développe une critique de l’État éducateur (il a en tête les princes du Congrès de Vienne qui veulent bien des systèmes scolaires, mais en les mettant au service de la « restaura­
tion ») ; l’éducation humaine ne dépend pas tant des institutions publiques – même si celles­ci sont nécessaires – que des individus eux­mêmes et des relations entre les personnes. « Non que Pestalozzi rejette les systèmes éducatifs qui sont en train de se construire à travers l’Europe, mais il pense que l’essentiel du travail de formation se situe ailleurs ; 20
On pourrait parler d’un personnalisme de Pestalozzi.
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dans la rencontre pédagogique entre deux per­
sonnes », écrit M. Soëtard dans son commentaire de À l’innocence (ibid., 233­234). L’école (comme l’église et l’assistance) est ambivalente : en tant qu’institution publique, elle subit le pouvoir égoïste de l’État et la corruption du collectif ; mais il revient à l’éducateur de se faire pédagogue et de s’appuyer sur la puissance de l’outil scolaire tout en surmontant les effets corrupteurs du collectif (cf. Soëtard dans ibid., 244). L’école doit être considérée, non pas du point de vue de l’État et de la subordination de l’individu au collectif, mais se­
lon la perspective de l’ennoblissement de l’indivi­
du. « Selon cette optique supérieure, la seule vraie, les affaires ecclésiastiques, scolaires et d’assistance peuvent ne pas tenir du tout à l’existence collective de notre espèce, mais doivent absolument être considérées comme relevant des individus et de l’intérêt supérieur et sacré de la nature humaine, telle que celle­ci s’exprime dans les rapports les plus étroits de la vie domestique. » (ibid., 119) L’école est de l’ordre de la civilisation lorsqu’elle se borne à dresser à l’obéissance exigée par l’État et à inculquer des connaissances et des savoir­faire utiles pour la société. « Les écoles ne relèvent pas non plus de l’existence individuelle quand elles in­
culquent aux enfants les seules connaissances ca­
ractéristiques de la civilisation, par des procédés mécaniques de mémorisation qui ankylosent l’intelligence, ni quand elles les familiarisent phy­
siquement avec les seules capacités demandées par la société civilisée, mais bien quand elles exercent harmonieusement toutes les dispositions de notre nature humaine et développent ses forces en ac­
cord avec le caractère sacré de la vie domestique et avec son sens divin. » (ibid., 118­119).
Dans À l’innocence, Pestalozzi est prisonnier, selon nous, d’une pensée dualiste où l’un des termes est entièrement positif et l’autre entière­
ment négatif ; ce dualisme l’empêche de penser la valeur instituante de la forme scolaire et l’amène à faire du foyer familial le modèle éducatif. Dans le cadre de cette anthropologie, l’opposition de l’individu et du collectif est indépassable. Il manque à Pestalozzi une pensée de l’institution, laquelle n’est ni le collectif oppressif ni la relation interpersonnelle. Pestalozzi ne croit plus à la poli­
tique : il n’y a d’existence possible, selon la pers­
pective de la valeur supérieure de l’individu, que dans le cercle restreint de la famille ou de petites communautés, « là où l’individu s’approche de l’individu » (ibid., 117).
De nos jours, dans un monde marqué par la catastrophe des deux guerres mondiales, le débat Fichte/Pestalozzi, dans le contexte d’une Europe éprouvée par les guerres napoléoniennes, a une ac­
tualité certaine. Le modèle fichtéen de formation de la communauté politique par l’éducation natio­
nale est­il pertinent21 ? Ou bien faut­il s’inspirer du modèle pestalozzien d’éducation humaine de l’individu ? Le problème de l’éducation dans la modernité a été posé par Rousseau sous la forme d’un dilemme entre l’éducation nationale et l’édu­
cation humaine : « il faut opter entre faire un homme ou un citoyen » (Rousseau, 48). Fichte et Pestalozzi cherchent à sortir de ce dilemme, mais Fichte fait des Allemands une nation élue por­
teuse d’une mission éducative et scientifique et Pestalozzi ne parvient pas à penser pleinement la valeur positive de la forme scolaire. De nos jours, la mondialisation et les guerres mettent plus que jamais à l’ordre du jour l’éducation post­nationale et cosmopolitique. Comment sortir du dilemme entre éducation nationale et éducation humaine ? Peut­être par un cosmopolitisme d’inspiration kantienne, c’est­à­dire un cosmopolitisme qui prend en compte le pluralisme des États et la dis­
tinction du propre (ou du national) et de l’étranger (cf. Lamarre, 2012b). Ni une éducation seulement nationale ni une éducation seulement humaine, mais plutôt selon l’idée d’Hölderlin, dans la lettre à Böhlendorff du 4 décembre 1801, un apprentis­
sage simultané du propre et de l’étranger, un ap­
prentissage du propre avec celui de l’étranger et un apprentissage de l’étranger avec celui du propre. « Ce qui est propre doit aussi bien être appris que ce qui est étranger. » (Hölderlin, 1004)
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Dans Discours à la nation européenne (1932) Julien Benda se réfère à Fichte : « L’Europe se fera, ici, comme s’est faite la nation. Celle­ci n’a pas été un simple groupement d’intérêts matériels. […] Ce n’est pas le Zollverein (union douanière) qui a fait l’Allemagne, ce sont les Discours à la nation allemande de Fichte, ce sont les professeurs de morale qui en sont issus. » (Benda, 15)
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