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Revista Filosóca de Coimbra — n.o 44 (2013)
pp. 339-368
Jérôme Porée
Pour Gilbert encore
Le corps n’est ni chose, ni propriété, mais relationnalité: «mon» corps est
entre nous, tour à tour et parfois simultanément, agent et patient, message et
messager d’une intersubjectivité aussi fragile qu’elle est nécessaire.
Gilbert Vincent1
Le dédicataire de cet article2 ne verra, nous l’espérons, aucune facétie
dans notre choix d’étudier l’auteur le plus éloigné, en apparence, de ceux qui
lui sont les plus familiers – un champion de l’«idéalisme» voué aux gémo-
nies par la plupart des représentants d’une philosophie herméneutique où,
comme chez Gadamer, le langage tient la première place et où le «moi» n’oc-
cupe même pas la deuxième, étant le produit d’une relation dont l’origine est
non en lui mais dans un autre.
L’idéalisme de Fichte, cependant, est d’une espèce singulière. S’il
manque d’une théorie du langage, il implique, en revanche, une théorie du
sentiment, une théorie du corps propre et une théorie de l’intersubjectivité
que les versions successives de la Doctrine de la science3 intègrent à la phi-
losophie première et qui marquent une transformation profonde de l’idéa-
lisme kantien.
Le changement le plus frappant concerne le rapport entre la philoso-
phie théorique et la philosophie pratique. Le problème du fondement de la
connaissance, qui était chez Kant du seul ressort de la raison théorique, reçoit
chez Fichte une solution pratique. Il n’y a d’objets que pour un sujet agis-
sant librement dans un monde qui oppose à celui-ci sa résistance. La liberté
contribue ainsi au dévoilement de la nature. Elle est présupposée par toute
représentation autant que par toute action. Ce fondement, d’ailleurs, nous
resterait toujours dissimulé, si la seule intuition dont nous soyons capables
1 «Corporéité: présence, sensibilité et vulnérabilité», dans G. Vincent (éd.), Le corps.
Le sensible et le sens, Strasbourg, PUS, 2004, p. 43.
2 Gilbert Vincent est Professeur émérite à l’université de Strasbourg. La Revue d’His-
toire et de Philosophie Religieuses a publié récemment à son intention un volume d’hom-
mages dont le titre: «Philosophie, herméneutique et solidarité» reète ses engagements
intellectuels et sociaux (tome 92, n°1, janvier-mars 2012).
3 Nous nous référerons exclusivement, dans les pages qui suivent, aux versions de
1794 et de 1798 (dite nova methodo). Notre étude exclut donc l’évolution de la pensée de
Fichte après 1800. Les traductions utilisées sont celles de A. Philonenko (Fichte, Œuvres
choisies de philosophie première. Doctrine de la Science (1794-1797), Paris, Vrin, 1980;
désormais Doctrine de la Science 1794) et I. Radrizzani (Fichte, La Doctrine de la Science
nova methodo, Lausanne, L’Age d’Homme, 1989).
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