Droit de la concurrence L’ordre public économique En matière de pratiques restrictives de concurrence civile, les demandes formées par le ministre chargé de l’économie, sans l’accord ni la présence des fournisseurs à l’instance, sont jugées conformes à l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Cour de cassation met ainsi un terme aux divergences de jurisprudence et conforte le ministre dans son rôle de gardien de l’ordre public économique. Cass. com., 8 juillet 2008, n° 07-16761 Le droit à un procès équitable En vertu de l’article L. 442-6 III du code de commerce, le ministre chargé de l’économie peut, à l’instar du ministère public et du président du Conseil de la concurrence, assigner devant les juridictions civiles les opérateurs ayant perçu des sommes au titre des services commerciaux sans pour autant avoir fourni ces derniers. Le droit d’action du ministre lui permet ainsi de lutter contre ce qu’il est convenu d’appeler les fausses marges arrière. L’article L. 442-6 I 1° (ancien article L. 442-6 I 2° a) du code de commerce vise la pratique d’obtention d’avantages sans service commercial rendu en contrepartie. Le pouvoir d’agir du ministre est prévu par le III du même texte, qui vise aussi les demandes ouvertes au ministre (amende civile d’un montant maximale de deux millions d’euros, nullité des clauses et conventions illicites et répétition de l’indu). Il convient de signaler que ces demandes sont également ouvertes au ministère public mais pas au président du Conseil de la concurrence. La répétition de l’indu a récemment donné lieu à des divergences de jurisprudence du fait que le ministre demandait aux tribunaux de prononcer la restitution aux fournisseurs des sommes indûment versées par ceux-ci sans qu’ils ne soient présents à l’instance. La majorité de la doctrine avait vu dans cette action une exception injustifiée au principe selon lequel nul ne plaide par procureur. Un amalgame avec l’action des syndicats de salariés avait même été tenté, notamment par certains avocats des distributeurs. 310 1. Une jurisprudence divisée chez les juges du fond quant à la conformité de l’action du ministre chargé de l’économie à l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales 1.1. Les décisions défavorables au ministre Ainsi, la cour d’appel de Versailles dans l’affaire Galec a déclaré irrecevable, par un arrêt du 3 mai 2007, l’ensemble des demandes du ministre (prononcé de la nullité des clauses illicites, de la répétition de l’indu et d’une amende civile) au motif que cellesci étaient contraires à l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDHLF). Ce texte prévoit le droit pour toute personne de faire entendre équitablement sa cause devant un tribunal indépendant et impartial et la cour a jugé que l’action du ministre n’y était pas conforme du fait que les fournisseurs n’avaient pas été informés que le ministre avait introduit l’action et qu’il avait poursuivi la procédure sans les y associer, alors même que certains d’entre eux avaient exprimé une volonté contraire. Selon la cour d’appel de Versailles, l’information des fournisseurs, voire leur consentement, était donc une condition de recevabilité de l’ensemble des demandes formées par le ministre. Il convient de signaler que l’action du ministre aurait été paralysée si cette jurisprudence avait été entérinée par la Cour de cassation. En effet, aucun fournisseur n’aurait expressément donné son accord à une action du ministre contre l’un de ses clients distributeurs, du fait de la crainte de représailles pouvant prendre la forme d’un déréférencement. En outre, une telle position était incompatible Le Courrier Juridique des Finances et de l'Industrie n° 53 - septembre et octobre 2008 Droit de la concurrence avec le rôle de gardien de l’ordre public économique qui a été dévolu au ministre par le législateur. Plus nuancée, la cour d’appel d’Angers, par un arrêt rendu contre la société Finamo (Système U), le 29 mai 2007, a jugé que le ministre pouvait solliciter la nullité des clauses illicites et la répétition de l’indu en l’absence des fournisseurs à la procédure. Les demandes de cessation des pratiques et de prononcé d’une amende civile ont en revanche été jugées conformes à l’article 6 § 1 de la CEDHLF comme moyens de rétablir l’ordre public économique troublé. Le ministre a formé un pourvoi contre ces deux arrêts, la Cour de cassation s’étant prononcée par son arrêt du 8 juillet 2008 sur le premier. Par un arrêt du 10 juin 2008, la cour d’appel d’Angers a confirmé la position qu’elle avait prise dans l’affaire Finamo actuellement pendante devant la Cour de cassation. Elle a ainsi estimé que le ministre disposait d’un pouvoir propre pour exercer son action de substitution à la victime. Ainsi, le fait de solliciter la répétition de l’indu en l’absence des fournisseurs à la procédure viole le droit de ceux-ci garanti par l’article 6 § 1 de la CEDHLF (droit de ne pas faire valoir leur cause devant un tribunal). Le droit du distributeur à un procès équitable serait également violé s’il était fait droit à la demande de répétition de l’indu du ministre. La demande de cessation des pratiques et celle visant au prononcé d’une amende civile ont en revanche été jugées recevables par la cour. Par la suite, la cour d’appel de Versailles a rendu deux arrêts (Ministre c/ Covadis et Ministre c/ Genedis, 21 février 2008) par lesquels elle a jugé que les demandes en nullité des contrats illicites et en répétition de l’indu étaient irrecevables du fait de leur contrariété avec l’article 6 § 1 de la CEDHLF. En revanche, la demande de prononcé d’une amende civile a été jugée recevable. Ces deux arrêts marquaient donc un infléchissement de la position prise par la même cour dans l’affaire Galec qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 8 juillet 2008. Ils sont désormais définitifs. Enfin, la cour d’appel de Grenoble, dans son arrêt Ministre c/ Baguyled rendu le 6 mars 2008, a observé que le ministre exerçait un pouvoir propre mais que néanmoins, il mettait nécessairement en œuvre les droits privés des victimes pour rétablir celles-ci dans leurs droits patrimoniaux même si c’était dans un but de défense de l’ordre public économique. En l’absence de ces victimes à la procédure, celles-ci subissent une atteinte à leur droit de disposer librement de leurs droits individuels et le fournisseur est lui aussi privé de son droit à un procès équitable. Le ministre ne pouvait donc demander l’annulation des contrats de coopération commerciale illicites en l’absence des fournisseurs concernés à la procédure et cette nullité constituant un préalable à l’examen des demandes de cessation des pratiques, de prononcé de la répétition de l’indu et d’une amende civile, ces dernières demandes étaient aussi irrecevables. Pour intéressantes qu’elles soient sur le plan du raisonnement juridique, ces décisions n’en étaient pas moins gênantes du fait que dans plusieurs affaires récentes initiées par le ministre, le montant des sommes dont la répétition était demandée dépassait largement le plafond de l’amende civile dont le ministre peut solliciter le prononcé (celui-ci étant fixé à deux millions d’euros avant que la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 ne permette au juge de la prononcer à hauteur du triple du montant de l’indu). Ainsi, la menace d’une répétition de l’indu très lourde était plus dissuasive pour les distributeurs que celle de se voir infliger une amende civile qui dans les faits, n’a jamais dépassé les 500.000 euros et ce, dans des affaires concernant des centrales nationales françaises de la distribution généraliste. Ces décisions validaient en quelque sorte la thèse de la doctrine et des distributeurs selon laquelle le ministre, en demandant la répétition de l’indu au profit des fournisseurs, alors que ceux-ci n’étaient pas parties à l’instance, exerçaient les droits de ces derniers sans leur consentement. La portée de ces décisions doit cependant être relativisée car elles n’étaient pas représentatives de l’ensemble de la jurisprudence. Trois cours d’appel avaient Le Courrier Juridique des Finances et de l'Industrie n° 53 - septembre et octobre 2008 311 Droit de la concurrence ainsi écarté toute violation de l’article 6 § 1 de la CEDHLF dans le cadre d’actions intentées par le ministre sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce. 1.2. Les décisions favorables au ministre La cour d’appel de Reims a pris une position contraire aux juridictions précitées par un arrêt du 5 novembre 2007 en jugeant que l’action du ministre était conforme à l’article 6 § 1 de la CEDHLF. Elle a rappelé à cette occasion que cette action était autonome et visait à la défense de l’ordre public économique et non à la réparation des préjudices subis par les victimes directes des pratiques critiquées. La cour a également jugé que le ministre n’avait pas à recueillir le consentement des fournisseurs en cause et que la répétition des sommes indument versées n’était que la conséquence du prononcé de la nullité des clauses illicites. L’arrêt précise par ailleurs que les abus pouvant être commis par le ministre dans l’exercice de son action pouvaient être sanctionnés par la mise en cause de la responsabilité de l’État mais n’influaient pas sur la recevabilité de l’action du ministre. Cet élément vient apporter une réponse à l’argument de certains distributeurs selon lesquels le fait de confier au ministre le pouvoir de demander la répétition de l’indu pouvait donner lieu à des actions arbitraires. L’arrêt est définitif. À propos de la conformité de l’action du ministre à la CEDHLF, la cour d’appel de Nîmes a suivi la position de la cour d’appel de Reims dans son arrêt Ministre c/ EMC Distribution rendu le 18 janvier 2008 en jugeant que le ministre ne mettait pas en œuvre une action de substitution à la place des fournisseurs mais une action propre. La constatation de la nullité des clauses et contrats illicites ainsi que la répétition de l’indu sont des sanctions dont la finalité est le respect de l’ordre public économique. La société EMC Distribution a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Enfin, par un arrêt du 12 juin 2008, la cour d’appel de Colmar s’est prononcée sur l’appel interjeté par la société LIDL contre le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Strasbourg le 25 novembre 2005. La société LIDL avait été condamnée à 500.000 euros 312 d’amende civile et à la répétition de l’indu à hauteur de 480.000 euros pour obtention d’avantages sans contrepartie. Sur la recevabilité des demandes, la cour a jugé que l’action intentée par le ministre sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce était une action principale autonome visant à la défense de l’ordre public économique et non à la restauration des droits patrimoniaux. Cette action ne saurait ainsi constituer une atteinte à l’article 6 § 1 de la CEDHLF car elle laisse aux fournisseurs victimes la possibilité de défendre leurs droits et d’obtenir la réparation de leur préjudice propre. L’avis ou l’information des fournisseurs n’est donc pas nécessaire avant l’introduction de son action par le ministre. La répétition de l’indu n’est que la conséquence de la nullité des clauses illicites à l’origine de ces versements, et l’amende civile n’est pas l’accessoire des demandes de nullité des contrats et de répétition de l’indu, mais est l’archétype de la demande que seules les autorités publiques peuvent former. La société LIDL a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Cet examen des principaux arrêts rendus au sujet de la conformité de l’action du ministre à la CEDHLF a permis de constater que la question divisait la jurisprudence. La position de la Cour de cassation était donc très attendue. 2. La consécration de la conformité de l’action du ministre chargé de l’économie à la CEDHLF par la Cour de cassation La chambre commerciale de la Cour de cassation est récemment venue trancher ces divergences de jurisprudence. Par deux arrêts rendus le 8 juillet 2008, elle s’est prononcée sur la conformité à l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, des demandes en répétition de l’indu et en nullité des conventions illicites ainsi que de celle tendant au prononcé d’une amende civile formées par le ministre en matière de pratiques restrictives de concurrence civile. Le Courrier Juridique des Finances et de l'Industrie n° 53 - septembre et octobre 2008 Droit de la concurrence Une action autonome de protection du marché et de la concurrence Le ministre chargé de l’économie, gardien de l’ordre public économique Une décision conforme à la loi NRE du 15 mai 2001 2.1. La motivation juridique des deux arrêts ou la consécration de l’autonomie de l’action du ministre Dans l’affaire Galec, la Cour de cassation a jugé que l’action du ministre chargé de l’économie était une action autonome de protection du marché et de la concurrence qui n’est pas soumise au consentement ou à la présence des fournisseurs. En jugeant le contraire, la cour d’appel de Versailles a donc violé les articles L. 442-6 III du code de commerce et 6 § 1 de la CEDHLF. Son arrêt rendu le 3 mai 2007 est donc cassé et l’affaire sera renvoyée devant la même cour autrement composée. Dans l’affaire ITM Alimentaire France, la Cour de cassation a rappelé que le ministre pouvait demander la nullité des clauses et conventions illicites pour toutes les pratiques visées au I de l’article L. 442-6 du code de commerce, ITM soutenant que cette possibilité était limitée aux pratiques énoncées par le II de ce texte. Par ailleurs, elle a jugé que la cour d’appel de Paris avait à bon droit, dans son arrêt du 20 décembre 2006, écarté la fin de nonrecevoir opposée par la société ITM Alimentaire France à l’action du ministre, du fait que ce dernier peut agir et former l’ensemble des demandes qui lui sont ouvertes sans l’accord ni la présence des fournisseurs à l’instance. Le pourvoi formé par la société ITM Alimentaire France a donc été rejeté. Ces deux arrêts ont donc clairement consacré le pouvoir autonome du ministre pour agir contre les pratiques d’obtention d’avantages sans service commercial rendu en contrepartie et demander une amende civile, la répétition de l’indu et la constatation de la nullité des clauses et conventions illicites. Il peut exercer son action sans le consentement des fournisseurs concernés, que ces derniers soient absents de l’instance ou qu’ils aient manifesté leur désaccord. Ces deux arrêts ont conforté le ministre chargé de l’économie dans son rôle de gardien de l’ordre public économique. 2.2. La conformité de ces deux arrêts à la lettre et à l’esprit de la loi Nouvelles régulations économiques du 15 mai 2001 La décision de la Cour de cassation est d’ailleurs parfaitement compréhensible et conforme aux objectifs qui étaient ceux du législateur lorsqu’il a promulgué la loi Nouvelles régulations économiques du 15 mai 2001. En effet, le but de celle-ci était justement de permettre au ministre d’agir seul contre les pratiques de fausse coopération commerciale qui sont, selon le rapport Canivet, en grande partie à l’origine de l’inflation constatée au début des années 2000. Le moyen d’atteindre ce but a consisté à ouvrir au ministre les demandes de prononcé d’une amende civile, de constatation de la nullité des conventions illicites et de prononcé de la répétition de l’indu. Les rapports de force étant nettement déséquilibrés au profit des distributeurs dans les relations de ceux-ci avec leurs fournisseurs, ces derniers craignaient de s’exposer à des mesures de rétorsion commerciale s’ils avaient agi en justice contre leurs clients. Le fait de soumettre l’action du ministre chargé de l’économie au consentement des fournisseurs en matière de pratiques restrictives de concurrence aurait conduit à paralyser l’application du texte et serait allé à l’encontre de l’intention du législateur. On pouvait au demeurant raisonnablement douter de la réelle intention des fournisseurs de ne pas agir en justice. Dans les faits, même si ceux-ci affirmaient être satisfaits des prestations qui leurs avaient été facturées par leur distributeur, souvent dans des attestations rédigées à la demande de leurs clients après qu’ils aient été assignés par le ministre, il est probable que la crainte de perdre un client les incitait à s’abstenir d’agir, bien plus que leur satisfaction de façade. Enfin, la position de la cour d’appel de Versailles pouvait difficilement être approuvée par la Cour de cassation du fait qu’elle paralysait toutes les demandes du ministre formées dans le cadre de son action. Que la cour de Versailles ait estimé que le ministre, en demandant la répétition de l’indu et la constatation de la nullité des clauses illicites Le Courrier Juridique des Finances et de l'Industrie n° 53 - septembre et octobre 2008 313 Droit de la concurrence en l’absence des fournisseurs concernés, avait enfreint l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, cela était déjà très contestable. Mais l’argument déjà mal-fondé selon lequel le ministre exercerait une action en substitution aux victimes en sollicitant la répétition de l’indu perdait toute crédibilité au sujet de la demande d’amende civile. Cette demande est en effet le type même de demande démontrant le caractère propre et autonome de l’action du ministre puisque seul celui-ci peut formuler une telle demande (avec le président du Conseil de la concurrence et le ministère public). L’interprétation faite par la cour d’appel de Versailles dans son arrêt du 3 mai 2007 selon laquelle la demande d’amende civile serait sans objet du fait que les demandes en répétition de l’indu et en constatation de la nullité des clauses illicites seraient irrecevables, reviendrait à vider de tout contenu la notion d’ordre public économique pourtant consacrée par une jurisprudence constante et abondante. On ne voit guère quel serait l’intérêt de dispositions législatives d’ordre public si les parties privées pouvaient, par leur seule volonté, paralyser leur application et empêcher la condamnation des opérateurs ayant commis des pratiques illicites à des sanctions. civile d’un montant égal au triple des sommes indûment versées, la publication de la décision et une astreinte. Ces nouveaux pouvoirs vont en outre de pair avec une spécialisation des juridictions compétentes pour juger des litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce. Laurent Jacquier (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes). Par ailleurs, il était difficile de comprendre en quoi la possibilité pour le ministre de solliciter le prononcé d’une amende civile contre un opérateur déclaré responsable par une juridiction civile d’une pratique restrictive de concurrence violerait le droit des fournisseurs à un procès équitable ou leur droit de ne pas recourir à un tribunal. La Cour de cassation a donc donné de l’article L. 442-6 du code de commerce et du droit d’action du ministre une interprétation conforme à l’intention et au but du législateur de la loi NRE (nouvelles régulations économiques) du 15 mai 2001. Un nouvel essor de l’action du ministre 314 L’action du ministre en matière de pratiques restrictives de concurrence va sans doute prendre un nouvel essor à la suite de ces deux arrêts de la Cour de cassation, d’autant que la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 a renforcé les pouvoirs du juge en la matière. Celui-ci peut ainsi désormais prononcer une amende Le Courrier Juridique des Finances et de l'Industrie n° 53 - septembre et octobre 2008